TOUS LES PIÈGES DE LA FOIRE
(1964)

Le thème de la quête est ici traité dans le contexte du jeu. Un jeu redoutable, où les obstacles sont moins périlleux que le succès.

Anhanh !

Il visa Mars : l’astre rouge vacilla sous l’impact de la fusée balistique, mais ne chut point.

Anhanh !

Il visa la Lune : elle tomba.

Un gros sucre d’orge, blanc comme du plâtre, jaillit brusquement sous ses yeux, tandis qu’une voix rocailleuse dit :

« C’est pour vous, M’sieur, l’avez bien gagné, c’est pas tous les jours qu’on décroche la Lune. »

Un rire stupide et nasillard suivit cette déclaration.

Bel prit instinctivement cette répugnante confiserie et la glissa dans sa poche. Il pensait : « Dommage, le jeu des planètes et des soleils semblait promettre de bons moments, mais ce forain est vraiment trop désagréable. »

Et il se replongea dans la foule bigarrée de la foire des Sept Trônes. Autour de lui, la grouillante cohorte des chalands vociférait. Les lumières du Star Crazy éclaboussaient le ciel. Toutes les races, tous les peuples du Système social solaire fréquentaient la foire du satellite de Jupiter ; tous les jeux, tous les divertissements, tous les spectacles les plus incroyables s’y côtoyaient.

La baraque des femmes l’attira un instant…

« Non, il faut absolument que je découvre le Responsable », murmura-t-il. Mais où se dissimule-t-il exactement ? Personne n’a pu m’en fournir l’indication. Ici, tous les gens fuient quand on les interroge, ou bien ils deviennent menaçants. Pourtant, il faut que je le déniche. »

À peine avait-il formulé cette pensée que Bel eut un doute : pourquoi était-il possédé par cette certitude ? Elle ne correspondait à rien dans sa mémoire. Avait-il subi un lavage de cerveau ? Non ! Bel était un Garde, il accomplissait la mission d’un Garde ! Aucune raison de spéculer sur les tenants et les aboutissants du meurtre qu’il devait accomplir, aucun besoin de le justifier. Bel faisait ce qu’on lui disait de faire et le Responsable était devenu un dangereux ennemi du Système social solaire, il fallait l’abattre.

Il tira de sa poche le sucre d’orge qu’il venait de gagner, puis le jeta, sortit ensuite une des fusées balistiques avec lesquelles il jouait tout à l’heure et qu’il avait adroitement subtilisée sous les yeux du forain. Fin, galbé, l’objet avait de l’allure ; son métal de Chine luisait doucement dans la pénombre violette de la grotte artificielle où il s’était réfugié. Bel caressa de l’index le contacteur, sans y appuyer : inconsidérément employée, cette innocente petite machine pouvait causer des ravages. Une demi-heure auparavant, Bel n’avait pas d’armes ; il était interdit d’en apporter à la foire des Sept Trônes ; la fouille à l’astroport était bien faite. Maintenant, il en possédait une.

Dans sa poche, un dernier objet, une carte de visite en mica, anonyme ; des mots y étaient griffonnés à la hâte : le Responsable vous invite à la foire des Sept Trônes, il espère vous y tuer. Bel avait trouvé cette carte glissée sous la porte de sa chambre, à l’hôtel de la Terre.

Tourbillonnant sur lui-même, un homme pénétra dans la grotte et le heurta, répandant sur son vêtement un gobelet de bave de Qobol. Bel le gifla violemment d’un revers de main. Le maladroit semblait ivre, il balbutia :

« Faut faire attention, M’sieur, c’est bon la bave, et c’est cher ! »

Il contempla son gobelet vide et se mit à pleurnicher : « Maintenant, j’en ai plus et je r’trouverai jamais la cabane aux Qobol… trop saoul. »

Puis il s’effondra en larmes, s’agrippant à la tunique de Bel. Ce dernier le repoussa d’un geste brutal ; il détestait les ivrognes.

L’homme se releva et le défia :

« Faut pas faire ça, M’sieur, c’est dangereux. »

L’ivrogne le menaçait maintenant avec la fusée balistique ; Bel l’observa calmement, ce devait être un Martien des canaux, sa peau cuivrée, légèrement grumeleuse, le révélait avec certitude. L’inconnu ajouta :

« Mais je ne suis pas méchant, ça vous coûtera simplement plus cher.

— Allons, combien, vite !

— Cinq mille contarts. »

C’était hors de prix, Bel paya sans discuter ; pour un Garde en mission, l’argent ne comptait pas. Il regarda le petit truand s’éloigner tranquillement, les ailes de cuir de son manteau battant le ciel bariolé de lueurs. Décidément, Ganymède était un satellite dangereux, la Foire y attirait toute une faune de bandits et d’escrocs avec lesquels il allait falloir compter ; peut-être servaient-ils à protéger le Responsable ?

Bel n’avait aucun indice, seulement cette carte de visite ; elle impliquait que son ennemi surveillait ses gestes, ses déplacements ; cela le rassura : son enquête serait simple, il n’avait qu’à attendre que le Responsable le défiât, à l’endroit qu’il choisirait. Cela le terrifia aussi : quoi qu’il fit, son adversaire aurait toujours sur lui l’avantage de la surprise. Pourtant, Bel avait un atout : aucun homme au monde n’est entraîné à la guerre comme l’est un Garde et, si le Responsable voulait l’abattre de sa main, comme le laissait supposer la carte de visite, il trouverait à qui parler.

Le Labyrinthe aux souvenirs s’offrait à lui ; Bel n’hésita pas. Sa chance ne l’avait jamais quitté jusqu’à présent, il se fiait à elle pour découvrir ce qu’il cherchait. Il pénétra dans l’imposante sphère bleue du labyrinthe par l’étroit boyau qui s’ouvrait à sa base.

« Ce sera mille contarts, monsieur, dit le caissier, mais si vous parvenez à ne pas identifier le souvenir que vous allez enregistrer parmi ceux que vous allez voir, vous gagnerez cent fois votre mise. »

Le Garde paya ; le caissier lui remit en échange un mince disque frontal.

« Si vous voulez mémoriser un incident de votre vie, cet enregistrement sera le témoin fidèle de notre pari. »

Bel réfléchit rapidement. Si le Responsable avait la mainmise sur cette baraque, il fallait inventer immédiatement un souvenir qui ne lui permît pas de reconnaître celui qui le traquait. Il inventa aussitôt un souvenir d’enfance illusoire, une histoire de tartine de confiture des plus banales, et tendit le disque au forain.

« Je vous préviens, dit aimablement celui-ci, si votre souvenir est faux, vous ne parviendrez jamais à sortir du labyrinthe. À moins que vous ne payiez une forte rançon.

— C’est bien ainsi », répondit Bel.

Et il pénétra d’un pas assuré à l’intérieur d’un tunnel triangulaire, intensément éclairé, qui se perdait dans les profondeurs de la sphère.

 

Sa mère enfilait un soutien-gorge sale ; il ne pouvait détourner les yeux, comme aurait dû le faire un fils respectueux ; elle le gifla violemment sur la bouche en criant :

« Petit salaud ; tu vas cesser de loucher sur moi ! Si ton père était là, il y a longtemps qu’il t’aurait cassé la gueule. »

Puis elle le bourra de coups de pied en blasphémant. Soudain, la porte de la chambre s’ouvrit pour laisser passer un vieil homme édenté, réellement répugnant.

« Mon amour ! » cria-t-elle.

Elle déchira rapidement les dessous qu’elle avait passés, puis, nue, alla se frotter lascivement contre le vieillard qui riait bêtement. Quelques secondes plus tard, celui-ci s’écroulait à terre en vomissant. Sa mère se précipita à terre et lécha son vomi, puis, quand elle eut tout avalé, elle considéra un instant le corps décharné et ridé de l’intrus, se retourna vers Bel, se releva et se précipita vers lui en remuant les bras comme une furie :

« Ordure, c’est ta faute ! »

Fasciné par cette scène, le Garde n’avait pas encore réagi. Il se leva comme un ressort et, saisi par l’horreur de ce spectacle, bien qu’il eût conscience de son irréalité, il se rua éperdument devant lui.

Bel marchait à nouveau dans le boyau étincelant de lumières. « De tous temps, les divertissements forains m’ont toujours choqué, ils ont un relent de bassesse qui m’a toujours déplu, pensait-il, et celui-ci n’est pas fait pour me réconcilier avec ce genre de distractions ; si encore elles avaient conservé leur aspect naïf ! » Une légère rougeur colora ses joues et son front tandis qu’il évoquait la scène sordide qu’il venait de vivre. Le Garde ne se souvenait ni de son père ni de sa mère, mais il espérait que cette évocation n’avait aucun rapport avec la vérité oubliée.

Il eut envie de rebrousser chemin et de sortir. Tout cela ne menait à rien, le Responsable était trop intelligent pour avoir recours à de semblables stratagèmes. Pourtant, cette tentative de démoralisation l’intriguait ; Bel connaissait les règles du Labyrinthe aux souvenirs : des projecteurs holographiques, essaimés à travers les couloirs, reconstituaient certaines séquences stéréotypées de la vie d’un Solarien moyen, et le joueur qui parvenait à éviter que son disque-mémoire correspondît à l’une d’elles centuplait sa mise initiale. Mais le contrôle des jeux surveillait étroitement les archétypes, car il eût été aisé d’y inclure des souvenirs subversifs qui auraient facilement démoralisé un individu au Q.I. trop faible. Les citoyens du Système social solaire étaient extrêmement conventionnels et l’évocation de leur enfance ne pouvait ressembler à cela ; le gouvernement ne l’eût pas permis ; la marge très faible qui existait entre leurs souvenirs personnels et les stéréotypes qui étaient projetés leur donnait peu de chances de centupler leurs mises dans le Labyrinthe. À moins que le Responsable…

Quelques centaines de mètres plus loin, Bel se trouva embarqué dans une furieuse partie de poker.

« Brelan », dit le Garde, en abattant son jeu.

Le ponte qui lui faisait face le dévisagea en souriant. Ses dents blanches tranchaient sur sa peau basanée.

« Vous n’avez pas de chance, Garde, j’ai un carré de rois ; vous perdez dix mille contarts dans ce coup, si je ne me trompe. »

Et il rafla d’un geste rapide l’imposant tas de billets qui s’était formé au centre de la table. Happant le bras de son adversaire, Bel hurla :

« Ce n’est pas possible, vous avez triché, car j’ai déjà un brelan de rois !

— Dommage pour vous, mon jeu est supérieur », répondit imperturbablement l’aventurier.

Bel était certain que ses mains ne bougeaient pas, cependant, il se vit saisir furtivement le revolser dont on l’avait dépossédé en débarquant sur Ganymède, mettre le cran au maximum et tirer sur le tricheur qui s’embrasa comme une torche. Le joueur qui était à côté de lui tenta de le retenir par ses vêtements :

« Assassin, vous l’avez tué ! »

Bel se dégagea d’un mouvement sec et courut vers la sortie du tripot ; il se retrouva dans le bas quartier qui entourait l’astroport. Les couloirs blancs du Labyrinthe aux souvenirs avaient disparu. Déjà une rumeur formidable indiquait que la chasse s’organisait. Sa main était crispée sur le revolser ; il eut un geste pour s’en débarrasser dans l’égout qui béait dans le caniveau, puis se ravisa : cette arme était le seul témoignage de l’aventure invraisemblable qu’il venait de vivre ; peut-être l’aiderait-elle à découvrir les origines de cette fantasmagorie qui surpassait les normes de ce que pouvait produire une baraque foraine. Ce n’était d’ailleurs pas le moment d’épiloguer sur son cas ; Bel devait d’abord échapper à la meute de ses poursuivants qui approchait ; il ne les craignait guère, son entraînement de garde le mettait hors de leur portée. Il partit au petit trot à travers le dédale de ruelles qu’il connaissait bien, les chaussées, le ciel perdirent de leur réalité, le décor des bas-fonds s’estompa. Bel marchait à nouveau sur le sol lactescent du Labyrinthe…

Le mirage qui venait de se concrétiser tout à l’heure débordait les possibilités de l’holovision ; s’agissait-il d’un phénomène de télétransportation ou de télésuggestion, le Garde ne pouvait le dire, mais il était sûr maintenant que l’aventure qu’il venait de vivre était bien due à l’action du Responsable. L’adversaire était puissant, averti, et Bel ignorait totalement où il devait diriger ses recherches pour découvrir le repaire de son ennemi. Encore une fois il eut l’impression d’être la chèvre qu’on offrait en holocauste au lion dans les parties de chasses primitives. Il s’astreignit à respirer lentement pour retrouver son calme.

Soudain, il eut un doute affreux : il se trouvait bien dans le Labyrinthe, mais le vibreur était toujours dans ses mains et l’arme était bien réelle ; alors, était-il l’objet d’un leurre ou avait-il réellement commis un meurtre dans un bouge ?

Un de ses anciens camarades de promotion de la Garde déboucha au détour du couloir blanc. Il le héla :

« Bel ! je regrette, mon vieux, il faut te rendre, j’ai ordre de t’arrêter pour le meurtre commis sur la personne de Thor Feule ! »

Bel avança vers lui d’un air résigné, mais il s’attachait à réduire son allure au pas le plus lent. Il examinait son ancien compagnon ; l’homme ressemblait avec précision à l’image qu’il avait conservée de lui ; pourtant, quelque chose ne collait pas : son âge. Le Garde n’avait absolument pas vieilli depuis le moment où Bel l’avait quitté, à la fin de leurs études, et il y avait plusieurs années de cela, Bel ne savait plus exactement combien – curieux comme sa mémoire était floue, comme ses souvenirs se raccordaient mal entre eux ! –, il fallait donc que cet homme participât aussi à l’illusion. Il hésitait : le meurtre d’un membre de la Garde, dans quelque circonstance que ce fût, impliquait automatiquement la mort de l’assassin ; de surcroît, l’amitié qui le liait à cet homme ne facilitait pas sa décision.

Bientôt, il ne fut plus qu’à un mètre de lui. À cette distance, la similitude des traits entre le garde et son modèle était encore plus rigoureuse, c’est ce qui décida Bel ; il appuya sur la gâchette du revolser.

L’horrible choc thermique aurait dû tordre le corps de l’homme en un spasme ; il n’en fut rien ; sa silhouette se désagrégea en une poussière de particules brillantes qui disparurent rapidement. Dix secondes plus tard, Bel n’apercevait plus la moindre trace de son ennemi.

Il fallait qu’il parvînt à s’enfuir du Labyrinthe dans les plus brefs délais, sinon, il succomberait aux traquenards raffinés que lui opposait le Responsable ; ici, Bel se trouvait en état d’infériorité, la sphère constituait un lieu idéal pour faire naître des apparitions d’essence différente : dans le premier cas, au tripot, la victime de Bel avait témoigné des signes d’une mort réelle ; dans le second, au contraire, elle s’était résorbée comme un fantôme ; cette différence plongeait Bel dans la perplexité, une certaine inquiétude s’insinuait dans son esprit, un malaise sournois. Un handicap de plus que Bel s’efforça de combler.

Mais comment sortir du Labyrinthe aux souvenirs ? Le Garde tenta de reconstituer le chemin qu’il avait parcouru depuis qu’il y était entré ; après une centaine de mètres, il comprit que cette tentative était vouée à l’insuccès : non seulement chaque tronçon du boyau triangulaire était exactement semblable à l’autre, de la même blancheur laiteuse, sans la moindre variation dans la forme ni dans la texture, toujours aussi uniformément éclairé par la même lumière issue des profondeurs de la matière, mais encore chaque embranchement était rigoureusement à angle droit et l’inclinaison du sol était si astucieusement compensée par de fausses perspectives que le constructeur du Labyrinthe, lui-même, n’aurait su en découvrir l’issue.

Il ne lui restait plus qu’une seule solution, avancer, en priant que le hasard favorisât son exploration.

Sur un lit de fourrure blanche, chatoyante et douce comme la neige poudreuse aux premiers rayons de soleil, la femme dont il avait rêvé depuis le commencement du monde s’offrait à ses regards, simplement voilée d’un tissu arachnéen qui exhaussait ses formes ; elle était parfumée de santal, parée de pierreries et entrouvrait ses lèvres incarnates en appel extatique. Bel se couvrit les yeux avec ses mains ; cette vision était si enivrante qu’elle ne pouvait exister ; l’image luxurieuse persista un instant, puis vibra dans l’espace, se déforma, se troubla et enfin s’évanouit.

Bel reprit confiance : au lieu de perfectionner ses pièges hypnotiques, le Responsable avait recours aux grosses ficelles de la parade foraine ; ce n’était pas en employant des ruses aussi éculées qu’il parviendrait à neutraliser celui qui le traquait. Il reprit sa marche, patiemment, sans presser le pas ; il savait que cette envie de fuir qui l’avait saisi tout à l’heure aurait été la cause d’un commencement de panique ; c’était probablement ce qu’attendait son adversaire pour le frapper à mort.

Soudain, une idée germa en lui : pourquoi n’utiliserait-il pas la fusée balistique qu’il avait subtilisée tout à l’heure au jeu des soleils et des planètes ? Cet engin atteignait des cibles à plusieurs kilomètres dans l’espace, il pouvait à plus forte raison causer des dommages considérables dans le milieu clos de la sphère. Bel appuya sur le contacteur en prenant soin de diriger la pointe de la fusée vers l’extrémité du corridor qui bifurquait à une vingtaine de mètres de lui.

Le Labyrinthe en opaline synthétique explosa dans un éclaboussement de blancheur. Des éclats giclèrent en rafales sur le Garde qui s’était replié dans la position du fœtus pour se protéger. Tout l’univers sembla se brouiller comme un sulfure. Lorsque Bel ouvrit à nouveau les yeux, l’obscurité régnait dans cette partie du Labyrinthe ; seule, une petite déchirure, par où filtrait le jour, lui permit de se repérer ; par chance, il avait lancé sa fusée alors qu’il se trouvait à faible distance de la paroi extérieure. Il se dirigea vers la lumière.

Il rampait en tâtonnant dans ce milieu coupant, maudissant le sort chaque fois qu’il s’entaillait la chair après une saillie. Derrière lui des éclairages de secours s’allumaient, révélant le kaléidoscope brisé du dédale d’opaline. Bel ne s’attarda pas à contempler ces ruines mystérieuses. Il se glissa prestement à travers la large fente que la fusée balistique avait creusée dans la paroi protectrice de la sphère, déchirant les lambeaux de vêtements qui subsistaient encore sur son dos après l’explosion et la mitraille de verre qu’il avait subie, et s’agrippant aux rebords tranchants, il se hissa à la surface. Ses pieds se balançaient maintenant à une quinzaine de mètres du sol. Bel se fia à l’entraînement qu’il avait suivi et laissa pendre son corps dans le vide, puis lâcha les mains. La chute fut brève. En atterrissant, il se laissa rouler sur le côté ; un mur stoppa son déboulé.

Désemparé, il haletait ; Bel se regarda : ses vêtements étaient en haillons, il était couvert de sang. Autour de lui, le peuple joyeux de la foire des Sept Trônes défilait sans même s’apercevoir de sa présence. Tout cela était-il vrai ?

Bel se releva. Maintenant, son désir de découvrir le Responsable et de lui faire payer tout ce qu’il avait subi s’était accru dans des proportions considérables. Mais il fallait bâtir un plan. Le Garde était certain que son adversaire ne se dissimulait pas seulement dans le Labyrinthe aux souvenirs ; il était même certain que son ennemi était le maître occulte de toutes les baraques de la foire ; sous son apparence de cité en liesse, la foire des Sept Trônes masquait depuis peu une organisation criminelle dont les visées s’opposaient au Système social solaire. Ce n’était qu’une conjecture, il fallait la vérifier.

Chacune de ces attractions pouvait représenter un traquenard, cacher une machine infernale, un piège pour l’esprit où tous les citoyens du SSS (Système Social Solaire) venaient se faire prendre. L’enjeu était plus vaste que Bel ne l’avait cru au départ. Il ne s’agissait pas seulement pour lui d’abattre l’ennemi numéro 1 de l’univers, mais de détruire sa base secrète. Sous le vocable usuel de baraques foraines se camouflaient en réalité de véritables blockhaus où les sbires du Responsable pouvaient se livrer aux pires exactions. Ils y vivaient au sein de l’opulence ; le Garde n’avait qu’à jeter les yeux autour de lui pour s’en apercevoir : ce n’étaient que palais prestigieux faits des matériaux les plus nobles et les plus rares. Comment s’attaquer à cet ensemble si bien organisé ? Il n’était pas question de visiter une à une toutes les attractions jusqu’à atteindre enfin le maître des lieux. L’existence de Bel n’y aurait pas suffi : la kermesse fantastique couvrait pratiquement toute la surface du satellite de Jupiter.

Alors, comment trouver le Responsable à travers cet océan de bruits, de lumières, d’odeurs ? Cliquetis des machines électroniques, musiques diffusées par de gigantesques sphères molles, brouhaha de la foule, feux changeants des éclairages, slogans publicitaires éclaboussant le ciel de feux d’artifices, clinquant des façades, odeurs affolantes de toutes les nourritures imaginées par les peuples du SSS, parfums sophistiqués des prostituées qui déferlaient en vagues entres les baraques, odeurs de sueurs exotiques, fragrances des fleurs par milliers, senteurs rituelles propres aux affiliés de sectes bizarres. Comment retrouver le Responsable parmi la multitude ? Humanoïdes venus des coins les plus reculés du Système social solaire, parias qui profitaient de leur semaine de vacances, aventuriers de tout poil, aigrefins, toute une population louche qui vivait aux crochets de ceux que les forains n’avaient pas encore totalement ruinés et, puissante, profuse, souveraine, la foule des viveurs, des joueurs et des gogos qui formait le fond de la population de Ganymède.

Bel avait regagné l’hôtel de la Terre sans que son aspect d’écorché vif n’attirât l’attention des badauds. En tant que professionnel de la répression, il comprit qu’à la foire des Sept Trônes, il ne disposait plus de son principal allié, le peuple, avec ses témoins, ses indicateurs ; ici, personne n’était soumis aux lois et à la morale du SSS, personne n’avait besoin de dénoncer ou d’obéir servilement.

Il se soumit béatement aux soins du lavomat et en ressortit, une heure plus tard, parfaitement prêt à affronter une nouvelle fois le Responsable. Le Garde appela le réceptionniste et lui fit miroiter sous les yeux une grosse liasse de billets.

« Je veux des armes, c’est possible ?

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— Il me faut un éclateur, des implants psychotiques et deux vibreurs sous-cutanés.

— Vous les aurez dans un quart d’heure. Je peux avoir un acompte ? »

D’un mouvement prompt, Bel écarta la liasse et évita le coup de griffes aiguës du Ganymédien.

« Quand j’aurai les armes. »

Et le réceptionniste, tordu comme un vieux chêne, partit en claudiquant remplir ses engagements.

Avec l’éclateur, Bel disposerait d’un instrument pour anéantir les enchantements dangereux de l’holovision en les polarisant ; les implants psychologiques sauraient le protéger des pièges hypnotiques ; et les vibreurs sous-cutanés feraient de lui un redoutable tueur clandestin.

Une heure plus tard, quand il fut totalement prêt, entièrement équipé, il hésita quelques secondes avant de sortir. Sur le moment, il ne sut pas pourquoi.

 

Le Garde avait décidé d’entrer dans la première baraque où le forain exprimerait à l’évidence qu’il l’attendait, lui, et pas un client anonyme.

Le Saturnien gris se confondait presque avec la façade de nacre de l’Étal ; pourtant Bel le remarqua tout de suite ; il avait ressenti comme un clin d’œil mental. En se retournant, il vit immédiatement le forain dont le visage cendreux s’encastrait dans le guichet d’entrée. L’homme lui fit un signe de tête et annonça d’une voix caverneuse :

« C’est deux cents contarts pour les cauchemars, je me permets de vous les conseiller, ce sont les plus demandés. Si vous le voulez, ils peuvent être personnalisés. »

Le Saturnien se pencha vers lui :

« Je peux même vous dire qu’il y en a un qui vous est réservé. »

Bel lui versa la somme qu’il demandait.

Cette décision pouvait lui coûter la vie ; mais le Garde n’en avait cure ; il savait à quoi il s’exposait en venant à la foire des Sept Trônes ; il avait fait d’avance le sacrifice de sa vie ; la seule chose à laquelle il tenait vraiment, c’était la réussite de sa mission. Cette fois, il était encore la chèvre et l’appât, mais il était bourré d’explosif ; il ne connaissait pas d’autre moyen d’abattre le Responsable.

Il grimpa dans le cocon soyeux que le forain avait ouvert pour lui ; les deux demi-coques se refermèrent avec un bruit mat. L’œuf de soie glissa dans le tube qui s’enfonçait vers les entrailles de Ganymède. Bel s’astreignait à ne point penser ; il tentait ainsi de mettre une sourdine aux idées subversives qui s’infiltraient en lui : pourquoi risquer sa vie pour le SSS alors qu’il y avait tant d’injustices sociales dans ce monde et que la loi était respectée par le seul peuple ? Qui lui prouvait que le Responsable était réellement à l’origine de toutes les malversations, de tous les crimes, de toute la décadence du SSS ? Sinon cette certitude qu’il portait en lui comme une hostie ; ne pouvait-elle lui avoir été greffée ? Et même, si cela était, Bel était un Garde, il devait obéir, il devait se sacrifier ; pour n’importe quelle cause ? Qui savait où était le bien, où était le mal ?

Le cocon se fendit, les deux parois de l’œuf s’écartèrent.

Hommes, humanoïdes, extraterrestres se mêlaient sur les tribunes qui entouraient une petite scène circulaire ; au centre d’une pièce en rotonde. Bel s’assit sagement dans une coque souple et attendit que le cauchemar s’organisât. L’atmosphère qui régnait dans ce lieu évoquait celui d’une boîte à strip-tease : les gens n’échangeaient aucune parole entre eux, leurs yeux : brillaient des feux d’un désir secret ; certains pompaient avec obstination leur chibouque de promenade, observant ensuite avec une profonde concentration les volutes colorées de la fumée qui s’échappaient de leurs lèvres. Tous attendaient fiévreusement le spectacle.

Bientôt, un diffuseur scientifiquement mal réglé couina les premiers accords d’une chanson en vogue quelques siècles plus tôt, tandis qu’un étrange cortège apparaissait par une trappe ménagée sur la scène : une femme d’abord, grande, superbe, somptueusement vêtue d’un collant en toile de Vénus dont le tissage particulier imitait les écailles d’un serpent ; elle était traînée, enchaînée, par deux Centauriens vigoureux dont le buste protubérant, l’abdomen filiforme et les jambes exagérément longues accentuaient le caractère d’insectes.

Bel se pencha vers son voisin.

« Que vont-ils faire à cette femme ? » demanda-t-il.

L’homme prit un air furieux et rétorqua, avec véhémence :

« Savez pas qu’il est interdit de communiquer entre spectateurs dans les baraques foraines.

— Mais pourquoi ? Qui l’interdit ? Nous sommes libres de choisir nos attractions, libres de flamber nos contarts, alors ?

— Vous oubliez le Responsable, chuchota l’inconnu.

— Quel est cet homme ? Où se cache-t-il ? Existe-t-il vraiment ? Répondez, si vous savez quelque chose ! »

L’étranger se tut et détourna ostensiblement la tête pour indiquer qu’il refusait de poursuivre la conversation.

« Je suis membre de la Garde, je peux vous faire arrêter si vous refusez de parler. »

L’homme fit face à Bel ; son regard était empreint de terreur. Il murmura :

« Je vous en prie, taisez-vous ! Je ne suis pas solidaire de ce qui se passe ici, je suis un bon citoyen du SSS, mais tout ce que je sais, c’est qu’il vaut mieux ne pas évoquer le Responsable, ni même y faire allusion, tous ceux qui ont désobéi à cette loi sont morts. Leurs cadavres sont maintenant dévorés dans le cimetière aux oiseaux ! »

Il frissonna longuement, jeta un coup d’œil autour de lui pour s’assurer que nul ne l’observait ; puis il ajouta :

« Croyez-moi, il vaut mieux oublier son nom ; les forains et le public de la foire des Sept Trônes savent que le Res… »

Bel n’entendit jamais la fin de la phrase : les yeux de l’inconnu devinrent vitreux, ses paupières se refermèrent au ralenti, ses lèvres se tordirent en un rictus affreux ; il laissa échapper une ultime plainte ; cette plainte s’éternisa, puis l’homme se remit à parler, d’une voix très lente et très grave, de plus en plus grasseyante jusqu’à ce que le ton atteignît la gamme des infrasons. Les paroles étaient inintelligibles, pourtant Bel voyait la bouche de l’inconnu articuler des syllabes fantômes ; il prit son pouls et, de l’autre main, souleva sa paupière droite.

Son cœur battait encore, vingt pulsations minute peut-être ; ses globes oculaires étaient retournés vers l’intérieur, blancs. Le Garde le sentit mourir. Comment avait-il évité le même sort ?

 

Un cri monta de la foule des spectateurs de l’Étal. Bel reporta son attention sur le spectacle qui se déroulait au bas des tribunes : les Centauriens avaient débarrassé la femme de ses chaînes et, s’étant saisis de fouets, l’obligeaient à se déshabiller. Le public hurlait chaque fois que la belle créature recevait un coup ou qu’elle l’évitait, chaque fois qu’un fragment de son vêtement était arraché ou qu’elle en ôtait volontairement une pièce. Il se repaissait visiblement des expressions de douleur et de honte qui tour à tour défiguraient son aimable visage. La foule était possédée par un désir collectif, emportée par la jouissance brutale que provoquait en elle cette attraction sadique. À mesure que le corps de la jeune femme se dénudait et que sa chair se couvrait d’estafilades, la tension montait. Bel ne pouvait intervenir : celui qui aurait tenté de s’opposer au spectacle, qui aurait osé priver ces obsédés de leur pâture se serait fait déchiqueter vif.

N’était-ce pas cela qui provoquait en lui cette impression de cauchemar ? Le sentiment d’être le seul à se révolter contre cette scène atroce. Il était prisonnier de la terreur. Puisque tous ces spectateurs étaient consentants, n’était-il pas victime d’une illusion collective ? Il ne peut pas exister autant de cruauté dans les mœurs des habitants du Système social solaire. Il fit fonctionner son éclateur. Non, la scène n’était pas due aux artifices de l’holovision, elle était bien réelle et les implants psychotiques l’assuraient qu’il ne subissait pas une illusion hypnotique. Le cauchemar était bien réel.

Lorsque la femme fut entièrement nue, toute sanglante, un long halètement jaillit du public extasié. Alors, l’un des Centauriens contraignit la femme à s’agenouiller en lui infligeant de nouvelles vexations de caractère sexuel, l’autre extraterrestre sortit des instruments chirurgicaux d’une trousse très élégante.

Les mains se tendirent du haut des gradins, le pouce tourné vers le bas, en un geste de condamnation sans appel. Avant que Bel ait pu réagir, l’un des bourreaux se pencha sur la chair blanche de la suppliciée et entreprit calmement de la dépecer. Déjà un lambeau de peau pendait entre ses doigts, il le montra au peuple qui hurla. Le second Centaurien introduisait un appareil gynécologique dans le sexe de la victime, une sorte de poire d’angoisse destinée à dilater le col de l’utérus. S’apprêtait-il ensuite à lui arracher les entrailles ?

Bel ne put supporter plus longtemps ce spectacle intolérable. Il décida d’agir, au mépris de la mission qui le condamnait à demeurer passif. En quelques bonds, il fut au centre de l’arène, menaçant les deux Centauriens de ses deux vibreurs sous-cutanés. Le premier ne comprit pas le danger et s’avança vers lui. Quelques secondes plus tard, il se tordait dans un spasme affreux, son abdomen s’était rétréci jusqu’à devenir à peine plus épais qu’un fil ; le Garde sépara son corps en deux du tranchant de la main et contraignit le second extraterrestre à s’éloigner de sa victime pantelante. Une portion du ventre de celle-ci était à vif et le sang coulait en ruisseaux le long de ses cuisses. Bel surmonta sa répulsion et aida la malheureuse à se relever.

Le public, un instant décontenancé par l’intervention du Garde, réagissait maintenant, débordait des gradins pour venir au secours des bourreaux. Il était temps de s’enfuir. Bel soutint la femme en passant un bras sous son aisselle, la redressa et, marchant à reculons, se dirigea aussi rapidement qu’il le put vers les coulisses. Il s’engouffra sur les marches qui permettaient d’accéder au fond de la trappe centrale avant que quiconque ait pu l’en empêcher. Mais les spectateurs menaçaient de se ruer à sa suite. Il n’eut que le temps d’actionner ses vibreurs, en trois rafales brèves, et de constituer ainsi une barricade de cadavres pour préserver sa fuite.

Au jugé, il enfila une suite de couloirs obscurs, traînant à bout de bras le corps nu et sanglant de la femme qui refusait toujours de s’associer à son entreprise, probablement encore trop traumatisée pour réagir.

Mais Bel se sentait fort, toute son attention était concentrée dans sa course ; il savait qu’il ne devait pas perdre une des précieuses secondes d’avance gagnées au détriment de ses poursuivants. Il ne s’occupait pas de ce sein qui frottait doucement sa main, des gémissements qui s’échappaient de cette gorge blanche, du sang qui coulait en traînées vermillon sur ses vêtements ; il avançait en silence, tendu par l’effort, tâchant de s’éloigner le plus possible de l’arène et se fiant au hasard pour découvrir l’issue de secours de l’Étal.

La lumière phosphorescente qui irradiait les parois des souterrains diminua d’intensité jusqu’à ce que l’obscurité fût complète. Devant lui, un mur continu ; ce couloir semblait aboutir à un cul-de-sac. Il tâtonna le long de la paroi lisse sans découvrir la moindre faille. Le corps pantelant de la femme palpitait encore contre lui. Bel se sentit soudain très las et se laissa glisser vers le sol avec son fardeau. Inquiet, il écouta pour estimer à quelle distance pouvaient se trouver ses poursuivants ; le silence. La femme s’accrochait désespérément à lui ; il la rassura :

« Ne vous inquiétez pas, je ne vous abandonnerai pas. Il faut que je réfléchisse, il doit bien y avoir un moyen de sortir d’ici… Tâchez de vous souvenir, il est impossible que l’on vous ait introduite par l’entrée normale de l’Étal, il doit y avoir un autre accès clandestin pour les futures victimes du supplice. »

Elle haleta :

« Vous êtes dans la bonne voie. Le souterrain ne s’arrête pas ici, vous n’avez rencontré qu’un obstacle illusoire, car le couloir continue jusqu’à la résidence du Responsable. »

Une fade odeur de sang montait du corps de la femme. Bel y porta les mains qu’il retira couvertes d’un liquide poisseux. « Et si elle mourait, vidée de son sang », pensa-t-il. Sa voix très douce et très lointaine l’avait ému, évoquant en lui le souvenir perdu d’une femme qu’il avait follement aimée.

« Il faut que je vous fasse un bandage sommaire, sinon vous allez mourir de faiblesse. »

Le Garde déchira un morceau de son habit et l’enroula maladroitement autour du ventre de la victime ; cela stopperait provisoirement l’hémorragie. Il lui demanda :

« Comment savez-vous que cette galerie conduit jusqu’au Responsable ?

— Je suis… je suis… »

Elle se tut. La femme était inanimée, sa poitrine se soulevait à peine. Il tâta son pouls : à peine sensible. Peut-être allait-elle mourir. Il fallait qu’il la tirât de son évanouissement afin qu’elle le renseignât. Désormais son combat contre le Responsable n’était plus seulement un problème de mission à remplir, mais une affaire personnelle. Il eut beau la solliciter, elle ne répondait plus. Il devait attendre qu’elle sortît de son évanouissement. Bel réfléchit : le mur ne pouvait être un piège hypnotique puisque ses implants le protégeaient ; s’il n’était alors qu’une simple illusion tactile, son éclateur pouvait rompre l’enchantement. Il essaya. Un flot de lumière envahit brutalement le souterrain, brûlant ses yeux ; il se protégea instinctivement avec le bras et s’accoutuma progressivement à l’éclairage.

Les paupières de la femme palpitèrent. Elle entrouvrit les yeux ; ses lèvres remuèrent faiblement.

« Il vous faudra encore affronter les sept pièges avant de parvenir jusqu’à lui, et vos armes ne suffiront pas à les vaincre tous… Prenez ce couloir… Tout droit, il vous mènera infailliblement jusqu’à lui, mais prenez garde… »

Son regard, lucide cette fois, se fixa sur Bel. Ses yeux s’agrandirent d’effroi.

« Vous ! Ce n’est pas possible… Vous ! »

Et son beau corps s’affala dans une posture disgracieuse. Elle était morte. Une expression de stupeur profonde s’était peinte sur ses traits. Bel referma ses paupières. Le visage de cette femme remuait en lui quelque chose de vague et d’oppressant à la fois. Il ne parvenait pas à retrouver où et quand il l’avait vue. Toute son existence ne paraissait plus conforme à la mémoire stéréotypée qu’il en conservait ; il lui semblait que, derrière les souvenirs bien banals, était dissimulée toute une frange marginale d’événements plus importants, plus profonds dont il ne réussissait pas à se remémorer le profil exact. Des réminiscences d’une vie parallèle à celle qui était inscrite dans son cerveau surgissaient par bouffées aussi vite estompées. Mais Bel n’avait pas à se préoccuper de ses réactions ; il était d’abord obnubilé par son but : traquer le Responsable et le tuer, délivrer la foire des Sept Trônes et le Système social solaire de leur tyran occulte.

À moins qu’il ne s’agisse d’un traquenard d’un nouveau genre ? Si le Responsable savait que son ennemi approchait il inventait peut-être des pièges hypnotiques inédits sur lesquels ses implants ne pouvaient rien. La femme avait pu mourir depuis longtemps et les paroles qu’elle avait prononcées lui auraient alors été dictées par une puissance lointaine ? Bel chassa ces réflexions qui menaçaient son équilibre mental et s’apprêta à affronter les sept pièges qui le séparaient encore de celui qu’il recherchait. Il s’engagea résolument dans le couloir.

 

Une pénombre violette avait fait place à la brutale clarté ; elle suintait des murs, liquoreuse. Une herse tomba devant Bel ; il fit un bond en arrière et se retourna : une seconde herse s’enfonça dans le sol avec un bruit mat. Il était pris au piège, les pointes de métal des barreaux pénétraient dans la terre de plusieurs centimètres. L’écart entre les deux haies d’acier lui laissait encore une assez large marge pour se déplacer. Il fit le tour de sa prison. Une troisième herse chut entre les deux autres. Bel sourit en pensant :

« Décidément, l’imagination des fabricants de chausse-trapes n’a guère évolué depuis le Moyen Âge ! »

Quarante secondes plus tard, une quatrième herse s’abattit à peu de distance de son dos, puis une cinquième après un court laps de temps. Bel réfléchit : « Valait-il mieux rester sur place et espérer que le couperet ne tombât pas sur lui ou, au contraire, aller d’un bord à l’autre pour éviter de se faire piquer à mort ? » Il observa si les espaces qui séparaient les herses étaient réguliers ; il était encore impossible de répondre. Il s’immobilisa et regarda les grilles tomber à intervalles précis : sept minutes plus tard, il était emprisonné dans une cage d’un mètre environ, de la même dimension que celles qui s’échelonnaient de part et d’autre. À droite et à gauche, un rideau continu de lames, perspective sinistre. Il se félicita d’avoir choisi la bonne solution. L’absurdité de cette autosatisfaction lui apparut aussitôt. Dans quelques jours, il allait mourir de soif et de faim. Et ces barres d’acier étaient, cette fois, bien réelles, un essai de son éclateur l’en avait convaincu ; ses vibreurs n’étaient d’aucune efficacité contre ce genre d’obstacles puisque ses armes n’agissaient que sur le système nerveux. Il semblait bien que le premier des sept pièges, le plus dérisoire sans doute, allait être son tombeau.

Les herses se recouvrirent d’un fin voile translucide que tissait une navette invisible, tournant autour à une vitesse vertigineuse. Le sol se nappa d’une moquette épaisse, tandis qu’un large lit de cuir et tous les éléments d’un somptueux ameublement surgissaient du néant pour décorer la geôle dont les dimensions s’accroissaient à mesure qu’elle se remplissait. La victime de l’Étal, apparemment vivante et intacte, apparut alors ; sa nudité était habilement rehaussée de bijoux et de fourrures.

Le premier réflexe de Bel fut de recourir à ses défenses ; mais un simple raisonnement le dissuada de sortir à nouveau son éclateur : pourquoi aurait-on utilisé de nouveaux sortilèges contre lui alors qu’il était à la merci de son ennemi ? Il décida de profiter jusqu’au bout de l’illusion. Et, qui sait si cette créature superbe n’était pas envoyée pour pactiser avec lui ? La femme s’approcha à le toucher. Bel sentait son parfum, il sentait sa chaleur ; une émotion indicible s’emparait de lui. Elle ouvrit les lèvres et parla :

« Je suis une des créatures du Responsable et je lui ai déplu. Vous avez pu voir comme il m’a punie. Mais il m’a donné une chance de me racheter ; je dois simplement vous convaincre d’accepter sa proposition.

— Sinon ?

— Sinon nous mourrons tous les deux. »

Bel ne parvenait plus à conserver son indifférence ; le très ancien désir qui s’était emparé de lui en faisait d’avance l’esclave soumis de cet être fabuleux qui lui était apparu. Pourtant, il parvint à demander :

« Et quelle est sa proposition ?

— Par une mesure de clémence exceptionnelle, le maître des Sept Trônes a décidé de vous faire grâce de la vie si vous acceptez de recevoir une nouvelle mémoire et d’être exilé du SSS.

— Je veux bien me soumettre à cette condition, mais c’est un marché de dupes, car le SSS mettra un nouveau Garde à sa poursuite et n’aura de cesse qu’il soit abattu impitoyablement. »

Le sourire persista sur les lèvres de l’envoyée. Bel était ému aux larmes, sans que rien n’expliquât ce bouleversement profond. Elle répondit :

« Le Responsable en accepte le risque. De toute manière, il gagnera un temps précieux pour améliorer ses défenses. »

Bel, éperdu de désir, referma les bras sur la créature ; il chuchota :

« Tu m’as reconnu tout à l’heure, avant de mourir, alors, dis-moi, qui suis-je ? »

Le décor splendide s’estompa, la silhouette de la femme fondit entre ses mains. Bel se retrouva, seul, dans sa prison.

Une voix, amplifiée par la réverbération du couloir sans fin, lui répondit :

« Bel, es-tu prêt à recevoir ta nouvelle mémoire ? »

Le Garde répondit, sans réfléchir :

« Je veux que ce soit le Responsable lui-même qui s’occupe de ma transformation !

— Cette demande est irrecevable. Alors, préfères-tu mourir d’une lente agonie, torturé par la faim et la soif, entre ces quatre grilles… »

Une herse barra transversalement l’espace ; Bel baissa la tête ; une deuxième, surgissant à quelques centimètres du sol, le força à sauter. Désormais, il était dans une cage parfaite.

« Ou aimes-tu mieux vivre une existence confortable et souriante loin du Système social solaire. Tu ne te souviendras plus de rien.

— Je désire mourir, affirma Bel, à moins que la victime de l’Étal vienne avec moi hors de ce monde et que le Responsable me confère de ses mains ma nouvelle mémoire. »

Il n’y eut pas de réponse. Le Garde ne s’étonna pas. Il avait fait d’avance le sacrifice de sa vie. Le Responsable savait que, s’il s’approchait de Bel, ce dernier tenterait de le tuer. Mais que risquait-il ? Le maître des Sept Trônes était si puissant et Bel si démuni. Était-ce parce que Bel avait demandé de partir avec la femme ?

« C’est bien, Bel, je t’attends », dit la voix.

Les herses se relevèrent avec ensemble et le Garde marcha devant lui, porteur d’un talisman ignoré qui le préserva des six autres pièges qu’on lui avait annoncés. Il lui semblait qu’il montait en pente douce le long d’une rampe et qu’il accéderait bientôt à la surface de Ganymède.

Il pénétra dans le Palais. Comme un soleil tiède, d’un blanc crémeux, la sphère lui servait de Trône au Responsable se matérialisa devant lui ; un homme et une femme, minuscules, y étaient enchâssés comme deux précieuses statuettes.

Bel posa le pied sur la première marche de l’escalier qui permettait d’accéder à la sphère. À mesure qu’il montait, les silhouettes du tyran et de son épouse se précisaient.

Elle, c’était la victime de l’Étal, l’envoyée merveilleuse et lui, c’était… c’était Bel ! Bel lui-même, son exacte reproduction, avec un nombre effrayant d’années en plus.

Alors la mémoire lui revint, en un flot dévastateur.

 

Il y avait longtemps, c’était la veille du couronnement, de son couronnement à lui, Bel IV, empereur du Système social solaire et maître de la Foire des Sept Trônes. On procédait à sa division en deux entités séparées. L’une était destinée à devenir l’être qui régnerait sur le vaste empire galactique et qui posséderait la jouissance de la Foire pour lui servir de Palais, se reposer de ses fatigues et alimenter sa liste civile. L’autre était mis en hibernation, en attendant… en attendant que le Responsable du SSS devienne un tyran sans pitié, un potentat mégalomaniaque qu’aucune force, qu’aucun être au monde ne pouvait plus atteindre, sauf lui-même.

Sauf lui-même. Bel se demanda comment il avait pu devenir cet homme sinistre et hautain qui se trouvait devant lui. Tous les empereurs du Système social solaire pourtant ne devenaient pas ivres de puissance absolue ; il se souvenait encore de l’époque où il avait accédé au pouvoir, de la générosité, de l’enthousiasme, de l’intelligence, de l’impartialité, du discernement dont il avait fait preuve pour atteindre à ce poste suprême. Qu’étaient donc devenues ces qualités et ces vertus qui avaient fait de lui le Responsable de l’humanité ? Une telle tâche était-elle à la mesure d’un homme ?

Une fois encore le Système social solaire avait tremblé sur ses bases, une fois encore la sagesse de ses législateurs allait éviter qu’il ne s’effondrât. Car Bel haïssait cet autre lui-même à visage de démon et il savait qu’il allait le tuer ; et il savait que son double se laisserait faire car il ne s’agissait pas d’un meurtre, mais d’un suicide. Il suffisait qu’un des deux exemplaires de Bel IV disparût, que ce fût le tyran ou que ce fût celui que l’on avait conservé dans l’alcôve secrète du Palais, au sein d’une grotte de glace, pour que l’entité disparût. Mais la loi exigeait que l’acte fût accompli en toute conscience.

Et Lia, Lia, la jeune épouse que Bel avait abandonnée à l’empereur et que le temps avait miraculeusement préservée, comment avait-elle pu suivre Bel dans sa folie, comment avait-elle accepté qu’il se transformât en un tyran maniaque ? Il ne le saurait jamais.

Mais ce n’était pas le moment de s’attendrir sur lui-même ; Bel était l’humble Garde, le défenseur du Système social solaire, le chasseur sans pitié, celui qui devait traquer jusqu’à sa mort Bel IV, sombre comploteur de la nuit.

La tête de sa victime n’était pas plus grosse qu’une orange. Bel tira et mourut simultanément avec le Responsable, sans qu’aucun d’entre eux n’ait eu le temps de se mettre en paix avec lui-même, ni l’adolescent idéaliste, ni le vieillard cynique.