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L
’hymne résonne à mes oreilles, puis j’entends Caesar Flickerman saluer le public. Sait-il l’importance cruciale que prendra chaque mot à partir de maintenant ? Sans doute. Il va s’efforcer de nous aider. La foule applaudit à tout rompre pendant la présentation des équipes de préparation. J’imagine Flavius, Venia et Octavia, qui doivent sautiller en multipliant les courbettes. Je mettrais ma main au feu qu’ils ne se doutent de rien. Vient ensuite le tour d’Effie. Elle attend ce moment depuis si longtemps. J’espère qu’elle va tout de même en profiter car, si gaffeuse soit-elle, elle a un instinct très sûr concernant certaines choses et doit bien se douter que nous avons des ennuis. Portia et Cinna reçoivent un tonnerre d’applaudissements ; bien sûr, ils ont été brillants, surtout pour leurs premiers Jeux. Je comprends à présent pourquoi Cinna m’a choisi cette robe pour ce soir. J’aurai besoin de paraître aussi enfantine et innocente que possible. L’apparition d’Haymitch est saluée par des martèlements de pieds qui se prolongent cinq bonnes minutes. Il faut dire que son exploit est une première : ramener non pas un seul, mais deux tributs ! Et s’il ne m’avait pas prévenue à temps ? Me serais-je comportée différemment ? Aurais-je pavoisé, jeté l’incident des baies à la figure du Capitole ? Non, je ne crois pas. Mais je me serais sans doute montrée beaucoup moins convaincante que je vais devoir l’être à présent. Là, tout de suite. Parce que je sens la plaque me hisser sur la scène.
Les lumières m’aveuglent. La clameur assourdissante fait vibrer le métal sous mes pieds. Puis je découvre Peeta, à quelques mètres seulement. Il a l’air en pleine forme, si propre, si beau que je le reconnais à peine. Mais son sourire reste le même, que ce soit dans la boue ou bien au Capitole, et je le rejoins en trois foulées pour me jeter dans ses bras. Il vacille en arrière, manque de trébucher, et c’est là que je remarque que la mince tige de métal qu’il tient à la main est une sorte de canne. Il trouve son équilibre, et nous restons collés l’un à l’autre devant la foule en délire. Il m’embrasse, et moi je n’arrête pas de me demander : « Le sais-tu ? Sais-tu dans quel pétrin nous sommes ? » Au bout d’un moment, Caesar Flickerman lui tape sur l’épaule pour reprendre l’émission, mais Peeta le repousse sans même un regard. La foule explose. Qu’il sache ou non, Peeta est toujours aussi habile pour se mettre le public dans la poche.
Finalement, Haymitch intervient et nous pousse avec bonhomie vers le siège du vainqueur. D’ordinaire, il s’agit d’un fauteuil magnifique, où prend place le vainqueur pour regarder une sélection des meilleures séquences des Jeux, mais, puisque nous sommes deux, les Juges ont prévu un sofa en velours rouge vif. Un petit – je crois que ma mère appellerait cela une causeuse. Je m’assois si près de Peeta que je me retrouve pratiquement sur ses genoux, mais un regard discret vers Haymitch me fait comprendre que ce n’est pas suffisant. Je me débarrasse de mes sandales d’un coup de pied, ramène mes jambes contre moi et pose ma tête sur son épaule. Son bras m’entoure aussitôt, et j’ai l’impression d’être de retour dans notre grotte, lovée contre lui pour avoir plus chaud. Sa chemise est taillée dans la même étoffe dorée que celle de ma robe, mais Portia lui a choisi un long pantalon noir. Et pas de sandales non plus, mais une paire de bottes noires, qu’il garde solidement plantées sur la scène. J’aurais préféré que Cinna m’ait choisi une tenue similaire, je me sens trop vulnérable dans cette robe légère. Enfin, je suppose que c’était le but.
Caesar Flickerman enchaîne quelques plaisanteries, puis l’émission peut démarrer. Elle durera exactement trois heures, et chaque citoyen de Panem est tenu de la regarder. Tandis que les lumières s’estompent et que le sceau s’étale à l’écran, je réalise que je ne suis pas prête pour ça. Je n’ai aucune envie d’assister à la mort de mes vingt-deux adversaires. J’en ai déjà vu trop mourir sous mes yeux. Mon pouls s’accélère, et je suis prise d’une violente envie de me sauver. Comment les autres vainqueurs ont-ils pu affronter cette épreuve tout seuls ? Aux moments les plus forts, on affiche régulièrement la réaction du vainqueur dans une vignette, au coin de l’écran. Je repense aux vainqueurs des années précédentes… Certains exultaient, poing serré, ou se frappaient le torse. La plupart semblaient abasourdis. En ce qui me concerne, la seule chose qui me retient sur ce sofa c’est Peeta – son bras autour de mes épaules, son autre main prisonnière des deux miennes. Bien sûr, les vainqueurs précédents n’avaient pas à redouter un dernier coup fourré du Capitole.
Condenser plusieurs semaines en trois heures n’est pas un mince exploit, surtout quand on pense au nombre de caméras qui filmaient simultanément. Ceux qui montent les meilleures séquences doivent choisir quel genre d’histoire ils désirent raconter. Cette année, pour la première fois, ils ont opté pour une histoire d’amour. J’ai beau savoir que nous avons gagné, on nous consacre tout de même une attention disproportionnée – et depuis le tout début. J’en suis heureuse, néanmoins, car cela renforce cette image de passion éperdue qui est mon excuse pour avoir défié le Capitole. Et puis cela veut dire que nous aurons moins de temps pour nous attarder sur les morts.
La première demi-heure est centrée sur les événements antérieurs à l’arène : la Moisson, le trajet en chariot à travers le Capitole, nos scores à l’entraînement, les interviews. La bande-son guillerette rend ce spectacle encore plus horrible, parce que, bien sûr, la plupart de ceux que nous voyons à l’écran sont morts.
L’action se déplace ensuite dans l’arène où, après une couverture détaillée du bain de sang, le montage se contente pour l’essentiel d’alterner les morts et les séquences avec nous deux. Surtout avec Peeta, en fait ; il est clair qu’il porte cette histoire d’amour à bout de bras. Je découvre tout ce que le public a déjà pu suivre : comment il a trompé les carrières à mon sujet, monté la garde toute la nuit sous l’arbre des guêpes tueuses, affronté Cato pour me permettre de fuir… Même allongé dans sa gangue de boue, il trouvait encore la force de murmurer mon prénom dans son sommeil. Je ressemble à une machine sans cœur en comparaison – j’esquive des boules de feu, je lâche des nids, je fais sauter des provisions –, jusqu’à ce que je me mette en quête de Rue. Sa mort repasse en intégralité – le coup d’épieu, ma vaine tentative pour la sauver, ma flèche dans la gorge du garçon du district Un, et Rue qui expire entre mes bras. Et la chanson. Elle passe jusqu’à la dernière note. Quelque chose se ferme en moi ; je me sens trop engourdie pour éprouver quoi que ce soit. Comme si je regardais des étrangers en train de participer à une autre édition des Hunger Games. Je remarque tout de même qu’ils ont omis la séquence où je la couvrais de fleurs.
Eh oui. Il y avait quand même un parfum de rébellion, là-dedans.
Les choses s’arrangent pour moi quand on nous annonce que les deux tributs d’un même district peuvent gagner ensemble, et que je crie le nom de Peeta avant de plaquer ma main sur ma bouche. Alors que j’avais jusque-là semblé plutôt indifférente à son sort, je me rattrape désormais en le cherchant, en le soignant, en allant récupérer le remède au banquet et en me montrant prodigue de baisers. Objectivement, la scène des chiens et de la mort de Cato reste aussi abominable que dans la réalité. Mais, une fois encore, j’ai le sentiment de voir s’agiter de parfaits inconnus.
Puis vient le moment des baies. J’entends le public murmurer, soucieux de ne pas en perdre une miette. Une vague de gratitude envers les monteurs me submerge quand je vois que le film s’achève, non pas avec l’annonce de notre victoire, mais avec des images de moi en train de marteler la porte en verre de l’hovercraft et de hurler le nom de Peeta pendant qu’on s’efforce de le ranimer.
En termes de survie, c’est mon meilleur moment de la soirée.
On rejoue l’hymne encore une fois, et tout le monde se lève tandis que le président Snow en personne grimpe sur la scène, suivie d’une petite fille qui porte la couronne sur un coussin. Il y a une seule couronne, cependant, et la confusion de la foule est palpable – sur la tête duquel va-t-il la placer ? – jusqu’à ce que le président la torde entre ses mains et en détache deux moitiés. Il pose la première sur le front de Peeta avec un grand sourire. Il sourit toujours en me posant la deuxième sur la tête, mais ses yeux, à quelques centimètres des miens, sont plus froids que ceux d’un serpent.
Je comprends alors que, même si nous avons été deux à prendre des baies, c’est moi qui suis à blâmer pour en avoir eu l’idée. Je suis l’instigatrice. C’est moi qu’il faut punir.
S’ensuit une interminable série de courbettes et d’acclamations. J’ai l’impression que mon bras va se décrocher à force de saluer quand Caesar Flickerman souhaite enfin bonne nuit au public, en lui rappelant d’allumer son téléviseur demain pour l’interview finale. Comme s’il avait le choix.
Peeta et moi sommes escortés jusqu’à la demeure du président pour le banquet de la victoire, où nous n’avons guère le loisir de manger tant les dirigeants du Capitole et les sponsors les plus généreux sont nombreux à vouloir se faire prendre en photo avec nous. Les visages souriants se succèdent, de plus en plus imbibés à mesure que la soirée s’éternise. De temps à autre, j’aperçois Haymitch, ce qui me rassure, ou le président Snow, ce qui me terrifie, mais quoi qu’il en soit je continue à rire, à remercier et à sourire à l’objectif. La seule chose que je refuse, c’est de lâcher la main de Peeta.
Le soleil pointe tout juste à l’horizon quand nous regagnons en titubant le douzième étage du centre d’Entraînement. Je pense avoir enfin l’occasion de discuter en tête à tête avec Peeta, mais Haymitch l’envoie avec Portia se choisir une tenue pour l’interview, tandis qu’il me raccompagne à ma porte.
— Pourquoi je ne peux pas lui parler ?
— Vous aurez tout le temps pour ça, une fois rentrés à la maison, me répond Haymitch. Va te coucher, tu passes à l’antenne à deux heures.
Malgré les réticences d’Haymitch, je suis bien résolue à voir Peeta en privé. Après m’être tournée et retournée dans mon lit pendant quelques heures, je me glisse dans le couloir. Ma première idée est d’aller vérifier sur la terrasse, mais il n’y a personne. Même les rues en contrebas sont désertes après les festivités de la nuit dernière. Je regagne mon lit un moment, puis décide de me rendre directement dans sa chambre, mais, quand j’essaie d’abaisser la poignée, je découvre qu’on m’a enfermée à clé dans ma chambre. Je soupçonne d’abord Haymitch. Puis me vient la crainte plus insidieuse que le Capitole puisse être en train de me surveiller et me retienne. J’étais prisonnière depuis le début des Jeux, mais cette fois-ci les choses prennent une tournure différente, plus personnelle. Comme si j’avais été jetée en prison pour un crime et que j’attendais la sentence. Je me recouche et fais semblant de dormir jusqu’à ce qu’Effie vienne m’annoncer joyeusement le début d’une autre « grande, grande, grande journée ».
Je dispose d’environ cinq minutes pour avaler un bol de blé bouilli et de ragoût, avant l’arrivée de mes préparateurs. Il me suffit de leur dire : « Le public vous a adorés ! » pour n’avoir plus besoin de parler pendant les deux heures suivantes. Quand Cinna nous rejoint, il renvoie tout le monde et me fait enfiler une robe blanche vaporeuse avec des souliers roses. Après quoi il rectifie personnellement mon maquillage. Lorsqu’il a terminé, une douce lueur rosée semble émaner de moi. Nous discutons à bâtons rompus, mais je n’ose pas lui poser la moindre question importante car, depuis l’incident de ma porte, je ne parviens pas à me défaire du sentiment d’être constamment surveillée.
L’interview doit avoir lieu juste au bout du couloir, dans le grand salon. On a dégagé suffisamment de place pour y installer la causeuse et l’entourer de vases de roses rouges et roses. Seules quelques caméras sont prévues. Au moins, l’enregistrement ne s’effectuera pas en public, cette fois-ci.
Caesar Flickerman m’accueille par une étreinte chaleureuse.
— Félicitations, Katniss. Comment te sens-tu ?
— Bien. Un peu nerveuse.
— Détends-toi. Nous allons passer un excellent moment, m’assure-t-il avec une petite tape sur la joue.
— Je ne suis pas très douée pour parler de moi.
— Quoi que tu dises, tu ne pourras pas te tromper.
Et je pense : « Oh, Caesar, si seulement c’était vrai ! Mais, en réalité, le président Snow est peut-être en train d’organiser une sorte “d’accident” pour moi, à l’heure où nous parlons. »
Puis Peeta arrive, très séduisant en rouge et en blanc, et m’entraîne sur le côté.
— On n’a presque pas pu se parler. J’ai l’impression qu’Haymitch se donne un mal de chien pour nous séparer.
Haymitch se donne un mal de chien pour nous sauver la vie, mais trop d’oreilles indiscrètes nous écoutent, alors je me contente de répondre :
— Oui, il est devenu très responsable, ces derniers temps.
— Bah, c’est la dernière ligne droite avant de rentrer chez nous. Il ne pourra plus nous surveiller en permanence, là-bas, dit Peeta.
Un frisson me traverse, mais je n’ai pas le temps d’en analyser les raisons car tout est prêt pour nous. Nous nous installons côte à côte sur la causeuse, mais Caesar nous dit :
— Oh, tu peux te nicher dans ses bras comme hier, si tu veux. C’était adorable.
Je relève donc mes jambes, et Peeta m’attire contre lui.
Quelqu’un entame un compte à rebours, et ça y est, nous sommes retransmis en direct à travers tout le pays. Caesar Flickerman est merveilleux – enjoué, drôle, ému quand l’occasion se présente. Peeta et lui retrouvent tout de suite cette complicité qu’ils avaient établie le soir des premières interviews, cette effronterie joyeuse, si bien que je souris beaucoup et m’efforce d’en dire le moins possible. Je suis obligée de parler un peu, bien sûr, mais, dès que je le peux, je ramène la conversation sur Peeta.
Inévitablement, Caesar en arrive à des questions qui exigent des réponses plus fouillées.
— Eh bien, Peeta, nous savons depuis votre séjour dans la grotte que, pour toi, ç’a été le coup de foudre à l’âge de, quoi, cinq ans ?
— Dès que j’ai posé les yeux sur elle, répond Peeta.
— Mais pour toi, Katniss, ce n’était pas joué d’avance. Je crois qu’une des choses que le public a adorées, c’est d’assister à l’éclosion de tes sentiments. À quel moment as-tu réalisé que tu étais amoureuse de lui ? demande Caesar.
— Oh, c’est une question difficile…
Je pousse un petit rire gêné et je baisse les yeux sur mes mains. Au secours.
— Moi, en tout cas, je sais quand ça m’a frappé, dit Caesar. La nuit où tu as crié son prénom dans cet arbre.
« Merci, Caesar ! » me dis-je, et je brode sur son idée :
— Oui, je crois que ç’a dû être à ce moment-là. Avant, j’essayais de ne pas trop réfléchir à mes sentiments parce que, honnêtement, je ne savais pas où j’en étais, et puis cela ne faisait qu’empirer les choses si je m’inquiétais pour lui. Mais là, dans cet arbre, tout a changé.
— Pourquoi, à ton avis ? m’encourage Caesar.
— Parce que… peut-être parce que, pour la première fois, j’avais une chance de le garder, dis-je.
Derrière un cameraman, je vois Haymitch pousser un soupir de soulagement et je comprends que j’ai répondu ce qu’il fallait. Caesar sort un mouchoir et doit s’excuser un instant tellement il est ému. Je sens Peeta presser son front contre ma tempe.
— Alors, maintenant que tu m’as, que vas-tu faire de moi ?
Je me tourne vers lui.
— Te mettre à l’abri quelque part où il ne t’arrivera plus rien.
Et quand il m’embrasse, j’entends plusieurs personnes soupirer dans la pièce.
Pour Caesar, c’est l’occasion d’enchaîner sur les plaies et les bosses que nous avons pu récolter dans l’arène, les brûlures, les piqûres, les blessures. Mais c’est seulement quand nous en arrivons aux chiens que j’oublie les caméras. Lorsque Caesar demande à Peeta comment il s’habitue à sa nouvelle jambe.
— Ta nouvelle jambe ? (Et je ne peux m’empêcher de me pencher pour relever le bas de son pantalon.) Oh non, je murmure en découvrant le mélange de plastique et de métal qui a remplacé sa chair.
— Personne ne t’avait prévenue ? demande Caesar avec douceur.
Je secoue la tête.
— Je n’en ai pas eu le temps, dit Peeta avec un léger haussement d’épaules.
— C’est ma faute, dis-je. C’est à cause de mon garrot.
— Oui, c’est ta faute si je suis encore en vie.
— Il a raison, fait observer Caesar. Sans cela, il se serait sûrement vidé de son sang.
J’imagine que c’est vrai, mais je me sens si bouleversée que je suis à deux doigts de pleurer. Je me rappelle alors que le pays entier nous regarde et j’enfouis mon visage dans la chemise de Peeta. J’y reste quelques minutes car je me sens bien comme ça, là où personne ne peut me voir, et quand j’en émerge, Caesar me laisse tranquille un moment pour me permettre de reprendre mon sang-froid. En fait, il ne s’adresse pas une seule fois à moi jusqu’à ce que surgisse la question des baies.
— Katniss, je sais que tu viens d’avoir un choc, mais il faut que je sache. À l’instant où tu as sorti ces baies, qu’est-ce qui t’est passé par la tête… hmm ?
Je réfléchis longuement avant de répondre. C’est le moment crucial. Soit j’ai voulu défier le Capitole, soit j’avais perdu la tête, et on ne peut pas me tenir pour responsable de ce que j’ai fait. Voilà qui mériterait sans doute un grand discours plein d’émotion, mais je ne réussis qu’à bredouiller une phrase presque inaudible :
— Je ne sais pas. Je crois que… je ne supportais pas l’idée… de vivre sans lui.
— Peeta ? Quelque chose à ajouter ? s’enquiert Caesar.
— Non. Je crois que c’est valable pour nous deux, dit-il.
Caesar conclut l’interview, et c’est fini. Tout le monde rit, pleure ou se congratule, mais je ne suis toujours pas rassurée avant d’atteindre Haymitch.
— Alors ? dis-je dans un murmure.
— Parfait, répond-il.
Je passe dans ma chambre récupérer mes affaires, pour m’apercevoir que je n’ai rien à emporter, hormis la broche ornée d’un geai moqueur que Madge m’a donnée. On me l’a rapportée à l’issue des Jeux. Une voiture aux vitres teintées nous conduit à la gare, où le train nous attend. Nous avons à peine le temps de faire nos adieux à Cinna et à Portia, que nous reverrons de toute façon dans quelques mois pour notre tournée triomphale à travers les districts. C’est la façon du Capitole de rappeler à la population que les Hunger Games ne sont jamais vraiment finis. On nous remettra toutes sortes de trophées inutiles, et tout le monde devra faire semblant de nous aimer.
Le train s’ébranle, et nous plongeons dans la nuit. Quand nous émergeons du tunnel, je respire librement pour la première fois depuis la Moisson. Effie nous accompagne, bien sûr, ainsi qu’Haymitch. Après un repas gargantuesque, nous prenons place en silence devant la télévision pour assister à une retransmission de l’interview. Alors que le Capitole s’éloigne de seconde en seconde, je commence à songer à la maison. À Prim et à ma mère. À Gale. Je m’éclipse le temps de changer ma robe pour un chemisier et un pantalon. Je me démaquille longuement, minutieusement, je reforme ma natte et retrouve l’ancienne Katniss Everdeen. La fille qui vit dans la Veine. Qui chasse dans la forêt. Qui fait du troc à la Plaque. Je me contemple dans le miroir en tâchant de me rappeler qui je suis et qui je ne suis pas. Quand je rejoins les autres, la sensation du bras de Peeta autour de mes épaules m’est devenue étrangère.
À l’occasion d’un bref arrêt du train, on nous laisse sortir prendre un peu l’air. Il n’y a plus de raisons de nous surveiller. Peeta et moi marchons le long des rails, main dans la main, et, maintenant que nous sommes seuls, je ne trouve plus rien à dire. Il se penche pour me cueillir un bouquet de fleurs blanc et rose. Quand il me l’offre, je dois faire un gros effort pour paraître touchée. Il ne peut pas savoir qu’il s’agit de fleurs d’oignons sauvages et qu’elles me rappellent les heures passées à en récolter en compagnie de Gale.
Gale. Mon estomac se noue à l’idée de le revoir. Pourquoi ? Je n’arrive pas à le savoir. J’ai tout de même le sentiment d’avoir menti à une personne qui me faisait confiance. À deux personnes, plus précisément. J’ai pu m’en tirer jusqu’à présent grâce aux Jeux. Mais je ne pourrai plus me cacher derrière les Jeux une fois de retour chez nous.
— Qu’y a-t-il ? me demande Peeta.
— Rien.
Nous continuons à marcher, au-delà de la queue du train, à un endroit où je suis bien certaine qu’il n’y a pas de caméras dissimulées dans les buissons. Mais je ne trouve toujours rien à dire.
Haymitch me fait sursauter en me posant la main sur l’épaule. Même ici, au milieu de nulle part, il nous parle à voix basse.
— Joli travail, tous les deux. Continuez simplement à donner le change jusqu’au départ des caméras. Et nous ne devrions pas avoir d’ennuis.
Je le regarde s’éloigner vers le train. J’évite le regard de Peeta.
— Que voulait-il dire ? me demande Peeta.
— C’est le Capitole. Il n’a pas trop apprécié notre petit numéro avec les baies.
— Quoi ? De quoi est-ce que tu parles ?
— Ça ressemblait trop à un acte de rébellion. Alors, Haymitch m’a conseillée en secret, ces derniers jours. Pour m’éviter d’aggraver la situation.
— Il ne m’a rien dit, à moi, s’indigne Peeta.
— Il savait que tu étais suffisamment intelligent pour comprendre tout seul.
— J’ignorais qu’il y avait quelque chose à comprendre. Donc, tout ce que tu as fait, ces derniers jours, et peut-être même… dans l’arène… c’était une sorte de stratégie mise au point entre vous ?
— Non ! Comment veux-tu que j’aie pu communiquer avec lui dans l’arène ?
— Mais tu savais ce qu’il attendait de toi, pas vrai ? insiste Peeta. (Je me mords la lèvre.) Katniss ?
Il me lâche la main, et je fais un pas en avant, comme pour reprendre l’équilibre.
— Tout ça, c’était uniquement pour les Jeux, dit Peeta. La manière dont tu t’es comportée.
— Pas uniquement, dis-je en me cramponnant à mes fleurs.
— Alors, dans quelle mesure ? Non, laisse tomber. J’imagine que la vraie question, c’est : que va-t-il rester de tout ça, une fois que nous serons rentrés chez nous ?
— Je n’en sais rien. Plus on se rapproche du district Douze, moins je sais où j’en suis.
Il attend que je lui fournisse plus d’explications, mais rien ne vient.
— Eh bien, fais-moi savoir quand tu y verras plus clair, dit-il avec une douleur palpable.
Je sais que mes oreilles sont guéries car, malgré le grondement du moteur, je peux entendre crisser chacun de ses pas jusqu’au train. Le temps que je remonte à bord, Peeta s’est enfermé dans son compartiment pour la nuit. Je ne le vois pas non plus au petit déjeuner. En fait, je ne le revois qu’à notre arrivée au district Douze. Il m’adresse un hochement de tête, le visage inexpressif.
Je voudrais lui dire qu’il est injuste. Que nous étions des étrangers l’un pour l’autre. Que j’ai fait ce qu’il fallait pour rester en vie, pour nous garder en vie tous les deux dans l’arène. Que je ne peux pas lui expliquer où j’en suis avec Gale, car je ne le sais pas moi-même. Qu’il ne sert à rien de m’aimer car je ne me marierai jamais et qu’il finira tôt ou tard par me haïr. Que, si j’ai des sentiments pour lui, peu importe, car je ne serai jamais en mesure d’offrir le genre d’amour qui mène à une famille, à des enfants. D’ailleurs, comment pourrait-il m’aimer ? Après tout ce que nous venons de traverser ?
Je voudrais aussi lui dire qu’il me manque déjà – énormément. Mais ce ne serait pas juste de ma part.
Alors nous restons là, silencieux, à regarder notre vilaine petite gare noire de suie se dresser autour de nous. De l’autre côté de la vitre, le quai croule sous les caméras. Tout le monde semble impatient de nous accueillir.
Du coin de l’œil, je vois Peeta me tendre la main. Je lui adresse un regard hésitant.
— Une dernière fois ? Pour le public ? dit-il.
Il n’y a pas de colère dans sa voix. Elle est neutre, ce qui est pire. Le garçon des pains est déjà en train de m’échapper.
Je lui prends la main et la serre fort, en me préparant pour les caméras, redoutant l’instant où je devrai finalement lâcher prise.