1
À
mon réveil, l’autre côté
du lit est tout froid. Je tâtonne, je cherche la chaleur de Prim,
mais je n’attrape que la grosse toile du matelas. Elle a dû faire
un mauvais rêve et grimper dans le lit de maman. Normal :
c’est le jour de la Moisson.
Je me redresse sur un
coude. Il y a suffisamment de lumière dans la chambre à coucher
pour que je les voie. Ma petite sœur Prim, pelotonnée contre ma
mère, leurs joues collées l’une à l’autre. Dans son sommeil, maman
paraît plus jeune, moins usée. Le visage de Prim est frais comme la
rosée, aussi adorable que la primevère qui lui donne son nom. Ma
mère aussi était très belle, autrefois. À ce qu’on
dit.
Couché sur les genoux de
Prim, protecteur, se tient le chat le plus laid du monde. Il a le
nez aplati, il lui manque la moitié d’une oreille et ses yeux sont
couleur de vieille courge. Prim a insisté pour le baptiser
Buttercup – Bouton-d’Or –, sous prétexte que son poil
jaunâtre lui rappelait cette fleur. Il me déteste. En tout cas, il
ne me fait pas confiance. Même si ça remonte à plusieurs années, je
crois qu’il n’a pas oublié que j’ai tenté de le noyer quand Prim
l’a rapporté à la maison. Un chaton famélique, au ventre ballonné,
infesté de puces. Je n’avais vraiment pas besoin d’une bouche de
plus à nourrir. Mais Prim a tellement supplié, pleuré, que j’ai dû
céder. Il n’a pas si mal grandi. Ma mère l’a débarrassé de sa
vermine, et c’est un excellent chasseur. Il lui arrive même de nous
faire cadeau d’un rat. Parfois, quand je vide une prise, je jette
les entrailles à Buttercup. Il a cessé de cracher dans ma
direction.
Des entrailles. Pas de
crachats. C’est le grand amour.
Je balance mes jambes
hors du lit et me glisse dans mes bottes de chasse. Le cuir souple
épouse la forme de mes pieds. J’enfile un pantalon, une chemise, je
fourre ma longue natte brune dans une casquette et j’attrape ma
gibecière. Sur la table, sous un bol en bois qui le protège des
rats affamés et des chats, m’attend un très joli petit fromage de
chèvre, enveloppé dans des feuilles de basilic. C’est mon cadeau de
la part de Prim pour le jour de la Moisson. Je le range dans ma
poche en me glissant dehors.
À cette heure de la
matinée, notre quartier du district Douze, surnommé la Veine,
grouille généralement de mineurs en chemin pour le travail. Des
hommes et des femmes aux épaules voûtées, aux phalanges gonflées,
dont la plupart ont renoncé depuis longtemps à gratter la poussière
de charbon incrustée sous leurs ongles ou dans les sillons de leurs
visages. Mais, aujourd’hui, les rues cendreuses sont désertes, les
maisons grises ont les volets clos. La Moisson ne commence pas
avant deux heures. Autant dormir jusque-là pour ceux qui le
peuvent.
Notre maison se trouve
presque à la limite de la Veine. Je n’ai que quelques porches à
passer pour atteindre le terrain vague qu’on appelle le Pré. Un
haut grillage surmonté de barbelés le sépare de la forêt. Il
encercle entièrement le district Douze. En théorie, il est
électrifié vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour éloigner les
prédateurs – les meutes de chiens sauvages, les pumas
solitaires, les ours – qui menaçaient nos rues, autrefois.
Mais, comme on peut s’estimer heureux quand on a deux ou trois
heures d’électricité dans la soirée, on le touche généralement sans
danger. Malgré ça, je prends toujours le temps de m’assurer de
l’absence de bourdonnement révélateur. Pour l’instant, le grillage
est plus silencieux qu’une pierre. Dissimulée par un buisson, je me
couche sur le ventre et rampe à travers une déchirure de soixante
centimètres, que j’ai repérée il y a des années. Il existe d’autres
entailles dans le grillage, mais celle-ci est la plus proche de
chez nous, et c’est presque toujours par là que je me faufile dans
les bois.
Une fois sous les
arbres, je récupère mon arc et mon carquois dans un tronc creux.
Électrifié ou non, le grillage tient les carnassiers à distance du
district Douze. Dans la forêt, en revanche, ils abondent, et leur
menace s’ajoute à celle des serpents venimeux, des animaux enragés
ainsi qu’à l’absence de sentiers. Mais on y trouve aussi de la
nourriture, si on sait où chercher. Mon père savait, et il me l’a
appris avant d’être pulvérisé par un coup de grisou. Il ne restait
plus rien à enterrer. J’avais onze ans à l’époque. Cinq ans après,
je me réveille encore en lui criant de s’enfuir.
Même si pénétrer dans
les bois est illégal et que le braconnage est puni de la façon la
plus sévère, nous serions davantage à prendre le risque si les gens
possédaient des armes. Mais la plupart n’ont pas le courage de
s’aventurer à l’extérieur rien qu’avec un couteau. Mon arc,
confectionné par mon père, comme quelques autres que je dissimule
dans les bois, soigneusement enveloppés dans de la toile
imperméable, est une rareté. Mon père aurait pu en tirer un très
bon prix, mais, si les autorités l’avaient découvert, on l’aurait
exécuté en public pour incitation à la rébellion. En règle
générale, les Pacificateurs ferment les yeux sur nos petites
expéditions de chasse parce qu’ils apprécient la viande fraîche
autant que les autres. En fait, ils comptent parmi nos meilleurs
clients. Cependant ils n’auraient pas toléré que l’on puisse armer
la Veine.
En automne, quelques
courageux se hasardent dans les bois pour cueillir des pommes. Mais
toujours en vue du Pré. Toujours suffisamment près pour regagner au
pas de course la sécurité du district Douze en cas de mauvaise
rencontre.
— Le district
Douze : on y meurt de faim en toute sécurité, je
grommelle.
Puis je jette un rapide
coup d’œil autour de moi. Même ici, au milieu de nulle part, on
s’inquiète constamment à l’idée que quelqu’un nous
entende.
Quand j’étais plus
petite, je terrorisais ma mère par mes propos sur le district
Douze, sur les gens qui dirigent nos vies depuis le Capitole, la
lointaine capitale de ce pays, Panem. J’ai fini par comprendre que
cela ne nous attirerait que des ennuis. J’ai appris à tenir ma
langue, à montrer en permanence un masque d’indifférence afin que
personne ne puisse jamais deviner mes pensées. À travailler en
silence à l’école. À me limiter aux banalités d’usage sur le
marché, à ne discuter affaires qu’à la Plaque, le marché noir d’où
je tire l’essentiel de mes revenus. Même à la maison, où je suis
moins aimable, j’évite d’aborder les sujets sensibles. Comme la
Moisson, la disette ou les Hunger Games – les Jeux de la faim.
Prim risquerait de répéter mes paroles, et nous serions dans de
beaux draps.
Dans la forêt m’attend
la seule personne avec laquelle je peux être moi-même. Gale. Les
muscles de mon visage se détendent, et je presse le pas en grimpant
la colline vers notre point de rendez-vous, une corniche rocheuse
surplombant une vallée. D’épais buissons de mûres la mettent à
l’abri des yeux indiscrets. En découvrant Gale, je souris. Gale
prétend que je ne souris jamais, sauf dans la forêt.
— Salut, Catnip, me
dit-il.
En réalité je m’appelle
Katniss – le nom indien du Sagittaire –, seulement, à
notre première rencontre, je l’ai dit trop bas. Il a cru entendre
Catnip – herbe aux chats. Et puis, un cinglé de lynx s’est mis
à me suivre dans la forêt pour récupérer les restes, et le surnom
est devenu officiel. Plus tard, j’ai dû abattre le lynx, qui
faisait fuir le gibier. Je l’ai un peu regretté, car sa compagnie
n’était pas désagréable ; mais j’ai quand même négocié sa
fourrure un bon prix.
— Regarde ce que
j’ai tiré ! triomphe Gale en brandissant une miche de pain
traversée par une flèche.
Je ris. C’est du vrai
pain de boulanger, pas l’un de ces pains plats et trop denses que
nous préparons avec nos rations de blé. Je le prends, je retire la
flèche et j’approche la croûte de mon nez afin de humer l’odeur qui
s’échappe du trou. J’en ai tout de suite l’eau à la bouche. Du bon
pain comme ça, c’est pour les occasions spéciales.
— Miam, encore
chaud, dis-je. (Il a dû se rendre à la boulangerie à l’aurore.)
Qu’est-ce que ça t’a coûté ?
— Juste un
écureuil. J’ai eu l’impression que le vieux était d’humeur
sentimentale, ce matin, ajoute Gale. Il m’a même souhaité bonne
chance.
— Oh, on se sent
tous plus proches les uns des autres aujourd’hui, non ? dis-je
sans même me donner la peine de lever les yeux au ciel. Prim nous a
laissé un fromage.
Je le sors de ma poche.
Le visage de Gale s’illumine quand il le découvre.
— Hé, merci,
Prim ! On va se régaler. (Il prend soudain l’accent du
Capitole pour imiter Effie Trinket, l’irréductible optimiste qui
vient chaque année lire à haute voix les noms pour la Moisson.)
J’allais presque oublier ! Joyeux Hunger Games ! (Il
rafle quelques mûres sur un buisson voisin.) Et puisse le
sort…
Il lance une mûre dans
ma direction. Je la rattrape au vol et la crève entre mes dents.
Son acidité sucrée m’explose sur la langue.
— … vous être
favorable ! dis-je avec une verve identique.
Nous préférons en rire
plutôt qu’avoir une frousse de tous les diables. Et puis, l’accent
du Capitole est si outré que la moindre phrase devient comique avec
lui.
Je regarde Gale sortir
son couteau et découper des tranches. Il pourrait être mon frère.
Mêmes cheveux bruns et raides, même teint olivâtre et mêmes yeux
gris. Pourtant nous ne sommes pas apparentés, du moins pas
directement. La plupart des familles qui travaillent à la mine se
ressemblent plus ou moins.
C’est pourquoi maman et
Prim, avec leurs cheveux blonds et leurs yeux bleus, ont toujours
paru déplacées. Elles le sont. Les parents de notre mère
appartenaient à cette classe de petits commerçants qui fournit les
représentants de l’autorité, les Pacificateurs et quelques clients
issus de la Veine. Ils tenaient une pharmacie dans le meilleur
quartier du district Douze. Comme personne ou presque n’a les
moyens de s’offrir un médecin, ce sont les pharmaciens qui nous
soignent. Mon père a connu ma mère parce que, au cours de ses
chasses, il ramassait parfois des herbes médicinales, qu’il venait
vendre à sa boutique. Elle devait être très amoureuse pour quitter
son foyer et venir s’installer dans la Veine. Je m’efforce de m’en
souvenir quand je vois la femme qu’elle est devenue, apathique et
indifférente, pendant que ses filles mouraient de faim sous ses
yeux. Je tente de lui pardonner, au nom de mon père. Mais, en toute
franchise, le pardon n’est pas une chose qui me vient
facilement.
Gale étale le fromage de
chèvre sur le pain, en posant avec délicatesse une feuille de
basilic sur chaque tranche, pendant que je ramasse une brassée de
mûres dans les buissons. On s’installe dans un creux des rochers.
De là-haut, nous sommes invisibles, mais nous avons une vue dégagée
sur la vallée. L’endroit grouille de vie estivale, de plantes et de
racines comestibles, de poissons qui scintillent au soleil. C’est
une journée magnifique, avec un grand ciel bleu, une brise légère.
La nourriture est délicieuse, le fromage fond sur le pain chaud,
les mûres éclatent dans la bouche. Tout serait parfait s’il
s’agissait vraiment d’un jour férié, si nous avions la journée
devant nous pour courir la montagne et chasser le dîner de ce soir.
Au lieu de quoi, nous serons debout sur la grand-place à deux
heures pile, à guetter l’annonce des noms.
— On pourrait le
faire, tu sais, dit Gale d’une voix douce.
— Quoi
donc ?
— Quitter le
district. Nous enfuir. Vivre dans les bois. Ensemble, on pourrait
réussir.
Je ne sais pas quoi
répondre. L’idée est tellement absurde.
— S’il n’y avait
pas les enfants, s’empresse-t-il d’ajouter.
Ce ne sont pas nos
enfants, bien sûr. Mais cela revient au même. Les deux petits
frères et la sœur de Gale. Prim. Auxquels on peut rajouter nos
mères, aussi, parce que comment se débrouilleraient-elles sans
nous ? Qui nourrirait toutes ces bouches affamées ? Nous
avons beau chasser tous les jours, il y a quand même des soirs où
il faut troquer notre gibier contre du lard, des lacets de
chaussures, de la laine, et même des nuits où nous allons nous
coucher l’estomac vide.
— Je n’aurai jamais
d’enfants, dis-je.
— Moi, j’aimerais
bien. Si je vivais ailleurs, répond Gale.
— Sauf que tu vis
ici.
— Laisse
tomber.
Cette discussion ne rime
à rien. Nous enfuir ? Comment pourrais-je abandonner Prim, la
seule personne au monde que je sois sûre d’aimer ? Et Gale est
entièrement dévoué à sa famille. Nous ne pouvons pas partir, alors
à quoi bon en parler ? Et même… en admettant que nous le
fassions… d’où sort-il cette idée d’avoir des enfants ? Il n’y
a jamais eu le moindre soupçon de romance entre Gale et moi. À
notre première rencontre, j’étais une petite maigrichonne de douze
ans, alors que lui, bien qu’il n’ait que deux ans de plus, avait
déjà l’air d’un homme. Il nous a fallu du temps pour devenir amis,
pour cesser de nous disputer les prises et commencer à nous
entraider.
Par ailleurs, s’il veut
vraiment des enfants, Gale n’aura aucun mal à se trouver une femme.
Il est séduisant, assez fort pour survivre à la mine, et il sait
chasser. On voit bien, à la manière dont elles en parlent à
l’école, que les filles s’intéressent à lui. Cela me rend jalouse,
mais pas dans le sens auquel on s’attendrait. C’est juste que les
bons partenaires de chasse sont rares.
— Qu’as-tu envie de
faire ? je lui demande. On peut chasser, pêcher ou ramasser
des baies.
— Allons pêcher au
lac. Ensuite, on n’aura qu’à laisser nos cannes pour faire un peu
de cueillette. Comme ça, on rapportera quelque chose de chouette
pour ce soir.
Ce soir. Après la
Moisson, tout le monde est censé faire la fête. Beaucoup la font,
d’ailleurs, soulagés de savoir que leurs enfants seront épargnés un
an de plus. Mais deux familles au moins ferment leurs volets,
verrouillent leur porte et cherchent un moyen d’affronter les
semaines douloureuses qui s’annoncent.
La récolte est bonne.
Les prédateurs nous laissent tranquilles car, par une si belle
journée, ils trouvent en abondance des proies plus faciles et plus
goûteuses. À la fin de la matinée, nous avons une douzaine de
poissons, quelques plantes comestibles et, surtout, un énorme sac
de fraises. J’ai découvert le champ de fraises il y a quelques
années, mais c’est Gale qui a eu l’idée de l’entourer d’un grillage
pour tenir les animaux à l’écart.
Sur le chemin du retour,
nous faisons un crochet par la Plaque, le marché noir qui se tient
dans l’ancien entrepôt de charbon désaffecté. Quand on a découvert
un système plus efficace pour transporter le charbon directement de
la mine au train, la Plaque s’est approprié peu à peu tout
l’espace. La plupart des commerces sont fermés à cette heure-ci, le
jour de la Moisson, mais le marché noir reste ouvert. Sae
Boui-boui, la vieille femme décharnée qui vend des bols de soupe
chaude derrière son grand chaudron, nous débarrasse de la moitié de
nos plantes en échange de deux blocs de paraffine. Nous en
tirerions peut-être davantage ailleurs, mais nous faisons un effort
pour rester en bons termes avec Sae. Elle seule est toujours prête
à nous acheter du chien sauvage. On ne les chasse pas spécialement
mais, quand ils nous attaquent et qu’on peut en abattre un ou deux,
eh bien, la viande, c’est de la viande.
— Dans ma soupe, ça
devient du bœuf, prétend Sae Boui-boui avec un clin
d’œil.
Dans la Veine, on ne
cracherait pas sur un cuissot de chien sauvage, mais les
Pacificateurs qui viennent à la Plaque ont les moyens de se montrer
un peu plus difficiles.
Après le marché, nous
allons frapper à la porte de service de la maison du maire pour lui
vendre la moitié de nos fraises, sachant qu’il les adore et qu’il
peut se les offrir. Sa fille, Madge, vient nous ouvrir. À
l’école, on est dans la même classe. Vu que c’est la fille du
maire, on s’attendrait à une pimbêche, mais pas du tout. Elle évite
simplement de se mêler aux autres. Comme moi. Du coup, aucune de
nous deux n’a vraiment d’amis, et nous nous retrouvons souvent
ensemble à l’école. À l’heure du déjeuner, lors des assemblées, ou
encore quand il faut se trouver un binôme en cours de sport. Nous
ne parlons pas beaucoup, et cela nous convient à
merveille.
Aujourd’hui, elle a
troqué son uniforme d’écolière contre une belle robe blanche et
noué un ruban rose dans ses cheveux blonds. Parée pour la
Moisson.
— Jolie robe,
remarque Gale.
Madge lui jette un
regard perçant, l’air de se demander si c’est un compliment sincère
ou s’il est ironique. Sa robe est
jolie, mais elle ne l’aurait jamais mise sans une occasion
extraordinaire. Elle pince les lèvres et sourit.
— Bah, si je dois
partir pour le Capitole, autant paraître à mon avantage,
non ?
C’est maintenant au tour
de Gale de rester perplexe. Est-elle sérieuse ? Ou est-ce une
manière de flirter avec lui ? Je pencherais pour la seconde
solution.
— Tu n’iras pas au
Capitole, riposte Gale d’un ton froid. (Son regard se pose sur la
petite broche ronde qui orne la robe de Madge. En or massif. Un
bijou magnifique. De quoi nourrir une famille pendant des mois.) Tu
as combien d’inscriptions ? Cinq ? Moi, j’en avais déjà
six à douze ans.
— Elle n’y est pour
rien, dis-je.
— Non, personne n’y
est pour rien. C’est comme ça, admet Gale.
Le visage de Madge s’est
durci. Elle dépose l’argent des fraises dans ma main.
— Bonne chance,
Katniss.
— À toi
aussi.
La porte se
referme.
Nous regagnons la Veine
en silence. Gale n’aurait pas dû s’en prendre à Madge, mais il a
raison, bien sûr. Le système de la Moisson est injuste, car il
pénalise les pauvres. On devient éligible à l’âge de douze ans.
Cette année-là, votre nom est inscrit une fois. À treize ans, deux
fois. Et ainsi de suite jusqu’à vos dix-huit ans, dernière année
d’éligibilité, où votre nom est inscrit sept fois. C’est vrai pour
chaque citoyen des douze districts du pays de Panem.
Seulement, il y a un
truc. Imaginons que vous soyez pauvre et que vous creviez de faim,
comme nous. Vous pouvez choisir de faire inscrire votre nom
plusieurs fois en échange de tesserae.
Un tessera représente l’équivalent d’un
an d’approvisionnement en blé et en huile pour une personne. Vous
pouvez faire cela pour chacun des membres de votre famille. Si bien
que, à l’âge de douze ans, j’ai fait inscrire mon nom quatre fois.
Une fois parce que j’y étais obligée, et trois autres en échange de
tesserae pour ma mère, Prim et moi. En fait, j’ai dû recommencer
chaque année. Et toutes ces inscriptions s’additionnent. De sorte
qu’aujourd’hui, à seize ans, mon nom figurera vingt fois dans le
tirage au sort. Gale, qui a dix-huit ans et fait vivre à lui tout
seul une famille de cinq personnes depuis sept ans, aura
quarante-deux chances d’être choisi.
On comprend qu’une fille
comme Madge, qui n’a jamais eu besoin du moindre tessera, puisse
l’agacer. Le risque que son nom soit tiré au sort est bien mince
comparé à ceux d’entre nous qui vivent dans la Veine. Pas
inexistant, mais mince. Et même si les règles sont fixées par le
Capitole et non par les districts, et encore moins par la famille
de Madge, il est difficile de ne pas en vouloir aux privilégiés du
système.
Gale sait que sa colère
se trompe de cible. L’autre jour, dans la forêt, je l’ai écouté
pester longuement contre les tesserae qui ne seraient qu’un
instrument de plus pour semer la discorde au sein de notre
district. Un moyen d’alimenter la haine entre les mineurs affamés
de la Veine et ceux qui ont de quoi dîner tous les soirs, afin de
s’assurer que les uns et les autres ne puissent jamais
s’entendre.
« Le Capitole a
tout intérêt à entretenir nos divisions », dirait peut-être
Gale, si personne ne risquait de l’écouter. Si ce n’était pas le
jour de la Moisson. Si une fille avec une broche en or et sans
tessera n’avait pas lâché un commentaire malheureux, dont je suis
persuadée qu’il était sans malice.
Tout en marchant, je
glisse un coup d’œil vers Gale, lequel continue à fulminer sous son
air impassible. Sa colère me paraît futile, même si je ne dis rien.
Non pas que je ne sois pas d’accord avec lui. Je le suis. Mais à
quoi bon crier contre le Capitole au milieu de la forêt ? Cela
ne changera rien. Cela ne rendra pas le système plus juste. Cela ne
remplira pas nos estomacs – ça ferait plutôt fuir le gibier.
Je le laisse crier néanmoins. Mieux vaut qu’il le fasse dans les
bois qu’en pleine rue.
Gale et moi partageons
notre butin, soit deux poissons, deux tranches de pain, quelques
légumes, un quart des fraises, un peu de sel, de paraffine et
d’argent pour chacun.
— À tout à l’heure,
sur la place, dis-je.
— Mets-toi sur ton
trente et un, répond-il sèchement.
Chez moi, je retrouve ma
mère et ma sœur fin prêtes. Maman a passé une jolie robe du temps
de la pharmacie. Prim porte la tenue de ma première Moisson, une
jupe avec un chemisier à jabot. Elle est un peu grande pour elle,
mais maman l’a resserrée avec des épingles. Même ainsi, ma sœur a
bien du mal à empêcher le chemisier de pendre dans son
dos.
Elles m’ont préparé une
baignoire d’eau chaude. Je me débarrasse de la terre et de la sueur
amassées dans les bois, et me lave même les cheveux. À ma grande
surprise, maman a sorti une de ses robes à mon intention. Très
jolie, bleue, avec des chaussures assorties.
— Tu es sûre ?
je lui demande.
J’essaie de ne plus
rejeter systématiquement son aide. À une époque, j’étais si en
colère que je ne voulais rien accepter d’elle. Cette fois, il
s’agit de quelque chose de spécial. Ses habits d’autrefois sont
précieux pour elle.
— Oui. On va aussi
s’occuper de tes cheveux, dit-elle.
Je la laisse me sécher
les cheveux et les remonter en tresses sur ma tête. Je me reconnais
à peine dans le miroir fendu appuyé contre le mur.
— Tu es drôlement
belle, souffle Prim, intimidée.
— Méconnaissable,
dis-je.
Je la serre dans mes
bras, parce que je sais que les prochaines heures seront terribles
pour elle. Sa première Moisson. Elle ne risque pratiquement rien,
son nom n’a été inscrit qu’une fois. Je n’ai pas voulu qu’elle
prenne le moindre tessera. En revanche, elle s’inquiète pour moi.
Elle redoute l’impensable.
Je protège Prim autant
que je le peux, mais je suis impuissante face à la Moisson.
L’angoisse que je ressens chaque fois que ma sœur tombe malade me
noue la gorge, menace de s’afficher sur mon visage. Je remarque le
dos de son chemisier, encore une fois sorti de sa jupe, et je
m’astreins au calme.
— Rentre ta queue,
petit canard, lui dis-je en glissant le chemisier à l’intérieur de
la jupe.
Prim
glousse.
— Coin, coin,
fait-elle.
— Coin toi-même, je
réponds avec un rire léger. (Le genre de rire que Prim est seule à
savoir m’arracher.) Allez, passons à table, dis-je en lui plantant
un baiser sur le crâne.
Le poisson et les
légumes sont déjà en train de mijoter en ragoût, mais ce sera pour
ce soir. Nous décidons de garder les fraises et le pain de
boulangerie pour le dîner, afin de marquer l’occasion. En
attendant, nous déjeunons du lait de la chèvre de Prim, Lady, et du
pain dur obtenu avec le blé des tesserae. Personne n’a beaucoup
d’appétit, de toute façon.
À une heure pile, nous
prenons la direction de la grand-place. La participation est
obligatoire, à moins de se trouver aux portes de la mort. Ce soir,
les autorités passeront vérifier si c’est bien le cas. Sinon, on
vous jette en prison.
C’est dommage, vraiment,
que la Moisson se tienne sur la grand-place – l’un des rares
endroits agréables du district Douze. Elle est bordée de boutiques,
et les jours de marché, surtout quand il fait beau, il y flotte
comme un air de vacances. Mais aujourd’hui, en dépit des bannières
éclatantes accrochées aux immeubles, l’atmosphère est lugubre. Les
équipes de tournage, perchées comme des busards au sommet des
toits, soulignent encore plus cette impression.
Les gens font la queue
en silence et signent le registre. La Moisson est aussi l’occasion
pour le Capitole de procéder à un recensement. Les enfants de douze
à dix-huit ans sont regroupés par tranches d’âge dans un secteur
délimité par des cordons, les plus vieux devant, les plus jeunes,
comme Prim, vers le fond. Les membres de leurs familles se pressent
sur le périmètre en se tenant très fort par la main. D’autres, dont
les proches ne sont pas menacés, ou qui semblent indifférents au
sort des leurs, se glissent au premier rang et prennent des paris
sur les deux malheureux qui seront désignés. On propose de miser
sur leur âge, leurs origines – la Veine ou la classe
commerçante ? –, ou encore de parier qu’ils
s’effondreront en larmes à l’annonce de leur nom. La plupart des
gens déclinent ces offres, mais doucement, poliment. Ces bookmakers
sont souvent des informateurs, et qui n’a jamais enfreint la
loi ? On pourrait m’exécuter chaque jour pour braconnage, si
je n’étais pas couverte par l’appétit des responsables. Tout le
monde ne peut pas en dire autant.
De toute façon, Gale et
moi sommes d’accord : entre crever de faim et recevoir une
balle dans la tête, mieux vaut une mort rapide.
La foule se fait plus
dense, plus oppressante, à mesure que les gens arrivent. La
grand-place est vaste, mais quand même pas au point d’accueillir
les quelque huit mille habitants du district. Les retardataires se
pressent dans les rues adjacentes, où ils pourront suivre
l’événement sur écran géant, car l’État en assure la retransmission
en direct.
Je me retrouve au milieu
d’un groupe de jeunes gens de la Veine de seize ans. Nous
échangeons des hochements de tête anxieux avant de tourner notre
regard vers l’estrade érigée devant l’hôtel de justice. Elle
soutient trois fauteuils, un podium, ainsi que deux grandes boules
de verre, l’une pour les garçons et l’autre pour les filles. Je
fixe les papiers pliés dans la boule des filles. Sur vingt d’entre
eux se trouve inscrit le nom de Katniss Everdeen, d’une écriture
soignée.
Deux des fauteuils sont
occupés par le père de Madge, le maire Undersee, grand, le crâne
dégarni, et par Effie Trinket, l’hôtesse du district Douze,
fraîchement débarquée du Capitole avec son sourire d’une blancheur
effrayante, ses cheveux roses et son tailleur vert pomme. Ils
échangent des messes basses en lorgnant le siège vide d’un air
soucieux.
Quand l’horloge de la
ville sonne deux heures, le maire s’avance sur le podium et entame
son discours. C’est le même chaque année. Il rappelle l’histoire de
Panem, le pays qui s’est relevé des cendres de ce qu’on appelait
autrefois l’Amérique du Nord. Il énumère les catastrophes
naturelles, sécheresses, ouragans, incendies, la montée des océans
qui a englouti une si grande partie des terres, la guerre
impitoyable pour les maigres ressources restantes. Voilà d’où vient
Panem, un Capitole rayonnant bordé de treize districts, qui a
apporté paix et prospérité à ses citoyens. Puis sont venus les
jours obscurs, le soulèvement des districts contre le Capitole.
Douze ont été vaincus, le treizième a été éliminé. Le traité de la
Trahison nous a accordé de nouvelles lois pour garantir la paix et,
pour rappeler chaque année que les jours obscurs ne devaient pas se
reproduire, il nous a donné les Hunger Games.
Les règles des Hunger
Games sont simples. Pour les punir du soulèvement, chacun des douze
districts est tenu de fournir un garçon et une fille, appelés
« tributs ». Les vingt-quatre tributs sont lâchés dans
une immense arène naturelle pouvant contenir n’importe quel décor,
du désert suffocant à la toundra glaciale. Ils s’affrontent alors
jusqu’à la mort durant plusieurs semaines. Le dernier survivant est
déclaré vainqueur.
Arracher des enfants à
leurs districts, les obliger à s’entretuer sous les yeux de la
population : c’est ainsi que le Capitole nous rappelle que
nous sommes entièrement à sa merci et que nous n’aurions aucune
chance de survivre à une nouvelle rébellion. Quelles que soient les
paroles, le message est clair : « Regardez, nous prenons
vos enfants, nous les sacrifions, et vous n’y pouvez rien. Si vous
leviez seulement le petit doigt, nous vous éliminerions jusqu’au
dernier. Comme nous l’avons fait avec le district
Treize. »
Pour ajouter
l’humiliation à la torture, le Capitole nous impose de considérer
les Jeux comme un spectacle, un événement sportif opposant les
districts les uns aux autres. Le vainqueur rentre chez lui mener
une vie facile, et son district est inondé de cadeaux,
principalement sous forme de nourriture. Chaque année, le Capitole
nous montre les généreuses allocations de blé et d’huile, parfois
même de sucre, attribuées au district vainqueur, tandis que les
autres continuent à lutter contre la famine.
— C’est à la fois
le temps du repentir et le temps de la gratitude, entonne le
maire.
Puis il énonce la liste
des vainqueurs du district Douze. En soixante-quatorze ans, il n’y
en a eu que deux. Un seul est toujours en vie. Haymitch Abernathy,
un quadragénaire ventripotent qui apparaît à l’instant en
grommelant des propos inintelligibles. On le voit grimper en
titubant sur l’estrade et s’écrouler dans le troisième fauteuil. Il
a bu. Beaucoup. La foule l’accueille par quelques applaudissements
symboliques, mais il se méprend et tente de serrer dans ses bras
Effie Trinket, qui parvient à l’esquiver de justesse.
Le maire a l’air embêté.
L’événement est retransmis en direct, le district Douze est
maintenant la risée de Panem, et il le sait. Il s’efforce de
ramener rapidement l’attention générale sur la Moisson en
présentant Effie Trinket.
Plus gaie et pimpante
que jamais, Effie Trinket s’avance à petits pas jusqu’au podium et
lance son traditionnel :
— Joyeux Hunger
Games ! Et puisse le sort vous être
favorable !
Ses cheveux roses sont
sûrement une perruque, car ses boucles sont légèrement de travers
depuis qu’Haymitch a essayé de la prendre dans ses bras. Elle
s’étend un peu sur la fierté qu’elle éprouve à se trouver là, même
si tout le monde sait bien qu’elle n’espère qu’une chose, être
promue dans un meilleur district, avec des vainqueurs dignes de ce
nom et non pas des ivrognes qui vous embarrassent devant la nation
entière.
À travers la foule, je
repère Gale, qui me fait un mince sourire. Au moins, cette
Moisson-ci a quelque chose de drôle. Mais, soudain, je pense à Gale
et aux quarante-deux papiers pliés qui portent son nom dans la
grosse boule de verre, et je me dis que le sort ne lui est pas
favorable. Beaucoup moins qu’à la plupart des garçons. Et peut-être
pense-t-il la même chose à mon sujet, car son visage s’assombrit et
il tourne la tête. « Il y a quand même plusieurs milliers de
petits papiers », voudrais-je pouvoir lui glisser à
l’oreille.
C’est le moment de
procéder au tirage. Effie Trinket annonce, comme elle le fait
toujours :
— Les dames,
d’abord !
Et elle s’avance vers la
grosse boule qui contient les noms des filles. Elle enfonce
profondément le bras dans la masse des papiers et en tire un sans
regarder. La foule retient son souffle, on pourrait entendre une
mouche voler, je me sens mal et je prie désespérément pour que ce
ne soit pas moi, pas moi, pas moi.
Effie Trinket retourne
vers le podium, déplie le papier et lit le nom à haute voix. Ce
n’est pas le mien.
C’est celui de Primrose
Everdeen.