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I
l me faut un certain
temps pour expliquer la situation à Peeta. Lui faire comprendre que
la Renarde est passée nous voler de la nourriture avant mon coup de
colère, en essayant de prendre ce qu’il fallait pour rester en vie
sans pour autant éveiller les soupçons, et qu’elle ne s’est pas
méfiée de ces baies que nous allions nous-mêmes
manger.
— Je me demande
comment elle nous a retrouvés, s’interroge Peeta à voix haute.
C’est ma faute, j’imagine. Si je fais autant de bruit que tu le
dis.
Nous étions à peu près
aussi difficiles à suivre qu’un troupeau de vaches, mais j’essaie
de me montrer indulgente.
— N’oublie pas
qu’elle est drôlement maligne, Peeta. Enfin, qu’elle l’était.
Jusqu’à ce que tu te montres plus malin qu’elle.
— Sans le vouloir.
Ça ne paraît pas très juste. Je veux dire, nous serions morts tous
les deux si elle n’avait pas mangé ces baies la première. (Il se
reprend.) Non, bien sûr que non. Tu les as reconnues tout de suite,
pas vrai ?
Je fais oui de la
tête.
— On appelle ça du
sureau mortel.
— Rien que le nom
est inquiétant. Je suis désolé, Katniss. J’ai vraiment cru que
c’étaient les mêmes que celles que tu m’avais
montrées.
— Ne t’excuse pas.
Ça veut dire qu’on se rapproche encore de chez nous,
non ?
— Je vais jeter le
reste, dit Peeta.
Il replie le carré de
plastique après avoir mis toutes les baies à l’intérieur et
commence à s’éloigner dans les bois.
— Attends ! je
m’écrie. (Je sors la bourse en cuir ayant appartenu au garçon du
district Un et la remplis de sureau mortel.) Si ces baies ont pu
tromper la Renarde, elles tromperont peut-être Cato, lui aussi.
Suppose qu’il nous poursuive, qu’on perde cette bourse dans notre
fuite et qu’il la ramasse…
— S’il mange ces
baies, à nous le district Douze ! conclut Peeta.
— Exactement,
dis-je en attachant la bourse à ma ceinture.
— Il sait où nous
trouver, maintenant. S’il était à proximité et qu’il a vu
l’hovercraft, il va se douter que nous l’avons tuée. Et il va venir
nous chercher.
Peeta a raison. C’est
peut-être l’occasion que guettait Cato. Mais, avant de partir, il
nous reste encore à cuire la viande, et notre feu risque de nous
trahir une nouvelle fois.
— Faisons du feu.
Tout de suite.
Je commence à rassembler
du bois mort et des branchages.
— Tu te sens prête
à l’affronter ? demande Peeta.
— Je me sens
surtout prête à manger. Mieux vaut faire cuire le gibier ici. S’il
sait où nous sommes, ça ne changera pas grand-chose. Il sait aussi
que nous sommes deux et il va probablement penser que nous avons
piégé la Renarde. Ce qui veut dire que tu vas mieux. Et le feu
signifie qu’on ne se cache pas, au contraire, c’est une invitation.
Viendrais-tu, toi ?
— Peut-être pas,
reconnaît-il.
Peeta, véritable
magicien en matière de feu, parvient à tirer des flammes de mon
bois humide. Bientôt, je fais rôtir les lapins et l’écureuil à la
broche, tandis que les racines, enveloppées dans des feuilles,
cuisent sur les braises. Nous cueillons des plantes et montons la
garde à tour de rôle, mais, comme je m’y attendais, Cato ne se
montre pas. Une fois la viande bien cuite, je l’enveloppe en
réservant simplement une patte de lapin pour chacun, que nous
grignoterons en marchant.
Je voudrais monter plus
haut dans la forêt, grimper au sommet d’un grand arbre afin que
nous nous y installions pour la nuit, mais Peeta secoue la
tête.
— Je ne peux pas
grimper aussi haut que toi, Katniss, surtout avec ma jambe, et je
ne crois pas que je pourrais dormir à quinze mètres au-dessus du
sol.
— On ne peut pas
rester à découvert, Peeta.
— Et si nous
retournions à la grotte ? Il y a de l’eau juste à côté, et
elle est facile à défendre.
Je soupire. Plusieurs
heures de marche – ou devrais-je dire de boucan – à
travers bois pour regagner un endroit que nous devrons quitter au
matin pour chasser… Mais Peeta ne demande pas grand-chose. Il a
suivi mes instructions toute la journée, et je suis sûre que, si
les rôles étaient inversés, il ne m’obligerait pas à passer la nuit
dans un arbre. Je réalise que je n’ai pas été très gentille avec
lui, aujourd’hui. Toujours à lui parler du bruit qu’il faisait, ou
à lui crier dessus parce qu’il avait disparu. La tendresse
malicieuse qui s’était installée entre nous n’est plus qu’un
souvenir – évaporée au soleil, balayée par la menace que Cato
fait planer sur nous. Haymitch doit en avoir par-dessus la tête de
moi. Quant au public…
J’attrape Peeta par le
cou et je lui donne un baiser.
— D’accord.
Retournons à la grotte.
Il semble à la fois
heureux et soulagé.
— Bon ! Alors,
c’est réglé.
Je retire ma flèche du
vieux chêne, attentive à ne pas abîmer la hampe. Ces flèches
représentent désormais la nourriture, la sécurité et la
vie.
Nous rajoutons un peu de
bois sur le feu. Il devrait continuer à fumer pendant plusieurs
heures, même si je doute que Cato en tire la moindre conclusion à
ce stade. De retour au ruisseau, je constate que son niveau a
considérablement baissé et qu’il a retrouvé son débit paresseux
d’avant. Je suggère donc de progresser dans le courant. Peeta
accepte avec joie et, comme il fait beaucoup moins de bruit dans
l’eau, l’idée est bonne à double titre. La grotte est encore loin,
cependant, même si nous suivons le courant, et même si le lapin
nous remplit un peu l’estomac. Nous sommes tous les deux épuisés
par notre marche d’aujourd’hui, et bien trop peu nourris. Je garde
une flèche encochée en permanence, au cas où j’apercevrais Cato ou
un poisson, mais on dirait que le ruisseau s’est vidé de ses
habitants.
Nous traînons les pieds
et le temps de parvenir à destination, le soleil descend sur
l’horizon. Nous remplissons nos gourdes et grimpons jusqu’à notre
refuge. Il ne paie peut-être pas de mine mais ici, en pleine
nature, c’est ce qui se rapproche le plus d’un foyer. Et il y fait
meilleur qu’au sommet d’un arbre, car il nous protège de ce vent
d’ouest qui souffle sans relâche. Je sors de quoi faire un bon
dîner, mais Peeta n’en a pas mangé la moitié qu’il commence à
piquer du nez. Je le couche d’autorité dans le sac de couchage et
lui garde son assiette de côté pour son réveil. Il s’endort
aussitôt. Je lui remonte le sac de couchage sous le menton et
dépose un baiser sur son front, pas pour le public, mais pour moi.
Parce que je suis si heureuse qu’il soit là, au lieu d’être mort
sur la berge, comme je l’avais redouté. Si heureuse de ne pas avoir
à affronter Cato toute seule.
Cato, cette brute
sanguinaire capable de vous briser la nuque d’une simple torsion de
bras, qui a pris le dessus sur Thresh, qui m’a dans le nez depuis
le tout début. Je suis sûre qu’il me déteste parce que j’ai obtenu
un meilleur score que lui à l’entraînement. Un garçon comme Peeta
aurait pris cela avec indifférence. Mais j’ai l’impression que,
pour Cato, c’est beaucoup plus sérieux. Je me rappelle sa réaction
ridicule devant ses provisions détruites. Les autres étaient
consternés, bien sûr, mais lui était fou de rage. J’en arrive à me
demander s’il a toute sa raison.
Le sceau illumine le
ciel, et je regarde la Renarde briller au firmament avant de
disparaître pour toujours. Bien qu’il n’en dise rien, je soupçonne
Peeta de s’en vouloir d’être la cause de sa mort – même si
c’était essentiel. Je ne prétendrais pas qu’elle me manque, mais je
ne peux m’empêcher d’éprouver de l’admiration pour elle. À mon
avis, si on nous avait soumis à une sorte de test, elle serait
ressortie comme la plus intelligente du lot. Si nous avions
vraiment cherché à lui tendre un piège, je parie qu’elle l’aurait
flairé et n’aurait pas touché aux baies. C’est l’ignorance de Peeta
qui a causé sa perte. Je me répétais si fort de ne pas sous-estimer
mes adversaires que j’avais oublié qu’il est tout aussi dangereux
de les surestimer.
Ce qui me ramène à Cato.
Sauf que, contrairement à la Renarde, que j’avais le sentiment de
comprendre et de pouvoir deviner, ce garçon m’échappe. Il est fort,
bien entraîné, mais est-il malin ? Pas autant qu’elle, en tout
cas. Et il n’a pas le dixième du sang-froid qu’elle a montré. Je
crois que la colère pourrait facilement l’emporter sur son
jugement. Non pas que j’aie des leçons à donner dans ce domaine. Je
me rappelle cette flèche que j’ai décochée dans la pomme du cochon
tellement j’étais furieuse. Je suis peut-être plus proche de Cato
que je ne le pense.
Malgré ma fatigue, j’ai
les idées parfaitement claires, de sorte que je laisse Peeta dormir
bien au-delà de mon tour de garde habituel. En fait, un jour
grisâtre pointe à l’horizon quand je le secoue par l’épaule. Il
regarde autour de lui d’un air inquiet.
— J’ai dormi toute
la nuit. Ce n’est pas juste, Katniss, tu aurais dû me
réveiller.
Je m’étire et m’enfouis
au fond du sac.
— Je vais dormir
maintenant. Réveille-moi s’il se passe quelque chose.
Apparemment ce n’est pas
le cas, car en rouvrant les yeux je vois le soleil de l’après-midi
briller à travers les rochers.
— Aucun signe de
notre ami ?
Peeta secoue la
tête.
— Non, il reste
étonnamment discret.
— Combien de temps
avant que les Juges nous réunissent tous les trois, à ton
avis ?
— Oh, la Renarde
est morte depuis presque une journée, maintenant, si bien que le
public a eu tout le temps de parier et de se lasser. Ça devrait se
produire d’un moment à l’autre, répond Peeta.
— Oui, j’ai comme
l’impression que ce sera le grand jour, aujourd’hui. (Je m’assois
et je jette un coup d’œil sur le paysage paisible.) Je me demande
comment ils comptent procéder.
Peeta demeure
silencieux. Il n’y a pas de bonne réponse.
— Bon, en
attendant, autant partir chasser, dis-je. Mais je crois que nous
aurions intérêt à manger le plus possible, au cas où les choses
tourneraient mal.
Peeta remballe le
matériel pendant que je prépare un repas copieux : le reste
des lapins, des racines, des plantes vertes et des pains avec le
dernier bout de fromage. Les seules choses que je garde en réserve
sont l’écureuil et la pomme.
Quand nous avons fini,
il ne reste plus qu’un monceau d’os de lapin. Mes mains grasses
renforcent encore ma sensation de saleté. On ne se baigne peut-être
pas tous les jours à la Veine, mais on se lave beaucoup plus que je
n’ai pu le faire ces derniers temps. À part mes pieds, qui ont
trempé dans le ruisseau, je me sens littéralement couverte de
crasse.
Je quitte la grotte avec
le sentiment que c’est pour la dernière fois. Je ne crois pas que
nous passerons une autre nuit dans l’arène. D’une manière ou d’une
autre, j’en serai sortie ce soir – morte ou vive. Je tapote
les rochers avec affection, et nous descendons vers le ruisseau
pour nous laver. Je suis impatiente de sentir couler l’eau fraîche
sur ma peau. Je pourrai aussi me mouiller les cheveux, les tresser.
Peut-être même frotter rapidement nos vêtements sur une pierre,
dans le courant. Sauf qu’il n’y a plus de courant. Le lit du
ruisseau est à sec. Je pose la main à plat sur le
fond.
— Pas même humide.
Ils ont dû l’assécher pendant qu’on dormait, dis-je.
La crainte de connaître
à nouveau la déshydratation, d’avoir la langue craquelée, le corps
douloureux et les idées embrumées, s’insinue en moi. Nos gourdes et
notre outre sont presque pleines, mais nous sommes deux à boire et
sous un soleil pareil nous ne mettrons pas longtemps à les
vider.
— Le lac, conclut
Peeta. Ils veulent nous ramener là-bas.
— Les mares, dis-je
avec espoir. Elles ne sont peut-être pas à sec, elles.
— On peut toujours
vérifier, dit-il sans conviction.
Je n’y crois pas
moi-même. Je sais très bien ce que nous trouverons en retournant à
la mare dans laquelle j’avais trempé mon mollet. Un creux béant et
poussiéreux. Mais nous y allons malgré tout, pour vérifier ce que
nous savons déjà.
— Tu avais raison.
Ils nous poussent vers le lac, dis-je. (En terrain découvert. Où
ils sont certains d’obtenir un beau combat à mort en plein dans le
champ des caméras.) Veux-tu y aller directement ou attendre que
nous n’ayons plus d’eau ?
— Allons-y tout de
suite, pendant que nous sommes rassasiés et reposés.
Finissons-en.
Je hoche la tête. C’est
drôle, j’ai l’impression de me retrouver comme au premier jour des
Jeux. Dans la même position. Malgré la mort de vingt et un tributs,
il me reste toujours à tuer Cato. Au fond, n’est-il pas mon
principal adversaire depuis le début ? On dirait à présent que
les autres tributs n’étaient que des obstacles mineurs, destinés à
retarder le véritable choc des Jeux. Entre Cato et
moi.
Non, il y a aussi le
garçon qui se tient à mes côtés. Son bras s’enroule autour de
moi.
— Deux contre un,
ça va être du gâteau, m’assure-t-il.
— Ce soir, nous
dînerons au Capitole, je réponds.
— Je te parie que
oui.
Nous restons là un
moment dans les bras l’un de l’autre, à savourer ce contact, la
caresse du soleil, le froissement des feuilles sous nos pieds. Et
puis, sans un mot, nous nous séparons et prenons la direction du
lac.
Je me moque bien que les
bruits de pas de Peeta fassent fuir les rongeurs ou s’envoler les
oiseaux. Puisqu’il nous faut affronter Cato, j’aimerais autant que
ce soit ici plutôt que dans la plaine. Mais je doute d’avoir le
choix. Si les Juges ont décidé que ça se réglerait à découvert, ce
sera à découvert.
Nous prenons le temps de
souffler un moment sous l’arbre dans lequel les carrières m’avaient
piégée. Les débris du nid de guêpes, mis en charpie par la pluie
avant d’être séchés par le soleil, confirment l’endroit. Quand
j’effleure le nid avec la pointe de ma bottine, il tombe en
poussière, que la brise disperse rapidement. Je ne peux m’empêcher
de jeter un regard vers l’arbre où se cachait Rue, d’où elle m’a
sauvé la vie. Les guêpes tueuses. Le corps boursouflé de Glimmer.
Les hallucinations terrifiantes…
— Allons-y, dis-je
pour échapper à l’atmosphère lugubre qui plane sur cet
endroit.
Peeta ne soulève pas
d’objections.
Nous nous sommes mis en
route assez tard, et l’après-midi touche à sa fin quand nous
débouchons sur la plaine. Il n’y a aucun signe de Cato. Aucun signe
de quoi que ce soit, hormis la Corne d’abondance dorée qui
scintille dans la lumière oblique du soleil. Au cas où Cato
tenterait de nous jouer le même tour que la Renarde, nous décrivons
un large cercle autour de la Corne afin de nous assurer qu’elle est
vide. Après quoi, docilement, comme si nous en avions reçu
l’instruction, nous nous rendons au bord du lac et remplissons nos
gourdes.
Je fronce les sourcils
dans le jour qui décline.
— J’espère qu’on ne
va pas devoir l’affronter de nuit. Nous n’avons qu’une seule paire
de lunettes.
Peeta laisse tomber
quelques gouttes de teinture d’iode dans l’eau.
— C’est peut-être
ce qu’il attend. Que veux-tu faire ? Retourner à la
grotte ?
— Ou bien nous
trouver un arbre. Mais donnons-lui encore une demi-heure. Ensuite,
nous chercherons un abri, dis-je.
Nous restons assis au
bord du lac, bien en vue. Il ne nous servirait à rien de nous
cacher, maintenant. Je vois voleter des geais moqueurs dans les
arbres autour de la plaine. Des mélodies rebondissent entre eux,
pareilles à des ballons de couleur. J’ouvre la bouche et je chante
l’air de Rue. Les oiseaux s’interrompent pour m’écouter avec
curiosité. Je répète les quatre notes. Un premier geai moqueur les
reprend, puis un deuxième. La forêt entière résonne bientôt de leur
chant.
— Comme avec ton
père, dit Peeta.
Mes doigts se portent à
la broche épinglée sur mon chemisier.
— C’est la chanson
de Rue, dis-je. Je crois qu’ils s’en souviennent, c’est
tout.
La musique enfle, belle
et majestueuse. Les notes s’entremêlent, se répondent, tissent une
harmonie délicate issue d’un autre monde. C’était ce chant qui,
grâce à Rue, renvoyait chaque soir les cueilleurs du district Onze
dans leurs foyers. Quelqu’un l’a-t-il repris à sa place, à présent
qu’elle est morte ?
Pendant un moment, je me
contente de fermer les yeux et d’écouter, fascinée par la
beauté du chant. Puis quelque chose vient perturber la mélodie. Des
interruptions impromptues, des notes dissonantes. Les geais
moqueurs se mettent à pousser des cris d’effroi.
Nous sommes debout,
Peeta le couteau à la main, moi prête à tirer, quand Cato surgit
d’entre les arbres et charge dans notre direction. Il n’a plus son
épieu. En fait, il a les mains vides. Il court pourtant droit sur
nous. Ma première flèche l’atteint à la poitrine et rebondit sans
dommage.
— Il porte une
espèce d’armure ! je crie à Peeta.
Juste à temps, parce que
Cato arrive déjà sur nous. Je me prépare au choc, mais il passe
comme une flèche entre nous deux. À bout de souffle, le visage
empourpré et ruisselant de sueur. On voit qu’il court ainsi depuis
un long moment. Pas vers nous ; il fuit quelque chose. Mais
quoi ?
Je scrute la lisière de
la forêt et vois la première créature surgir dans la plaine. En me
retournant, j’en aperçois encore une demi-douzaine d’autres. Alors
je m’élance à la suite de Cato, sans plus penser à rien sinon à
sauver ma peau.