23
T
outes les cellules de mon corps me poussent à me jeter sur ce ragoût et à m’empiffrer à n’en plus finir. Mais la voix de Peeta me retient :
— Nous ferions mieux d’y aller doucement, avec ce ragoût. Tu te rappelles cette première nuit dans le train ? La nourriture trop riche m’a rendu malade, et je ne mourais pas encore de faim, à ce moment-là.
— Tu as raison, dis-je à regret. Je pourrais tout avaler d’un coup !
Nous n’en faisons rien. Nous nous montrons raisonnables. Nous ne mangeons qu’un petit pain, une demi-pomme et une petite portion de ragoût et de riz chacun. Je m’astreins à prendre de toutes petites cuillerées – ils ont même glissé des assiettes et des couverts, dans ce panier – en savourant chaque bouchée. Quand nous avons terminé, je contemple le plat avec envie.
— J’en veux encore.
— Moi aussi. Je vais te dire : on attend une heure et, si ça descend sans problème, on se ressert, propose Peeta.
— D’accord. Je vais trouver le temps long.
— Pas forcément, proteste Peeta. Qu’étais-tu en train de dire avant que ce panier nous tombe du ciel ? Un truc à propos de moi… Aucune concurrence… La meilleure chose qui te soit jamais arrivée…
— Je n’ai jamais dit ça ! je m’écrie, en espérant qu’il fait trop sombre dans cette grotte pour que les caméras me montrent en train de rougir.
— Hum, tu as raison. C’est moi qui pensais ça. Fais-moi une petite place, je gèle.
Je l’accueille dans le sac de couchage. Nous nous adossons à la paroi de la grotte, ma tête contre son épaule, son bras enroulé autour de moi. J’ai l’impression de sentir Haymitch m’encourager d’un coup de coude dans les côtes.
— Alors comme ça, depuis tes cinq ans, tu n’as jamais remarqué aucune autre fille ? dis-je.
— Oh si, j’ai remarqué presque toutes les autres filles, mais aucune ne m’a fait la même impression que toi.
— Je suis sûre que tes parents seraient enchantés de te voir sortir avec une fille de la Veine.
— Pas vraiment. Mais je m’en fiche. De toute façon, si on en réchappe, tu ne seras plus une fille de la Veine, mais une fille du Village des vainqueurs.
Exact. Si nous l’emportons, nous aurons chacun droit à une maison dans le quartier réservé aux vainqueurs des Jeux. Voilà bien longtemps, au début des Hunger Games, le Capitole a fait construire une douzaine de jolies maisons dans chaque district. Bien sûr, dans le nôtre il n’y en a qu’une d’occupée, pour l’instant. La plupart des autres n’ont jamais été habitées.
Une pensée troublante me frappe.
— Mais dis donc, notre seul voisin serait Haymitch !
— Ah, ce serait formidable, dit Peeta en me serrant dans ses bras. Toi, moi et Haymitch. Je vois ça d’ici. Les pique-niques, les anniversaires, les longues soirées d’hiver au coin du feu à nous raconter nos exploits aux Hunger Games.
— Puisque je te dis qu’il me déteste !
Mais je ne peux m’empêcher de rire en m’imaginant devenir amie avec Haymitch.
— Pas tout le temps. Quand il est sobre, je ne l’ai jamais entendu dire quoi que ce soit de négatif sur toi, m’assure Peeta.
— Il n’est jamais sobre !
— Ce n’est pas faux. Je devais penser à quelqu’un d’autre. Oh, je sais. C’est Cinna qui t’aime bien. Mais uniquement parce que tu n’as pas tenté de t’enfuir quand il t’a enflammée. Alors qu’Haymitch, de son côté… Bon, d’accord. Oublie Haymitch. Il te déteste.
— Tu disais que j’étais sa préférée !
— Il me déteste encore plus, explique Peeta. Je ne crois pas qu’il apprécie grand monde, d’une manière générale.
Le public doit se régaler en nous entendant plaisanter ainsi aux dépens d’Haymitch. Il participe aux Jeux depuis si longtemps qu’il est un peu comme un vieil oncle pour beaucoup de gens. Et, depuis son plongeon au bas de l’estrade lors de la Moisson, tout le monde le connaît. En ce moment même, il est sans doute bombardé de demandes d’interviews à propos de nous. Je me demande quel tissu de mensonges il est en train de broder. Sa situation n’est pas simple, car la plupart des mentors peuvent s’appuyer sur un partenaire, un autre vainqueur, pour les soulager de la pression, alors qu’Haymitch doit rester prêt à intervenir à tout moment. Un peu comme moi quand j’étais seule dans l’arène. Est-ce qu’il tient le coup, entre la boisson, les sollicitations et le stress lié à notre sort ?
C’est drôle. Haymitch et moi nous entendons plutôt mal, mais Peeta a peut-être raison quand il dit que nous sommes pareils car je comprends toujours où Haymitch veut en venir, malgré la distance. J’ai compris, par exemple, qu’il y avait une source à proximité en voyant qu’il ne m’envoyait pas d’eau. J’ai aussi deviné que le sirop pour le sommeil n’était pas uniquement destiné à apaiser les douleurs de Peeta, comme je devine, à cet instant, qu’il veut me voir continuer à jouer la comédie de l’amour. Il n’a pas fait autant d’efforts pour communiquer avec Peeta. Peut-être pense-t-il qu’un pot de bouillon ne serait qu’un pot de bouillon aux yeux de Peeta, alors que je perçois les significations cachées.
Une question me vient subitement. Je suis surprise qu’elle n’ait pas émergé plus tôt. Peut-être parce que c’est la première fois qu’Haymitch éveille en moi une certaine curiosité.
— Comment crois-tu qu’il a réussi ?
— Qui ça ? Réussi quoi ? demande Peeta.
— Haymitch. Comment crois-tu qu’il a remporté les Jeux ?
Peeta réfléchit un moment avant de répondre. Haymitch est solidement bâti, mais ce n’est pas un monstre à la manière d’un Cato ou d’un Thresh. Il n’a rien de particulièrement séduisant. Rien qui puisse lui valoir spontanément l’affection des sponsors. Et il est si grincheux qu’on imagine mal quiconque s’allier avec lui. Il n’a pu gagner que d’une seule façon, et Peeta l’énonce à voix haute alors que je parviens à la même conclusion de mon côté :
— En se montrant plus malin que tous les autres.
Je hoche la tête, avant d’abandonner le sujet. Mais, en secret, je me demande si Haymitch n’aurait pas cessé de boire pour nous aider, Peeta et moi, parce qu’il a vu en nous ce qu’il fallait pour survivre. Peut-être n’a-t-il pas toujours été un ivrogne. Peut-être qu’au début il faisait de son mieux pour aider les tributs. Mais qu’il n’a pas tenu le coup. Ça doit être terrible de voir mourir les deux gamins qu’on est chargé de conseiller. Et de recommencer chaque année, inlassablement. Je réalise que, si nous sortons d’ici, ce sera mon travail, désormais. De conseiller la fille du district Douze. Je trouve cette perspective si effroyable que je la refoule le plus loin possible.
Après une demi-heure, je décide que je ne peux pas attendre plus longtemps pour manger. Peeta a trop faim lui-même pour discuter. Pendant que je nous sers deux petites portions de ragoût et de riz, l’hymne résonne à l’extérieur. Peeta colle son œil contre une fente entre deux rochers pour scruter le ciel.
— Il n’y aura rien à voir ce soir, dis-je, beaucoup plus intéressée par le ragoût que par le ciel. Il ne s’est rien passé, sans quoi nous aurions entendu le canon.
— Katniss, fait Peeta d’une voix douce.
— Quoi ? Tu veux qu’on se partage aussi un deuxième petit pain ?
— Katniss, répète-t-il.
Mais je n’ai pas envie de l’écouter.
— D’accord. Mais je garde le fromage pour demain. (Peeta me dévisage d’un drôle d’air.) Quoi ?
— Thresh est mort.
— Ce n’est pas possible.
— Le canon a dû retentir pendant un coup de tonnerre, dit Peeta.
— Tu es sûr ? Je veux dire, il pleut des cordes, dehors. Je me demande comment tu peux voir quoi que ce soit.
Je l’écarte des rochers et je plisse les yeux à mon tour vers le ciel noir et pluvieux. Pendant une dizaine de secondes, j’aperçois le visage brouillé de Thresh. Puis il s’efface brusquement. Comme ça.
Je m’affale contre la paroi, oubliant momentanément ma situation. Thresh est mort. Je devrais m’en féliciter, non ? Un adversaire de moins. Et pas le moins redoutable, qui plus est. Sauf que je n’arrive pas à me réjouir. Je le revois en train de m’épargner, de me dire de filer, à cause de Rue, morte transpercée d’un coup d’épieu…
— Ça va ? s’inquiète Peeta.
Je hausse les épaules et me prends les coudes en les serrant contre mon corps. Je dois dissimuler ma peine car qui voudrait miser sur un tribut qui se désole de la mort de ses adversaires ? Pour Rue, c’était différent. Nous étions alliées. Elle était si jeune. Mais personne ne comprendrait que je puisse être bouleversé par le meurtre de Thresh. Ce mot me fait bondir. Le meurtre ! Heureusement que je ne l’ai pas dit à voix haute. Ça n’aurait pas renforcé ma popularité. Je réponds simplement :
— C’est juste que… au cas où nous ne gagnerions pas… j’aurais voulu que ce soit lui. Parce qu’il m’a laissée partir. Et pour Rue.
— Oui, je sais, dit Peeta. Mais ça veut dire qu’on se rapproche encore du district Douze. (Il me fourre mon assiette dans les mains.) Mange. C’est encore chaud.
Je prends une bouchée de ragoût afin de montrer qu’au fond tout ça ne m’affecte pas. Mais la nourriture a un goût de colle. Je dois faire un gros effort pour l’avaler.
— Ça veut dire aussi que Cato va se mettre à notre recherche.
— Et qu’il a de nouveau des provisions, souligne Peeta.
— Je te parie qu’il est blessé.
— Qu’est-ce qui te fait dire ça ?
— Thresh ne serait pas mort sans combattre. Il est si fort – enfin, il l’était. Et ils se trouvaient sur son territoire.
— Bon, dit Peeta. Tant mieux, s’il est blessé. Je me demande comment va la Renarde.
— Oh, à merveille, dis-je avec mauvaise humeur. (Je lui en veux toujours d’avoir eu l’idée de se cacher dans la Corne d’abondance, alors que je n’y avais pas pensé.) Elle sera probablement plus difficile à débusquer que Cato.
— Avec un peu de chance, ils tomberont nez à nez, et nous n’aurons plus qu’à rentrer chez nous, ajoute Peeta. Mais nous allons devoir faire doublement attention en montant la garde. J’ai failli m’assoupir plusieurs fois.
— Moi aussi, j’avoue. Mais pas ce soir.
Nous terminons de manger en silence, puis Peeta se propose de prendre le premier quart. Je m’enfouis dans le sac de couchage à côté de lui, en rabattant ma capuche sur mon visage afin de le dissimuler aux caméras. J’ai besoin d’un moment d’intimité, de laisser affluer mes émotions sans qu’on me voie. À l’abri sous ma capuche, j’adresse un adieu silencieux à Thresh et je le remercie de m’avoir épargnée. Je lui promets de ne pas l’oublier et de faire mon possible afin d’aider sa famille et celle de Rue, au cas où je gagnerais. Puis je m’abandonne au sommeil, le ventre plein et la chaleur de Peeta contre moi.
Quand Peeta me réveille un peu plus tard, je sens une odeur de fromage de chèvre. Il tient à la main la moitié d’un petit pain, tartiné de fromage crémeux et décoré de tranches de pomme.
— Ne te mets pas en colère, dit-il. J’avais trop faim. Voici ta moitié.
— Oh, bon. (J’en croque immédiatement une grosse bouchée. Le fromage a exactement le même goût que celui de Prim, et la pomme est croquante et sucrée.) Miam.
— On fait une tarte aux pommes et au fromage de chèvre, à la boulangerie, dit-il.
— Ça doit coûter cher.
— Trop pour qu’on puisse s’en offrir. À moins qu’elle ne soit devenue invendable. On ne mange pratiquement que des trucs invendables, de toute façon, ajoute Peeta en s’enveloppant dans le sac de couchage.
Moins d’une minute après, il ronfle.
Hum. J’ai toujours cru que les artisans avaient la belle vie. Et, certes, Peeta a toujours mangé à sa faim. Mais il y a quelque chose de déprimant à n’avaler que du pain dur, les miches trop cuites ou trop sèches pour être proposées à la vente. L’avantage avec la nourriture que je dois trouver tous les jours, c’est qu’elle est si fraîche qu’il faut plutôt s’assurer qu’elle ne détale pas hors de l’assiette.
Pendant mon quart, la pluie s’interrompt – brutalement, comme si on avait tourné le robinet. On n’entend plus que le ruissellement des gouttes sous les branches, ainsi que le grondement du torrent qui déborde sur les berges. La pleine lune se dévoile, magnifique, et même sans lunettes on y voit comme en plein jour. Je serais incapable de dire si elle est réelle ou s’il s’agit d’une projection des Juges. Je sais qu’elle était pleine, peu avant notre départ du district. Gale et moi guettions son apparition lors de nos chasses nocturnes.
Depuis combien de temps suis-je ici ? J’ai dû passer environ deux semaines dans l’arène, auxquelles s’ajoute la semaine de préparation au Capitole. Peut-être que la lune a bouclé son cycle. J’ignore pourquoi, mais je tiens beaucoup à ce qu’il s’agisse de ma lune – celle que j’observe dans la forêt qui borde le district Douze. Cela me donnerait quelque chose à quoi me raccrocher dans ce monde surréaliste de l’arène, où l’authenticité de chaque détail est constamment remise en cause.
Nous ne sommes plus que quatre survivants.
Pour la première fois, je m’autorise sérieusement à envisager la possibilité de rentrer chez moi. Couverte de gloire. Riche. Avec ma propre maison au Village des vainqueurs. Ma mère et Prim viendraient habiter avec moi. Nous n’aurions plus peur de manquer. Seulement… et ensuite ? De quoi ma vie sera-t-elle faite ? Jusqu’à maintenant, j’ai toujours consacré le plus clair de mon temps à me procurer de la nourriture. Si on me retire cela, saurai-je encore ce que je suis, qui je suis ? L’idée m’effraie un peu. Je pense à Haymitch, avec tout son argent. Qu’est-il devenu ? Il vit seul, sans femme ni enfants, la plupart du temps ivre mort. Je ne veux pas terminer comme lui.
« Sauf que tu ne seras pas seule », me dis-je. J’aurai ma mère et Prim. Enfin, dans l’immédiat. Parce que plus tard… Non, je ne veux pas me projeter aussi loin, quand Prim aura grandi et que ma mère sera morte. Je ne me marierai jamais, je ne prendrai pas le risque de faire naître un enfant dans ce monde. Parce que, s’il y a une chose que la victoire ne vous garantit pas, c’est la sécurité de vos enfants. Lors de la Moisson, on inscrirait leurs noms sur de petits papiers, comme pour les autres. Je ne laisserais jamais faire une chose pareille.
Le jour finit par se lever. Les rayons du soleil s’infiltrent entre les rochers et viennent éclairer le visage de Peeta. En qui se transformera-t-il, si nous rentrons chez nous ? Ce garçon joyeux, déroutant, capable de mentir de façon si convaincante que tout Panem le croit follement amoureux de moi ? Qu’il m’arrive de le croire moi-même ? « Au moins, nous resterons amis », me dis-je. Nous nous sommes sauvé mutuellement la vie dans l’arène. Rien ne pourra jamais changer cela. Et puis il sera toujours le garçon des pains. « Bons amis. » Savoir si nous serons davantage, ça… Et pendant que je suis là, à contempler Peeta, je sens les yeux gris de Gale peser sur moi depuis le district Douze.
Gênée, je me penche vers Peeta et le secoue par l’épaule. Ses yeux s’ouvrent avec difficulté, son regard se pose sur moi, et il m’attire dans ses bras pour un long baiser.
— On perd un temps précieux pour la chasse, dis-je en finissant par me dégager.
— Oh, je n’appellerais pas ça une perte de temps. (Il s’assoit et s’étire de tout son long.) Que décide-t-on ? On chasse l’estomac vide pour se motiver ?
— Sûrement pas. On s’offre un solide petit déjeuner pour être au mieux de notre forme.
— Ça me va, approuve Peeta. (Mais il paraît surpris en me voyant partager le reste du ragoût et du riz, et lui tendre son assiette.) Tout ça ?
— On reconstituera nos réserves, aujourd’hui. (Nous piochons avec appétit dans nos assiettes. Même froid, cela reste l’un des meilleurs plats que j’aie jamais goûtés. J’abandonne ma fourchette et j’essuie les dernières traces de sauce avec mon doigt.) Effie Trinket doit en frémir d’horreur, si elle nous regarde.
— Tiens, Effie, vise un peu ça ! s’écrie Peeta. (Il jette sa fourchette par-dessus son épaule et lèche son assiette à grands coups de langue, avec des grognements de satisfaction. Puis il souffle un baiser dans le vide et claironne à la cantonade :) Tu nous manques, Effie !
Je plaque ma main sur sa bouche, mais je pouffe.
— Arrête ! Cato est peut-être juste devant la grotte !
Il m’attrape la main.
— Et alors ? Je t’ai avec moi pour me protéger, dit-il en m’attirant contre lui.
— Arrête, dis-je, exaspérée.
Je m’arrache à son étreinte, mais pas avant qu’il ait obtenu un autre baiser.
Une fois équipés et sortis de la grotte, nous redevenons sérieux. Comme si ces derniers jours à l’abri des rochers, de la pluie et de la lutte entre Cato et Thresh nous avaient offert un répit, des sortes de vacances. Mais, maintenant que le beau temps est revenu, nous sentons tous les deux que nous sommes de retour dans les Jeux. Je tends mon couteau à Peeta, car il a perdu depuis longtemps les autres armes qu’il pouvait avoir, et il le glisse dans sa ceinture. Mes sept dernières flèches – sur les douze que j’avais, j’en ai sacrifié trois dans l’explosion et deux au festin – ballottent dans mon carquois. Je ne peux pas me permettre d’en perdre davantage.
— Cato doit nous chercher, en ce moment, dit Peeta. Ce n’est pas le genre à attendre que sa proie lui tombe entre les griffes.
— S’il est blessé…
— Ça ne change rien, m’interrompt Peeta. S’il est capable de marcher, tu peux être sûre qu’il est en chemin.
Après une telle pluie, le ruisseau déborde de plus d’un mètre sur les deux berges. Nous prenons le temps de remplir nos gourdes. Je passe vérifier les collets que j’avais tendus quelques jours plus tôt, mais je reviens bredouille. Pas étonnant, avec ce temps. De toute manière, je n’avais pas relevé beaucoup de traces de gibier dans les parages.
— Si nous voulons manger, nous ferions mieux de retourner vers mon ancien terrain de chasse.
— C’est toi le chef, répond Peeta. Dis-moi simplement ce que tu veux que je fasse.
— Ouvre l’œil. Reste le plus possible sur les rochers, afin de ne pas laisser trop d’empreintes. Et tends l’oreille pour nous deux.
Il est clair, désormais, que je resterai sourde du côté gauche.
Je marcherais bien dans le ruisseau pour être certaine de ne laisser aucune piste, mais je ne suis pas sûre que la jambe de Peeta puisse supporter le courant. Le médicament a beau avoir maîtrisé l’infection, il reste très faible. Mon entaille au front continue à me faire souffrir, mais au bout de trois jours elle a cessé de saigner. Je garde néanmoins le bandage, au cas où l’exercice rouvrirait la plaie.
En remontant le ruisseau, nous parvenons à l’endroit où j’ai découvert Peeta camouflé sous la boue et les feuilles. Heureusement, entre l’averse et la crue, l’eau a effacé toute trace de sa cachette. Ce qui signifie qu’au besoin nous pourrons regagner notre grotte. Je ne m’y serais pas risquée sinon – pas avec Cato à nos trousses.
Les rochers cèdent la place aux cailloux, puis aux galets. Enfin, à mon grand soulagement, nous retrouvons le sol en pente douce de la forêt. Je réalise aussitôt que nous allons avoir un problème. Quand on marche avec une patte folle sur un sol de gravier, eh bien… il est naturel de manquer de discrétion. Mais, même sur une couche épaisse d’aiguilles de sapin, Peeta reste bruyant. Vraiment bruyant – à croire qu’il le fait exprès. Je me retourne vers lui et le dévisage longuement.
— Quoi ? me demande-t-il.
— Il va falloir faire un peu moins de bruit. Et encore je ne te parle pas de Cato. Tu es en train de faire fuir tous les lapins dans un rayon de dix kilomètres.
— Ah bon ? Désolé, je ne me rendais pas compte.
Nous nous remettons en marche. C’est un tout petit peu mieux, mais, même avec une seule oreille, je tressaille à chacun de ses pas.
— Et si tu retirais tes bottines ? je suggère.
— Ici ? s’exclame-t-il avec incrédulité, comme si je lui demandais de marcher pieds nus sur des charbons ardents.
Je dois me rappeler qu’il ne connaît pas la forêt, que c’est pour lui cet endroit effrayant, interdit, au-delà du grillage du district Douze. Je songe à Gale, à son pas de velours. C’est incroyable à quel point il sait se montrer silencieux, même sur des feuilles mortes, là où le moindre geste risque de faire fuir le gibier. Il doit bien s’amuser devant son téléviseur.
— Oui, dis-je patiemment. Je vais retirer les miennes, moi aussi. Nous serons plus discrets.
Comme si je faisais le moindre bruit. Nous ôtons donc nos bottines et nos chaussettes. Malgré un léger mieux, je jurerais qu’il s’applique à écraser chaque brindille.
Inutile de dire qu’en arrivant à notre ancien campement, à Rue et à moi, plusieurs heures plus tard, je n’ai tiré sur rien. Si le ruisseau voulait bien s’apaiser, je pourrais peut-être pêcher, mais le courant est trop fort. Alors que nous faisons halte pour nous reposer et boire un peu, je réfléchis à une solution. L’idéal consisterait à me débarrasser de Peeta en l’envoyant ramasser des racines pendant que je chasse. Seulement, ça ne lui laisserait qu’un couteau face à Cato, ses épieux et ses gros muscles. Ce que j’aimerais vraiment, c’est le cacher quelque part, partir chasser, puis revenir le chercher plus tard. Mais une petite voix me souffle que son ego n’apprécierait pas.
— Il faut qu’on se sépare, Katniss. Je fais fuir tout le gibier.
— C’est à cause de ta jambe, dis-je, magnanime, parce que, franchement, on voit bien que ce n’est qu’une toute petite partie du problème.
— Je sais. Tu devrais continuer seule. Indique-moi quelques plantes bonnes à cueillir, comme ça je pourrai me rendre utile.
— Pas si tu te fais tuer par Cato.
Je dis ça sur le ton de la plaisanterie, mais ça donne quand même l’impression que je le prends pour une mauviette.
Curieusement, il se contente de rire.
— Écoute, je suis de taille à me défendre contre Cato. Je me suis déjà battu avec lui, non ?
« Oui, et on a vu le résultat. Tu t’es retrouvé à te vider de ton sang dans une gangue de boue. » Voilà ce que je voudrais répliquer, mais je m’abstiens. Je n’ai pas oublié qu’il m’a sauvé la vie en affrontant Cato. J’essaie une autre approche.
— Et si tu grimpais dans un arbre pour scruter les environs pendant que je chasse ? lui dis-je en essayant de présenter ça comme une mission de la plus haute importance.
— Et si tu me montrais ce qu’il y a de comestible, dans le coin, avant de partir nous chercher un peu de viande ? rétorque-t-il en imitant ma voix. Sans trop t’éloigner, au cas où tu aurais besoin de mon aide.
Je soupire et lui apprends à reconnaître quelques racines. Car nous avons besoin de nourriture, c’est clair. Il ne nous reste plus qu’une pomme, deux petits pains et un morceau de fromage de la taille d’une prune. Je resterai à proximité, en priant pour que Cato soit loin.
Je lui enseigne un cri d’oiseau – pas une mélodie comme celle de Rue, un sifflement simple à deux notes –, qui nous permettra de faire savoir à l’autre que tout va bien. Heureusement, il apprend vite. Je lui laisse le sac à dos et je m’enfonce dans la forêt.
Je m’accorde vingt, vingt-cinq mètres de distance pour chasser. J’ai l’impression de revivre mes onze ans, quand je n’osais pas perdre le grillage de vue. Sans Peeta, cependant, la forêt résonne à nouveau de mille petits bruits d’animaux. Rassurée par ses sifflements périodiques, je m’aventure un peu plus loin. Je ramène bientôt deux lapins et un gros écureuil. Je n’en demandais pas plus. Je peux encore tendre des collets, et peut-être attraper quelques poissons. Avec les racines de Peeta, cela devrait suffire pour l’instant.
En retournant sur mes pas, je prends conscience que cela fait un moment que nous n’avons plus échangé le signal. Mon sifflement ne recevant pas de réponse, je m’élance au pas de course. Très vite, je retrouve le sac à dos avec un petit tas de racines à côté. Des baies sèchent au soleil sur le carré de plastique. Mais où est-il passé ?
— Peeta ? (Je sens la panique me gagner.) Peeta !
Alertée par un bruissement de feuilles, je pivote sur mes talons et manque de le transpercer d’une flèche. Heureusement, je relève mon arc au dernier moment, et ma flèche va se ficher dans le tronc d’un chêne, sur sa gauche. Il fait un bond en arrière. La poignée de baies qu’il rapportait s’envole dans les fourrés.
Ma peur vire à la colère.
— Qu’est-ce que tu fichais ? Tu étais censé rester là, pas te promener dans les bois !
— J’ai trouvé des baies au bord du ruisseau, se défend-il, abasourdi par ma réaction.
— J’ai sifflé. Pourquoi n’as-tu pas répondu ?
— Je ne t’ai pas entendue. À cause du bruit de l’eau, j’imagine.
Il s’avance et pose ses deux mains sur mes épaules. Je m’aperçois alors que je tremble.
— J’ai cru que Cato t’avait tué !
— Non, je vais bien. (Peeta me prend dans ses bras, mais je ne lui rends pas son étreinte.) Katniss ?
Je le repousse en m’efforçant de faire le tri dans mes sentiments.
— Quand on convient d’un signal, on reste à portée de voix. Parce que, si l’un des deux ne répond pas, les deux ont des ennuis, d’accord ?
— D’accord !
— Bien. Parce qu’il m’est arrivé la même chose avec Rue, et elle est morte sous mes yeux !
Je lui tourne le dos, je m’approche du sac à dos et j’attrape la gourde pleine, bien qu’il me reste de l’eau dans la mienne. Mais je ne suis pas encore prête à lui pardonner. Je remarque la nourriture. Les pains et la pomme sont intacts, mais il manque un morceau du fromage.
— Et tu as mangé dans mon dos, en plus !
En réalité, je m’en moque. Je saisis simplement ce prétexte pour continuer à m’indigner.
— Quoi ? Non, pas du tout, proteste Peeta.
— Je suppose que c’est la pomme qui a grignoté le fromage ?
— Je ne sais pas qui a mangé du fromage, me répond Peeta avec lenteur, en détachant bien les mots, comme s’il tâchait de ne pas s’énerver. Mais ce n’est pas moi. J’étais au bord du ruisseau, en train de cueillir des baies. Tu en veux ?
J’en ai bien envie, c’est vrai, mais je ne veux pas lui donner l’impression de capituler trop vite. Je m’approche tout de même pour les examiner de plus près. Je n’ai encore jamais vu ce type de baies. Si : une fois. Mais pas dans l’arène. Ce ne sont pas les baies de Rue, même si elles leur ressemblent. Pas plus qu’aucune des sortes de baies qu’on nous a enseigné à reconnaître à l’entraînement. J’en ramasse quelques-unes, que je fais rouler entre mes doigts.
La voix de mon père me revient en mémoire. « Pas ces baies-là, Katniss. Jamais celles-là. C’est du sureau mortel. Ça te tuerait avant même d’atteindre ton estomac. »
À cet instant, le canon retentit. Je fais volte-face, certaine de voir Peeta s’écrouler devant moi, mais il se contente de hausser les sourcils. L’hovercraft se matérialise à une centaine de mètres. Il soulève dans les airs le corps très amaigri de la Renarde. J’aperçois un reflet de cheveux roux dans le soleil.
J’aurais dû comprendre à l’instant où j’ai vu qu’il manquait du fromage…
Peeta m’attrape le bras et me pousse vers un arbre.
— Grimpe. Il sera là d’une seconde à l’autre. Nous aurons une meilleure chance de là-haut.
Je l’arrête, soudain très calme.
— Non, Peeta, ce n’est pas Cato qui l’a tuée. C’est toi.
— Quoi ? Je ne l’ai pas revue une seule fois depuis le premier jour, dit-il. Comment veux-tu que je l’aie tuée ?
En guise de réponse, je lui tends ses baies.