S’il n’avait pas su soulager sa passiona par des poèmes, il se serait tué.
Ceux qui attribuent à Pétrarque un amour platonique sont des rêveurs, qui croient d’avoir besoin de croire son amour tout à fait exempt de grossièreté pour en être dévots, et fanatiques. S’ils l’avaient bien lu ilsb se seraient trouvés désabusés par lui-même. Le grand homme ne fut pas charlatan, il confesse sa longue extravagance, et il en a honte. Il fut amoureux, et malheureux, et il chante l’objet de sa flamme, dont il célèbre la vertu sans cependant nous donner aucune relation des combats ;c je crois qu’il y en a eu car comment aurait-il pu croire Laure cruelle par vertu s’ild n’avait pas été sûr qu’ayant pour lui de l’inclination elle avait pu la vaincre ? Il ne nous en dit rien, peut-être, par ménagement pour elle, et pour soi-même. Mais je ne comprends pas comment les pétrarquistes puissent soutenire qu’il n’ait aimé Laure qu’avec son âme, tandis que vingt fois dans ses sonnets, et dans ses chansons il nous dit qu’il aimaitf toutes ses beautés et non seulement celles qu’il voyait, mais celles aussi qu’il imaginait. Il dit dans un endroit :
Con lei foss’io da che si parte il Sole
Sol una notte, e mai non fosse l’alba11
et dans une sestine :
In quella piaggia
Sola venisse a stars’ ivi una notte12
et dans une de ses chansons sur les yeux :
Certo il fin de’ miei pianti
Che non altronde il cor doglioso chiama
Vien da begli occhi al fin dolce tremanti
Ultima speme de’ cortesi amanti13.
Mais l’apostrophe à Pigmalion est trop claire pour laisser le lecteur en doute :
Pigmalion quanto lodar ti dei
Dell’imagine tua, se mille volte
N’avesti quel ch’io sol una vorrei14.
Et dans un autre endroit :
Or comincio a svegliarmi, e veggio ch’ella
Per lo migliore al mio desir cortese15.
Et après :
Oh quanto era il peggior farmi contento16.
Je dois cependant accorder aux chastes pétrarquistes, que leur héros dit dans mille endroits de ses poésies qu’il n’aimait dans Laure que ses vertus, son esprit, et pour ainsi dire sa nature angélique ;g et il se peut très bien que Pétrarque en fût persuadé, malgré l’égarement de ses sens, qui souvent devaient surprendre sa vertu : mais ces surprises ne devaient pas être de longue durée ; les moments de faiblesse à peine passés Pétrarque retournait en lui-même, et se trouvant plus amoureux que jamais, se persuadait facilement que la jouissance sensuelle ne pouvait pas être le premier objet de sa passion, et incliné à se flatter il se sublimait dans des contemplations platoniques, et en divinisant l’objet de sa passion il se divinisait lui-même. Il appelle enfin son amour une continuelle erreur, eth telle elle doit paraître à tous ceux qui lisent Pétrarque sans prévention.
Tout ce que nous savons de la nature de nos passions [nous]i ne pouvons le savoir que fondés sur les observations. Or en matière de celle qu’on appelle amour, je peux soutenir parce que j’ai observé moi-même que ceux qui disent qu’il est inséparable de l’estime se trompent. Ilsj disent que la physionomie d’un objet ne nous rendrait pas amoureux si nous n’y trouvions des traits caractéristiques qui se conforment aux nôtres, et que rien n’étant si naturel que l’estime que nous avons pour nous-mêmes, il s’ensuit que nous ne pouvons pas nous dispenser d’estimer l’objet dont nous devenons amoureux. Cette supposition estk douteuse. Je nel dis pas que la physionomie ne soit l’image de l’âme, mais je nie que si elle plaît elle doive plaire en force de la ressemblance qui doit se trouver entre l’âme de celui qui devient amoureux, et de l’objet qui le fait devenir. Si cela était vrai il n’y aurait point d’amours malheureux, car les deux physionomies auraient l’une devant l’autre la même force : un bon ne deviendrait jamais amoureux d’un méchant, ni un méchant d’un bon. Nous voyons plus souvent le contraire. Le fait est que nous devenons presque toujours amoureux de la figure, mais que nous n’en pouvons donner autre raison sinon qu’elle nous plaît, et elle aura beau être laide qu’elle nous paraîtra toujours belle. Quiquis amat ranam ranam putat esse Dianam [Celui qui aime les grenouilles pense que Diane en est une]17.
Pétrarque a défini l’amour magnifiquement :
Ei nacque d’ozio, e di lascivia umana
Nudrito di pensier dolci, e soavi
Fatto signor, e Dio da gente vana18
E Seneca nell’Ottavia, che forse il Petrarca ebbe in mira disse [Et Senèque dit dans Octavie, que Pétrarque avait peut-être à l’esprit] :
Amor est juventa, gignitur luxu, otio
Nutritur inter laeta fortunae bona19.