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la suite des aventures de Katniss dans
Hunger Games II
L'embrasement
la suite des aventures de Katniss dans
Hunger Games II
L'embrasement
PREMIÈRE PARTIE
L’étincelle
1
J
e serre la flasque au
creux de mes mains, même si la chaleur du thé s’est dissipée depuis
longtemps dans l’air glacé. J’ai les muscles raidis par le froid.
Si une meute de chiens sauvages me tombait dessus en cet instant,
il y aurait peu de chances que je réussisse à grimper à temps dans
un arbre. Il faudrait me lever, marcher un peu, me dégourdir les
jambes. Mais je reste immobile, assise sur cette pierre, face à
l’aube qui commence à éclairer la forêt. On ne peut pas lutter
contre le soleil. Je me contente de l’observer, impuissante, tandis
qu’il me précipite dans une journée que j’appréhende depuis des
mois.
À midi, tout le monde
débarquera chez moi, au Village des vainqueurs. Journalistes et
cameramen seront venus en force du Capitole. Il y aura même Effie
Trinket, mon ancienne hôtesse. Je me demande si elle aura encore la
même perruque rose ridicule, ou si elle aura adopté une autre
couleur absurde pour notre Tournée de la victoire. D’autres
personnes m’attendront également : du personnel qui sera aux
petits soins pendant toute la durée du voyage, une équipe de
préparation pour me pomponner lors de mes apparitions
publiques ; et mon styliste et ami, Cinna, le créateur de ces
tenues à couper le souffle qui m’ont valu d’entrée l’attention du
public dans les Hunger Games.
Si cela ne tenait qu’à
moi, j’essaierais d’oublier complètement les Jeux. Je n’en
parlerais plus jamais. Comme si tout cela n’avait été qu’un mauvais
rêve. Mais c’est impossible, à cause de la Tournée de la victoire,
qui se déroule, stratégiquement, à mi-chemin entre deux éditions
des Jeux. C’est une manière pour le Capitole de raviver et
d’alimenter l’horreur au sein des districts. Non seulement sa main
de fer se rappelle à nous chaque année, mais on nous oblige à
célébrer l’événement. Et, cette fois-ci, je fais partie du
spectacle. Je vais devoir voyager d’un district à l’autre,
supporter les acclamations de foules secrètement hostiles,
contempler le visage des familles dont j’ai tué les
enfants…
Comme le soleil persiste
à grimper, je me lève à mon tour. Toutes mes articulations
protestent. Ma jambe gauche est restée engourdie si longtemps que
la circulation sanguine met plusieurs minutes à se rétablir. Je
suis dans les bois depuis trois heures, mais, faute d’avoir
vraiment chassé, je risque de rentrer bredouille. Cela n’a plus
d’importance pour ma mère ni pour ma petite sœur, Prim. Elles ont
les moyens d’acheter de la viande chez le boucher, à présent, même
si nous aimons toujours autant le gibier. Mais mon ami Gale
Hawthorne et sa famille ont besoin de tout ce que je pourrai
rapporter. Pas question de les laisser tomber. J’entame le circuit
d’une demi-heure le long de notre ligne de collets. Quand nous
étions à l’école, nous passions nos après-midi à chasser, à relever
nos pièges et à cueillir des fruits ; et il nous restait
encore assez de temps pour rentrer faire un peu de troc en ville.
Mais, maintenant que Gale travaille dans les mines de charbon, et
vu que je n’ai rien d’autre à faire de mes journées, je m’en charge
seule.
À cette heure-ci, Gale a
sans doute déjà pointé à la mine. Après être descendu dans les
profondeurs de la terre à bord d’un ascenseur vertigineux, il doit
piocher dans une veine de charbon. Je sais à quoi ressemble une
journée, là-dessous. Chaque année, à l’école, notre classe
descendait visiter les mines. Gamine, je trouvais cela désagréable,
sans plus : les galeries suffocantes, l’air rance,
l’obscurité poisseuse… Mais, après la mort de mon père et de
plusieurs autres mineurs dans un coup de grisou, je ne voulais même
plus grimper dans l’ascenseur. La visite annuelle devenait une
source d’anxiété abominable. Deux fois, je m’étais rendue malade
par avance au point que ma mère m’avait gardée à la maison,
persuadée que j’avais attrapé la grippe.
Je pense à Gale, qui
n’est heureux que dans la forêt, avec de l’air frais, du soleil et
de l’eau pure. Je ne sais pas comment il fait pour tenir le coup.
Enfin… si, je sais. Il serre les dents, parce que c’est la seule
manière de nourrir sa mère, ses deux jeunes frères et sa petite
sœur. Dire que j’ai de l’argent à la pelle, largement de quoi faire
vivre nos deux familles à présent, et qu’il refuse la moindre
pièce ! Il rechigne même à accepter la viande que je leur
apporte. Pourtant, il aurait sûrement nourri ma mère et Prim, si
j’étais morte dans les Jeux. Je lui raconte que je fais ça pour
moi, que je deviendrais cinglée à rester assise toute la journée.
Néanmoins, je m’arrange toujours pour passer déposer le gibier en
son absence. Ce qui n’est pas bien difficile, vu qu’il travaille
douze heures par jour.
Je ne le vois vraiment
que les dimanches, quand nous nous retrouvons dans la forêt pour
chasser ensemble. Ça reste le meilleur jour de la semaine, même si
ce n’est plus comme avant, à l’époque où nous nous partagions tout.
Même ça, les Jeux l’ont gâché. J’espère sans cesse qu’avec le temps
nous pourrons retrouver notre complicité d’autrefois, mais, au fond
de moi, je sais que ça n’arrivera pas. On ne revient pas en
arrière.
Les collets m’assurent
une bonne récolte : je ramasse huit lapins, deux écureuils et
un castor, qui s’est empêtré dans une nasse en fil de fer
confectionnée par Gale. Gale est le roi des pièges. Il les accroche
à des branches repliées qui, quand elles se détendent, hissent le
gibier hors de portée des prédateurs ; il sait disposer des
rondins en équilibre sur des baguettes fragiles qui se brisent au
moindre frôlement, ou tisser des paniers dans lesquels les poissons
viennent se prendre. Je relève les pièges l’un après l’autre, en
les retendant soigneusement. Je sais que je n’aurai jamais son coup
d’œil, son instinct pour deviner avec précision le passage du
gibier. C’est plus que de l’expérience. Il a un véritable don.
Comme celui qui me permet d’abattre mes proies d’une seule flèche,
dans une obscurité quasi complète.
Le temps que je regagne
le grillage qui entoure le district Douze, le soleil est déjà haut.
Comme toujours, je prends un moment pour écouter, mais on n’entend
aucun bourdonnement électrique dans les maillons métalliques. Ce
n’est pratiquement jamais le cas, même si le grillage est censé
rester sous tension en permanence. Je me faufile par-dessous et je
débouche dans le Pré, à quelques pas de mon ancienne maison. Nous
avons pu la conserver car, officiellement, c’est toujours là
qu’habitent ma mère et ma sœur. Si je mourais aujourd’hui, elles
seraient obligées d’y retourner. Mais, pour l’instant, elles
profitent de ma nouvelle maison au Village des vainqueurs, et je
suis la seule à me servir de cette minuscule bicoque où j’ai
grandi. Il n’y a que là que je me sente vraiment chez
moi.
Je m’y rends pour me
changer. Troquer le vieux blouson en cuir de mon père contre une
veste de laine fine un peu trop serrée aux entournures. Enlever mes
bottes de chasse assouplies par les ans pour enfiler une coûteuse
paire de souliers, que ma mère juge plus appropriée pour quelqu’un
de mon statut. J’ai déjà caché mon arc et mes flèches dans un tronc
creux dans la forêt. Bien que je ne sois pas en avance, je
m’attarde quelques minutes dans la cuisine. Avec son poêle éteint
et sa table sans nappe, l’endroit a l’air abandonné. Je regrette un
peu notre ancienne vie. Nous avions du mal à joindre les deux bouts
mais, au moins, je savais où me situer, je me sentais à ma place.
Je donnerais cher pour la retrouver. Avec le recul, j’étais
beaucoup plus en sécurité que maintenant, où je suis riche, célèbre
et haïe par les autorités du Capitole.
Un miaulement m’appelle
à la porte de derrière. Je vais ouvrir à Buttercup, le vieux matou
de Prim. Il déteste presque autant que moi notre nouvelle maison.
Dès que ma sœur part à l’école, il en profite pour se sauver. Nous
qui n’avons jamais été fous l’un de l’autre, voilà qui nous
rapproche. Je le laisse entrer, je lui glisse un bout de lard de
castor, je le caresse même un moment entre les
oreilles.
— Tu es vraiment
vilain, tu sais ? dis-je. (Buttercup quémande encore quelques
caresses, mais il faut partir.) Allez, amène-toi.
Je l’attrape sous le
ventre, je m’empare de ma gibecière et je sors de la maison. Le
chat m’échappe et disparaît sous un buisson.
Mes souliers me font mal
aux pieds, tandis que je m’éloigne le long de la rue charbonneuse.
En coupant par les ruelles et les arrière-cours, j’arrive chez Gale
en quelques minutes. Sa mère, Hazelle, m’aperçoit par la fenêtre.
Elle est penchée au-dessus de l’évier de la cuisine. Elle s’essuie
les mains sur son tablier et vient m’ouvrir à la
porte.
J’aime bien Hazelle.
J’ai du respect pour elle. Le coup de grisou qui a emporté mon père
a également tué son mari, la laissant seule avec trois garçons et
une petite fille sur le point de naître. Moins d’une semaine après
son accouchement, elle cherchait du travail. Hors de question
qu’elle aille à la mine, pas avec un bébé aussi petit, mais elle a
convaincu certains commerçants fortunés de lui confier leur
lessive. À quatorze ans, Gale, l’aîné de ses fils, est devenu le
principal soutien de la famille. Il avait pris des tesserae, qui
leur rapportaient un peu de blé et d’huile en échange
d’inscriptions supplémentaires au tirage au sort de la Moisson.
Sans compter qu’à l’époque c’était déjà un excellent chasseur. Mais
ça n’aurait pas suffi à faire vivre une famille de cinq personnes
si Hazelle n’avait pas résolu de s’user les doigts jusqu’à l’os sur
sa planche à laver. En hiver, ses mains devenaient tellement rouges
et gercées qu’elles saignaient à la moindre occasion. Mais Hazelle
et Gale se sont juré que les enfants, Rory, douze ans, Vick, dix
ans, et la petite Posy, quatre ans, ne prendraient jamais aucun
tessera.
Hazelle sourit devant
mon tableau de chasse. Elle empoigne le castor par la
queue.
— Ça va faire un
bon ragoût.
Contrairement à Gale,
notre arrangement ne lui pose aucune difficulté.
— Et la fourrure
est intacte, fais-je remarquer.
Je trouve agréable de me
trouver là avec Hazelle. De discuter des mérites de mon gibier,
comme nous l’avons toujours fait. Elle me sert un bol de tisane
brûlante, sur lequel je réchauffe, avec reconnaissance, mes doigts
gelés.
— Vous savez, à mon
retour de tournée, je me disais que je pourrais peut-être emmener
Rory avec moi, quelquefois. Après l’école. Pour lui apprendre à
tirer.
Hazelle hoche la
tête.
— Ce serait bien.
Gale avait l’intention de le faire, mais il n’a que ses dimanches,
et je crois qu’il préfère te les réserver.
Je ne peux pas
m’empêcher de rougir. C’est absurde, bien sûr. Hazelle me connaît
mieux que personne. Elle sait parfaitement ce que je partage avec
Gale. Je suis sûre que tout le monde nous imaginait déjà mariés,
lui et moi, même si l’idée ne m’avait jamais effleurée. Mais
c’était avant les Jeux. Avant que mon partenaire, Peeta Mellark,
annonce qu’il était fou de moi. Notre relation est devenue un
élément-clé de notre stratégie de survie dans l’arène. Sauf qu’il
ne s’agissait pas uniquement de stratégie pour Peeta. En ce qui me
concerne, je ne sais pas. Je sais seulement que Gale a eu du mal à
l’encaisser. J’ai la gorge qui se noue quand je pense que, pendant
la Tournée de la victoire, Peeta et moi allons devoir recommencer à
jouer les amoureux.
Je termine ma tisane
trop chaude et me lève de table.
— Je ferais mieux
d’y aller. Je dois encore me rendre présentable pour les
caméras.
Hazelle me serre dans
ses bras.
— Profite de la
nourriture.
— Comptez sur moi,
dis-je.
Mon étape suivante est
la Plaque, où j’avais l’habitude de revendre le gros de ma récolte.
C’est un ancien entrepôt à charbon désaffecté depuis des années.
Toutes sortes de commerces illégaux s’y sont installés, donnant
naissance à un véritable marché noir. Vu les malfrats qu’il attire,
l’endroit est fait pour moi, je suppose. Le braconnage aux
alentours du district Douze enfreint une bonne douzaine de lois.
C’est passible de la peine de mort.
On ne m’en parle jamais,
mais j’ai une dette envers les habitués de la Plaque. Gale m’a
raconté que Sae Boui-boui, la vieille marchande de soupe, a lancé
une collecte pour nous aider, Peeta et moi, pendant les Jeux. Au
départ, ça devait concerner seulement la Plaque, mais beaucoup de
gens en ont entendu parler et ont tenu à participer. J’ignore
combien elle a récolté exactement, mais je sais que, dans l’arène,
le moindre don atteignait un prix exorbitant. En tout cas, ça fait
partie des éléments qui m’ont permis de survivre.
J’éprouve toujours une
curieuse sensation en poussant la porte avec une gibecière vide,
sans rien à négocier, avec le poids de ma bourse pleine contre
ma hanche. J’essaie de m’arrêter à tous les stands, de répartir mes
achats de café, de petits pains, d’œufs, de fil ou d’huile. Dans la
foulée, j’achète aussi trois bouteilles d’alcool pur à une manchote
du nom de Ripper, une victime d’un accident de mine qui a eu
suffisamment de jugeote pour trouver ce moyen de rester en
vie.
L’alcool n’est pas pour
ma famille, mais pour Haymitch, qui nous a servi de mentor, à Peeta
et à moi, au cours des Jeux. Il est acariâtre, brutal et, la
plupart du temps, soûl comme un cochon. Mais il a tenu son rôle
– et même mieux que ça –, car, pour la première fois de
l’histoire, deux tributs ont pu gagner. Alors peu importe son
caractère, j’ai une dette envers lui également. Et pour toujours.
Je pense à lui parce que, quelques semaines plus tôt, il s’est
trouvé à court d’alcool et n’a pu s’en procurer nulle part ;
il était en manque. Il tremblait, il hurlait de terreur devant des
monstres qu’il était seul à voir. Il a flanqué la frousse à Prim
et, franchement, ce n’était pas drôle pour moi non plus de le
découvrir dans cet état. Alors, depuis, je me constitue une petite
réserve en prévision de la prochaine pénurie.
Cray, notre chef des
Pacificateurs, fronce les sourcils en me voyant avec mes
bouteilles. C’est un homme entre deux âges, avec quelques mèches
grisonnantes plaquées sur le côté de son visage
rubicond.
— Ce truc est trop
fort pour toi, petite.
Il sait de quoi il
parle. Hormis Haymitch, Cray est le pire ivrogne que je
connaisse.
— Oh, c’est pour ma
mère, dis-je avec indifférence. Pour ses remèdes.
— C’est sûr que ça
élimine n’importe quel microbe, admet-il avant de poser à son tour
une pièce sur l’étal.
En arrivant au stand de
Sae Boui-boui, je me hisse sur le comptoir et lui commande un bol
de soupe. On dirait un mélange de calebasse et de fayots. Un
Pacificateur du nom de Darius vient s’en acheter un bol, lui aussi,
pendant que je mange. C’est l’un de mes préférés. Pas le genre à
rouler des mécaniques, toujours prêt à plaisanter. Il doit avoir
une vingtaine d’années mais ne paraît pas vraiment plus vieux que
moi. Quelque chose dans son sourire, dans ses cheveux roux en
bataille, lui donne une allure presque enfantine.
— Tu n’as pas un
train à prendre ? me demande-t-il.
— Si. On passe me
chercher à midi.
— Tu vas vraiment y
aller comme ça ? Sans rien, sans même un ruban dans tes
cheveux ?
Il donne une pichenette
dans ma natte. Je repousse sa main avec un sourire.
— Ne vous en faites
pas. Quand ils en auront fini avec moi, je serai
méconnaissable.
— Bien,
approuve-t-il. Faisons un peu honneur au district pour changer,
mademoiselle Everdeen. D’accord ?
Il secoue la tête avec
une commisération feinte, puis part rejoindre ses
amis.
— Il faudra penser
à me rapporter ce bol ! lui lance Sae Boui-boui en
rigolant.
Elle se tourne vers
moi.
— Gale t’accompagne
à la gare ? me demande-t-elle.
— Non, il ne figure
pas sur la liste. Mais je l’ai vu dimanche.
— Tiens ? Je
croyais qu’on l’aurait inscrit. Vu que c’est ton cousin et tout ça,
me dit-elle avec un clin d’œil.
Encore un élément du
mensonge concocté par le Capitole. Voyant Peeta et moi rester parmi
les huit derniers dans les Hunger Games, des journalistes sont
venus tourner un reportage sur nous. Quand ils ont voulu rencontrer
mes amis, tout le monde les a adressés à Gale. Mais ça ne convenait
pas, ça ne cadrait pas avec la comédie romantique que je jouais
dans l’arène. Gale était trop beau, trop viril, pas du tout disposé
à sourire ni à se montrer aimable devant la caméra. C’est vrai
qu’on a un air de famille, par contre. On voit qu’on vient de la
Veine, tous les deux. Les cheveux bruns et raides, le teint mat,
les yeux gris. Alors, un petit malin a décidé d’en faire mon
cousin. Je l’ai appris à mon retour, sur le quai de la gare, quand
ma mère m’a dit : « Ton cousin est très impatient de te
revoir ! » Et j’ai vu Gale, Hazelle et tous les enfants
qui m’attendaient. Je n’ai pas eu d’autre solution que de jouer le
jeu.
Sae Boui-boui sait que
nous n’avons aucun lien de parenté, mais d’autres, qui nous
connaissent pourtant depuis des années, semblent l’avoir
oublié.
— Vivement que tout
ça se termine, je murmure.
— Je te comprends,
compatit Sae Boui-boui. Mais tu ne peux pas y échapper. Autant ne
pas te mettre en retard…
Une neige légère
commence à tomber tandis que je me dirige vers le Village des
vainqueurs. Il se dresse à six cents mètres à peine de la
grand-place, mais on dirait qu’il fait partie d’une autre planète.
C’est un quartier distinct, bâti autour d’une pelouse verdoyante
avec des massifs de fleurs. Il compte douze maisons, chacune dix
fois plus grande que celle dans laquelle j’ai grandi. Neuf sont
vides depuis toujours. Les trois autres sont occupées par Haymitch,
Peeta et moi.
Une atmosphère
chaleureuse se dégage des deux maisons habitées par ma famille et
par celle de Peeta. On voit de la lumière aux fenêtres, de la fumée
au-dessus de la cheminée, des épis de maïs peints de couleurs
vives, accrochés à la porte comme décoration pour la fête des
Récoltes. En revanche, malgré le travail des jardiniers, un
sentiment d’abandon et de négligence suinte de la maison
d’Haymitch. Je marque une courte pause sur le seuil, pour me
préparer à ce qui m’attend, puis j’entre.
Je fronce aussitôt le
nez avec dégoût. Haymitch refuse de prendre une femme de ménage, et
lui-même ne manie pas le balai bien souvent. Au fil des ans, la
puanteur est devenue effroyable, un mélange d’alcool et de vomi, de
chou bouilli, de viande brûlée, de linge sale et de crottes de
souris. J’en ai les larmes aux yeux. Je marche sur des papiers
d’emballage, des débris de verre et des os de poulet pour arriver
jusqu’à la pièce où je suis sûre de trouver Haymitch. Il est assis
dans la cuisine, les bras en croix sur la table, le nez dans une
flaque d’alcool, en train de ronfler.
Je lui secoue
l’épaule.
— Debout !
dis-je d’une voix forte. J’ai appris qu’il n’existe aucun moyen
plus délicat de le réveiller.
Ses ronflements
s’interrompent brièvement, avant de reprendre de plus belle. Je le
secoue plus fort.
— Allez,
Haymitch ! C’est le jour de la Tournée !
J’ouvre la fenêtre à
moitié bloquée et je respire l’air frais à pleins poumons. Du bout
du pied, je fouille parmi les détritus qui jonchent le sol. Je
finis par dégager une cafetière en fer-blanc, que je remplis à
l’évier. Le poêle n’est pas complètement éteint ; à force de
souffler sur les derniers charbons rougeoyants, je fais repartir la
flamme. Je verse un peu de café dans le pot, de quoi préparer un
breuvage à réveiller un mort, et je mets le tout à bouillir sur le
poêle.
Haymitch ne s’est
toujours pas réveillé. Voyant que rien d’autre ne marche, je
remplis une bassine d’eau froide et la lui renverse sur le crâne,
avant de m’écarter précipitamment. Un cri guttural lui échappe. Il
se dresse d’un bond, envoie promener sa chaise d’un coup de pied et
fend l’air devant lui avec sa lame. J’avais oublié qu’il s’endort
toujours le couteau à la main. J’aurais dû le lui ôter, mais
j’avais d’autres soucis en tête. Lâchant un chapelet de jurons, il
continue à brasser de l’air un moment, puis finit par reprendre ses
esprits. Il s’essuie le visage avec sa manche et se tourne vers
moi, perchée sur l’appui de la fenêtre – au cas où j’aurais
besoin de sortir rapidement.
— Qu’est-ce que tu
fiches ici ? bredouille-t-il.
— Vous m’avez
demandé de vous réveiller une heure avant l’arrivée des
journalistes, je lui rappelle.
— Hein ?
— C’est vous qui
avez insisté.
Il semble retrouver la
mémoire.
— Pourquoi suis-je
tout mouillé ?
— Pas moyen de vous
réveiller autrement, dis-je. Écoutez, si c’est une nounou que vous
vouliez, vous auriez dû demander à Peeta.
— Me demander
quoi ?
En entendant la voix de
Peeta, je sens toutes sortes d’émotions désagréables m’envahir
– comme la culpabilité, la tristesse et la peur. Avec une
pointe de désir. Je veux bien admettre qu’il y a un peu de ça
aussi. Sauf que c’est largement noyé par tout le
reste.
Je regarde Peeta marcher
jusqu’à la table. Le soleil qui rentre par la fenêtre fait
scintiller quelques flocons de neige dans ses cheveux blonds. Il
est en pleine forme, sans rien de commun avec le garçon amaigri et
brûlant de fièvre que j’ai connu dans l’arène. On remarque à peine
qu’il boite. Il pose une grosse miche de pain frais sur la table et
tend la main à Haymitch.
— Te demander de me
réveiller sans me refiler une pneumonie, grommelle Haymitch en lui
donnant son couteau.
Notre ancien mentor
arrache sa chemise sale, dévoilant un maillot de corps tout aussi
douteux, et s’en frotte le visage.
Peeta sourit. Il ramasse
une bouteille par terre, verse un filet d’alcool sur la lame du
couteau d’Haymitch et l’essuie soigneusement sur un pan de sa
chemise. Puis il coupe le pain. Peeta est notre boulanger attitré.
Je chasse. Il fait du pain. Haymitch boit. Chacun d’entre nous
s’occupe à sa manière, pour chasser le souvenir des Jeux. Quand il
tend le croûton à Haymitch, il se tourne vers moi.
— Tu en veux un
morceau ?
— Non, j’ai déjà
mangé à la Plaque. Merci quand même.
Je ne reconnais pas ma
voix, tellement elle est guindée. Comme chaque fois que je
m’adresse à Peeta depuis que les caméras ont cessé de filmer notre
retour heureux et que nous avons pu reprendre le cours normal de
nos vies.
— Pas de quoi,
dit-il avec raideur.
Haymitch jette sa
chemise en boule dans un coin.
— Brrr. Il va
falloir vous échauffer un peu avant le lever de rideau, tous les
deux.
Il a raison, bien sûr.
Le public s’attend à retrouver le couple d’amoureux qui a remporté
les Hunger Games. Et non deux étrangers qui peuvent à peine se
regarder en face. Mais tout ce que je trouve à dire,
c’est :
— Allez donc
prendre un bain, Haymitch.
Puis je balance mes
jambes par la fenêtre, me laisse tomber à l’extérieur et me dirige
vers chez moi, de l’autre côté de la pelouse.
La neige commence à
tenir, et je laisse une série d’empreintes derrière moi. Parvenue à
la porte, je prends le temps de m’essuyer les pieds avant d’entrer.
Ma mère a travaillé jour et nuit pour rendre la maison impeccable
en prévision des caméras. Ce n’est pas le moment de salir son
parquet. À peine ai-je posé le pied à l’intérieur qu’elle se
précipite vers moi et me retient par le bras.
— Ne t’inquiète
pas, je me déchausse, dis-je en enlevant mes souliers sur le
paillasson.
Ma mère lâche un drôle
de petit rire avant de me débarrasser de ma gibecière remplie de
provisions.
— Bah, ce n’est que
de la neige. Tu as fait une bonne promenade ?
— Une
promenade ?
Elle sait pourtant que
j’ai passé la moitié de la nuit dans la forêt. C’est alors que
j’aperçois un homme, debout dans l’embrasure de la porte de la
cuisine. Un seul coup d’œil à son costume fait sur mesure, à ses
traits ciselés par la chirurgie, m’indique qu’il est du Capitole.
Quelque chose ne va pas.
— J’ai failli me
rompre le cou. Ça glisse comme une patinoire, dehors.
— Tu as de la
visite, m’annonce ma mère.
Son visage est livide,
et sa voix trahit une anxiété mal dissimulée. Je fais mine de ne
rien remarquer.
— Je croyais qu’ils
n’arrivaient pas avant midi ? Est-ce que Cinna est venu en
avance pour m’aider à me préparer ?
— Non, Katniss,
c’est… commence ma mère.
— Par ici, s’il
vous plaît, mademoiselle Everdeen, l’interrompt
l’homme.
Il me fait signe de le
précéder dans le couloir. C’est un peu curieux de se faire
commander comme ça chez soi, mais je préfère garder mes
commentaires pour moi.
Au passage, j’adresse un
sourire rassurant à ma mère.
— Probablement des
instructions de dernière minute pour la tournée.
On m’a déjà envoyé
toutes sortes de documents concernant notre itinéraire, ainsi que
le protocole à respecter dans chaque district. Mais, tout en me
dirigeant vers la porte du bureau, que je vois fermée pour la
première fois, je sens mon esprit s’emballer. « Qui est
là ? Que me veut-on ? Pourquoi ma mère est-elle aussi
pâle ? »
— Entrez, me dit
l’homme du Capitole, qui m’a suivie dans le couloir.
Je tourne la poignée en
laiton et j’entre. Mes narines hument des senteurs de rose et de
sang. Un petit homme aux cheveux blancs, à l’allure vaguement
familière, est penché sur un livre. Il lève un doigt, comme pour
dire : « Accorde-moi une minute. » Puis il se
retourne vers moi, et je me fige sur place.
Je reste pétrifiée sous
le regard de serpent du président Snow.