10
U
n bref instant, les
caméras restent braquées sur les yeux baissés de Peeta, le temps
que chacun s’imprègne de ses paroles. Puis je vois mon visage
bouche bée, où se mêlent la stupeur et la protestation, en gros
plan sur tous les écrans, pendant que je réalise :
« Moi ! Il parle de moi ! » Je pince les lèvres
et je fixe mes pieds, en espérant dissimuler les émotions qui
m’envahissent.
— Oh, alors ça, ce
n’est vraiment pas de chance, se désole Caesar.
On sent un vrai chagrin
dans sa voix.
La foule murmure elle
aussi, certains spectateurs semblent même se lamenter.
— En effet, répond
Peeta.
— Ma foi, je ne
crois pas qu’aucun d’entre nous puisse te blâmer. Difficile de
rester insensible à cette jeune demoiselle, dit Caesar. Elle
n’était pas au courant ?
Peeta secoue la
tête.
— Pas jusqu’à
maintenant, non.
Un rapide coup d’œil à
l’écran me permet de vérifier qu’on me voit rougir jusqu’à la
racine des cheveux.
— Aimeriez-vous la
faire revenir afin de lui poser la question ? demande Caesar
au public. (La foule pousse un grondement approbateur.) Hélas, les
règles sont les règles, et le temps de parole de Katniss Everdeen
est écoulé. Eh bien, bonne chance à toi, Peeta Mellark ! Et je
pense parler au nom de tout Panem en disant que nous sommes de tout
cœur avec toi.
Le rugissement de la
foule est assourdissant. Peeta nous a tous balayés en un clin
d’œil, les vingt-trois autres concurrents, avec sa déclaration
d’amour. Quand le calme finit par revenir, il lâche un simple
« Merci ! » d’une voix étranglée et retourne
s’asseoir. Nous nous levons pour l’hymne. Forcée de redresser la
tête en signe de respect, je suis bien obligée de voir que tous les
écrans affichent désormais une photo de Peeta et de moi, séparés
par quelques dizaines de centimètres qui, dans l’esprit des
téléspectateurs, ne pourront jamais être comblés. Pauvres de
nous.
Mais je ne suis pas
dupe.
À la fin de l’hymne, les
tributs regagnent en file indienne le hall du centre d’Entraînement
et s’engouffrent dans les ascenseurs. Je veille à monter dans une
autre cabine que Peeta. La foule ralentit nos escortes de
stylistes, de mentors et d’hôtesses, si bien que nous sommes entre
nous. Personne ne dit un mot. Mon ascenseur s’arrête pour déposer
quatre tributs, avant que je me retrouve seule et que les portes
s’ouvrent sur le douzième étage. À peine Peeta émerge-t-il de sa
cabine que je le repousse violemment, les deux mains à plat sur la
poitrine. Il perd l’équilibre et se cogne contre une horrible
plante artificielle en pot. Le pot se renverse, se brise en mille
morceaux. Peeta atterrit au milieu des éclats. Ses mains se mettent
aussitôt à saigner.
— Qu’est-ce qui te
prend ? me demande-t-il, éberlué.
— Tu n’avais pas le
droit ! je lui hurle. Tu n’avais pas le droit de dire toutes
ces choses sur moi !
Un autre ascenseur
s’ouvre, et toute l’équipe en descend, Effie, Haymitch, Cinna et
Portia.
— Que se
passe-t-il ? demande Effie, une pointe d’hystérie dans la
voix. Tu es tombé ?
— Elle m’a poussé,
grogne Peeta tandis qu’Effie et Cinna l’aident à se
relever.
Haymitch se tourne vers
moi.
— Poussé ?
— C’était votre
idée, hein ? De me faire passer pour une idiote devant le pays
entier ? je riposte.
— L’idée vient de
moi, explique Peeta, qui retire des tessons de poterie de ses
paumes en faisant la grimace. Haymitch m’a simplement aidé à la
mettre en œuvre.
— Oui, ce bon vieux
Haymitch, toujours prêt à aider. À t’aider, toi !
— Tu es
vraiment une idiote, dit Haymitch avec
dégoût. Tu crois qu’il t’a fait du tort ? Ce garçon vient de
t’offrir quelque chose que tu n’aurais jamais obtenu toute
seule.
— Il m’a fait
passer pour faible ! je m’écrie.
— Il t’a rendue
désirable ! Voyons les choses en face : tu avais besoin
d’un sérieux coup de main, dans ce domaine. Tu étais aussi
attirante qu’une motte de terre jusqu’à ce qu’il déclare t’aimer.
Maintenant, ils t’aiment tous. On ne parle plus que de vous. Les
amants maudits du district Douze ! crache
Haymitch.
— Nous ne sommes
même pas amoureux !
Haymitch m’empoigne par
les épaules et me plaque contre le mur.
— On s’en
fiche ! Ce n’est que du spectacle. Ce qui compte, c’est la
manière dont les gens te perçoivent. Tout ce que j’aurais pu dire
de toi après ton interview, c’est que tu étais une gentille fille.
Remarque, ça tenait déjà du miracle. Maintenant, je sais aussi que
tu es un bourreau des cœurs. Que tous les gars de ton district en
pincent pour toi. À ton avis, qu’est-ce qui va te valoir le plus de
sponsors ?
Son haleine avinée me
donne la nausée. Je repousse ses mains et fais un pas de côté, pour
tâcher de dégager ma tête.
Cinna s’approche et me
prend par les épaules.
— Il a raison,
Katniss.
Je ne sais plus quoi
penser.
— Vous auriez dû
m’en parler, que j’aie l’air moins stupide.
— Au contraire, ta
réaction a été parfaite. Tu aurais paru moins naturelle, si tu
avais été au courant, dit Portia.
— Bah, elle
s’inquiète à cause de son petit ami, bougonne Peeta en jetant par
terre un autre tesson ensanglanté.
Je rougis de nouveau en
pensant à Gale.
— Je n’ai pas de
petit ami.
— Appelle ça comme
tu veux, ajoute Peeta. En tout cas, je suis prêt à parier qu’il est
suffisamment intelligent pour reconnaître un bluff, quand il en
voit un. Et puis, tu n’as jamais dit que tu m’aimais. Alors, quelle
importance ?
Ses mots font mouche. Ma
colère retombe. On s’est servi de moi, mais on m’a également donné
un avantage. Haymitch dit vrai. J’ai survécu à l’interview, mais de
quoi avais-je l’air ? D’une écervelée qui tournoyait dans sa
robe scintillante. En gloussant. Le seul moment où j’ai dû prendre
un peu de relief, c’est quand j’ai parlé de Prim. À côté de Thresh
et de sa puissance silencieuse, j’apparais insignifiante.
Écervelée, scintillante et insignifiante. Enfin, pas entièrement.
J’ai quand même obtenu un onze à l’entraînement.
Mais voilà que Peeta a
fait de moi un objet de désir. Et pas seulement pour lui. À
l’entendre, j’aurais de nombreux admirateurs. Et si le public croit
réellement à notre amour… Je me rappelle la vigueur des réactions
après sa confession. Les amants maudits : Haymitch a raison,
ce genre de truc fait un tabac, au Capitole. Je m’inquiète soudain
à l’idée d’avoir mal réagi et demande :
— Quand il a
déclaré son amour, aurait-on dit que je l’aimais, moi
aussi ?
— Moi, j’y ai cru,
avoue Portia. Ta façon d’éviter de regarder la caméra, de
rougir…
Tous les autres abondent
dans son sens.
— Tu joues sur du
velours, chérie. Les sponsors vont se bousculer, me promet
Haymitch.
Me voilà rudement
embarrassée par ma réaction. Je me tourne à contrecœur vers
Peeta.
— Désolée de
t’avoir bousculé.
— Pas grave. (Il
hausse les épaules.) Même si c’est techniquement
interdit.
— Et tes mains, ça
va aller ?
— Ne t’en fais
pas.
Dans le silence qui
s’ensuit, des odeurs délicieuses nous parviennent depuis la salle à
manger.
— Venez, allons
manger un morceau, suggère Haymitch.
Nous le suivons tous et
prenons place à table. Mais Peeta saigne trop, et Portia doit
l’emmener se faire soigner. Nous entamons la soupe à la crème et
aux pétales de rose sans eux. Nous sommes en train de terminer
quand ils reviennent. Peeta s’est fait bander les mains. Je me sens
coupable. Demain, nous serons dans l’arène. Il m’a rendu un fier
service et en guise de récompense, je l’ai blessé. Cesserai-je un
jour d’avoir une dette envers lui ?
Après le dîner, nous
passons au salon pour suivre la rediffusion. Je me trouve frivole,
ridicule à tournoyer dans ma robe en gloussant, mais les autres
m’assurent que je suis charmante. Peeta, lui, devient carrément
irrésistible en amoureux transi. Et me voilà rougissante, confuse,
rendue belle par les mains de Cinna, désirable grâce à l’aveu de
Peeta, tragique vu les circonstances. Bref, de l’avis de tous,
inoubliable.
Quand l’hymne prend fin
et que l’écran redevient noir, un silence s’installe dans la pièce.
Demain, à l’aube, on viendra nous réveiller et nous préparer pour
l’arène. Les Jeux ne commencent qu’à dix heures, car les habitants
du Capitole se lèvent tard. Mais Peeta et moi devrons nous
réveiller de bonne heure. Qui sait quelle distance nous aurons à
parcourir pour atteindre l’arène, cette année.
Haymitch et Effie ne
viendront pas avec nous. Dès ce soir, ils seront au quartier
général des Jeux, à faire signer le plus de sponsors possible, à
élaborer la meilleure stratégie concernant la manière et le moment
de nous faire parvenir leurs cadeaux. Cinna et Portia nous
accompagneront jusqu’aux portes de l’arène. C’est néanmoins l’heure
des adieux.
Effie nous prend par la
main et, la larme à l’œil, nous souhaite bonne chance à tous les
deux. Elle nous remercie d’avoir été les meilleurs tributs dont
elle ait eu le privilège de s’occuper. Enfin, parce qu’elle ne
serait pas Effie si elle ne commettait pas ce genre de bourde
épouvantable, elle ajoute :
— Je ne serais pas
étonnée d’être promue dans un bon district, l’année
prochaine !
Elle nous embrasse sur
la joue puis s’empresse de partir, submergée par l’émotion, à moins
qu’elle ne soit transportée de joie à l’idée d’une promotion
possible.
Haymitch croise les bras
et nous examine tous les deux.
— Un dernier
conseil... ? demande Peeta.
— Quand le gong
résonnera, tirez-vous le plus vite possible, déclare Haymitch. Ne
restez pas pour le bain de sang à la Corne d’abondance, vous n’êtes
pas de taille. Dégagez, mettez autant de distance que vous le
pourrez entre les autres et vous, et trouvez-vous un point d’eau.
Compris ?
— Et ensuite ?
dis-je.
— Restez en vie,
répond Haymitch.
C’est le conseil qu’il
nous a déjà donné dans le train, sauf que, cette fois-ci, il n’est
pas soûl et ne rit pas. Nous hochons la tête. Que dire de
plus ?
Alors que je regagne ma
chambre, Peeta s’attarde à discuter avec Portia. J’en suis
heureuse. Les adieux gênés que nous échangerons sans doute peuvent
attendre demain. Mon lit est prêt, mais la Muette rousse n’est
visible nulle part. Je regrette de ne pas connaître son nom.
J’aurais dû le lui demander. Elle aurait pu me l’écrire. Ou le
mimer. Mais peut-être que ça lui aurait simplement valu une autre
punition.
Je prends une douche
pour me débarrasser de la peinture dorée, du maquillage, de cette
image de beauté qui me colle à la peau. Tout ce qui reste des
efforts de mon équipe, ce sont les flammes sur mes ongles. Je
décide de les conserver afin de rappeler au public qui je suis.
Katniss, la fille du feu. Je serai peut-être bien contente de
pouvoir me raccrocher à ça dans les prochains jours.
J’enfile une chemise de
nuit molletonnée et je me glisse dans mon lit. Il me faut environ
cinq secondes pour réaliser que je ne m’endormirai pas. Or j’en ai
besoin, désespérément, car dans l’arène chaque instant concédé à la
fatigue sera une invitation à la mort.
C’est terrible. Une
heure, deux heures, trois heures passent, et mes paupières refusent
de s’alourdir. J’essaie d’imaginer dans quel environnement on me
jettera. Un désert ? Des marais ? Une toundra
glaciale ? J’espère surtout qu’il y aura des arbres, qui
devraient me permettre de me cacher et de trouver de la nourriture
ainsi qu’un abri. Il y en a souvent, parce que les paysages de
désolation sont trop monotones et que les Jeux s’achèvent trop
vite, sinon. Mais à quoi ressemblera le climat ? Quels pièges
auront dissimulés les Juges pour relancer l’intérêt en cas de
baisse de rythme ? Et puis reste la question des autres
tributs…
Plus je m’efforce de
trouver le sommeil, plus il me fuit. N’y tenant plus, je me lève.
Je fais les cent pas dans ma chambre, le cœur battant, le souffle
court. J’ai l’impression d’être en prison. Si je ne respire pas un
peu d’air frais, très vite, je vais recommencer à tout casser
autour de moi. Je remonte le couloir au pas de course, jusqu’à la
porte qui mène au toit. Je la trouve non seulement déverrouillée,
mais entrouverte. Peut-être a-t-on oublié de la refermer ? Peu
importe. Le champ de force qui entoure le toit interdit toute forme
d’évasion désespérée. D’ailleurs, je ne cherche pas à m’échapper
mais simplement à me remplir les poumons. Je veux contempler le
ciel et la lune de cette dernière nuit de
tranquillité.
Le toit n’est pas
éclairé pendant la nuit, mais, dès que je pose mes pieds nus sur la
terrasse, j’aperçois sa silhouette qui se découpe en ombre chinoise
sur les lumières du Capitole. Il y a un sacré raffut dans les rues,
de la musique, des chants, des concerts de klaxon, que le double
vitrage de ma chambre m’empêchait d’entendre. Je pourrais me
retirer discrètement, sans qu’il me voie. Mais l’air est si doux,
et je ne supporte pas l’idée de regagner ma cage dorée. Quelle
différence cela peut faire, de toute façon ? Qu’on s’adresse
la parole ou non ?
Je m’approche en silence
sur les dalles. Je ne suis plus qu’à un mètre de lui quand je lui
lance :
— Tu devrais
essayer de dormir un peu.
Il sursaute, sans se
retourner. Je le vois secouer légèrement la tête.
— Je ne voulais pas
manquer la fête. Elle est en notre honneur, après
tout.
Je le rejoins et je me
penche par-dessus la balustrade. Les boulevards sont remplis de
gens en train de danser. Je plisse les paupières afin de mieux les
voir.
— Ils sont
costumés ?
— Va savoir, répond
Peeta. Avec ces habits invraisemblables qu’ils portent. Toi non
plus, tu n’arrives pas à dormir ?
— Impossible de
déconnecter mon cerveau.
— Tu penses à ta
famille ?
— Non, dis-je avec
une pointe de culpabilité. Je ne parviens pas à penser à autre
chose qu’à demain. Ce qui ne sert à rien, évidemment. (Grâce à la
lueur qui monte d’en bas, je distingue son visage, à présent, la
façon maladroite dont il tient ses mains bandées.) Sincèrement,
désolée pour tes mains.
— Ce n’est pas
grave, Katniss. Je n’ai jamais vraiment été un concurrent pour ces
Jeux.
— Ne dis pas
ça.
— Pourquoi ?
C’est vrai. Mon seul espoir est de ne pas me couvrir de honte,
et…
Il hésite.
— Et quoi ? je
lui demande.
— Je ne sais pas
exactement comment le formuler. Sauf que… je veux mourir en étant
moi-même. Tu comprends ? (Je secoue la tête. Comment mourir
autrement ?) Je ne veux pas changer dans l’arène. Me
transformer en une espèce de monstre que je ne suis
pas.
Je me mords la lèvre.
Pendant que je ruminais sur la présence ou l’absence d’arbres,
Peeta se demandait comment préserver son identité. Son
intégrité.
— Tu veux dire que
tu n’as pas l’intention de tuer ?
— Oh si, le moment
venu, je suis sûr que je tuerai comme n’importe qui. Je ne tomberai
pas sans combattre. Je voudrais seulement trouver un moyen de… de
montrer au Capitole que je ne lui appartiens pas. Que je suis
davantage qu’un simple pion dans ses Jeux.
— Pourtant c’est le
cas, dis-je. Nous ne sommes que des pions, tous. C’est le principe
des Jeux.
— D’accord, mais
dans ce cadre, il y a toujours toi, moi, insiste-t-il. Tu
comprends ?
— Un peu.
Seulement… ne te vexe pas, Peeta, mais on s’en fiche,
non ?
— Moi, non. Enfin,
de quoi veux-tu te soucier d’autre, à ce stade ? demande-t-il
rageusement.
Il plonge ses yeux bleus
dans les miens. Il exige une réponse.
Je recule d’un
pas.
— Soucie-toi de ce
qu’a dit Haymitch. De rester en vie.
Peeta m’adresse un
sourire, triste et moqueur à la fois.
— D’accord. Merci
du tuyau, chérie.
Je prends ça comme une
gifle. Cette parodie des manières supérieures
d’Haymitch.
— Écoute, si tu
tiens vraiment à passer tes dernières heures à réfléchir à une mort
grandiose dans l’arène, c’est ton choix. J’ai l’intention de passer
les miennes dans le district Douze.
— Ça ne me
surprendrait pas, dit Peeta. Embrasse ma mère pour moi quand tu la
reverras, tu veux bien ?
— Compte sur
moi.
Je tourne les talons et
je quitte le toit.
Je passe le reste de la
nuit à somnoler, à imaginer les piques cinglantes que je lancerai à
Peeta Mellark au petit matin. Peeta Mellark. Nous verrons bien ce
qui restera de ses nobles préoccupations face à la mort. Il
deviendra probablement l’un de ces fauves qui tentent de dévorer le
cœur de leurs victimes. Je me souviens d’un cas de ce genre
quelques années plus tôt, un garçon du district Six qui s’appelait
Titus. Il était si enragé qu’il fallait l’étourdir à coups de
pistolet électrique pour lui arracher le corps de ses victimes.
Même s’il n’y a aucune règle dans l’arène, le cannibalisme passe
mal auprès du public, et on s’efforce de le prohiber. Certains
pensent que l’avalanche qui a fini par emporter Titus aurait été
provoquée artificiellement, afin d’éviter que le vainqueur ne soit
un fou furieux.
Mais je ne revois pas
Peeta le lendemain matin. Cinna vient me chercher avant l’aube, me
fait m’habiller simplement et me conduit sur le toit. Les ultimes
préparatifs auront lieu dans les catacombes, sous l’arène
proprement dite. Un hovercraft se matérialise dans le ciel,
exactement comme celui que j’ai vu dans la forêt, le jour où la
Muette rousse a été capturée. Une échelle en descend. Je place mes
mains et mes pieds sur les barreaux inférieurs et me retrouve
aussitôt paralysée, collée à l’échelle comme par une sorte de
courant électrique, tandis qu’on me hisse jusqu’à
l’appareil.
Une fois à l’intérieur,
je m’attends à être libérée, mais je reste collée tandis qu’une
femme en blouse blanche s’approche de moi avec une
seringue.
— C’est juste ton
mouchard, Katniss, me dit-elle. Reste tranquille, le temps que je
puisse l’enfoncer correctement.
Tranquille ? Je
suis une statue. Ça ne m’empêche pas de ressentir une vive douleur
quand l’aiguille insère le minuscule instrument métallique sous la
peau de mon avant-bras. Désormais, les Juges vont pouvoir me
localiser à tout instant dans l’arène. Il ne s’agirait pas d’égarer
un tribut.
Une fois le mouchard en
place, l’échelle me relâche. La femme disparaît, et c’est au tour
de Cinna d’être hissé à bord. Un Muet nous conduit dans une cabine
où nous attend le petit déjeuner. Malgré mon estomac noué, je mange
autant que je peux, sans m’intéresser le moins du monde à la
nourriture – délicieuse, pourtant. Nerveuse comme je le suis,
je pourrais avaler de la poussière de charbon. La seule chose qui
retienne mon attention, c’est la vue à travers le hublot tandis que
nous survolons la ville avant de nous enfoncer dans les terres
sauvages. Voilà ce que contemplent les oiseaux. Mais eux sont
libres, et en sécurité. Tout le contraire de moi.
Le trajet dure une
demi-heure environ, puis les hublots s’obscurcissent – nous
devons approcher de l’arène. L’hovercraft se pose, et Cinna et moi
reprenons l’échelle, sauf que, cette fois-ci, elle nous dépose au
fond d’un tunnel souterrain, dans les catacombes. Des panneaux nous
guident jusqu’à la pièce où je suis censée me préparer. Au
Capitole, on appelle cela les « chambres de lancement ».
Dans les districts, ce serait plutôt le parc aux bestiaux. Là où
l’on met les bêtes à l’entrée des abattoirs.
L’endroit est flambant
neuf, je serai le premier et le dernier tribut à utiliser cette
chambre de lancement. Les arènes deviennent des lieux historiques
protégés à l’issue des Jeux. Une destination touristique très
courue par les vacanciers du Capitole. On y séjourne un mois, on
revoit les Jeux, on découvre les catacombes, on visite les
emplacements de chaque mise à mort. On peut même participer aux
reconstitutions.
Il paraît que la
nourriture est excellente.
Je lutte pour ne pas
vomir mon petit déjeuner pendant que je prends une douche et me
brosse les dents. Cinna me coiffe comme d’habitude, avec une longue
natte dans le dos. Après quoi les vêtements arrivent, les mêmes
pour chaque tribut. Cinna n’a pas eu son mot à dire là-dessus, il
ne sait même pas ce qu’il y a dans le paquet, mais il m’aide
néanmoins à enfiler mes sous-vêtements, mon pantalon fauve, mon
chemisier vert pâle, mon gros ceinturon de cuir brun et le mince
blouson noir à capuche qui me tombe sur les cuisses.
— L’étoffe de ton
blouson est conçue pour garder la chaleur corporelle,
remarque-t-il. Les nuits risquent d’être froides.
Les bottines, portées
sur des chaussettes collantes, sont plus confortables que je ne m’y
attendais. En cuir souple, comme celles que j’ai chez moi, mais
avec une mince semelle en caoutchouc. Parfaites pour
courir.
Je crois en avoir
terminé quand Cinna sort de sa poche ma broche en or représentant
un geai moqueur. Je l’avais complètement oubliée.
— Où avez-vous
trouvé ça ?
— Sur l’ensemble
vert que tu portais dans le train, répond-il. (Je me souviens
l’avoir ôtée de la robe de ma mère pour l’épingler sur le
chemisier.) C’est l’emblème de ton district, c’est ça ? (Je
fais oui de la tête, et il me l’agrafe sur la poitrine.) Les
membres de la commission de contrôle ont failli la retenir.
Certains prétendaient que l’épingle pouvait être utilisée comme une
arme, ce qui t’aurait avantagée. Mais, finalement, ils ont bien
voulu. Ils ont confisqué la bague de la fille du district Un, par
contre. Si on tournait la pierre, une aiguille en sortait.
Empoisonnée. La fille a protesté qu’elle n’en savait rien, et rien
ne prouvait le contraire. Elle a quand même perdu sa bague. Là, tu
es parée. Bouge un peu. Assure-toi que rien ne te
gêne.
Je fais quelques pas, je
tourne sur moi-même, je balance les bras.
— Ça va. Tout tombe
à la perfection.
— Dans ce cas, nous
n’avons plus qu’à attendre, dit Cinna. À moins que tu ne puisses
encore avaler quelque chose ?
Je décline toute
nourriture, mais j’accepte un verre d’eau, que je bois à petites
gorgées pendant que nous patientons sur le canapé. Comme je ne
tiens pas à me ronger les ongles ni à me mordiller la lèvre, je me
retrouve à mordre l’intérieur de ma joue. Elle n’est pas
encore entièrement guérie. Un goût de sang se répand bientôt dans
ma bouche.
Ma nervosité se mue en
terreur à mesure que j’anticipe la suite. D’ici une heure à peine,
je serai peut-être morte. Mes doigts repassent sans cesse sur la
petite bosse que j’ai à l’avant-bras, là où la femme m’a injecté le
mouchard. J’appuie dessus, même si ça fait mal. J’appuie si fort
qu’un bleu commence à se former.
— As-tu envie de
parler, Katniss ? me propose Cinna.
Je secoue la tête mais,
après un moment, je lui tends la main. Il la prend dans les
siennes. Il la tient toujours quand une voix féminine et suave
annonce qu’il est temps de nous préparer au lancement.
Sans lâcher la main de
Cinna, je me lève et je m’avance sur la plaque métallique
circulaire.
— N’oublie pas ce
que t’a dit Haymitch. Sauve-toi. Trouve de l’eau. Le reste viendra
tout seul, affirme-t-il. (J’acquiesce.) Et souviens-toi d’une
chose : je n’ai pas le droit de parier, mais, si je le
pouvais, c’est sur toi que je miserais.
— Vraiment ?
je murmure.
— Vraiment. (Il se
penche et me dépose un baiser sur le front.) Bonne chance, fille du
feu.
Puis un cylindre de
verre descend sur moi, m’oblige à lâcher Cinna, me sépare de lui.
Il se tapote le menton. Tête haute.
Je redresse les épaules.
Je me tiens aussi droite que possible. Le cylindre se lève. Pendant
une quinzaine de secondes, je reste plongée dans le noir complet.
Après quoi je sens la plaque métallique me pousser au-dehors, à
l’air libre. Éblouie par le soleil, je perçois juste une forte
brise ainsi qu’une odeur prometteuse de sapin.
Puis j’entends tonner
tout autour de moi la voix de Claudius Templesmith, le speaker
légendaire :
— Mesdames et
messieurs, que les soixante-quatorzièmes Hunger Games
commencent !