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la suite des aventures de Katniss dans

Hunger Games II
L'embrasement
PREMIÈRE PARTIE
L’étincelle
1
J
e serre la flasque au creux de mes mains, même si la chaleur du thé s’est dissipée depuis longtemps dans l’air glacé. J’ai les muscles raidis par le froid. Si une meute de chiens sauvages me tombait dessus en cet instant, il y aurait peu de chances que je réussisse à grimper à temps dans un arbre. Il faudrait me lever, marcher un peu, me dégourdir les jambes. Mais je reste immobile, assise sur cette pierre, face à l’aube qui commence à éclairer la forêt. On ne peut pas lutter contre le soleil. Je me contente de l’observer, impuissante, tandis qu’il me précipite dans une journée que j’appréhende depuis des mois.
À midi, tout le monde débarquera chez moi, au Village des vainqueurs. Journalistes et cameramen seront venus en force du Capitole. Il y aura même Effie Trinket, mon ancienne hôtesse. Je me demande si elle aura encore la même perruque rose ridicule, ou si elle aura adopté une autre couleur absurde pour notre Tournée de la victoire. D’autres personnes m’attendront également : du personnel qui sera aux petits soins pendant toute la durée du voyage, une équipe de préparation pour me pomponner lors de mes apparitions publiques ; et mon styliste et ami, Cinna, le créateur de ces tenues à couper le souffle qui m’ont valu d’entrée l’attention du public dans les Hunger Games.
Si cela ne tenait qu’à moi, j’essaierais d’oublier complètement les Jeux. Je n’en parlerais plus jamais. Comme si tout cela n’avait été qu’un mauvais rêve. Mais c’est impossible, à cause de la Tournée de la victoire, qui se déroule, stratégiquement, à mi-chemin entre deux éditions des Jeux. C’est une manière pour le Capitole de raviver et d’alimenter l’horreur au sein des districts. Non seulement sa main de fer se rappelle à nous chaque année, mais on nous oblige à célébrer l’événement. Et, cette fois-ci, je fais partie du spectacle. Je vais devoir voyager d’un district à l’autre, supporter les acclamations de foules secrètement hostiles, contempler le visage des familles dont j’ai tué les enfants…
Comme le soleil persiste à grimper, je me lève à mon tour. Toutes mes articulations protestent. Ma jambe gauche est restée engourdie si longtemps que la circulation sanguine met plusieurs minutes à se rétablir. Je suis dans les bois depuis trois heures, mais, faute d’avoir vraiment chassé, je risque de rentrer bredouille. Cela n’a plus d’importance pour ma mère ni pour ma petite sœur, Prim. Elles ont les moyens d’acheter de la viande chez le boucher, à présent, même si nous aimons toujours autant le gibier. Mais mon ami Gale Hawthorne et sa famille ont besoin de tout ce que je pourrai rapporter. Pas question de les laisser tomber. J’entame le circuit d’une demi-heure le long de notre ligne de collets. Quand nous étions à l’école, nous passions nos après-midi à chasser, à relever nos pièges et à cueillir des fruits ; et il nous restait encore assez de temps pour rentrer faire un peu de troc en ville. Mais, maintenant que Gale travaille dans les mines de charbon, et vu que je n’ai rien d’autre à faire de mes journées, je m’en charge seule.
À cette heure-ci, Gale a sans doute déjà pointé à la mine. Après être descendu dans les profondeurs de la terre à bord d’un ascenseur vertigineux, il doit piocher dans une veine de charbon. Je sais à quoi ressemble une journée, là-dessous. Chaque année, à l’école, notre classe descendait visiter les mines. Gamine, je trouvais cela désagréable, sans plus : les galeries suffocantes, l’air rance, l’obscurité poisseuse… Mais, après la mort de mon père et de plusieurs autres mineurs dans un coup de grisou, je ne voulais même plus grimper dans l’ascenseur. La visite annuelle devenait une source d’anxiété abominable. Deux fois, je m’étais rendue malade par avance au point que ma mère m’avait gardée à la maison, persuadée que j’avais attrapé la grippe.
Je pense à Gale, qui n’est heureux que dans la forêt, avec de l’air frais, du soleil et de l’eau pure. Je ne sais pas comment il fait pour tenir le coup. Enfin… si, je sais. Il serre les dents, parce que c’est la seule manière de nourrir sa mère, ses deux jeunes frères et sa petite sœur. Dire que j’ai de l’argent à la pelle, largement de quoi faire vivre nos deux familles à présent, et qu’il refuse la moindre pièce ! Il rechigne même à accepter la viande que je leur apporte. Pourtant, il aurait sûrement nourri ma mère et Prim, si j’étais morte dans les Jeux. Je lui raconte que je fais ça pour moi, que je deviendrais cinglée à rester assise toute la journée. Néanmoins, je m’arrange toujours pour passer déposer le gibier en son absence. Ce qui n’est pas bien difficile, vu qu’il travaille douze heures par jour.
Je ne le vois vraiment que les dimanches, quand nous nous retrouvons dans la forêt pour chasser ensemble. Ça reste le meilleur jour de la semaine, même si ce n’est plus comme avant, à l’époque où nous nous partagions tout. Même ça, les Jeux l’ont gâché. J’espère sans cesse qu’avec le temps nous pourrons retrouver notre complicité d’autrefois, mais, au fond de moi, je sais que ça n’arrivera pas. On ne revient pas en arrière.
Les collets m’assurent une bonne récolte : je ramasse huit lapins, deux écureuils et un castor, qui s’est empêtré dans une nasse en fil de fer confectionnée par Gale. Gale est le roi des pièges. Il les accroche à des branches repliées qui, quand elles se détendent, hissent le gibier hors de portée des prédateurs ; il sait disposer des rondins en équilibre sur des baguettes fragiles qui se brisent au moindre frôlement, ou tisser des paniers dans lesquels les poissons viennent se prendre. Je relève les pièges l’un après l’autre, en les retendant soigneusement. Je sais que je n’aurai jamais son coup d’œil, son instinct pour deviner avec précision le passage du gibier. C’est plus que de l’expérience. Il a un véritable don. Comme celui qui me permet d’abattre mes proies d’une seule flèche, dans une obscurité quasi complète.
Le temps que je regagne le grillage qui entoure le district Douze, le soleil est déjà haut. Comme toujours, je prends un moment pour écouter, mais on n’entend aucun bourdonnement électrique dans les maillons métalliques. Ce n’est pratiquement jamais le cas, même si le grillage est censé rester sous tension en permanence. Je me faufile par-dessous et je débouche dans le Pré, à quelques pas de mon ancienne maison. Nous avons pu la conserver car, officiellement, c’est toujours là qu’habitent ma mère et ma sœur. Si je mourais aujourd’hui, elles seraient obligées d’y retourner. Mais, pour l’instant, elles profitent de ma nouvelle maison au Village des vainqueurs, et je suis la seule à me servir de cette minuscule bicoque où j’ai grandi. Il n’y a que là que je me sente vraiment chez moi.
Je m’y rends pour me changer. Troquer le vieux blouson en cuir de mon père contre une veste de laine fine un peu trop serrée aux entournures. Enlever mes bottes de chasse assouplies par les ans pour enfiler une coûteuse paire de souliers, que ma mère juge plus appropriée pour quelqu’un de mon statut. J’ai déjà caché mon arc et mes flèches dans un tronc creux dans la forêt. Bien que je ne sois pas en avance, je m’attarde quelques minutes dans la cuisine. Avec son poêle éteint et sa table sans nappe, l’endroit a l’air abandonné. Je regrette un peu notre ancienne vie. Nous avions du mal à joindre les deux bouts mais, au moins, je savais où me situer, je me sentais à ma place. Je donnerais cher pour la retrouver. Avec le recul, j’étais beaucoup plus en sécurité que maintenant, où je suis riche, célèbre et haïe par les autorités du Capitole.
Un miaulement m’appelle à la porte de derrière. Je vais ouvrir à Buttercup, le vieux matou de Prim. Il déteste presque autant que moi notre nouvelle maison. Dès que ma sœur part à l’école, il en profite pour se sauver. Nous qui n’avons jamais été fous l’un de l’autre, voilà qui nous rapproche. Je le laisse entrer, je lui glisse un bout de lard de castor, je le caresse même un moment entre les oreilles.
— Tu es vraiment vilain, tu sais ? dis-je. (Buttercup quémande encore quelques caresses, mais il faut partir.) Allez, amène-toi.
Je l’attrape sous le ventre, je m’empare de ma gibecière et je sors de la maison. Le chat m’échappe et disparaît sous un buisson.
Mes souliers me font mal aux pieds, tandis que je m’éloigne le long de la rue charbonneuse. En coupant par les ruelles et les arrière-cours, j’arrive chez Gale en quelques minutes. Sa mère, Hazelle, m’aperçoit par la fenêtre. Elle est penchée au-dessus de l’évier de la cuisine. Elle s’essuie les mains sur son tablier et vient m’ouvrir à la porte.
J’aime bien Hazelle. J’ai du respect pour elle. Le coup de grisou qui a emporté mon père a également tué son mari, la laissant seule avec trois garçons et une petite fille sur le point de naître. Moins d’une semaine après son accouchement, elle cherchait du travail. Hors de question qu’elle aille à la mine, pas avec un bébé aussi petit, mais elle a convaincu certains commerçants fortunés de lui confier leur lessive. À quatorze ans, Gale, l’aîné de ses fils, est devenu le principal soutien de la famille. Il avait pris des tesserae, qui leur rapportaient un peu de blé et d’huile en échange d’inscriptions supplémentaires au tirage au sort de la Moisson. Sans compter qu’à l’époque c’était déjà un excellent chasseur. Mais ça n’aurait pas suffi à faire vivre une famille de cinq personnes si Hazelle n’avait pas résolu de s’user les doigts jusqu’à l’os sur sa planche à laver. En hiver, ses mains devenaient tellement rouges et gercées qu’elles saignaient à la moindre occasion. Mais Hazelle et Gale se sont juré que les enfants, Rory, douze ans, Vick, dix ans, et la petite Posy, quatre ans, ne prendraient jamais aucun tessera.
Hazelle sourit devant mon tableau de chasse. Elle empoigne le castor par la queue.
— Ça va faire un bon ragoût.
Contrairement à Gale, notre arrangement ne lui pose aucune difficulté.
— Et la fourrure est intacte, fais-je remarquer.
Je trouve agréable de me trouver là avec Hazelle. De discuter des mérites de mon gibier, comme nous l’avons toujours fait. Elle me sert un bol de tisane brûlante, sur lequel je réchauffe, avec reconnaissance, mes doigts gelés.
— Vous savez, à mon retour de tournée, je me disais que je pourrais peut-être emmener Rory avec moi, quelquefois. Après l’école. Pour lui apprendre à tirer.
Hazelle hoche la tête.
— Ce serait bien. Gale avait l’intention de le faire, mais il n’a que ses dimanches, et je crois qu’il préfère te les réserver.
Je ne peux pas m’empêcher de rougir. C’est absurde, bien sûr. Hazelle me connaît mieux que personne. Elle sait parfaitement ce que je partage avec Gale. Je suis sûre que tout le monde nous imaginait déjà mariés, lui et moi, même si l’idée ne m’avait jamais effleurée. Mais c’était avant les Jeux. Avant que mon partenaire, Peeta Mellark, annonce qu’il était fou de moi. Notre relation est devenue un élément-clé de notre stratégie de survie dans l’arène. Sauf qu’il ne s’agissait pas uniquement de stratégie pour Peeta. En ce qui me concerne, je ne sais pas. Je sais seulement que Gale a eu du mal à l’encaisser. J’ai la gorge qui se noue quand je pense que, pendant la Tournée de la victoire, Peeta et moi allons devoir recommencer à jouer les amoureux.
Je termine ma tisane trop chaude et me lève de table.
— Je ferais mieux d’y aller. Je dois encore me rendre présentable pour les caméras.
Hazelle me serre dans ses bras.
— Profite de la nourriture.
— Comptez sur moi, dis-je.
Mon étape suivante est la Plaque, où j’avais l’habitude de revendre le gros de ma récolte. C’est un ancien entrepôt à charbon désaffecté depuis des années. Toutes sortes de commerces illégaux s’y sont installés, donnant naissance à un véritable marché noir. Vu les malfrats qu’il attire, l’endroit est fait pour moi, je suppose. Le braconnage aux alentours du district Douze enfreint une bonne douzaine de lois. C’est passible de la peine de mort.
On ne m’en parle jamais, mais j’ai une dette envers les habitués de la Plaque. Gale m’a raconté que Sae Boui-boui, la vieille marchande de soupe, a lancé une collecte pour nous aider, Peeta et moi, pendant les Jeux. Au départ, ça devait concerner seulement la Plaque, mais beaucoup de gens en ont entendu parler et ont tenu à participer. J’ignore combien elle a récolté exactement, mais je sais que, dans l’arène, le moindre don atteignait un prix exorbitant. En tout cas, ça fait partie des éléments qui m’ont permis de survivre.
J’éprouve toujours une curieuse sensation en poussant la porte avec une gibecière vide, sans rien à négocier, avec le poids de ma bourse pleine contre ma hanche. J’essaie de m’arrêter à tous les stands, de répartir mes achats de café, de petits pains, d’œufs, de fil ou d’huile. Dans la foulée, j’achète aussi trois bouteilles d’alcool pur à une manchote du nom de Ripper, une victime d’un accident de mine qui a eu suffisamment de jugeote pour trouver ce moyen de rester en vie.
L’alcool n’est pas pour ma famille, mais pour Haymitch, qui nous a servi de mentor, à Peeta et à moi, au cours des Jeux. Il est acariâtre, brutal et, la plupart du temps, soûl comme un cochon. Mais il a tenu son rôle – et même mieux que ça –, car, pour la première fois de l’histoire, deux tributs ont pu gagner. Alors peu importe son caractère, j’ai une dette envers lui également. Et pour toujours. Je pense à lui parce que, quelques semaines plus tôt, il s’est trouvé à court d’alcool et n’a pu s’en procurer nulle part ; il était en manque. Il tremblait, il hurlait de terreur devant des monstres qu’il était seul à voir. Il a flanqué la frousse à Prim et, franchement, ce n’était pas drôle pour moi non plus de le découvrir dans cet état. Alors, depuis, je me constitue une petite réserve en prévision de la prochaine pénurie.
Cray, notre chef des Pacificateurs, fronce les sourcils en me voyant avec mes bouteilles. C’est un homme entre deux âges, avec quelques mèches grisonnantes plaquées sur le côté de son visage rubicond.
— Ce truc est trop fort pour toi, petite.
Il sait de quoi il parle. Hormis Haymitch, Cray est le pire ivrogne que je connaisse.
— Oh, c’est pour ma mère, dis-je avec indifférence. Pour ses remèdes.
— C’est sûr que ça élimine n’importe quel microbe, admet-il avant de poser à son tour une pièce sur l’étal.
En arrivant au stand de Sae Boui-boui, je me hisse sur le comptoir et lui commande un bol de soupe. On dirait un mélange de calebasse et de fayots. Un Pacificateur du nom de Darius vient s’en acheter un bol, lui aussi, pendant que je mange. C’est l’un de mes préférés. Pas le genre à rouler des mécaniques, toujours prêt à plaisanter. Il doit avoir une vingtaine d’années mais ne paraît pas vraiment plus vieux que moi. Quelque chose dans son sourire, dans ses cheveux roux en bataille, lui donne une allure presque enfantine.
— Tu n’as pas un train à prendre ? me demande-t-il.
— Si. On passe me chercher à midi.
— Tu vas vraiment y aller comme ça ? Sans rien, sans même un ruban dans tes cheveux ?
Il donne une pichenette dans ma natte. Je repousse sa main avec un sourire.
— Ne vous en faites pas. Quand ils en auront fini avec moi, je serai méconnaissable.
— Bien, approuve-t-il. Faisons un peu honneur au district pour changer, mademoiselle Everdeen. D’accord ?
Il secoue la tête avec une commisération feinte, puis part rejoindre ses amis.
— Il faudra penser à me rapporter ce bol ! lui lance Sae Boui-boui en rigolant.
Elle se tourne vers moi.
— Gale t’accompagne à la gare ? me demande-t-elle.
— Non, il ne figure pas sur la liste. Mais je l’ai vu dimanche.
— Tiens ? Je croyais qu’on l’aurait inscrit. Vu que c’est ton cousin et tout ça, me dit-elle avec un clin d’œil.
Encore un élément du mensonge concocté par le Capitole. Voyant Peeta et moi rester parmi les huit derniers dans les Hunger Games, des journalistes sont venus tourner un reportage sur nous. Quand ils ont voulu rencontrer mes amis, tout le monde les a adressés à Gale. Mais ça ne convenait pas, ça ne cadrait pas avec la comédie romantique que je jouais dans l’arène. Gale était trop beau, trop viril, pas du tout disposé à sourire ni à se montrer aimable devant la caméra. C’est vrai qu’on a un air de famille, par contre. On voit qu’on vient de la Veine, tous les deux. Les cheveux bruns et raides, le teint mat, les yeux gris. Alors, un petit malin a décidé d’en faire mon cousin. Je l’ai appris à mon retour, sur le quai de la gare, quand ma mère m’a dit : « Ton cousin est très impatient de te revoir ! » Et j’ai vu Gale, Hazelle et tous les enfants qui m’attendaient. Je n’ai pas eu d’autre solution que de jouer le jeu.
Sae Boui-boui sait que nous n’avons aucun lien de parenté, mais d’autres, qui nous connaissent pourtant depuis des années, semblent l’avoir oublié.
— Vivement que tout ça se termine, je murmure.
— Je te comprends, compatit Sae Boui-boui. Mais tu ne peux pas y échapper. Autant ne pas te mettre en retard…
Une neige légère commence à tomber tandis que je me dirige vers le Village des vainqueurs. Il se dresse à six cents mètres à peine de la grand-place, mais on dirait qu’il fait partie d’une autre planète. C’est un quartier distinct, bâti autour d’une pelouse verdoyante avec des massifs de fleurs. Il compte douze maisons, chacune dix fois plus grande que celle dans laquelle j’ai grandi. Neuf sont vides depuis toujours. Les trois autres sont occupées par Haymitch, Peeta et moi.
Une atmosphère chaleureuse se dégage des deux maisons habitées par ma famille et par celle de Peeta. On voit de la lumière aux fenêtres, de la fumée au-dessus de la cheminée, des épis de maïs peints de couleurs vives, accrochés à la porte comme décoration pour la fête des Récoltes. En revanche, malgré le travail des jardiniers, un sentiment d’abandon et de négligence suinte de la maison d’Haymitch. Je marque une courte pause sur le seuil, pour me préparer à ce qui m’attend, puis j’entre.
Je fronce aussitôt le nez avec dégoût. Haymitch refuse de prendre une femme de ménage, et lui-même ne manie pas le balai bien souvent. Au fil des ans, la puanteur est devenue effroyable, un mélange d’alcool et de vomi, de chou bouilli, de viande brûlée, de linge sale et de crottes de souris. J’en ai les larmes aux yeux. Je marche sur des papiers d’emballage, des débris de verre et des os de poulet pour arriver jusqu’à la pièce où je suis sûre de trouver Haymitch. Il est assis dans la cuisine, les bras en croix sur la table, le nez dans une flaque d’alcool, en train de ronfler.
Je lui secoue l’épaule.
— Debout ! dis-je d’une voix forte. J’ai appris qu’il n’existe aucun moyen plus délicat de le réveiller.
Ses ronflements s’interrompent brièvement, avant de reprendre de plus belle. Je le secoue plus fort.
— Allez, Haymitch ! C’est le jour de la Tournée !
J’ouvre la fenêtre à moitié bloquée et je respire l’air frais à pleins poumons. Du bout du pied, je fouille parmi les détritus qui jonchent le sol. Je finis par dégager une cafetière en fer-blanc, que je remplis à l’évier. Le poêle n’est pas complètement éteint ; à force de souffler sur les derniers charbons rougeoyants, je fais repartir la flamme. Je verse un peu de café dans le pot, de quoi préparer un breuvage à réveiller un mort, et je mets le tout à bouillir sur le poêle.
Haymitch ne s’est toujours pas réveillé. Voyant que rien d’autre ne marche, je remplis une bassine d’eau froide et la lui renverse sur le crâne, avant de m’écarter précipitamment. Un cri guttural lui échappe. Il se dresse d’un bond, envoie promener sa chaise d’un coup de pied et fend l’air devant lui avec sa lame. J’avais oublié qu’il s’endort toujours le couteau à la main. J’aurais dû le lui ôter, mais j’avais d’autres soucis en tête. Lâchant un chapelet de jurons, il continue à brasser de l’air un moment, puis finit par reprendre ses esprits. Il s’essuie le visage avec sa manche et se tourne vers moi, perchée sur l’appui de la fenêtre – au cas où j’aurais besoin de sortir rapidement.
— Qu’est-ce que tu fiches ici ? bredouille-t-il.
— Vous m’avez demandé de vous réveiller une heure avant l’arrivée des journalistes, je lui rappelle.
— Hein ?
— C’est vous qui avez insisté.
Il semble retrouver la mémoire.
— Pourquoi suis-je tout mouillé ?
— Pas moyen de vous réveiller autrement, dis-je. Écoutez, si c’est une nounou que vous vouliez, vous auriez dû demander à Peeta.
— Me demander quoi ?
En entendant la voix de Peeta, je sens toutes sortes d’émotions désagréables m’envahir – comme la culpabilité, la tristesse et la peur. Avec une pointe de désir. Je veux bien admettre qu’il y a un peu de ça aussi. Sauf que c’est largement noyé par tout le reste.
Je regarde Peeta marcher jusqu’à la table. Le soleil qui rentre par la fenêtre fait scintiller quelques flocons de neige dans ses cheveux blonds. Il est en pleine forme, sans rien de commun avec le garçon amaigri et brûlant de fièvre que j’ai connu dans l’arène. On remarque à peine qu’il boite. Il pose une grosse miche de pain frais sur la table et tend la main à Haymitch.
— Te demander de me réveiller sans me refiler une pneumonie, grommelle Haymitch en lui donnant son couteau.
Notre ancien mentor arrache sa chemise sale, dévoilant un maillot de corps tout aussi douteux, et s’en frotte le visage.
Peeta sourit. Il ramasse une bouteille par terre, verse un filet d’alcool sur la lame du couteau d’Haymitch et l’essuie soigneusement sur un pan de sa chemise. Puis il coupe le pain. Peeta est notre boulanger attitré. Je chasse. Il fait du pain. Haymitch boit. Chacun d’entre nous s’occupe à sa manière, pour chasser le souvenir des Jeux. Quand il tend le croûton à Haymitch, il se tourne vers moi.
— Tu en veux un morceau ?
— Non, j’ai déjà mangé à la Plaque. Merci quand même.
Je ne reconnais pas ma voix, tellement elle est guindée. Comme chaque fois que je m’adresse à Peeta depuis que les caméras ont cessé de filmer notre retour heureux et que nous avons pu reprendre le cours normal de nos vies.
— Pas de quoi, dit-il avec raideur.
Haymitch jette sa chemise en boule dans un coin.
— Brrr. Il va falloir vous échauffer un peu avant le lever de rideau, tous les deux.
Il a raison, bien sûr. Le public s’attend à retrouver le couple d’amoureux qui a remporté les Hunger Games. Et non deux étrangers qui peuvent à peine se regarder en face. Mais tout ce que je trouve à dire, c’est :
— Allez donc prendre un bain, Haymitch.
Puis je balance mes jambes par la fenêtre, me laisse tomber à l’extérieur et me dirige vers chez moi, de l’autre côté de la pelouse.
La neige commence à tenir, et je laisse une série d’empreintes derrière moi. Parvenue à la porte, je prends le temps de m’essuyer les pieds avant d’entrer. Ma mère a travaillé jour et nuit pour rendre la maison impeccable en prévision des caméras. Ce n’est pas le moment de salir son parquet. À peine ai-je posé le pied à l’intérieur qu’elle se précipite vers moi et me retient par le bras.
— Ne t’inquiète pas, je me déchausse, dis-je en enlevant mes souliers sur le paillasson.
Ma mère lâche un drôle de petit rire avant de me débarrasser de ma gibecière remplie de provisions.
— Bah, ce n’est que de la neige. Tu as fait une bonne promenade ?
— Une promenade ?
Elle sait pourtant que j’ai passé la moitié de la nuit dans la forêt. C’est alors que j’aperçois un homme, debout dans l’embrasure de la porte de la cuisine. Un seul coup d’œil à son costume fait sur mesure, à ses traits ciselés par la chirurgie, m’indique qu’il est du Capitole. Quelque chose ne va pas.
— J’ai failli me rompre le cou. Ça glisse comme une patinoire, dehors.
— Tu as de la visite, m’annonce ma mère.
Son visage est livide, et sa voix trahit une anxiété mal dissimulée. Je fais mine de ne rien remarquer.
— Je croyais qu’ils n’arrivaient pas avant midi ? Est-ce que Cinna est venu en avance pour m’aider à me préparer ?
— Non, Katniss, c’est… commence ma mère.
— Par ici, s’il vous plaît, mademoiselle Everdeen, l’interrompt l’homme.
Il me fait signe de le précéder dans le couloir. C’est un peu curieux de se faire commander comme ça chez soi, mais je préfère garder mes commentaires pour moi.
Au passage, j’adresse un sourire rassurant à ma mère.
— Probablement des instructions de dernière minute pour la tournée.
On m’a déjà envoyé toutes sortes de documents concernant notre itinéraire, ainsi que le protocole à respecter dans chaque district. Mais, tout en me dirigeant vers la porte du bureau, que je vois fermée pour la première fois, je sens mon esprit s’emballer. « Qui est là ? Que me veut-on ? Pourquoi ma mère est-elle aussi pâle ? »
— Entrez, me dit l’homme du Capitole, qui m’a suivie dans le couloir.
Je tourne la poignée en laiton et j’entre. Mes narines hument des senteurs de rose et de sang. Un petit homme aux cheveux blancs, à l’allure vaguement familière, est penché sur un livre. Il lève un doigt, comme pour dire : « Accorde-moi une minute. » Puis il se retourne vers moi, et je me fige sur place.
Je reste pétrifiée sous le regard de serpent du président Snow.