PRÉFACE
de André Ruellan
UN LANGAGE PERPENDICULAIRE
La première fois que j’ai rencontré Curval, c’était en 1958. Drapé dans un manteau de fou-rire, il écrivait des texticules sur l’abominable neige des hommes. Ces expressions lui appartiennent, n’en déplaise aux vampires littéraires qui ont bu ses paroles et se les attribuent. Le carbone 14 fera justice de leur imprudence.
À cette époque, Curval sacrifiait parfois aux dieux vikings de la bière, et inondait leurs autels de ses libations. Aussi, lorsqu’il croisait un prêtre en soutane, l’appelait-il « Mademoiselle ». Après quoi, on pouvait le voir affronter au billard électrique les autres convives de nos déjeuners du lundi : Gérard Klein, Alain Dorémieux, Jacques Sternberg, Jacques Goimard, Stephen Spriel, Roland Topor et votre serviteur.
Ces déjeuners ont toujours lieu, mais le billard en est banni. Il a cependant inspiré la nouvelle la plus réimprimée de Curval : C’est du billard, que l’on trouvera encore une fois dans ce recueil. Comme quoi les flippers font flipper.
Mais revenons à ces temps bénis. Il y avait aussi du Curval dans les réunions bucoliques qui se déroulaient quelquefois dans un manoir normand. Là, un authentique griot africain, habile à la guitare ouvrait la porte du songe à celui qui n’en est jamais vraiment sorti : Curval improvisait aussi bien qu’un chanteur des Abruzzes, et mêlait pour le plaisir commun la rime avec la mélodie. On prétend que les trouvères n’ont pas eu de postérité. On oublie qu’ils ne trouvaient rien, et ne faisaient que répéter. Curval trouvait. Ainsi, la postérité donne-t-elle un sens à l’étymologie. Encore un paradoxe temporel.
Mais Curval avait des problèmes. C’est pourquoi il y a apporté des solutions. Car il est dit que celui qui n’a pas de problème ne trouvera jamais de solution (Pentateuque, XII, 3).
Les solutions de Curval étaient à la mesure de ses problèmes, mais elles les aggravaient. Expliquons-nous : il était ce qu’on est convenu d’appeler un auteur maudit. Pour porter remède à cette situation, il accusait encore sa personnalité d’écrivain français. Malheureusement, il eût précisément trouvé plus d’audience en s’inspirant des auteurs américains de science-fiction, dont la colonisation culturelle dure toujours. Ce n’est qu’en travaillant d’une façon persévérante et avisée pendant vingt ans qu’il a réussi à crever le mur de l’indifférence.
Au début, il écrivait dans un langage perpendiculaire au français couramment pratiqué. Il faut bien dire qu’un jeune écrivain n’échappe pas à l’ivresse du vocabulaire : les mots ont l’avantage du nombre. D’où la tentation pour l’auteur d’en prendre quelques-uns en otage, et d’en faire le pivot sonore de ses périodes. Ce fut l’une des méthodes d’expression de Curval lorsqu’il devait traduire une impression d’ambiance. Mais cela est plus vrai de ses premiers romans que des nouvelles présentées ici.
En effet, ses premiers textes courts ressortissent autant à l’insolite qu’à la science-fiction pure. Là, le but est atteint dans la mesure où la chute surprend, ce qui permet une description plus directe de l’action et des sentiments, un langage moins irisé, moins ondoyant. Mais le travail de la forme prend assez tôt le tour symbolique qu’on retrouvera dans la Forteresse de coton, roman qui s’écarte lui aussi de la SF, mais pour atteindre à un fantastique interne.
On ne peut parler de cette forme sans évoquer la multitude de notations sensorielles qui vont venir l’émailler. Et par là même, on ne peut arbitrairement séparer l’écrivain de son écriture : Curval est en effet une plaque photographique, gustographique, audiographique, et ainsi de suite jusqu’à épuisement des sens, y compris l’érotisme. Ce dernier vient apporter sa note particulière, et de plus en plus fréquemment, à mesure que les œuvres se succèdent. Avant 1960, Curval eût passé pour un dangereux maniaque sexuel s’il avait écrit ce qu’il écrit à présent. Mais la « société permissive » a au moins cet avantage d’avoir remis à leur place naturelle des propos qui soulevaient l’indignation des hypocrites. Cette importance des sensations de tous ordres chez Curval s’inscrit d’ailleurs dans l’attitude générale d’un sybarite que les problèmes matériels de l’existence ne dépriment pas trop…
Pour clore ces réflexions sur l’expression, on ne peut passer sous silence les méthodes de Raymond Roussel, que Curval a appliquées dans son roman les Sables de Falun, ainsi que dans plusieurs nouvelles. Cependant, il s’agit là non seulement d’expression, mais d’inspiration, de découverte. C’est un véhicule de création, un brise-glace pour l’exploration des miroirs.
Cela nous amène naturellement à quitter l’habit pour parler du moine, à laisser le contenant pour en venir au contenu.
Quand on songe à la présence fréquente du thème de l’œuf, de celui de la situation fœtale, de celui de la castration, on peut parler avec précautions de refuge dans l’immaturité affective. Et on a raison de prendre ces précautions, car l’œuf éclot ou fait éclore, le fœtus mène une action terroriste, et la castration aboutit à la fécondation.
Étonnant Curval, qui manie les thèmes primordiaux avec une telle ambivalence… exigeant de la part du psychanalyste forain une prudence de serpent…
Mais les enfants, chez Sturgeon, sont doués de capacités suprahumaines, et les Enfants d’Icare sont, chez Clarke, des chrysalides où s’éveille une race aux pouvoirs démesurés. Ainsi, chez Curval, la régression ontogénétique est-elle présentée comme condition d’un saut qualitatif dans la phylogenèse. C’est l’interprétation que l’on peut faire de certaines nouvelles. Il est d’autres lectures de leur signification, mais elles ne sont pas aussi cohérentes que l’est celle-ci avec le sens d’autres contes : à la limite, il s’agit d’une fusion de type panthéiste dans l’univers, synthèse de tous les phylums…
Cette illustration du Phénix, elle existe assez tôt dans l’œuvre. Mais elle est en quelque sorte combattue par une autre traduction du même retrait : la description de sociétés invivables qui ne sont au demeurant que la nôtre, à peine décalée vers le cauchemar. Et comme il existe un dédoublement parfaitement conscient chez l’auteur, entre sa régression in utero et son appartenance au monde des adultes, on aboutit au troisième projecteur : celui qui éclaire le tout avec l’implacable lumière de l’humour.
Car la distance est un facteur constant dans l’œuvre. C’est une nécessité pour l’auteur, qui ne pourrait vivre sans elle au sein d’une dialectique aussi génératrice de conflits internes.
Revenons un instant sur la seconde face de cette dialectique ; celle de la lucidité individuelle en face du fait collectif.
Curval est de ceux qui ressentent le plus durement le divorce objectif qui existe entre les deux facteurs de la condition humaine : individu « unique » au sens stirnerien du terme, et nécessité d’occuper une place parmi les autres. L’homme est un animal social, comme la fourmi. Mais la fourmi est seulement sociale, ce qui lui permet de subir la pression collective sans mettre la fourmilière en danger. Il en va autrement de l’homme, et particulièrement de certains d’entre eux. Il ne s’ensuit pas que Curval et ses pareils mettent l’humanité en danger. La société humaine est faite de telle sorte que ce sont précisément les plus sociaux parmi ses membres qui risquent d’entraîner l’ensemble vers le suicide. Il leur suffit d’obéir avec civisme à quelques personnalités peu socialisées, elles aussi, mais chez qui la volonté de puissance remplace le goût des arts. Du reste, quand ces deux tendances coexistent chez un même individu, c’est la première qui l’emporte : il est temps de faire justice de l’admiration millénaire qu’on porte à Alexandre pour avoir tranché le nœud gordien : son geste de soudard est une preuve d’incapacité.
Ce sont de telles considérations qui ont conduit Curval à une prise de conscience politique, c’est-à-dire à une clarification et une structuration de ce qu’il avait déjà senti et pensé : il a passé le socialisme à gué, sautant de Stirner à Guérin, par-dessus Proudhon sans blesser Marx.
L’idéologie libertaire ne présente pas les défauts que Camus relevait dans la Peste comme inhérents à l’humanisme. Elle tente actuellement bien des esprits qui détestent les bottes, qu’elles soient blanches ou rouges. Curval en fait la preuve dans ses nouvelles les plus récentes, comme les Communes. D’autres sont en cours d’élaboration, qui préciseront encore ce choix.
Voilà en somme une démarche qui s’oppose au libéralisme bourgeois, lequel ne souhaite pas l’égalité entre les hommes. Mais elle s’oppose également à celle de certains gauchistes, à qui l’écologie sert de cheval de bataille pour exprimer la sempiternelle nostalgie du passé. Il n’est pas vrai, malgré Illitch, que le traitement soit plus dangereux que la maladie. Il n’est pas vrai, malgré les fanatiques de la brouette, que le salut réside dans le retour aux sociétés champêtres. Il est puéril de tourner le dos à la science et à la technique en les prenant pour Moloch. Il faut les contrôler. Et pour cela, elles doivent changer de mains. Mais personne ne devrait s’étonner de cette erreur de jugement que l’anxiété provoque : au jardin d’Éden, la connaissance était déjà satanique…
Et puis, il est plus facile de maudire la hache du bourreau que de la lui ôter des mains pour construire une cabane.
Ces chemins tour à tour empruntés dans la recherche de soi et de l’univers extérieur, Curval les suit selon l’itinéraire tâtonnant auquel chacun obéit selon son caractère, son humeur, et l’ordre d’urgence de ses questions. Mais lorsqu’on lit tout ce qu’il a écrit jusqu’ici, on s’aperçoit que le récit de ses découvertes est porté par un langage en constant remaniement. C’est que, bien sûr, existe un feed-back entre la pensée et le verbe, que l’une affine l’autre, et que celui-ci précise la première en lui donnant une plus grande profondeur.
Ce mouvement est perceptible dans le recueil qui suit, mais il faut lire Cette chère humanité pour s’en rendre pleinement compte. Curval parvient dans ce roman à une maîtrise de la tête et de la main qui lui permettent de communiquer à volonté des idées encore en germe dans les ouvrages précédents. Il atteint là une étonnante invention, aux lointaines implications, servie par un style qu’il a dépouillé de toute guirlande superflue, sans le priver de son souffle. La maturité de cet ouvrage prouve qu’on peut refuser la naissance pendant des années, mais que les grossesses vraiment prolongées donnent naissance à des bébés adultes.
JOUER À PILE OU FACE
Philippe Curval est né en 1929, à Paris. De son enfance, il ne conserve que le souvenir d’un très grand vide d’où il émerge à l’approche de la Seconde Guerre mondiale. Ce passage du néant au cataclysme l’a marqué à jamais, en soulignant l’alternative inhérente à la condition humaine : dormir ou combattre, avec, pour seule échappée, l’humour. Il en conserve malgré tout un goût prononcé pour la non-violence. Ce retard de dix ans sur sa naissance ne sera, à son avis, jamais rattrapé au cours de son évolution.
Par recoupements, il apprend alors que son père est pharmacien, que sa mère est dentiste et qu’il doit suivre des études s’il veut un jour s’identifier à l’heureux portrait conjugal qu’ils lui offrent.
Malheureusement, ce retard de croissance qu’il a contracté est un lourd handicap : d’une part, son image est déjà définie par son milieu familial, c’est celle d’un enfant rêveur et lymphatique, d’une inquiétante douceur de comportement ; il est obligé de s’y conformer s’il veut prendre la place qui lui revient dans la société. D’autre part, son inadéquation au milieu scolaire est reconnue par ses maîtres et ses condisciples, il ne pourra que perpétuer cette attitude s’il veut être adopté. Aussi s’inscrit-il rapidement parmi les plus mauvais élèves de la classe et son passage dans une pension religieuse ne fera qu’accentuer cette tendance. Entre dix et quinze ans, il est chassé de lycées en collèges jusqu’à atteindre le dégoût et se charger de haine envers ce qui concerne la religion.
C’est pourquoi, peu après la Libération, il entreprend pour son compte un petit commerce de cigarettes à la sauvette pour subsister tant bien que mal à Paris, pendant que ses parents le croient en pension à la campagne. Pour compléter sa culture, il lit une quarantaine de livres par mois tout en voyant trois films par jour, afin de parachever sa connaissance du cinéma mondial. Il écrit ses premiers textes, fortement influencés par les romantiques allemands, le surréalisme, le roman populaire, la Série Noire et les grands romanciers anglo-saxons comme Stevenson ou Melville.
Cette situation aurait pu se prolonger jusqu’à ce jour si nul ne s’était aperçu de ses coupables activités. C’est alors, d’un commun accord avec ses parents, l’abandon prématuré d’une douteuse carrière universitaire et le placement dans une petite entreprise d’agrafeuses pour apprendre la comptabilité sur le tas. Après un bref essai, non concluant, on tente, en vain, de l’initier à la vente à l’étalage.
Ce contact avec une marchandise alléchante et facile à saisir lui permet d’accéder bientôt à une vie plus heureuse et plus libre, basée sur une sorte de commerce que la morale réprouve. Diverses occupations fantasmatiques dans le porte-à-porte de photos de mariage ou de chers disparus lui donnent aussi le prétexte de voyager à travers la France en Vélosolex. Les ponts avec le milieu familial sont définitivement rompus. Il a dix-sept ans.
Puis, un subit intérêt pour la photographie le pousse à apprendre ce métier depuis le laboratoire jusqu’à la prise de vue. Il devient ensuite photographe ambulant dans les écoles et s’enivre de l’odeur nostalgique des pupitres et des craies en faisant le portrait de petites filles.
Durant toutes ces années, il a pour compagnon l’alcool sous toutes ses formes, les trois romans qu’il a écrit et qui ne seront jamais publiés – la rançon de l’apprentissage – et des amis rencontrés à Saint-Germain-des-Prés. Des photos de cette époque le montrent coiffé d’une frange, torse nu sous une canadienne et vêtu de pantalons rouges, ce qui lui attire l’hostilité générale des citadins qui devaient attendre encore vingt ans pour connaître les débordements vestimentaires de la jeunesse.
Ses errances en Solex et ses premières tentatives picturales le conduisent à quitter Paris pour Vallauris, en 1949, pour faire de la poterie. Suivent des moments d’euphorie créatrice, d’ivresse, d’amitié et de pêche sous-marine qui restent comme une grève de sable blanc bordée de cocotiers dans son souvenir. Puis c’est la découverte progressive de l’horreur que distille en fait le phalanstère d’artisans où il s’est enfermé.
L’obligation du service militaire lui donne alors l’occasion de combattre la société, de déserter très peu de temps, de devenir fou et de se faire réformer.
Durant la terrible période de dépression qui suit cet épisode, il conçoit le projet d’écrire ce qui deviendra le Ressac de l’espace. Deux raisons essentielles à cela : l’abandon volontaire de toute autre activité créatrice que l’écriture ; et la certitude que la littérature de demain ne peut naître que de la postérité de Wells. C’est aussi le rejet du surréalisme, du roman psychologique et le choix d’une écriture narrative résolument à l’opposé des tentatives formelles du nouveau roman naissant.
Pour subsister, il devient professeur de céramique, à Paris, puis peintre au pistolet, sur réfrigérateurs d’abord, sur carrosseries de voiture pour finir. Il profite des moments de répit qu’il s’accorde entre deux contrats de travail forcené pour voyager « en » Solex à travers la France et l’Europe. Il entreprend aussi une éphémère carrière de chanteur compositeur.
En 1953, c’est la naissance de Fiction, l’ouverture de la librairie de La Balance, la parution des premières collections de science-fiction. Ces coïncidences le rassurent, s’il en avait besoin : la littérature est la SF. Il assiste Valérie Schmidt dans sa librairie, fréquente Boris Vian, Michel Butor, Michel Carrouges, Jacques Sternberg, Jean-Paul Clébert, Jacques Bergier, Éric Losfeld, Ado Kyrou, Michel Pilotin et Alain Dorémieux, ainsi que tous les jeunes passionnés de science-fiction que La Balance attire comme un phare, certains dont les noms ne ressuscitent qu’à travers un texte dans l’anthologie Seghers, d’autres tout à fait oubliés, d’autres enfin qui demeurent toujours au fronton des grandes collections. C’était l’époque où il n’y avait pas encore de fans, mais des amateurs et des auteurs, où la découverte de la science-fiction américaine ne s’accompagnait pas d’un douloureux sentiment de frustration mais procurait, au contraire, une grande exaltation car elle n’était pas suivie d’effet-retour de la part des futurs maniaques de l’âge d’or.
En 1955, paraît la première nouvelle de Curval, l’Œuf d’Elduo, qu’Alain Dorémieux réussit à imposer à Fiction malgré l’hostilité de son directeur. Puis il réalise des collages pour les couvertures de la revue, écrit un roman de commande pour jeunes filles, les Fleurs de Vénus, qu’il réécrira un peu vite pour « le Rayon Fantastique » ; il publie régulièrement des nouvelles et des critiques dans Fiction et dans Satellite.
Bientôt La Balance ferme ses portes. Pour survivre, Curval tiendra la librairie voisine, le Minotaure, où il rencontrera Jean Curtelin. Celui-ci lui vantera les avantages d’un métier de tout repos, la visite médicale ; il participera avec lui à la création de deux revues de cinéma : L’Écran et Présence du cinéma.
Devenu visiteur médical pour avoir le plaisir de voyager sans trop quitter Paris, Curval se voit soudain nourri d’un salaire régulier, après tant d’années de vaches plus ou moins maigres ; ce qui le conduit à privilégier des plaisirs essentiels : l’alcool, le cinéma à gogo, la gastronomie, les voyages et les grandes limousines. Il n’en faut pas plus pour faire de lui l’esclave de ses passions. Mais peut-être faut-il considérer ce suicide par sursensualité comme une tentative de protection contre la mort.
Après l’ouverture de la librairie L’Atome, le noyau de base la SF française, est formé avec André Ruellan, Gérard Klein, Jacques Goimard, Alain Dorémieux et lui-même – Jacques Sternberg s’étant volontairement exclu du milieu. Les fréquents repas qui unissent ces aficionados prennent une tournure hebdomadaire qui tient lieu de comité de rédaction de Fiction. Là s’élaborent bien des projets, se vident bien des querelles auxquelles il est encore possible d’assister à cette heure.
L’abus des plaisirs, le traumatisme provoqué par le travail salarié, régulier, les va-et-vient en France et à l’étranger, principalement en Italie et en Grèce, ralentissent considérablement la production de Curval qui achève à grand peine le Ressac de l’espace, après dix ans de travail. Le vol de sa voiture le prive du manuscrit définitif, accepté par Georges H. Gallet. Il lui faudra encore deux ans pour rapetasser péniblement une ancienne version et publier un texte mal fini qui lui vaudra le prix Jules Verne en 1962.
C’est à cette époque qu’il rencontre Anne. Ils jouent leur mariage à pile ou face. Philippe Curval jubile encore aujourd’hui que la pièce soit tombée du bon côté. Pour se consacrer à eux, ils décident d’habiter provisoirement la campagne ; le pays de Marcel Proust d’abord, celui de Maurice Leblanc ensuite.
D’un voyage en Turquie, il ramène l’idée de la Forteresse de coton. La disparition de débouchés importants pour les œuvres de SF, le repli commercial du genre l’incitent à écrire un roman marginal où le discours sur l’imaginaire prendrait le tour d’une spéculation sur la réalité, où la logique interne du récit donnerait sa cohérence au propos onirique.
En 1964, Curval, saturé de produits pharmaceutiques, abandonne la visite médicale pour entrer dans l’équipe de la Vie électrique, le magazine destiné aux agents d’E.D.F., rédigé par des rescapés de Paris-Match. Il en conçoit une vive passion pour le journalisme scientifique et développe son goût naturel pour l’énergie électrique.
Après la Forteresse de coton, paru en 1967, il s’attaque au reportage photographique imaginaire d’où sortira Attention les yeux. Puis, sa passion pour la SF le pousse à tenter une œuvre expérimentale, les Sables de falun, construite d’après les théories de Raymond Roussel.
Dès 1969, il se met à travailler sur l’Homme à rebours, destiné à faire partie des premières publications de la future collection Ailleurs et Demain. Ce roman ne verra le jour qu’en 1975, après un dur combat.
Parallèlement, le nouvel appartement qu’il occupe, près de la Tour Saint-Jacques, l’incite à s’intéresser à l’agriculture. Son grand balcon devient un champ d’expérience pour faire croître des arbres, des fleurs, des légumes ; tandis qu’une installation électrique perfectionnée lui permet peu à peu de transformer son appartement en junglette. Il est probable que cette activité lui a donné l’idée de sa nouvelle Adamève qui, avec toutes les autres du recueil Retour à la terre, préluda au renouveau de la S.F. française.
Depuis lors, son activité s’est orientée exclusivement vers l’écriture, sans verser dans la surproduction. Anarchiste, hédoniste, Curval tente de concilier le travail sédentaire du romancier avec son goût profond du nomadisme. C’est probablement pourquoi le caractériel fugueur se retrouve dans ses œuvres. De Cette chère humaine et Un soupçon de néant, de Y a quelqu’un ? au Dormeur s’éveillera-t-il ?, il cherche à dérouter le lecteur en renouvelant ses thèmes d’inspiration et son style, en mélangeant les genres.
Sa Petite Chronique de nuit, ses articles de Futurs et du Monde lui ont valu d’être aussi contesté qu’imité. Futurs au présent lui a permis de révéler une nouvelle génération d’auteurs. Mais, s’il considère son activité de critique et d’anthologiste comme marginale, il s’y consacre néanmoins avec passion ; la chance de Curval est d’avoir un but dans la vie : faire de la S.F. un grand mouvement littéraire.