L’ODEUR DE LA BÊTE
(1957)
« Nous l’avons, en dormant, Madame, échappé belle »… annonçait Trissotin. Mais les précieux du XXIIe siècle n’auront plus rien à dire de ce genre. Car des dangers viendront, que nul ne signalera…
Adossé au tronc d’un hêtre puissant dont le fût lisse, grisé d’argent, s’épanouissait à hauteur de ciel en branches frissonnantes, Gérald écoutait les présences étrangères qui peuplaient la montagne.
Il les connaissait bien ; ni leurs formes ni leurs manières de penser ne lui étaient étrangères. Au cours de longues heures de contemplation solitaire, il avait appris à percer leur secret.
Et ces choses venues d’univers lointains, ces graines de vie drainées par le flux de l’espace, par les courants invisibles, peuplaient, réelles, ses rêveries. Elles n’étaient pas dangereuses ; quelquefois même il parvenait à échanger des idées avec ces créatures.
Certaines habitaient la Terre depuis des millénaires, certaines n’avaient qu’une existence éphémère dès que leur germe avait éclos, à la chaleur de la planète. La plupart étaient invisibles et ne se révélaient aux hommes que sous l’incidence d’un rayon solaire propice.
En ce jour où les lumières de l’automne baignaient d’or les feuilles du hêtre, Gérald sentit l’approche d’une créature inconnue. Il la devinait encore lointaine et concevait difficilement sa chair, sa forme et sa manière de progresser, certain cependant qu’elle se dirigeait vers lui.
Son chien s’immobilisa soudain, délaissant ses jeux, puis se rua vers la vallée prochaine.
— « Éloi, reviens ici », cria Gérald.
Le berger allemand revint se coucher à ses pieds, le regard implorant.
Gérald le flatta de sa main. Se pouvait-il que la bête eût senti l’approche de la chose inconnue ? Cette peur qui se lisait dans ses yeux, dans le creux de ses reins, n’était pas coutumière.
Le vent, calme brise de l’est, portait les effluves étrangers que Gérald ne décelait pas ; le flair plus subtil du chien les captait.
Soudain, la bête, qui haletait nerveusement, se raidit et, dans un spasme de tous ses muscles, s’affala sur le sol.
Gérald se leva brusquement, regarda Éloi, mort, saisit sa canne de bois durci au feu et se mit en devoir de creuser une tombe sommaire. Rapidement la branche noueuse dévasta le sol friable et dégagea un creux suffisant sous l’impulsion des muscles puissants du berger.
Lorsqu’il releva la tête il s’aperçut que son troupeau s’était égaillé. Il appela longuement dans ses mains, modelées en forme de conque, mais nulle chèvre ne revint au pacage.
Gérald n’avait pas peur. Simplement, désolé par la mort d’Éloi, par la rupture de ses heures tranquilles, la fuite de ses chèvres et le silence insolite des autres créatures de la montagne, il dévala lentement les premières pentes pour rejoindre son troupeau.
Soudain il perçut une odeur, une odeur inconnue, troublante, aux relents d’épices et de sel, de citron, une odeur gazeuse, insignifiante, ouatée de mystère. Et cette subtile senteur, presque nulle, ce singulier parfum l’envahit, entêtant, douloureux même. Il se boucha le nez, en vain.
Il se mit à courir, résolument, vers le bas de la vallée. Mais il sentait que s’infiltrait en lui cette odeur inconnue, comme un poison, comme un venin particulièrement dangereux ; son sang charriait ce parfum qui se diluait et polluait de ses mille particules invisibles sa chair.
Gérald trébucha, s’effondra sur le sol, dégageant ses narines pour se rattraper dans sa chute.
Alors, comme une marée soudaine et profonde, l’odeur se répandit en lui. De ses pores suinta un invisible poison, son cœur ralentit ses pulsations. Son visage disparut dans l’herbe grasse. Lui aussi était mort.
La créature avançait.
Dans son écrin de verdure le petit hameau attendait les calmes heures du soir ; les hommes descendaient des montagnes avoisinantes, aspirant à la quiétude, à la douce lumière des lampes sur les meubles de bois sombre.
Les ombres grandissantes des monts tissaient, de leurs lignes fuyantes, sur le vert profond des pâturages en pentes douces, le manteau de la nuit.
La créature progressait lentement, très lentement sur ce monde nouveau, peut-être plein d’embûches.
Elle avait parcouru – et l’origine de ce voyage se perdait dans les temps – des siècles-lumière de solitude. Était-elle née au sein de l’espace ? Elle ne connaissait que le vide infini grouillant d’une vie lumineuse et froide, que les manèges minuscules des planètes autour de soleils bariolés, lointains, toujours au-delà des limites de son corps. Jamais elle n’avait eu conscience de sa chair, jamais n’avait connu les bienfaisantes pulsations des planètes vivantes. Un hasard, le ressac fou de l’espace, l’avait approchée de cette Terre qui l’avait attirée sûrement. Elle ne savait rien des mondes tangibles, rien d’elle-même.
La créature ne connaissait pas ses origines et se croyait seule de toute sa race à travers les labyrinthes des galaxies. Sans doute l’était-elle, dernière survivante d’empires qui s’étendaient dans le domaine de l’outrepassé.
Son corps ne craignait ni la chaleur ni le froid extrêmes. Rien ne pouvait briser ni dissocier ses molécules desséchées où stagnait une étrange pensée.
Lorsque la moiteur de l’atmosphère, la chaleur diffractée des rayons solaires avaient touché sa chair, elle avait ressenti un plaisir indicible. Lorsque les images de la Terre avaient frappé son cerveau, elle avait voulu vivre toujours sur ce monde doux et vert. Alors, son odeur, que le froid des espaces avait à jamais figée, s’était exhalée lentement et dissipée au gré des vents.
La créature que le ressac de l’espace avait déposée sur Terre ne savait pas…
*
* *
Lorsque les animaux du village troublèrent de leurs cris, beuglements, aboiements, braiements, bêlements, le silence épais du crépuscule, les paysans s’inquiétèrent. Quelques-uns partirent à la recherche de Gérald et ne revinrent jamais.
La créature les avait tués sans le savoir. Elle ne pouvait comprendre la pensée des humains ; ni des animaux, ces frêles étincelles de vie !
Graine que le souffle du temps avait déposée sur ce monde, la chose s’imprégnait des plaisirs de la terre, du sol compact, pesant, gras, duveteux d’herbe et de feuilles crissantes, peuplé de lumières, de perspectives, d’angles.
La sombre masse du hameau, au creux de la vallée argentée de lune, se piqueta de vingt points clignotants ; les habitants s’inquiétaient de la disparition des six hommes.
Les bêtes rompirent leurs liens et s’enfuirent, comme prises de folie, dans une ruée sauvage. Les poules et les oies dormaient dans les clapiers tièdes où la mort les surprit.
L’odeur parvenait au village, s’infiltrait dans les rues poussiéreuses, ombrées de lune blanche, se glissait dans les intérieurs obscurs ou simplement illuminés par les lampes jaunâtres.
Nul ne souffrit. Simplement le parfum, cruellement inodore, avec ce relent d’épices inconnues, de citron, de sel, déposa ses millions de particules mortelles dans l’organisme humain, empoisonnant irrémédiablement le sang.
Le village était mort ; ses habitants allongés, sans vie, sur les lits moites, dans les alcôves ombreuses, étaient passés du rêve à l’éternité. Sur le sol blanc des chemins, sur les herbes fraîches des alpages, dans la rosée, ceux qui avaient fui, ceux qui avaient cherché. Pas un ne survécut.
La créature avançait, au hasard, ignorante.
Cernée par la forêt vierge qui s’étendait autour des cités, Lyon dressait sa masse brillante dans le ciel blanc.
Énorme bloc de matière, creusé de rues intérieures comme une fourmilière, polie, climatisée, protégée, aseptique, lumineuse, élégante, harmonieuse, parfaite, la ville couvait cinquante millions d’habitants.
Les hélicoptères bourdonnaient sur les terrasses que les soleils artificiels doraient. La rumeur assourdie des multitudes se perdait dans les arbres géants qui mouraient au pied des falaises blanches.
La créature approchait de la ville, curieuse d’une sensation nouvelle, avide de ce bloc monstrueux de matière.
Dans Lyon la vie continuait, active, terrible. Les gens s’affairaient, s’agitaient, sillonnant les avenues rectilignes, s’élevant dans les tubes, s’inclinant sur les tapis roulants, travaillant, bruissant, mangeant, parlant.
Contrairement à la créature, ils semblaient savoir d’où ils venaient, où ils allaient et pourquoi ils vivaient.
La nuit tombait. La ville en fusion sous la lumière des soleils fut proche.
La créature s’éleva lentement, boule d’odeur et de silence, prit de l’altitude et se posa sur une terrasse.
Trois cents personnages périrent, qui dans le spasme enivrant d’un verre d’alcool, qui dans l’amour, qui en dansant.
Délaissant la terrasse des plaisirs, la créature pénétra par une des bouches de la cité, se glissa sur les tapis roulants.
Et les gens mouraient sur son passage, avec, dans leurs yeux grands ouverts, une étrange expression de surprise.
Au cœur de la cité, enserré par l’étau des falaises blanches, végétait un vestige du passé : la ville ancienne où sommeillaient les maisons de vieilles pierres, les lierres en volutes, l’asphalte luisant. Dans ces villes anciennes subsistait un esprit plus libre, moins lié aux exigences du siècle.
C’était aux yeux des contemporains et des dirigeants le siège de la corruption et du vice, de l’anarchie ; le royaume des aventuriers et des fous.
Lorsqu’elle vit, par cinq cents mètres de fond, les lueurs clignotantes de la ville ancienne que les soleils artificiels ne parvenaient pas à dorer, la créature se glissa vers le gouffre et plongea vers la rue d’Herbelgueuse(1).
Quelques prostituées sillonnaient l’asphalte tiède et noir.
De la ville ancienne montait une odeur sordide, puante, pétrie de sueur et de poussière, malaxée de nourriture pourrie, de déchets, de relents d’égouts, surgie des cafés immondes aux alcools paradisiaques, des ivrognes, de la pierre gluante, des fumeries d’opium et d’orvaire, soufflée par les gastronomes, les politiciens, les intellectuels, les voleurs, les criminels, les poètes – une odeur de vie, de gens qui font l’amour, qui boivent, qui crient, qui mangent, qui travaillent à la chaîne, qui dorment, une odeur de joie, de terreur et d’amour, une odeur d’homme.
Dans la rue d’Herbelgueuse, une prostituée sentait le patchouli.
La chose parfumée s’engagea dans cette ornière, dégageant son odeur tiède, incolore, avec ses légers relents d’épices inconnues, de citron et de sel.
Elle ne sentait, ne respirait pas, et cependant, à travers les lamelles de son corps l’odeur invisible de la ville et le patchouli de la fille s’infiltrèrent, déposant leur millier de particules empoisonnées.
Alors doucement, doucement, sans qu’elle eût jamais eu conscience de ses origines, sans qu’elle eût connu le sens de sa vie, après des éternités d’ennui au sein de l’espace, la créature qu’un hasard, que le ressac de l’espace et du temps avaient jetée sur Terre mourut, sans bruit.
La prostituée marchait toujours sur l’asphalte tiède et noir.
Jamais le monde ne connut le danger qu’il avait couru.