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T
outes les cellules de
mon corps me poussent à me jeter sur ce ragoût et à m’empiffrer à
n’en plus finir. Mais la voix de Peeta me
retient :
— Nous ferions
mieux d’y aller doucement, avec ce ragoût. Tu te rappelles cette
première nuit dans le train ? La nourriture trop riche m’a
rendu malade, et je ne mourais pas encore de faim, à ce
moment-là.
— Tu as raison,
dis-je à regret. Je pourrais tout avaler d’un
coup !
Nous n’en faisons rien.
Nous nous montrons raisonnables. Nous ne mangeons qu’un petit pain,
une demi-pomme et une petite portion de ragoût et de riz chacun. Je
m’astreins à prendre de toutes petites cuillerées – ils ont
même glissé des assiettes et des couverts, dans ce panier – en
savourant chaque bouchée. Quand nous avons terminé, je contemple le
plat avec envie.
— J’en veux
encore.
— Moi aussi. Je
vais te dire : on attend une heure et, si ça descend sans
problème, on se ressert, propose Peeta.
— D’accord. Je vais
trouver le temps long.
— Pas forcément,
proteste Peeta. Qu’étais-tu en train de dire avant que ce panier
nous tombe du ciel ? Un truc à propos de moi… Aucune
concurrence… La meilleure chose qui te soit jamais
arrivée…
— Je n’ai jamais
dit ça ! je m’écrie, en espérant qu’il fait trop sombre dans
cette grotte pour que les caméras me montrent en train de
rougir.
— Hum, tu as
raison. C’est moi qui pensais ça.
Fais-moi une petite place, je gèle.
Je l’accueille dans le
sac de couchage. Nous nous adossons à la paroi de la grotte, ma
tête contre son épaule, son bras enroulé autour de moi. J’ai
l’impression de sentir Haymitch m’encourager d’un coup de coude
dans les côtes.
— Alors comme ça,
depuis tes cinq ans, tu n’as jamais remarqué aucune autre
fille ? dis-je.
— Oh si, j’ai
remarqué presque toutes les autres filles, mais aucune ne m’a fait
la même impression que toi.
— Je suis sûre que
tes parents seraient enchantés de te voir sortir avec une fille de
la Veine.
— Pas vraiment.
Mais je m’en fiche. De toute façon, si on en réchappe, tu ne seras
plus une fille de la Veine, mais une fille du Village des
vainqueurs.
Exact. Si nous
l’emportons, nous aurons chacun droit à une maison dans le quartier
réservé aux vainqueurs des Jeux. Voilà bien longtemps, au début des
Hunger Games, le Capitole a fait construire une douzaine de jolies
maisons dans chaque district. Bien sûr, dans le nôtre il n’y en a
qu’une d’occupée, pour l’instant. La plupart des autres n’ont
jamais été habitées.
Une pensée troublante me
frappe.
— Mais dis donc,
notre seul voisin serait Haymitch !
— Ah, ce serait
formidable, dit Peeta en me serrant dans ses bras. Toi, moi et
Haymitch. Je vois ça d’ici. Les pique-niques, les anniversaires,
les longues soirées d’hiver au coin du feu à nous raconter nos
exploits aux Hunger Games.
— Puisque je te dis
qu’il me déteste !
Mais je ne peux
m’empêcher de rire en m’imaginant devenir amie avec
Haymitch.
— Pas tout le
temps. Quand il est sobre, je ne l’ai jamais entendu dire quoi que
ce soit de négatif sur toi, m’assure Peeta.
— Il n’est jamais
sobre !
— Ce n’est pas
faux. Je devais penser à quelqu’un d’autre. Oh, je sais. C’est
Cinna qui t’aime bien. Mais uniquement parce que tu n’as pas tenté
de t’enfuir quand il t’a enflammée. Alors qu’Haymitch, de son côté…
Bon, d’accord. Oublie Haymitch. Il te déteste.
— Tu disais que
j’étais sa préférée !
— Il me déteste
encore plus, explique Peeta. Je ne crois pas qu’il apprécie grand
monde, d’une manière générale.
Le public doit se
régaler en nous entendant plaisanter ainsi aux dépens d’Haymitch.
Il participe aux Jeux depuis si longtemps qu’il est un peu comme un
vieil oncle pour beaucoup de gens. Et, depuis son plongeon au bas
de l’estrade lors de la Moisson, tout le monde le connaît. En ce
moment même, il est sans doute bombardé de demandes d’interviews à
propos de nous. Je me demande quel tissu de mensonges il est en
train de broder. Sa situation n’est pas simple, car la plupart des
mentors peuvent s’appuyer sur un partenaire, un autre vainqueur,
pour les soulager de la pression, alors qu’Haymitch doit rester
prêt à intervenir à tout moment. Un peu comme moi quand j’étais
seule dans l’arène. Est-ce qu’il tient le coup, entre la boisson,
les sollicitations et le stress lié à notre
sort ?
C’est drôle. Haymitch et
moi nous entendons plutôt mal, mais Peeta a peut-être raison quand
il dit que nous sommes pareils car je comprends toujours où
Haymitch veut en venir, malgré la distance. J’ai compris, par
exemple, qu’il y avait une source à proximité en voyant qu’il ne
m’envoyait pas d’eau. J’ai aussi deviné que le sirop pour le
sommeil n’était pas uniquement destiné à apaiser les douleurs de
Peeta, comme je devine, à cet instant, qu’il veut me voir continuer
à jouer la comédie de l’amour. Il n’a pas fait autant d’efforts
pour communiquer avec Peeta. Peut-être pense-t-il qu’un pot de
bouillon ne serait qu’un pot de bouillon aux yeux de Peeta, alors
que je perçois les significations cachées.
Une question me vient
subitement. Je suis surprise qu’elle n’ait pas émergé plus tôt.
Peut-être parce que c’est la première fois qu’Haymitch éveille en
moi une certaine curiosité.
— Comment crois-tu
qu’il a réussi ?
— Qui ça ?
Réussi quoi ? demande Peeta.
— Haymitch. Comment
crois-tu qu’il a remporté les Jeux ?
Peeta réfléchit un
moment avant de répondre. Haymitch est solidement bâti, mais ce
n’est pas un monstre à la manière d’un Cato ou d’un Thresh. Il n’a
rien de particulièrement séduisant. Rien qui puisse lui valoir
spontanément l’affection des sponsors. Et il est si grincheux qu’on
imagine mal quiconque s’allier avec lui. Il n’a pu gagner que d’une
seule façon, et Peeta l’énonce à voix haute alors que je parviens à
la même conclusion de mon côté :
— En se montrant
plus malin que tous les autres.
Je hoche la tête, avant
d’abandonner le sujet. Mais, en secret, je me demande si Haymitch
n’aurait pas cessé de boire pour nous aider, Peeta et moi, parce
qu’il a vu en nous ce qu’il fallait pour survivre. Peut-être
n’a-t-il pas toujours été un ivrogne. Peut-être qu’au début il
faisait de son mieux pour aider les tributs. Mais qu’il n’a pas
tenu le coup. Ça doit être terrible de voir mourir les deux gamins
qu’on est chargé de conseiller. Et de recommencer chaque année,
inlassablement. Je réalise que, si nous sortons d’ici, ce sera mon
travail, désormais. De conseiller la fille du district Douze. Je
trouve cette perspective si effroyable que je la refoule le plus
loin possible.
Après une demi-heure, je
décide que je ne peux pas attendre plus longtemps pour manger.
Peeta a trop faim lui-même pour discuter. Pendant que je nous sers
deux petites portions de ragoût et de riz, l’hymne résonne à
l’extérieur. Peeta colle son œil contre une fente entre deux
rochers pour scruter le ciel.
— Il n’y aura rien
à voir ce soir, dis-je, beaucoup plus intéressée par le ragoût que
par le ciel. Il ne s’est rien passé, sans quoi nous aurions entendu
le canon.
— Katniss, fait
Peeta d’une voix douce.
— Quoi ? Tu
veux qu’on se partage aussi un deuxième petit
pain ?
— Katniss,
répète-t-il.
Mais je n’ai pas envie
de l’écouter.
— D’accord. Mais je
garde le fromage pour demain. (Peeta me dévisage d’un drôle d’air.)
Quoi ?
— Thresh est
mort.
— Ce n’est pas
possible.
— Le canon a dû
retentir pendant un coup de tonnerre, dit Peeta.
— Tu es sûr ?
Je veux dire, il pleut des cordes, dehors. Je me demande comment tu
peux voir quoi que ce soit.
Je l’écarte des rochers
et je plisse les yeux à mon tour vers le ciel noir et pluvieux.
Pendant une dizaine de secondes, j’aperçois le visage brouillé de
Thresh. Puis il s’efface brusquement. Comme ça.
Je m’affale contre la
paroi, oubliant momentanément ma situation. Thresh est mort. Je
devrais m’en féliciter, non ? Un adversaire de moins. Et pas
le moins redoutable, qui plus est. Sauf que je n’arrive pas à me
réjouir. Je le revois en train de m’épargner, de me dire de filer,
à cause de Rue, morte transpercée d’un coup d’épieu…
— Ça va ?
s’inquiète Peeta.
Je hausse les épaules et
me prends les coudes en les serrant contre mon corps. Je dois
dissimuler ma peine car qui voudrait miser sur un tribut qui se
désole de la mort de ses adversaires ? Pour Rue, c’était
différent. Nous étions alliées. Elle était si jeune. Mais personne
ne comprendrait que je puisse être bouleversé par le meurtre de
Thresh. Ce mot me fait bondir. Le meurtre ! Heureusement que
je ne l’ai pas dit à voix haute. Ça n’aurait pas renforcé ma
popularité. Je réponds simplement :
— C’est juste que…
au cas où nous ne gagnerions pas… j’aurais voulu que ce soit lui.
Parce qu’il m’a laissée partir. Et pour Rue.
— Oui, je sais, dit
Peeta. Mais ça veut dire qu’on se rapproche encore du district
Douze. (Il me fourre mon assiette dans les mains.) Mange. C’est
encore chaud.
Je prends une bouchée de
ragoût afin de montrer qu’au fond tout ça ne m’affecte pas. Mais la
nourriture a un goût de colle. Je dois faire un gros effort pour
l’avaler.
— Ça veut dire
aussi que Cato va se mettre à notre recherche.
— Et qu’il a de
nouveau des provisions, souligne Peeta.
— Je te parie qu’il
est blessé.
— Qu’est-ce qui te
fait dire ça ?
— Thresh ne serait
pas mort sans combattre. Il est si fort – enfin, il l’était.
Et ils se trouvaient sur son territoire.
— Bon, dit Peeta.
Tant mieux, s’il est blessé. Je me demande comment va la
Renarde.
— Oh, à merveille,
dis-je avec mauvaise humeur. (Je lui en veux toujours d’avoir eu
l’idée de se cacher dans la Corne d’abondance, alors que je n’y
avais pas pensé.) Elle sera probablement plus difficile à débusquer
que Cato.
— Avec un peu de
chance, ils tomberont nez à nez, et nous n’aurons plus qu’à rentrer
chez nous, ajoute Peeta. Mais nous allons devoir faire doublement
attention en montant la garde. J’ai failli m’assoupir plusieurs
fois.
— Moi aussi,
j’avoue. Mais pas ce soir.
Nous terminons de manger
en silence, puis Peeta se propose de prendre le premier quart. Je
m’enfouis dans le sac de couchage à côté de lui, en rabattant ma
capuche sur mon visage afin de le dissimuler aux caméras. J’ai
besoin d’un moment d’intimité, de laisser affluer mes émotions sans
qu’on me voie. À l’abri sous ma capuche, j’adresse un adieu
silencieux à Thresh et je le remercie de m’avoir épargnée. Je lui
promets de ne pas l’oublier et de faire mon possible afin d’aider
sa famille et celle de Rue, au cas où je gagnerais. Puis je
m’abandonne au sommeil, le ventre plein et la chaleur de Peeta
contre moi.
Quand Peeta me réveille
un peu plus tard, je sens une odeur de fromage de chèvre. Il tient
à la main la moitié d’un petit pain, tartiné de fromage crémeux et
décoré de tranches de pomme.
— Ne te mets pas en
colère, dit-il. J’avais trop faim. Voici ta moitié.
— Oh, bon. (J’en
croque immédiatement une grosse bouchée. Le fromage a exactement le
même goût que celui de Prim, et la pomme est croquante et sucrée.)
Miam.
— On fait une tarte
aux pommes et au fromage de chèvre, à la boulangerie,
dit-il.
— Ça doit coûter
cher.
— Trop pour qu’on
puisse s’en offrir. À moins qu’elle ne soit devenue invendable. On
ne mange pratiquement que des trucs invendables, de toute façon,
ajoute Peeta en s’enveloppant dans le sac de couchage.
Moins d’une minute
après, il ronfle.
Hum. J’ai toujours cru
que les artisans avaient la belle vie. Et, certes, Peeta a toujours
mangé à sa faim. Mais il y a quelque chose de déprimant à n’avaler
que du pain dur, les miches trop cuites ou trop sèches pour être
proposées à la vente. L’avantage avec la nourriture que je dois
trouver tous les jours, c’est qu’elle est si fraîche qu’il faut
plutôt s’assurer qu’elle ne détale pas hors de
l’assiette.
Pendant mon quart, la
pluie s’interrompt – brutalement, comme si on avait tourné le
robinet. On n’entend plus que le ruissellement des gouttes sous les
branches, ainsi que le grondement du torrent qui déborde sur les
berges. La pleine lune se dévoile, magnifique, et même sans
lunettes on y voit comme en plein jour. Je serais incapable de dire
si elle est réelle ou s’il s’agit d’une projection des Juges. Je
sais qu’elle était pleine, peu avant notre départ du district. Gale
et moi guettions son apparition lors de nos chasses
nocturnes.
Depuis combien de temps
suis-je ici ? J’ai dû passer environ deux semaines dans
l’arène, auxquelles s’ajoute la semaine de préparation au Capitole.
Peut-être que la lune a bouclé son cycle. J’ignore pourquoi, mais
je tiens beaucoup à ce qu’il s’agisse de ma lune – celle que
j’observe dans la forêt qui borde le district Douze. Cela me
donnerait quelque chose à quoi me raccrocher dans ce monde
surréaliste de l’arène, où l’authenticité de chaque détail est
constamment remise en cause.
Nous ne sommes plus que
quatre survivants.
Pour la première fois,
je m’autorise sérieusement à envisager la possibilité de rentrer
chez moi. Couverte de gloire. Riche. Avec ma propre maison au
Village des vainqueurs. Ma mère et Prim viendraient habiter avec
moi. Nous n’aurions plus peur de manquer. Seulement… et
ensuite ? De quoi ma vie sera-t-elle faite ? Jusqu’à
maintenant, j’ai toujours consacré le plus clair de mon temps à me
procurer de la nourriture. Si on me retire cela, saurai-je encore
ce que je suis, qui je suis ? L’idée m’effraie un peu. Je
pense à Haymitch, avec tout son argent. Qu’est-il devenu ? Il
vit seul, sans femme ni enfants, la plupart du temps ivre mort. Je
ne veux pas terminer comme lui.
« Sauf que tu ne
seras pas seule », me dis-je. J’aurai ma mère et Prim. Enfin,
dans l’immédiat. Parce que plus tard… Non, je ne veux pas me
projeter aussi loin, quand Prim aura grandi et que ma mère sera
morte. Je ne me marierai jamais, je ne prendrai pas le risque de
faire naître un enfant dans ce monde. Parce que, s’il y a une chose
que la victoire ne vous garantit pas, c’est la sécurité de vos
enfants. Lors de la Moisson, on inscrirait leurs noms sur de petits
papiers, comme pour les autres. Je ne laisserais jamais faire une
chose pareille.
Le jour finit par se
lever. Les rayons du soleil s’infiltrent entre les rochers et
viennent éclairer le visage de Peeta. En qui se transformera-t-il,
si nous rentrons chez nous ? Ce garçon joyeux, déroutant,
capable de mentir de façon si convaincante que tout Panem le croit
follement amoureux de moi ? Qu’il m’arrive de le croire
moi-même ? « Au moins, nous resterons amis », me
dis-je. Nous nous sommes sauvé mutuellement la vie dans l’arène.
Rien ne pourra jamais changer cela. Et puis il sera toujours le
garçon des pains. « Bons amis. » Savoir si nous serons
davantage, ça… Et pendant que je suis là, à contempler Peeta, je
sens les yeux gris de Gale peser sur moi depuis le district
Douze.
Gênée, je me penche vers
Peeta et le secoue par l’épaule. Ses yeux s’ouvrent avec
difficulté, son regard se pose sur moi, et il m’attire dans ses
bras pour un long baiser.
— On perd un temps
précieux pour la chasse, dis-je en finissant par me
dégager.
— Oh, je
n’appellerais pas ça une perte de temps. (Il s’assoit et s’étire de
tout son long.) Que décide-t-on ? On chasse l’estomac vide
pour se motiver ?
— Sûrement pas. On
s’offre un solide petit déjeuner pour être au mieux de notre
forme.
— Ça me va,
approuve Peeta. (Mais il paraît surpris en me voyant partager le
reste du ragoût et du riz, et lui tendre son assiette.) Tout
ça ?
— On reconstituera
nos réserves, aujourd’hui. (Nous piochons avec appétit dans nos
assiettes. Même froid, cela reste l’un des meilleurs plats que
j’aie jamais goûtés. J’abandonne ma fourchette et j’essuie les
dernières traces de sauce avec mon doigt.) Effie Trinket doit en
frémir d’horreur, si elle nous regarde.
— Tiens, Effie,
vise un peu ça ! s’écrie Peeta. (Il jette sa fourchette
par-dessus son épaule et lèche son assiette à grands coups de
langue, avec des grognements de satisfaction. Puis il souffle un
baiser dans le vide et claironne à la cantonade :) Tu nous
manques, Effie !
Je plaque ma main sur sa
bouche, mais je pouffe.
— Arrête !
Cato est peut-être juste devant la grotte !
Il m’attrape la
main.
— Et alors ?
Je t’ai avec moi pour me protéger, dit-il en m’attirant contre
lui.
— Arrête, dis-je,
exaspérée.
Je m’arrache à son
étreinte, mais pas avant qu’il ait obtenu un autre
baiser.
Une fois équipés et
sortis de la grotte, nous redevenons sérieux. Comme si ces derniers
jours à l’abri des rochers, de la pluie et de la lutte entre Cato
et Thresh nous avaient offert un répit, des sortes de vacances.
Mais, maintenant que le beau temps est revenu, nous sentons tous
les deux que nous sommes de retour dans les Jeux. Je tends mon
couteau à Peeta, car il a perdu depuis longtemps les autres armes
qu’il pouvait avoir, et il le glisse dans sa ceinture. Mes sept
dernières flèches – sur les douze que j’avais, j’en ai
sacrifié trois dans l’explosion et deux au festin – ballottent
dans mon carquois. Je ne peux pas me permettre d’en perdre
davantage.
— Cato doit nous
chercher, en ce moment, dit Peeta. Ce n’est pas le genre à attendre
que sa proie lui tombe entre les griffes.
— S’il est
blessé…
— Ça ne change
rien, m’interrompt Peeta. S’il est capable de marcher, tu peux être
sûre qu’il est en chemin.
Après une telle pluie,
le ruisseau déborde de plus d’un mètre sur les deux berges. Nous
prenons le temps de remplir nos gourdes. Je passe vérifier les
collets que j’avais tendus quelques jours plus tôt, mais je reviens
bredouille. Pas étonnant, avec ce temps. De toute manière, je
n’avais pas relevé beaucoup de traces de gibier dans les
parages.
— Si nous voulons
manger, nous ferions mieux de retourner vers mon ancien terrain de
chasse.
— C’est toi le
chef, répond Peeta. Dis-moi simplement ce que tu veux que je
fasse.
— Ouvre l’œil.
Reste le plus possible sur les rochers, afin de ne pas laisser trop
d’empreintes. Et tends l’oreille pour nous deux.
Il est clair, désormais,
que je resterai sourde du côté gauche.
Je marcherais bien dans
le ruisseau pour être certaine de ne laisser aucune piste, mais je
ne suis pas sûre que la jambe de Peeta puisse supporter le courant.
Le médicament a beau avoir maîtrisé l’infection, il reste très
faible. Mon entaille au front continue à me faire souffrir, mais au
bout de trois jours elle a cessé de saigner. Je garde néanmoins le
bandage, au cas où l’exercice rouvrirait la plaie.
En remontant le
ruisseau, nous parvenons à l’endroit où j’ai découvert Peeta
camouflé sous la boue et les feuilles. Heureusement, entre l’averse
et la crue, l’eau a effacé toute trace de sa cachette. Ce qui
signifie qu’au besoin nous pourrons regagner notre grotte. Je ne
m’y serais pas risquée sinon – pas avec Cato à nos
trousses.
Les rochers cèdent la
place aux cailloux, puis aux galets. Enfin, à mon grand
soulagement, nous retrouvons le sol en pente douce de la forêt. Je
réalise aussitôt que nous allons avoir un problème. Quand on marche
avec une patte folle sur un sol de gravier, eh bien… il est naturel
de manquer de discrétion. Mais, même sur une couche épaisse
d’aiguilles de sapin, Peeta reste bruyant. Vraiment bruyant – à croire qu’il le fait
exprès. Je me retourne vers lui et le dévisage
longuement.
— Quoi ? me
demande-t-il.
— Il va falloir
faire un peu moins de bruit. Et encore je ne te parle pas de Cato.
Tu es en train de faire fuir tous les lapins dans un rayon de dix
kilomètres.
— Ah bon ?
Désolé, je ne me rendais pas compte.
Nous nous remettons en
marche. C’est un tout petit peu mieux, mais, même avec une seule
oreille, je tressaille à chacun de ses pas.
— Et si tu retirais
tes bottines ? je suggère.
— Ici ?
s’exclame-t-il avec incrédulité, comme si je lui demandais de
marcher pieds nus sur des charbons ardents.
Je dois me rappeler
qu’il ne connaît pas la forêt, que c’est pour lui cet endroit
effrayant, interdit, au-delà du grillage du district Douze. Je
songe à Gale, à son pas de velours. C’est incroyable à quel point
il sait se montrer silencieux, même sur des feuilles mortes, là où
le moindre geste risque de faire fuir le gibier. Il doit bien
s’amuser devant son téléviseur.
— Oui, dis-je
patiemment. Je vais retirer les miennes, moi aussi. Nous
serons plus discrets.
Comme si je faisais le
moindre bruit. Nous ôtons donc nos bottines et nos chaussettes.
Malgré un léger mieux, je jurerais qu’il s’applique à écraser
chaque brindille.
Inutile de dire qu’en
arrivant à notre ancien campement, à Rue et à moi, plusieurs heures
plus tard, je n’ai tiré sur rien. Si le ruisseau voulait bien
s’apaiser, je pourrais peut-être pêcher, mais le courant est trop
fort. Alors que nous faisons halte pour nous reposer et boire un
peu, je réfléchis à une solution. L’idéal consisterait à me
débarrasser de Peeta en l’envoyant ramasser des racines pendant que
je chasse. Seulement, ça ne lui laisserait qu’un couteau face à
Cato, ses épieux et ses gros muscles. Ce que j’aimerais vraiment,
c’est le cacher quelque part, partir chasser, puis revenir le
chercher plus tard. Mais une petite voix me souffle que son ego
n’apprécierait pas.
— Il faut qu’on se
sépare, Katniss. Je fais fuir tout le gibier.
— C’est à cause de
ta jambe, dis-je, magnanime, parce que, franchement, on voit bien
que ce n’est qu’une toute petite partie du problème.
— Je sais. Tu
devrais continuer seule. Indique-moi quelques plantes bonnes à
cueillir, comme ça je pourrai me rendre utile.
— Pas si tu te fais
tuer par Cato.
Je dis ça sur le ton de
la plaisanterie, mais ça donne quand même l’impression que je le
prends pour une mauviette.
Curieusement, il se
contente de rire.
— Écoute, je suis
de taille à me défendre contre Cato. Je me suis déjà battu avec
lui, non ?
« Oui, et on a vu
le résultat. Tu t’es retrouvé à te vider de ton sang dans une
gangue de boue. » Voilà ce que je voudrais répliquer, mais je
m’abstiens. Je n’ai pas oublié qu’il m’a sauvé la vie en affrontant
Cato. J’essaie une autre approche.
— Et si tu grimpais
dans un arbre pour scruter les environs pendant que je
chasse ? lui dis-je en essayant de présenter ça comme une
mission de la plus haute importance.
— Et si tu me
montrais ce qu’il y a de comestible, dans le coin, avant de partir
nous chercher un peu de viande ? rétorque-t-il en imitant ma
voix. Sans trop t’éloigner, au cas où tu aurais besoin de mon
aide.
Je soupire et lui
apprends à reconnaître quelques racines. Car nous avons besoin de
nourriture, c’est clair. Il ne nous reste plus qu’une pomme, deux
petits pains et un morceau de fromage de la taille d’une prune. Je
resterai à proximité, en priant pour que Cato soit
loin.
Je lui enseigne un cri
d’oiseau – pas une mélodie comme celle de Rue, un sifflement
simple à deux notes –, qui nous permettra de faire savoir à
l’autre que tout va bien. Heureusement, il apprend vite. Je lui
laisse le sac à dos et je m’enfonce dans la forêt.
Je m’accorde vingt,
vingt-cinq mètres de distance pour chasser. J’ai l’impression de
revivre mes onze ans, quand je n’osais pas perdre le grillage de
vue. Sans Peeta, cependant, la forêt résonne à nouveau de mille
petits bruits d’animaux. Rassurée par ses sifflements périodiques,
je m’aventure un peu plus loin. Je ramène bientôt deux lapins et un
gros écureuil. Je n’en demandais pas plus. Je peux encore tendre
des collets, et peut-être attraper quelques poissons. Avec les
racines de Peeta, cela devrait suffire pour l’instant.
En retournant sur mes
pas, je prends conscience que cela fait un moment que nous n’avons
plus échangé le signal. Mon sifflement ne recevant pas de réponse,
je m’élance au pas de course. Très vite, je retrouve le sac à dos
avec un petit tas de racines à côté. Des baies sèchent au soleil
sur le carré de plastique. Mais où est-il passé ?
— Peeta ? (Je
sens la panique me gagner.) Peeta !
Alertée par un
bruissement de feuilles, je pivote sur mes talons et manque de le
transpercer d’une flèche. Heureusement, je relève mon arc au
dernier moment, et ma flèche va se ficher dans le tronc d’un chêne,
sur sa gauche. Il fait un bond en arrière. La poignée de baies
qu’il rapportait s’envole dans les fourrés.
Ma peur vire à la
colère.
— Qu’est-ce que tu
fichais ? Tu étais censé rester là, pas te promener dans les
bois !
— J’ai trouvé des
baies au bord du ruisseau, se défend-il, abasourdi par ma
réaction.
— J’ai sifflé.
Pourquoi n’as-tu pas répondu ?
— Je ne t’ai pas
entendue. À cause du bruit de l’eau, j’imagine.
Il s’avance et pose ses
deux mains sur mes épaules. Je m’aperçois alors que je
tremble.
— J’ai cru que Cato
t’avait tué !
— Non, je vais
bien. (Peeta me prend dans ses bras, mais je ne lui rends pas son
étreinte.) Katniss ?
Je le repousse en
m’efforçant de faire le tri dans mes sentiments.
— Quand on convient
d’un signal, on reste à portée de voix. Parce que, si l’un des deux
ne répond pas, les deux ont des ennuis,
d’accord ?
— D’accord !
— Bien. Parce qu’il
m’est arrivé la même chose avec Rue, et elle est morte sous mes
yeux !
Je lui tourne le dos, je
m’approche du sac à dos et j’attrape la gourde pleine, bien qu’il
me reste de l’eau dans la mienne. Mais je ne suis pas encore prête
à lui pardonner. Je remarque la nourriture. Les pains et la pomme
sont intacts, mais il manque un morceau du fromage.
— Et tu as mangé
dans mon dos, en plus !
En réalité, je m’en
moque. Je saisis simplement ce prétexte pour continuer à
m’indigner.
— Quoi ? Non,
pas du tout, proteste Peeta.
— Je suppose que
c’est la pomme qui a grignoté le fromage ?
— Je ne sais pas
qui a mangé du fromage, me répond Peeta avec lenteur, en détachant
bien les mots, comme s’il tâchait de ne pas s’énerver. Mais ce
n’est pas moi. J’étais au bord du ruisseau, en train de cueillir
des baies. Tu en veux ?
J’en ai bien envie,
c’est vrai, mais je ne veux pas lui donner l’impression de
capituler trop vite. Je m’approche tout de même pour les examiner
de plus près. Je n’ai encore jamais vu ce type de baies. Si :
une fois. Mais pas dans l’arène. Ce ne sont pas les baies de Rue,
même si elles leur ressemblent. Pas plus qu’aucune des sortes de
baies qu’on nous a enseigné à reconnaître à l’entraînement. J’en
ramasse quelques-unes, que je fais rouler entre mes
doigts.
La voix de mon père me
revient en mémoire. « Pas ces baies-là, Katniss. Jamais
celles-là. C’est du sureau mortel. Ça te tuerait avant même
d’atteindre ton estomac. »
À cet instant, le canon
retentit. Je fais volte-face, certaine de voir Peeta s’écrouler
devant moi, mais il se contente de hausser les sourcils.
L’hovercraft se matérialise à une centaine de mètres. Il soulève
dans les airs le corps très amaigri de la Renarde. J’aperçois un
reflet de cheveux roux dans le soleil.
J’aurais dû comprendre à
l’instant où j’ai vu qu’il manquait du fromage…
Peeta m’attrape le bras
et me pousse vers un arbre.
— Grimpe. Il sera
là d’une seconde à l’autre. Nous aurons une meilleure chance de
là-haut.
Je l’arrête, soudain
très calme.
— Non, Peeta, ce
n’est pas Cato qui l’a tuée. C’est toi.
— Quoi ? Je ne
l’ai pas revue une seule fois depuis le premier jour, dit-il.
Comment veux-tu que je l’aie tuée ?
En guise de réponse, je
lui tends ses baies.