10
U
n bref instant, les caméras restent braquées sur les yeux baissés de Peeta, le temps que chacun s’imprègne de ses paroles. Puis je vois mon visage bouche bée, où se mêlent la stupeur et la protestation, en gros plan sur tous les écrans, pendant que je réalise : « Moi ! Il parle de moi ! » Je pince les lèvres et je fixe mes pieds, en espérant dissimuler les émotions qui m’envahissent.
— Oh, alors ça, ce n’est vraiment pas de chance, se désole Caesar.
On sent un vrai chagrin dans sa voix.
La foule murmure elle aussi, certains spectateurs semblent même se lamenter.
— En effet, répond Peeta.
— Ma foi, je ne crois pas qu’aucun d’entre nous puisse te blâmer. Difficile de rester insensible à cette jeune demoiselle, dit Caesar. Elle n’était pas au courant ?
Peeta secoue la tête.
— Pas jusqu’à maintenant, non.
Un rapide coup d’œil à l’écran me permet de vérifier qu’on me voit rougir jusqu’à la racine des cheveux.
— Aimeriez-vous la faire revenir afin de lui poser la question ? demande Caesar au public. (La foule pousse un grondement approbateur.) Hélas, les règles sont les règles, et le temps de parole de Katniss Everdeen est écoulé. Eh bien, bonne chance à toi, Peeta Mellark ! Et je pense parler au nom de tout Panem en disant que nous sommes de tout cœur avec toi.
Le rugissement de la foule est assourdissant. Peeta nous a tous balayés en un clin d’œil, les vingt-trois autres concurrents, avec sa déclaration d’amour. Quand le calme finit par revenir, il lâche un simple « Merci ! » d’une voix étranglée et retourne s’asseoir. Nous nous levons pour l’hymne. Forcée de redresser la tête en signe de respect, je suis bien obligée de voir que tous les écrans affichent désormais une photo de Peeta et de moi, séparés par quelques dizaines de centimètres qui, dans l’esprit des téléspectateurs, ne pourront jamais être comblés. Pauvres de nous.
Mais je ne suis pas dupe.
À la fin de l’hymne, les tributs regagnent en file indienne le hall du centre d’Entraînement et s’engouffrent dans les ascenseurs. Je veille à monter dans une autre cabine que Peeta. La foule ralentit nos escortes de stylistes, de mentors et d’hôtesses, si bien que nous sommes entre nous. Personne ne dit un mot. Mon ascenseur s’arrête pour déposer quatre tributs, avant que je me retrouve seule et que les portes s’ouvrent sur le douzième étage. À peine Peeta émerge-t-il de sa cabine que je le repousse violemment, les deux mains à plat sur la poitrine. Il perd l’équilibre et se cogne contre une horrible plante artificielle en pot. Le pot se renverse, se brise en mille morceaux. Peeta atterrit au milieu des éclats. Ses mains se mettent aussitôt à saigner.
— Qu’est-ce qui te prend ? me demande-t-il, éberlué.
— Tu n’avais pas le droit ! je lui hurle. Tu n’avais pas le droit de dire toutes ces choses sur moi !
Un autre ascenseur s’ouvre, et toute l’équipe en descend, Effie, Haymitch, Cinna et Portia.
— Que se passe-t-il ? demande Effie, une pointe d’hystérie dans la voix. Tu es tombé ?
— Elle m’a poussé, grogne Peeta tandis qu’Effie et Cinna l’aident à se relever.
Haymitch se tourne vers moi.
— Poussé ?
— C’était votre idée, hein ? De me faire passer pour une idiote devant le pays entier ? je riposte.
— L’idée vient de moi, explique Peeta, qui retire des tessons de poterie de ses paumes en faisant la grimace. Haymitch m’a simplement aidé à la mettre en œuvre.
— Oui, ce bon vieux Haymitch, toujours prêt à aider. À t’aider, toi !
— Tu es vraiment une idiote, dit Haymitch avec dégoût. Tu crois qu’il t’a fait du tort ? Ce garçon vient de t’offrir quelque chose que tu n’aurais jamais obtenu toute seule.
— Il m’a fait passer pour faible ! je m’écrie.
— Il t’a rendue désirable ! Voyons les choses en face : tu avais besoin d’un sérieux coup de main, dans ce domaine. Tu étais aussi attirante qu’une motte de terre jusqu’à ce qu’il déclare t’aimer. Maintenant, ils t’aiment tous. On ne parle plus que de vous. Les amants maudits du district Douze ! crache Haymitch.
— Nous ne sommes même pas amoureux !
Haymitch m’empoigne par les épaules et me plaque contre le mur.
— On s’en fiche ! Ce n’est que du spectacle. Ce qui compte, c’est la manière dont les gens te perçoivent. Tout ce que j’aurais pu dire de toi après ton interview, c’est que tu étais une gentille fille. Remarque, ça tenait déjà du miracle. Maintenant, je sais aussi que tu es un bourreau des cœurs. Que tous les gars de ton district en pincent pour toi. À ton avis, qu’est-ce qui va te valoir le plus de sponsors ?
Son haleine avinée me donne la nausée. Je repousse ses mains et fais un pas de côté, pour tâcher de dégager ma tête.
Cinna s’approche et me prend par les épaules.
— Il a raison, Katniss.
Je ne sais plus quoi penser.
— Vous auriez dû m’en parler, que j’aie l’air moins stupide.
— Au contraire, ta réaction a été parfaite. Tu aurais paru moins naturelle, si tu avais été au courant, dit Portia.
— Bah, elle s’inquiète à cause de son petit ami, bougonne Peeta en jetant par terre un autre tesson ensanglanté.
Je rougis de nouveau en pensant à Gale.
— Je n’ai pas de petit ami.
— Appelle ça comme tu veux, ajoute Peeta. En tout cas, je suis prêt à parier qu’il est suffisamment intelligent pour reconnaître un bluff, quand il en voit un. Et puis, tu n’as jamais dit que tu m’aimais. Alors, quelle importance ?
Ses mots font mouche. Ma colère retombe. On s’est servi de moi, mais on m’a également donné un avantage. Haymitch dit vrai. J’ai survécu à l’interview, mais de quoi avais-je l’air ? D’une écervelée qui tournoyait dans sa robe scintillante. En gloussant. Le seul moment où j’ai dû prendre un peu de relief, c’est quand j’ai parlé de Prim. À côté de Thresh et de sa puissance silencieuse, j’apparais insignifiante. Écervelée, scintillante et insignifiante. Enfin, pas entièrement. J’ai quand même obtenu un onze à l’entraînement.
Mais voilà que Peeta a fait de moi un objet de désir. Et pas seulement pour lui. À l’entendre, j’aurais de nombreux admirateurs. Et si le public croit réellement à notre amour… Je me rappelle la vigueur des réactions après sa confession. Les amants maudits : Haymitch a raison, ce genre de truc fait un tabac, au Capitole. Je m’inquiète soudain à l’idée d’avoir mal réagi et demande :
— Quand il a déclaré son amour, aurait-on dit que je l’aimais, moi aussi ?
— Moi, j’y ai cru, avoue Portia. Ta façon d’éviter de regarder la caméra, de rougir…
Tous les autres abondent dans son sens.
— Tu joues sur du velours, chérie. Les sponsors vont se bousculer, me promet Haymitch.
Me voilà rudement embarrassée par ma réaction. Je me tourne à contrecœur vers Peeta.
— Désolée de t’avoir bousculé.
— Pas grave. (Il hausse les épaules.) Même si c’est techniquement interdit.
— Et tes mains, ça va aller ?
— Ne t’en fais pas.
Dans le silence qui s’ensuit, des odeurs délicieuses nous parviennent depuis la salle à manger.
— Venez, allons manger un morceau, suggère Haymitch.
Nous le suivons tous et prenons place à table. Mais Peeta saigne trop, et Portia doit l’emmener se faire soigner. Nous entamons la soupe à la crème et aux pétales de rose sans eux. Nous sommes en train de terminer quand ils reviennent. Peeta s’est fait bander les mains. Je me sens coupable. Demain, nous serons dans l’arène. Il m’a rendu un fier service et en guise de récompense, je l’ai blessé. Cesserai-je un jour d’avoir une dette envers lui ?
Après le dîner, nous passons au salon pour suivre la rediffusion. Je me trouve frivole, ridicule à tournoyer dans ma robe en gloussant, mais les autres m’assurent que je suis charmante. Peeta, lui, devient carrément irrésistible en amoureux transi. Et me voilà rougissante, confuse, rendue belle par les mains de Cinna, désirable grâce à l’aveu de Peeta, tragique vu les circonstances. Bref, de l’avis de tous, inoubliable.
Quand l’hymne prend fin et que l’écran redevient noir, un silence s’installe dans la pièce. Demain, à l’aube, on viendra nous réveiller et nous préparer pour l’arène. Les Jeux ne commencent qu’à dix heures, car les habitants du Capitole se lèvent tard. Mais Peeta et moi devrons nous réveiller de bonne heure. Qui sait quelle distance nous aurons à parcourir pour atteindre l’arène, cette année.
Haymitch et Effie ne viendront pas avec nous. Dès ce soir, ils seront au quartier général des Jeux, à faire signer le plus de sponsors possible, à élaborer la meilleure stratégie concernant la manière et le moment de nous faire parvenir leurs cadeaux. Cinna et Portia nous accompagneront jusqu’aux portes de l’arène. C’est néanmoins l’heure des adieux.
Effie nous prend par la main et, la larme à l’œil, nous souhaite bonne chance à tous les deux. Elle nous remercie d’avoir été les meilleurs tributs dont elle ait eu le privilège de s’occuper. Enfin, parce qu’elle ne serait pas Effie si elle ne commettait pas ce genre de bourde épouvantable, elle ajoute :
— Je ne serais pas étonnée d’être promue dans un bon district, l’année prochaine !
Elle nous embrasse sur la joue puis s’empresse de partir, submergée par l’émotion, à moins qu’elle ne soit transportée de joie à l’idée d’une promotion possible.
Haymitch croise les bras et nous examine tous les deux.
— Un dernier conseil... ? demande Peeta.
— Quand le gong résonnera, tirez-vous le plus vite possible, déclare Haymitch. Ne restez pas pour le bain de sang à la Corne d’abondance, vous n’êtes pas de taille. Dégagez, mettez autant de distance que vous le pourrez entre les autres et vous, et trouvez-vous un point d’eau. Compris ?
— Et ensuite ? dis-je.
— Restez en vie, répond Haymitch.
C’est le conseil qu’il nous a déjà donné dans le train, sauf que, cette fois-ci, il n’est pas soûl et ne rit pas. Nous hochons la tête. Que dire de plus ?
Alors que je regagne ma chambre, Peeta s’attarde à discuter avec Portia. J’en suis heureuse. Les adieux gênés que nous échangerons sans doute peuvent attendre demain. Mon lit est prêt, mais la Muette rousse n’est visible nulle part. Je regrette de ne pas connaître son nom. J’aurais dû le lui demander. Elle aurait pu me l’écrire. Ou le mimer. Mais peut-être que ça lui aurait simplement valu une autre punition.
Je prends une douche pour me débarrasser de la peinture dorée, du maquillage, de cette image de beauté qui me colle à la peau. Tout ce qui reste des efforts de mon équipe, ce sont les flammes sur mes ongles. Je décide de les conserver afin de rappeler au public qui je suis. Katniss, la fille du feu. Je serai peut-être bien contente de pouvoir me raccrocher à ça dans les prochains jours.
J’enfile une chemise de nuit molletonnée et je me glisse dans mon lit. Il me faut environ cinq secondes pour réaliser que je ne m’endormirai pas. Or j’en ai besoin, désespérément, car dans l’arène chaque instant concédé à la fatigue sera une invitation à la mort.
C’est terrible. Une heure, deux heures, trois heures passent, et mes paupières refusent de s’alourdir. J’essaie d’imaginer dans quel environnement on me jettera. Un désert ? Des marais ? Une toundra glaciale ? J’espère surtout qu’il y aura des arbres, qui devraient me permettre de me cacher et de trouver de la nourriture ainsi qu’un abri. Il y en a souvent, parce que les paysages de désolation sont trop monotones et que les Jeux s’achèvent trop vite, sinon. Mais à quoi ressemblera le climat ? Quels pièges auront dissimulés les Juges pour relancer l’intérêt en cas de baisse de rythme ? Et puis reste la question des autres tributs…
Plus je m’efforce de trouver le sommeil, plus il me fuit. N’y tenant plus, je me lève. Je fais les cent pas dans ma chambre, le cœur battant, le souffle court. J’ai l’impression d’être en prison. Si je ne respire pas un peu d’air frais, très vite, je vais recommencer à tout casser autour de moi. Je remonte le couloir au pas de course, jusqu’à la porte qui mène au toit. Je la trouve non seulement déverrouillée, mais entrouverte. Peut-être a-t-on oublié de la refermer ? Peu importe. Le champ de force qui entoure le toit interdit toute forme d’évasion désespérée. D’ailleurs, je ne cherche pas à m’échapper mais simplement à me remplir les poumons. Je veux contempler le ciel et la lune de cette dernière nuit de tranquillité.
Le toit n’est pas éclairé pendant la nuit, mais, dès que je pose mes pieds nus sur la terrasse, j’aperçois sa silhouette qui se découpe en ombre chinoise sur les lumières du Capitole. Il y a un sacré raffut dans les rues, de la musique, des chants, des concerts de klaxon, que le double vitrage de ma chambre m’empêchait d’entendre. Je pourrais me retirer discrètement, sans qu’il me voie. Mais l’air est si doux, et je ne supporte pas l’idée de regagner ma cage dorée. Quelle différence cela peut faire, de toute façon ? Qu’on s’adresse la parole ou non ?
Je m’approche en silence sur les dalles. Je ne suis plus qu’à un mètre de lui quand je lui lance :
— Tu devrais essayer de dormir un peu.
Il sursaute, sans se retourner. Je le vois secouer légèrement la tête.
— Je ne voulais pas manquer la fête. Elle est en notre honneur, après tout.
Je le rejoins et je me penche par-dessus la balustrade. Les boulevards sont remplis de gens en train de danser. Je plisse les paupières afin de mieux les voir.
— Ils sont costumés ?
— Va savoir, répond Peeta. Avec ces habits invraisemblables qu’ils portent. Toi non plus, tu n’arrives pas à dormir ?
— Impossible de déconnecter mon cerveau.
— Tu penses à ta famille ?
— Non, dis-je avec une pointe de culpabilité. Je ne parviens pas à penser à autre chose qu’à demain. Ce qui ne sert à rien, évidemment. (Grâce à la lueur qui monte d’en bas, je distingue son visage, à présent, la façon maladroite dont il tient ses mains bandées.) Sincèrement, désolée pour tes mains.
— Ce n’est pas grave, Katniss. Je n’ai jamais vraiment été un concurrent pour ces Jeux.
— Ne dis pas ça.
— Pourquoi ? C’est vrai. Mon seul espoir est de ne pas me couvrir de honte, et…
Il hésite.
— Et quoi ? je lui demande.
— Je ne sais pas exactement comment le formuler. Sauf que… je veux mourir en étant moi-même. Tu comprends ? (Je secoue la tête. Comment mourir autrement ?) Je ne veux pas changer dans l’arène. Me transformer en une espèce de monstre que je ne suis pas.
Je me mords la lèvre. Pendant que je ruminais sur la présence ou l’absence d’arbres, Peeta se demandait comment préserver son identité. Son intégrité.
— Tu veux dire que tu n’as pas l’intention de tuer ?
— Oh si, le moment venu, je suis sûr que je tuerai comme n’importe qui. Je ne tomberai pas sans combattre. Je voudrais seulement trouver un moyen de… de montrer au Capitole que je ne lui appartiens pas. Que je suis davantage qu’un simple pion dans ses Jeux.
— Pourtant c’est le cas, dis-je. Nous ne sommes que des pions, tous. C’est le principe des Jeux.
— D’accord, mais dans ce cadre, il y a toujours toi, moi, insiste-t-il. Tu comprends ?
— Un peu. Seulement… ne te vexe pas, Peeta, mais on s’en fiche, non ?
— Moi, non. Enfin, de quoi veux-tu te soucier d’autre, à ce stade ? demande-t-il rageusement.
Il plonge ses yeux bleus dans les miens. Il exige une réponse.
Je recule d’un pas.
— Soucie-toi de ce qu’a dit Haymitch. De rester en vie.
Peeta m’adresse un sourire, triste et moqueur à la fois.
— D’accord. Merci du tuyau, chérie.
Je prends ça comme une gifle. Cette parodie des manières supérieures d’Haymitch.
— Écoute, si tu tiens vraiment à passer tes dernières heures à réfléchir à une mort grandiose dans l’arène, c’est ton choix. J’ai l’intention de passer les miennes dans le district Douze.
— Ça ne me surprendrait pas, dit Peeta. Embrasse ma mère pour moi quand tu la reverras, tu veux bien ?
— Compte sur moi.
Je tourne les talons et je quitte le toit.
Je passe le reste de la nuit à somnoler, à imaginer les piques cinglantes que je lancerai à Peeta Mellark au petit matin. Peeta Mellark. Nous verrons bien ce qui restera de ses nobles préoccupations face à la mort. Il deviendra probablement l’un de ces fauves qui tentent de dévorer le cœur de leurs victimes. Je me souviens d’un cas de ce genre quelques années plus tôt, un garçon du district Six qui s’appelait Titus. Il était si enragé qu’il fallait l’étourdir à coups de pistolet électrique pour lui arracher le corps de ses victimes. Même s’il n’y a aucune règle dans l’arène, le cannibalisme passe mal auprès du public, et on s’efforce de le prohiber. Certains pensent que l’avalanche qui a fini par emporter Titus aurait été provoquée artificiellement, afin d’éviter que le vainqueur ne soit un fou furieux.
Mais je ne revois pas Peeta le lendemain matin. Cinna vient me chercher avant l’aube, me fait m’habiller simplement et me conduit sur le toit. Les ultimes préparatifs auront lieu dans les catacombes, sous l’arène proprement dite. Un hovercraft se matérialise dans le ciel, exactement comme celui que j’ai vu dans la forêt, le jour où la Muette rousse a été capturée. Une échelle en descend. Je place mes mains et mes pieds sur les barreaux inférieurs et me retrouve aussitôt paralysée, collée à l’échelle comme par une sorte de courant électrique, tandis qu’on me hisse jusqu’à l’appareil.
Une fois à l’intérieur, je m’attends à être libérée, mais je reste collée tandis qu’une femme en blouse blanche s’approche de moi avec une seringue.
— C’est juste ton mouchard, Katniss, me dit-elle. Reste tranquille, le temps que je puisse l’enfoncer correctement.
Tranquille ? Je suis une statue. Ça ne m’empêche pas de ressentir une vive douleur quand l’aiguille insère le minuscule instrument métallique sous la peau de mon avant-bras. Désormais, les Juges vont pouvoir me localiser à tout instant dans l’arène. Il ne s’agirait pas d’égarer un tribut.
Une fois le mouchard en place, l’échelle me relâche. La femme disparaît, et c’est au tour de Cinna d’être hissé à bord. Un Muet nous conduit dans une cabine où nous attend le petit déjeuner. Malgré mon estomac noué, je mange autant que je peux, sans m’intéresser le moins du monde à la nourriture – délicieuse, pourtant. Nerveuse comme je le suis, je pourrais avaler de la poussière de charbon. La seule chose qui retienne mon attention, c’est la vue à travers le hublot tandis que nous survolons la ville avant de nous enfoncer dans les terres sauvages. Voilà ce que contemplent les oiseaux. Mais eux sont libres, et en sécurité. Tout le contraire de moi.
Le trajet dure une demi-heure environ, puis les hublots s’obscurcissent – nous devons approcher de l’arène. L’hovercraft se pose, et Cinna et moi reprenons l’échelle, sauf que, cette fois-ci, elle nous dépose au fond d’un tunnel souterrain, dans les catacombes. Des panneaux nous guident jusqu’à la pièce où je suis censée me préparer. Au Capitole, on appelle cela les « chambres de lancement ». Dans les districts, ce serait plutôt le parc aux bestiaux. Là où l’on met les bêtes à l’entrée des abattoirs.
L’endroit est flambant neuf, je serai le premier et le dernier tribut à utiliser cette chambre de lancement. Les arènes deviennent des lieux historiques protégés à l’issue des Jeux. Une destination touristique très courue par les vacanciers du Capitole. On y séjourne un mois, on revoit les Jeux, on découvre les catacombes, on visite les emplacements de chaque mise à mort. On peut même participer aux reconstitutions.
Il paraît que la nourriture est excellente.
Je lutte pour ne pas vomir mon petit déjeuner pendant que je prends une douche et me brosse les dents. Cinna me coiffe comme d’habitude, avec une longue natte dans le dos. Après quoi les vêtements arrivent, les mêmes pour chaque tribut. Cinna n’a pas eu son mot à dire là-dessus, il ne sait même pas ce qu’il y a dans le paquet, mais il m’aide néanmoins à enfiler mes sous-vêtements, mon pantalon fauve, mon chemisier vert pâle, mon gros ceinturon de cuir brun et le mince blouson noir à capuche qui me tombe sur les cuisses.
— L’étoffe de ton blouson est conçue pour garder la chaleur corporelle, remarque-t-il. Les nuits risquent d’être froides.
Les bottines, portées sur des chaussettes collantes, sont plus confortables que je ne m’y attendais. En cuir souple, comme celles que j’ai chez moi, mais avec une mince semelle en caoutchouc. Parfaites pour courir.
Je crois en avoir terminé quand Cinna sort de sa poche ma broche en or représentant un geai moqueur. Je l’avais complètement oubliée.
— Où avez-vous trouvé ça ?
— Sur l’ensemble vert que tu portais dans le train, répond-il. (Je me souviens l’avoir ôtée de la robe de ma mère pour l’épingler sur le chemisier.) C’est l’emblème de ton district, c’est ça ? (Je fais oui de la tête, et il me l’agrafe sur la poitrine.) Les membres de la commission de contrôle ont failli la retenir. Certains prétendaient que l’épingle pouvait être utilisée comme une arme, ce qui t’aurait avantagée. Mais, finalement, ils ont bien voulu. Ils ont confisqué la bague de la fille du district Un, par contre. Si on tournait la pierre, une aiguille en sortait. Empoisonnée. La fille a protesté qu’elle n’en savait rien, et rien ne prouvait le contraire. Elle a quand même perdu sa bague. Là, tu es parée. Bouge un peu. Assure-toi que rien ne te gêne.
Je fais quelques pas, je tourne sur moi-même, je balance les bras.
— Ça va. Tout tombe à la perfection.
— Dans ce cas, nous n’avons plus qu’à attendre, dit Cinna. À moins que tu ne puisses encore avaler quelque chose ?
Je décline toute nourriture, mais j’accepte un verre d’eau, que je bois à petites gorgées pendant que nous patientons sur le canapé. Comme je ne tiens pas à me ronger les ongles ni à me mordiller la lèvre, je me retrouve à mordre l’intérieur de ma joue. Elle n’est pas encore entièrement guérie. Un goût de sang se répand bientôt dans ma bouche.
Ma nervosité se mue en terreur à mesure que j’anticipe la suite. D’ici une heure à peine, je serai peut-être morte. Mes doigts repassent sans cesse sur la petite bosse que j’ai à l’avant-bras, là où la femme m’a injecté le mouchard. J’appuie dessus, même si ça fait mal. J’appuie si fort qu’un bleu commence à se former.
— As-tu envie de parler, Katniss ? me propose Cinna.
Je secoue la tête mais, après un moment, je lui tends la main. Il la prend dans les siennes. Il la tient toujours quand une voix féminine et suave annonce qu’il est temps de nous préparer au lancement.
Sans lâcher la main de Cinna, je me lève et je m’avance sur la plaque métallique circulaire.
— N’oublie pas ce que t’a dit Haymitch. Sauve-toi. Trouve de l’eau. Le reste viendra tout seul, affirme-t-il. (J’acquiesce.) Et souviens-toi d’une chose : je n’ai pas le droit de parier, mais, si je le pouvais, c’est sur toi que je miserais.
— Vraiment ? je murmure.
— Vraiment. (Il se penche et me dépose un baiser sur le front.) Bonne chance, fille du feu.
Puis un cylindre de verre descend sur moi, m’oblige à lâcher Cinna, me sépare de lui. Il se tapote le menton. Tête haute.
Je redresse les épaules. Je me tiens aussi droite que possible. Le cylindre se lève. Pendant une quinzaine de secondes, je reste plongée dans le noir complet. Après quoi je sens la plaque métallique me pousser au-dehors, à l’air libre. Éblouie par le soleil, je perçois juste une forte brise ainsi qu’une odeur prometteuse de sapin.
Puis j’entends tonner tout autour de moi la voix de Claudius Templesmith, le speaker légendaire :
— Mesdames et messieurs, que les soixante-quatorzièmes Hunger Games commencent !