UNE PSYCHOSE AUTOMATIQUE
(1962)

Cette curieuse fable illustre la première manière de Curval. Elle est à mi-distance entre la satire et le cauchemar. Comme chez Kafka. Ce n’est pas une comparaison infamante.

Il devint fou à treize heures quarante-sept.

Il conservait pourtant une sorte de lucidité de surface ; elle l’incita à se rendre dans le cabinet d’un psychiatre qui résidait à proximité de l’endroit où il se trouvait.

Il grimpa lentement les marches de l’escalier de bois sombre qui menaient à la porte du praticien, considérant d’un œil atone les faux hiéroglyphes dont les murs marmoréens étaient ornés.

Sa maladie mentale ne se traduisait par aucun signe extérieur, aucune agressivité ; elle se caractérisait plutôt par une hébétude généralisée. Son cerveau refusait de fonctionner ; il avait été traumatisé par une série de visions singulières et inexplicables dont le cumul avait entraîné cet état de démence primaire.

Un domestique en blouse blanche vint lui ouvrir la porte, peu de temps après qu’il eut sonné et, sans s’informer de son identité, sans lui demander les motifs de sa visite, l’introduisit dans le salon d’attente.

L’individu ne s’émut pas de cette absence d’intérêt. Il s’assit dans le fauteuil de cuir finement ridé qui lui faisait face, avec le même masque veule, aux traits lâches, que son visage avait pris depuis l’instant où il était devenu fou. Le salon, bien que fort luxueusement meublé, dégageait une apparence de froideur et de désolation ; ce détail échappait au visiteur. Les murs étaient striés d’étagères sur lesquelles reposaient des pendules, des montres, des horloges de toutes époques, de toutes formes et de tous styles dont le tic-tac commun, fait de mille chocs minuscules, déphasés dans le temps, résonnait, créant un sourd malaise.

L’homme demeura dans l’expectative durant plus d’une heure. Le psychiatre le reçut enfin, sans s’excuser, même par un sourire. Il ne prononça pas le moindre mot de bienvenue, et se contenta de retourner à son cabinet de consultation pour inviter son malade à le suivre. Il lui indiqua un lit de métal blanc qui ornait l’un des coins ; le fou s’y allongea.

— Votre nom, s’il vous plaît ? dit abruptement le praticien.

— David Lamb.

— Pourriez-vous me confier ce qui vous amène chez moi, monsieur Lamb ?

David Lamb devait dépasser le stade de lucidité mécanique qui avait motivé sa visite, pour répondre au médecin ; il lutta durant dix minutes pour recouvrer sa conscience. Lorsqu’il s’éveilla de son engourdissement cérébral, l’horreur de sa situation lui apparut avec la même acuité qu’à treize heures quarante-sept ; tous les détails du cauchemar qu’il vivait depuis plusieurs semaines et qui l’avait amené à se réfugier dans la folie, s’imposèrent brutalement à son esprit.

— Je dois être la victime d’une psychose paranoïaque, ou de quelque chose de ce genre, Docteur, avoua-t-il en parlant avec difficulté.

— C’est à moi de diagnostiquer votre état, monsieur Lamb. Vous ne devez pas l’interpréter ; exposez-moi les signes de votre obsession.

David se concentra ; il lui fallait mettre dans l’ordre les événements qui l’avaient troublé.

Il débita ce premier récit d’une seule traite :

— Toute cette histoire a commencé un dimanche, Docteur ; mais les incidents que j’observais ne me concernaient pas alors. Je devrais dire : c’est un dimanche que je me suis aperçu pour la première fois… non, il faut prendre les événements dans l’ordre. Je me promenais donc sur les quais de la Seine, ce que je n’ai pas coutume de faire ; je crois même que j’y allais pour la première fois de ma vie. Pourtant je connais bien la Seine, je l’ai souvent admirée au printemps, en hiver aussi, mais particulièrement au printemps, juste à la fin des crues. Il me semble bien, maintenant, que je ne suis jamais descendu sur les quais mêmes, avant ce jour-là.

Il se tut et se figea, quelques secondes, dans l’attitude d’une profonde réflexion :

— Je ne me promène pas souvent d’ailleurs ; vous savez ce que c’est, les affaires, la vie. Enfin !

David Lamb était pris d’une soudaine logorrhée, comme s’il se libérait des longues heures de silence dans lesquelles l’avait isolé son état psychotique.

Le psychiatre le regardait sans manifester la moindre réaction et notait froidement une phrase, un mot, une idée dont la nature lui paraissait significative. Après quelques minutes de pause, il encouragea son malade à poursuivre son récit.

— Oui, je déambulais près du fleuve. Mes pensées étaient moroses, mes affaires allaient mal depuis quelques semaines. Cela ne me menaçait pas encore, pourtant j’étais inquiet, inexplicablement inquiet… enfin je veux dire que mon inquiétude était excessive. Quelquefois, vous savez, on a le pressentiment que le sort vous est contraire, sans que rien ne justifie cette impression. Il me semblait que ces pas, sans but, au bord du fleuve, soulageraient mon angoisse. Ce n’était pas une mauvaise idée. Quelque temps après, je me surprenais à regarder d’un œil complice les rares amoureux qui savouraient leur bonheur dans cette solitude relative. Les travaux des quais n’étaient pas encore commencés. Tout était calme ; on entendait seulement le chuintement doux des pneumatiques sur l’asphalte, là-haut, près des Tuileries.

« Ce n’était pas encore le printemps épanoui ; le ciel se teintait d’un blanc ocré sur lequel les arbres, dénudés, noirs, se découpaient avec netteté. Je ressentais cependant une impression de chaleur, comme si, derrière ce décor figé par le gel et les neiges récentes, je devinais les premières montées de la sève. Les pousses d’herbe qui jaillissaient entre les pavés disjoints me paraissaient chargés d’un vert plus humide. Toutes mes idées noires s’étaient dissipées…

Lamb s’arrêta de parler et fixa le médecin :

— Tout ceci pour vous convaincre que je n’étais pas disposé à m’autosuggestionner.

— Qu’avez-vous donc vu, monsieur Lamb ? interrogea le psychiatre.

— Ce que j’ai vu, ou ce que j’ai cru voir ?

— Cela n’a pas d’importance, à cet instant le réel et l’imaginaire se sont mêlés pour vous ; vous ne sauriez maintenant distinguer l’un de l’autre.

David pencha la tête vers le sol dans un geste d’humilité. Il passa la paume de sa main, étonnamment sèche, sur son visage.

— Sur le moment, je n’ai pas donné à l’incident toute son importance. Ce fut même si insignifiant que, si le fait ne s’était reproduit, je l’aurais aussitôt oublié, précisa-t-il.

« Il y avait un clochard qui dormait, avachi sur une caisse de tôle qu’il avait probablement trainée jusque-là. Je le regardai distraitement d’abord, puis, plus attentivement. Il n’avait rien qui le distinguât spécialement d’un autre vagabond : ses traits étaient vulgaires, ses vêtements pouilleux, sa saleté académique ; tout en lui respectait les traditions. Je ressentais simplement une douce euphorie en comparant sa situation à la mienne ; mon spleen me semblait dérisoire alors. L’homme était plongé dans un sommeil profond, comme pétrifié, les mouvements de sa respiration étaient imperceptibles. Je compris soudain ce qu’il y avait d’indélicat à observer ce repos, lorsque je m’aperçus que quelques centimètres, seulement, séparaient son visage du mien, tant je m’étais approché, intrigué par ce semblant de mort. Je m’éloignais du même pas nonchalant que j’avais adopté pour ma promenade, tout en conservant un regard bienveillant à l’égard de ce clochard pour lequel je m’étais pris d’une certaine sympathie.

« Un autre déclassé s’approchait à pas vif du dormeur ; il tenait à la main un objet métallique dont je ne pouvais distinguer la forme. L’individu atteignit bientôt le vagabond et plongea sa main dans son dos. J’étais trop loin pour discerner ses traits qu’une barbe naissante camouflait. L’attitude générale de son corps évoquait l’attaque d’une maladie ; son squelette paraissait avoir été déporté obliquement. Ses mouvements étaient inquiétants ; il faisait tourner sa main comme s’il eût enfoncé une vrille dans l’échine du malheureux dormeur. Je crus que j’assistais à un crime et courus vers les deux hommes. L’agresseur s’enfuit rapidement avant que je puisse l’atteindre. Je m’apprêtais à secourir la victime de cet invraisemblable attentat. Le clochard ouvrit les yeux, me dévisagea, puis, sans manifester le moindre intérêt à mon égard, se leva sans difficulté et marcha sur les traces de son meurtrier présumé. Son dos ne portait pas la moindre trace de déchirure, pas la moindre trainée de sang.

« Je demeurai là, stupéfait et honteux de m’être donné en spectacle par mes cris et mes gestes. Trois personnes me dévisageaient d’un air inquiet, comme si j’avais manifesté les signes d’une dangereuse folie. Ma timidité naturelle m’incita à m’éloigner rapidement.

« Je m’assis, haletant, dans le premier café que je rencontrai et commandai un grog. Sous l’effet de l’alcool, cette aventure m’apparut alors sous l’angle de la comédie : sans doute s’était-il agi d’un rite de reconnaissance entre amis de longue date.

— Dites-moi, avant de poursuivre, si vous croyez toujours à la réalité de cette scène ? ou pensez-vous que c’était la première de vos hallucinations ? demanda le psychiatre. C’est important.

— Je… je…, commença David, je ne sais pas, tout cela semble farfelu et maintenant que je me trouve dans ce cabinet de consultation, je ne suis certain de rien.

Le praticien le regarda fixement, passa son ongle sur ses lèvres et affirma avec componction :

— Vous devez analyser impartialement vos sentiments et connaître si ce souvenir correspond à un fait ou à un délire. Il semble que vous soyez délivré de votre obsession en ce moment ; essayez de trouver une preuve concrète qui confirme votre impression. Pourquoi avez-vous songé à un meurtre ?

— Pas un meurtre, ce doit être plus grave que ça ! cria David.

Il paraissait étonné d’avoir hurlé et reprit plus doucement :

— Je ne puis être certain que d’une chose : la caisse de métal sur laquelle dormait le clochard était réelle.

— Et l’homme ? L’était-il ?

— Ce vagabond ? Laissez-moi vous raconter la suite.

Lamb se leva et éprouva le besoin de marcher quelques pas dans le cabinet du psychiatre. Le praticien nota ce déplacement.

— Quelques jours plus tard, j’avais complètement oublié cette histoire, je tombai en panne de voiture. Il me fallait accomplir toutes mes démarches à pied. Je maugréai, puis je me pris au jeu. Il est quelquefois agréable lorsqu’on ne se déplace qu’en voiture, de voir différemment la ville. Mes relations d’affaires se trouvent groupées dans un périmètre très restreint ; je suis décorateur, mais j’installe surtout les vitrines des Grands Magasins.

— Votre métier vous met en contact avec le monde factice de la mode, avec le strass, le stuc, l’artificiel…

— Ma psychose, si psychose il y a, ne provient pas de cette fréquentation, coupa-t-il, je…

— Vous croyez donc réellement à ce que vous avez vu, toutes vos protestations le confirment.

L’œil bleu de David Lamb eut une expression de bête traquée, que renforçait le bandeau noir qu’il portait à l’œil droit.

— J’avançais donc sur le boulevard des Capucines, reprit-il d’un ton plus vif, lorsque je remarquai un homme qui somnolait sur un banc près du métro Madeleine. Rien ne paraissait mériter mon attention, je m’en approchai inconsciemment. Je distinguai alors la main de son voisin, dont le visage était masqué par un journal, qui remontait le long du dos du dormeur ; il dissimulait un objet dans le creux de sa paume. Quand il atteignit un point situé au milieu des deux omoplates, il entama un lent mouvement circulaire. Le souvenir de mon aventure précédente me revint ; je me précipitai vers le banc.

« L’individu interrompit net son étrange manège, comme s’il avait pu deviner mon intervention dans le reflet de son journal, et fourra prestement sa main dans sa poche. Le dormeur s’éveilla, se leva, s’en alla. Cette fois je parvins à vaincre ma timidité et j’interpellai l’homme au journal :

— Pouvez-vous m’expliquer ce que vous avez fait à votre voisin, vous l’avez réveillé ! Il répondit : — J’avais un voisin, ah, je ne m’en étais pas rendu compte ! Il souriait : — Enfin je n’ai jamais été arrêté pour vagabondage spécial, si c’est ce que vous voulez insinuer.

« J’étais totalement déconcerté par l’apparente bonhomie de mon interlocuteur et je n’eus pas le courage de lui demander ce qu’il avait caché dans sa poche.

— Est-ce que cet homme ressemblait à celui que vous aviez vu la première fois ? interrogea brutalement le psychiatre.

— Non, je suppose que non, balbutia Lamb.

— Et qu’avait-il dans sa poche, vous le savez ?

David Lamb perdit toute contenance : son visage pâlit, ses lèvres se pincèrent, les traits de son visage s’affaissèrent. Tout son être se figea dans l’attitude boudeuse d’un enfant coupable. Le médecin crut qu’il avait trop vivement attaqué, et perdu, ainsi, toute chance de confesser son malade.

— Il ne faut rien me cacher, monsieur Lamb, reprit-il doucement, vous avez peut-être découvert les traces d’un complot. Il faut me confier tout ce que vous savez, je vous aiderai, vous ne pouvez pas lutter seul.

Le fou parut recouvrer une attitude normale, moins agitée ; son œil s’éclaira et laissa même transparaître une lueur d’ironie :

— Personne ne veut me croire ; tout le monde se moque de moi lorsque je veux expliquer ce qui se trame. C’est trop ridicule ! Quand je suis là, devant vous, je ne peux plus considérer mon aventure que sous l’angle d’une farce, d’une stupide plaisanterie dont je serais l’unique victime.

— Et qu’avez-vous donc vu, monsieur Lamb ? répéta le psychiatre.

— Une clef !

— Qu’entendez-vous par une clef ?

— Eh bien, une clef, une simple clef, comme celles qu’on utilise pour remonter les jouets mécaniques : un train, un lapin avec un tambour.

Le médecin plaça sa tête entre ses deux mains, écarta ses annulaires de ses majeurs pour observer son patient entre ses doigts :

— Et cela vous a été confirmé ; vous l’avez vu une autre fois !

David hocha la tête et pinça ses lèvres.

— Quand ça, pouvez-vous me le raconter ?

— Au commissariat de police de l’Opéra.

Le malade réfléchit un instant.

— Allez, ne vous faites pas prier, dans quelles conditions ?

Lamb tira de sa poche intérieure un étui en plastique transparent qu’il considéra longuement, comme si ce simple objet avait pour lui un prodigieux pouvoir évocateur. Puis, avec un débit haché et monocorde, comme une leçon qu’on récite, il parla :

— Ceci n’est pas une preuve, bien sûr, ce n’est qu’une carte d’identité. C’est pourtant le jour où je l’ai retirée du commissariat que j’ai constaté le fait. L’employé ronflait discrètement derrière son comptoir.

David rit.

— Ce n’est pas un gag, je vous jure qu’il dormait ; et cependant le soleil frappait son visage et rehaussait d’ombres toutes les aspérités de sa vieille peau marquée. Je pourrais presque dessiner de mémoire les traits de cet homme. Je l’ai appelé, doucement d’abord ; comme il ne répondait pas, j’ai crié. Comme je m’impatientais l’un de ses collègues est venu. Ce dernier m’a courtoisement demandé ce que je voulais. « Ma carte d’identité, ai-je dit. » Il s’est penché vers le dormeur pour fouiller dans la pile de papiers qui recouvrait le bureau. Puis il a glissé sa main dans son dos, comme pour le tapoter afin de le réveiller. Il m’a semblé que le mouvement de son bras n’était pas naturel, qu’il était plus caressant, différent de celui que j’attendais.

« Je ne comprends pas encore comment j’ai pu vaincre ma pusillanimité, mais j’ai bondi par-dessus le comptoir et j’ai tapé brutalement sur le bras du policier. La clef est tombée par terre.

— Vous en êtes certain ? interrogea le psychiatre.

— Certain ; je la vois encore, Docteur. Une plaque de métal sombre qui avait la forme d’un papillon, avec deux ailes bleutées, percées d’un trou noir en leurs extrémités, comme celles d’un sphinx.

— Que s’est-il passé ensuite ?

— Ça a très mal tourné : les deux hommes se sont rués sur moi et m’ont traîné chez le commissaire ; c’est tout juste s’ils ne m’ont pas passé les menottes. Là, j’ai été inculpé d’outrages à un agent de la force publique, coups et blessures volontaires. Par la suite j’ai été condamné. J’ai eu la présence d’esprit de plaider l’impatience, l’égarement, la fureur ; je ne sais pas où je serais actuellement si j’avais révélé les véritables motifs de mon acte.

— Vous étiez donc encore conscient à l’époque, vous pouviez juger de l’invraisemblance de votre découverte. D’ailleurs rien ne prouve que ce nouvel incident soit en corrélation avec les précédents ; votre imagination seule a pu les lier.

— Je n’ai pas inventé cette clef.

— Et maintenant vous êtes persuadé que les gens trament un complot contre vous ?

David Lamb réagit violemment, ses mains s’agitèrent fébrilement et ses bras dessinèrent de bizarres arabesques dans l’espace. Il parvint péniblement à expliquer :

— Pas contre moi, Docteur ! Contre les hommes, contre tous ces hommes qui dorment dans les bureaux, dans les gares, dans les squares, sur les bancs, sur leur chaise, sur n’importe quoi, partout. Ces clochards, ces bureaucrates, tous ces individus aux fonctions mal définies, ils ne souffrent plus, ils ne vivent plus. Leur activité n’est qu’apparence : on les remonte de temps en temps comme des mécaniques !

— Avez-vous pu contacter l’un de ces hommes, avez-vous pu en interrogez ? Connaissez-vous l’un quelconque de ces zombies ?

— Jamais, hurla Lamb. Ils me fuient dès que je les approche. Car maintenant je les connais et je parviens à les surprendre en mouvement. Ils ne répondent pas à mes questions, cela doit leur être interdit. Ou bien ils sont de connivence avec leurs maîtres. Peut-être même, qu’ils n’ont plus rien d’humain, qu’ils sont comme des robots, hoqueta-t-il.

Le psychiatre le prit doucement par le bras et le força lentement à se rallonger sur un lit de métal peint. David Lamb pleurait à longs sanglots ; puis ses gémissements s’apaisèrent progressivement. Il regarda le praticien de son œil bleu d’où toute lueur de crainte avait disparu.

— Dans quel état êtes-vous, monsieur Lamb, il était temps que vous veniez me consulter !

— Croyez-vous que je sois fou, Docteur ? Pensez-vous qu’il n’y ait rien de véridique dans ce que je vous ai raconté, que toute cette histoire est inventée ?

Le psychiatre hésita, puis il dit d’une voix très amicale :

— Je ne crois pas que vous soyez fou, monsieur Lamb, pas encore ; mais il était temps de vous soigner.

Je crois que vous avez vu tomber cette clef dans le commissariat, comme vous aviez vu ces deux vagabonds auparavant. Je pense comme vous, que quelqu’un leur a passé la main dans le dos dans un but que nous ne connaîtrons jamais. Mais je suis certain qu’on n’a pas remonté ces hommes comme des jouets. Il faudra que vous réfléchissiez beaucoup à vos suppositions, mais plus tard, lorsque vous irez mieux. Alors vous n’aurez plus peur, vous rirez.

« Maintenant, je peux essayer d’expliquer votre psychose : vous l’avez dit vous-même, vous êtes craintif, timoré, peureux et très respectueux de vos habitudes ; de plus, vous avez dû travailler trop intensément ces derniers temps, mais vous ne vous en êtes pas rendu compte. Vous remarquerez, comme moi, que les deux premiers incidents que vous m’avez rapportés sont advenus dans des circonstances exceptionnelles : au bord de la Seine, où vous n’allez jamais, un jour où vous vous déplaciez sans votre voiture, ce que vous ne faites pas habituellement. Alors toute votre tension nerveuse s’est trouvée sans rien pour la contenir, je tâche de m’expliquer simplement, votre figure a créé un potentiel d’énergie en surcompensation qui s’est soudain libéré. Vous deviez avoir une tendance informulée à éprouver des troubles psychosomatiques légers, cela a abouti à ce début de psychose paranoïde que vous avez prise pour une manifestation de la réalité.

— Je ne sais plus que penser, murmura Lamb. Il est certain que je suis arrivé chez vous dans un état…

— De catatonie, monsieur Lamb. Et si vous m’en croyez, il ne vaut mieux pas que vous partiez d’ici sans avoir subi un début de traitement, une petite cure de sommeil, vous en avez grand besoin. Vos troubles pourraient s’aggraver rapidement et je ne pourrais alors plus garantir votre guérison.

David Lamb regarda le psychiatre d’un air implorant. Il semblait comprendre alors quels abîmes mentaux il avait frôlés.

— Je suivrai votre conseil, Docteur, cela me paraît en effet plus raisonnable.

Une infirmière, au sourire doux et bienveillant, entraîna le malade dans une pièce obscure. David se laissa déshabiller, coucher ; toute sa résistance s’était effondrée. Il poussa un soupir de soulagement lorsque l’aiguille hypodermique s’enfonça dans sa veine à la saignée du coude.

*
*     *

Le jour qui pénétrait par une étroite fenêtre établissait un clair-obscur d’une exquise suavité. David Lamb se réveilla et se leva.

— Il faut que vous reveniez dans deux jours, lui dit le psychiatre avant de le quitter.

Dehors le printemps jetait ses premières touches de couleur sur les pierres grises de la ville. David aimait le printemps. Il n’éprouvait aucun besoin de travailler : la vie était là, palpitante, il voulait la saisir.

Il s’assit sur un banc pour contempler ce bonheur et bientôt s’endormit.

Quelques heures plus tard, lorsque la clef cliqueta dans son dos, il se leva et marcha. Il attendait les ordres.