UN BRUIT MEURTRIER D’UN MARTEAU PIQUEUR
(1975)

Et si les extraterrestres attaquaient ? Et si des poches de résistance subsistaient après leur victoire ? Et si… « Si » est le mot clé des littératures conjecturales. Mais quelle est la clé des mots, quand ils désignent quelque chose d’inconnu… plus mystérieux encore que les envahisseurs venus du ciel ?

La tumeur est là sur ma poitrine, grasse, lisse, tendue, légèrement rosée à l’endroit où les tissus de ma chair se boursouflent. Ses franges extrêmes sont délimitées par la ligne grise et sinueuse de mon épiderme desséché, moraine frontale et latérale du mal, cet ovale tout entier contenu entre mon mamelon gauche et mon nombril. Depuis un mois, je surveille jour après jour l’évolution de cette excroissance obscène, brutalement apparue au cours de mon sommeil. Aucun médecin n’a pu me faire un diagnostic à son sujet, tous sont morts ou se sont enfuis des environs immédiats de ma résidence. Aujourd’hui, la tumeur me semble gonflée à l’extrême, prête à éclater. Elle est tout à fait mûre.

Frisson entraînant un soupir d’une nostalgie intense : quelle douleur de vivre et de mourir ! Les germinations secrètes de la maladie se manifestent sous la forme d’un lourd tumulus de viande pantelante, provoqué par le travail d’une larve obscure déposée à ma naissance par la femelle pondeuse de la mort. Que puis-je opposer à ces bourgeonnements ? Sinon la mélancolie. Parfois je palpe le gel tremblotant de la tumeur, je le comprime sous ma main pour le sentir battre comme un fœtus malsain, pour retenir l’évolution de cet étrange bubon qui va emporter ma vie. Et ce geste dérisoire m’apaise.

À travers les rideaux frémissent les feuilles d’un platane. Je me soulève à peine du lit et regarde Blanche, qui dort encore. Le plissement spasmodique d’un muscle tend soudain son sein gauche hors du drap ; sa pointe brune s’érige sur l’aréole(2). Blanche m’oubliera-t-elle après ma mort ? Et quel souvenir laisserai-je sur sa peau, que restera-t-il de mes caresses ? Dans la pénombre de la chambre, l’ombre projetée du platane glisse sur les murs, frissonnant de toutes ses feuilles en ombre chinoise. Je roule une cigarette et l’allume. L’herbe grésille et son odeur douceâtre se répand, en même temps que parvient à mon palais son goût de confiture épicée. Blanche m’oubliera peut-être ainsi dans la lente exhalaison d’une bouffée de fumée, au sein de la langueur complice des matins.

Le bruit meurtrier d’un marteau piqueur me sort de cet état de rêverie triste où je me complaisais. Je bondis vers mon revolser, passe dans la pièce voisine, rampe jusqu’à la terrasse et me dissimule derrière les rampes de haricots en fleur. Prudemment, je me risque à regarder vers la chaussée : deux hommes sont en train d’attaquer l’asphalte avec leurs perforatrices nucléaires, déchaînant des échos assourdissants dans la fosse profonde de la rue. Des blocs de béton, puis la terre, jaune, argileuse et tassée en mottes compactes apparaissent déjà sur une surface de quelques mètres carrés ; des femmes dégagent aussitôt le terrain en emportant les moellons qu’elles entassent soigneusement à la périphérie pour former une barricade à l’angle de la rue des Halles et de la rue de Rivoli, masquant le pied de la tour Saint-Jacques la penchée ; d’autres opèrent de la même façon vers les ruines de la Samaritaine.

J’ai toujours considéré les hautes colonnes de marbre rose du magasin 1930 et le fût de dentelle de la tour comme les bornes de mon territoire. J’ai d’ailleurs marqué mon aire avec les débris calcinés de la première guerre spatiale, coques sidérales explosées, avions nucléaires abattus, voitures électriques éclatées et j’y ai planté comme des épouvantails les corps naturalisés par mes soins de trois extras entamant leur parade de vol. Vers le nord, je suis naturellement protégé par la Faille Saint-Eustache, vaste dépression creusée par une bombe à antigravité que les humains ne peuvent franchir sans la présence d’engins que détecteraient immédiatement mes sondes. Depuis la fin de la guerre, toutes les tentatives d’invasion de mon territoire se sont toujours produites par l’ouest car c’est là que se trouve le défaut de la cuirasse ; vers le sud, la Seine, avec ses eaux terriblement radioactives, forme un rempart infranchissable pour qui ne connaît pas Paris.

Mes plus proches voisins, les paysans des Tuileries, ne m’ont pas averti du passage de la troupe ennemie, comme ils ont l’habitude de le faire. Il est pourtant impossible qu’elle ait échappé à leur vigilance. Pourvu qu’ils n’aient pas conclu un accord avec ces terrassiers maudits qui creusent sous ma fenêtre, en opposition avec les conventions qui nous lient, afin d’agrandir leur domaine ? S’ils ont eu vent de ma maladie, ils peuvent vouloir anticiper sur ma mort. La grossesse de Blanche peut aussi les y inciter ; sur cette Terre de désolation, un nouveau-né est l’événement le plus rare qui puisse se produire ; les enfants ne peuvent venir au monde que dans les villes où les rayonnements sont les moins denses. Ailleurs, dans les campagnes, les rares mutants qui survivent dans le désert calciné sont stériles et, dans les zones protégées où les envahisseurs se sont installés, ceux-ci ont fait le nécessaire pour que l’espèce humaine soit condamnée. À Paris et dans les grandes cités, les extras craignent la radioactivité et les rares tentatives de pénétration auxquelles ils ont procédé se sont toujours soldées par un grand nombre de victimes dans leurs rangs.

Car les survivants de mon espèce sont des stratèges de la guérilla urbaine.

Pour Blanche et l’enfant qui va naître, je dois repousser l’assaut, même si ma compagne meurt plus tard en couches dans un torrent de pus, car le fœtus qu’elle porte se sera transformé en abcès.

Pourtant, dans le frôlement de la tumeur sur le vêtement que je viens de passer, je ressens une atroce sensation de désenchantement : pourquoi défendre une propriété qui ne m’appartiendra plus dans quelques semaines ? Pourquoi préserver mes champs, mes balcons agricoles du pillage et de la rapine ? Pourquoi sauvegarder mon maigre bétail si je dois perdre la vie ? Ne vaudrait-il mieux pas tenter un accord avec les intrus, probablement des agriculteurs sauvages ? Blanche pourrait y trouver l’occasion de porter notre fils à terme en toute sécurité, même au prix de mon sacrifice.

Machinalement, je débloque le cran de sécurité de mon revolser. J’étais prêt à balayer les étrangers avec mon faisceau. Le doute m’a retenu ; ils ont certainement aperçu la végétation qui croît sur ma terrasse ; or, à cette altitude, les légumes ne poussent pas naturellement. Ils sont donc conscients de ma présence. Alors pourquoi me défient-ils à découvert ?

Absurde tentative ! Je vais détruire ces parasites jusqu’au dernier. Ils nous surveillent probablement depuis plusieurs jours et, s’ils opèrent avec tant d’évidence, c’est qu’ils comptent nous faire sortir de notre tanière pour tomber dans le piège qu’ils nous ont préparé. Peut-être connaissent-ils même l’emplacement de mon générateur nucléaire ? J’abandonne l’idée de descendre par l’escalier extérieur, de passer par les tunnels désaffectés des caves et de les surprendre par le revers.

Je retourne dans la chambre, rallume le mégot de ma cigarette, aspire quelques bouffées. Fumée ambrée dans le soleil. Un faisceau de rayons filtre entre deux nuages d’un gris tumescent. Je me laisse griser par la chaleur de leur contact sur ma peau ; une euphorisante paralysie me gagne le cerveau. La main de Blanche sur ma main, ses doigts se glissent entre mes doigts et saisissent ma cigarette. Les pupilles de Blanche se dilatent imperceptiblement après qu’elle a aspiré la fumée. Je chavire à la regarder, si belle, avec son ventre rond tendant la toile de sa chemise. J’aime cette rondeur, tumeur de vie s’opposant à ma tumeur de mort ; ses seins gonflés s’écrasent l’un contre l’autre. Elle va ouvrir la bouche et me parler. J’applique brutalement la paume sur ses lèvres et, de l’autre main, l’entraîne par la nuque vers la fenêtre, la contraignant à s’accroupir. Elle me dévisage avec des yeux effrayés, un peu trop effrayés pour dissimuler la pointe d’ironie qui y perce et me révèle qu’elle croit à un jeu. Merveilleuse Blanche qui n’a jamais voulu prendre au sérieux ce monde de cauchemar ; pour elle, l’existence est un accident si hasardeux qu’il serait dommage d’en gâcher le moindre instant ; depuis que nous sommes enfermés dans les limites étroites de notre quadrilatère de survie, elle cherche encore à en tirer le plus de satisfaction possible, dans le rut forcené de nos corps, dans l’aigre lampée de notre vin, dans la fumée sucrée d’une cigarette. Au milieu de ce Paris ruiné qui nous entoure, Blanche ne sait voir que l’éclosion d’un pêcher sur la terrasse, le mûrissement du blé dans le champ Saint-Eustache, l’ardeur de mon corps travaillant dans l’étrange lumière du jour qui a succédé à la guerre, comme si la peste atomique avait contaminé le ciel.

Elle me mordille la peau, je retire ma main. Elle me sourit. Par signes, je lui explique la situation, puis je lui décris mon plan qui se dessine maintenant. Elle se relève avec prudence, va chercher son arme. Blanche me couvrira de la terrasse ; quel contraste insolite entre sa nudité fragile et le fuseau noir du revolser qu’elle serre dans son poignet.

Le verrou glisse dans la gâche. Le panneau sombre de la porte se referme derrière moi. En rampant, je traverse le parterre de chanvre en boutons. La récolte sera bonne cette année, les tiges sont hautes et les feuilles énormes. Sève salive aux grésillements enchanteurs !

Un duvet de rouille couvre la rampe de l’escalier : odeur forte du fer oxydé sur ma main.

Il faut que je quitte un instant cet univers de pures sensations où nous nous sommes réfugiés Blanche et moi et que je me consacre exclusivement à combattre ; se pourrait-il déjà qu’au milieu de ce sang, de ces cadavres, de ces ferrailles tordues, de cette puanteur de charogne, de ces cendres radioactives, nous ayons reconstruit notre utopie ? J’ai tellement envie de savourer les dernières flammes de vie qui brûlent en moi que je parviens difficilement à me concentrer dans l’action. Pourtant, notre survie n’a rien de providentiel, je la dois à mon pouvoir de décision rapide, à mon sang-froid, à ma cruauté, à ma compétence dans les problèmes agricoles. Est-ce la douceur de notre amour ou le mal apparu sur ma poitrine qui fait de moi ce rêveur exécrable ? Combien en ai-je tué de ces illuminés à qui je ressemble en ce moment, qui refusaient de faire la guerre contre les extras venant de débarquer, sous de vagues prétextes humanitaires et pacifiques. Ces fous croyaient que les envahisseurs venaient en paix, qu’ils étaient venus apporter des cadeaux technologiques inestimables à l’espèce humaine, comme dans un film de science-fiction. Apparemment, leur interprétation semblait tenir, mais nous avons vite compris, nous les premiers résistants, que ces illusoires bienfaits apportés par les extras aux populations déshéritées dissimulaient la vérité : ils voulaient nous déposséder de la Terre ! Certes, nous avons perdu la bataille et le carnage fut monstrueux, une grande partie de l’humanité a péri ; mais nous tenons encore les villes et tant qu’il restera un humain libre, l’espoir de reconquérir un jour la planète ne sera pas perdu.

Pour l’avenir immédiat, il s’agit de nous débarrasser d’une autre race d’envahisseurs à visage humain ; je les tiens à la pointe de mon revolser ; d’un coup de faisceau je peux abattre les deux manipulateurs de marteaux piqueurs ; Blanche s’occupera alors du premier groupe de femmes, j’enchaînerai sur le second. J’attends un moment plus propice, espérant qu’elles se rassembleront en face de la boutique en ruine de l’artisan boulanger où elles édifient leur barricade. Dans cette vitrine déchiquetée, j’ai longtemps vu le symbole de notre dégénérescence, la raison essentielle de notre échec contre les extras : ce poète du pain à l’ancienne, en vendant ses baguettes et ses miches pétries et cuites comme au bon vieux temps, obéissait au détestable snobisme d’une espèce zoologique en pleine décadence, l’être humain ; ce bipède n’avait pas voulu s’adapter à l’accélération historique de la conquête scientifique ; son inconscient collectif enraciné dans le passé ne pouvait que conduire la civilisation de l’homo sapiens à la mort.

Une rafale de pluie, nuage qui crève en une grosse flaque molle et qui s’évapore aussitôt en atteignant le sol surchauffé. Les deux terrassiers ont abandonné leurs marteaux piqueurs pour s’abriter. Leurs compagnes les ont rejoints. Je tire sur le groupe de toute la puissance de mon feu. Blanche, depuis là-haut, accomplit le même travail. Les faisceaux de nos revolsers réglés au plus étroit ont un impact meurtrier. Les intrus tombent un à un.

Je m’approche ; mes semelles lèvent à chaque pas des blocs boueux d’une argile ocrée. Cette terre est impropre à la culture, c’est pourquoi je ne me suis pas donné la peine de retourner le bitume à cet endroit. Seuls ces imbéciles…

Le premier d’entre eux se redresse comme une silhouette de tir à boule après le passage du client. Bientôt, ils sont tous debout et m’observent avec indifférence. Timidement, je braque mon arme vers eux. J’ai l’impression qu’ils vont éclater de rire si je tire à nouveau. Pendant la première guerre spatiale, j’ai assisté à tant de faits extraordinaires que celui-ci ne m’étonne plus. Ces hommes seraient-ils des extras déguisés ? Impossible, on ne maquille pas un bec corné avec assez d’habileté pour le faire ressembler à un nez. À moins que ces hommes ne soient hypnotisés et parviennent à se tenir debout malgré leurs plaies sous l’influence de ceux qui les dirigent à distance ? De leurs plaies coule un sang noir, épais. Alors ? Il n’y a pas d’explication.

— Ce sont les extras qui nous envoient. Ils veulent vous parler.

Celui qui s’adresse à moi a un visage hâlé et atrocement couturé ; sa bouche est tirée vers le haut de sa joue gauche par une grosse cicatrice blême.

— Mais pourquoi ?

— Nous ne le savons pas, nous obéissons à leurs désirs.

— Et vous êtes bien récompensés ! Mortellement blessés, oui !

Un sentiment de pitié incompréhensible me gagne à leur vue. Est-ce parce que je vais bientôt mourir que j’éprouve cette faiblesse ? Ou bien suis-je saturé de meurtres ? Au cours de la guerre spatiale, les armes employées ont causé de terribles ravages. Elles ne m’ont jamais permis de découvrir autre chose que des cadavres après la bataille. Et dans quel état ! La vue de ces humains soumis comme des marionnettes, mais meurtris dans leur chair, me plonge soudain dans l’attendrissement. Nous vivons depuis si longtemps en solitaires, Blanche et moi, que j’ai envie de parler encore une dernière fois à ces mourants, avant de disparaître à mon tour.

— Nous ne risquons rien, répond une femme brune au nez réduit à un gros bourrelet de chair violacée, les extras nous ont offert la survie éternelle.

La survie, je ne comprends pas ; tout à mon problème, je poursuis :

— Ils ne m’ont pas sauvé, moi, pourquoi voulez-vous que je leur parle ? Je suis leur ennemi.

— Ils disent que vous êtes un élu.

— Un élu ! Mais qu’est-ce que ça peut me foutre ! Tant que je suis ici, sur mon territoire, je ne risque rien, la radioactivité est trop forte pour que les extras s’y aventurent. Il n’y a aucune raison que j’en sorte. Dites-leur de venir jusqu’à moi, je les attendrai avec mes armes !

L’homme à la cicatrice fait un geste et tous les individus de la troupe se retournent. Ils repartent sans ajouter un mot. Je les suis des yeux jusqu’à ce qu’ils disparaissent entre les colonnes plates de la Samaritaine, l’antique temple de la consommation, voué désormais aux corneilles et aux mouettes.

Je lève alors le visage vers Blanche qui n’a rien compris à cette brève rencontre. Dix étages seulement nous séparent. J’ai hâte d’être auprès d’elle et je bondis dans l’escalier.

— Un combat contre les zombies ?

Elle m’accueille avec cet humour qu’elle réserve aux moments les plus difficiles de notre vie. Je lui rapporte brièvement notre entretien.

— Est-ce notre enfant qui va naître, crois-tu, qui fait de toi un élu ?

— Dans ce cas, il faut que j’y aille. Il faut que je sache pourquoi les extras s’y intéressent, pour le défendre.

Blanche a lu la décision dans mes yeux avant que je lui réponde. Sait-elle qu’elle l’a provoquée ? Son visage se penche doucement vers la gauche, dans l’éclairage de la fenêtre ; son regard vague se tourne en direction de ma poitrine. Une mèche de cheveux blonds glisse sur sa joue, s’accroche au duvet poreux qui la recouvre jusqu’au lobe de son oreille. Je m’approche pour l’embrasser ; elle plaque sa hanche contre mon ventre, frôlant ma tumeur, et m’enlace ; une petite veine palpite sur son cou ; j’enfouis mon visage dans la caverne tiède qu’elle m’offre ainsi, entre ses cheveux et sa joue.

*
*     *

J’ai placé un armement léger dans les poches de ma robe, quelques vivres, des cubes de glace dans un sac thermique. Jusqu’à la place de la Concorde, je n’ai rien à craindre, mais plus loin, je vais aborder des territoires inconnus, jusque sur les collines de Meudon, après la dernière ceinture d’immeubles de grande hauteur, où les extras ont établi leur campement.

Première surprise, les champs des Tuileries sont abandonnés depuis peu par les paysans. Il n’y a plus un rescapé sur le terrain et les légumes, qui ne sont plus lavés quotidiennement, se flétrissent dans l’air radioactif. Que sont devenus mes proches défenseurs ? Élus, eux aussi ?

J’atteins la bouche du métro Rond-point-des-Champs-Élysées en une demi-heure. C’est le seul endroit propice à franchir la Seine car le couloir souterrain du Châtelet est écroulé. Là, sous le béton, la radioactivité de l’eau du fleuve est très amoindrie et ne dépasse pas le taux d’irradiation que nous supportons tous les jours. En fait, notre seuil de tolérance est bien supérieur à celui estimé par les experts mondiaux avant la guerre spatiale. Je ne sais pas si à long terme nous survivrons, si la tumeur qui pousse sur ma poitrine est causée par notre environnement, mais pour l’instant, cette résistance exceptionnelle nous donne un avantage sur les extras. Nous ne craignons réellement que la contamination ; heureusement, contre cela, mon compteur de bracelet me protège efficacement, par le signal sonore qu’il émet en présence de corps trop durement ionisés.

Je sors du tunnel. Sur cette rive se terrent de petites bandes de pillards, regroupés selon leurs accointances mystiques, qui préfèrent voler et assassiner plutôt que de cultiver. Ils attendent la fin du monde au sein d’une volupté particulière, réservée aux sacrilèges et aux blasphémateurs.

Mais je connais bien la ville et ses fauves : la seule ligne de conduite raisonnable consiste à éliminer jusqu’à la plus petite chance de rencontrer un être humain et de me préparer à tuer systématiquement tous ceux qui enfreindront cette règle. Que reste-t-il encore comme habitants dans Paris ? Dix mille individus. Ce faible chiffre facilite mon plan. Je n’ai qu’à éviter les labours creusés dans les rues les plus fertiles, fuir les ruines suspectes et ne pas hésiter à faire de longs détours dès que je verrai des traces d’habitation sur des immeubles en bon état. Le bruit des marteaux piqueurs arrachant quelques hectares de culture à l’asphalte est toujours de mauvais augure. Mais il ne suffit pas d’éviter les paysans, il y a aussi les habitués des cafés-bunkers et des boîtes à flippers qui subsistent encore, fraction infime de parias, lumpenprolétariat de l’arnaque, tous condamnés à mort en sursis, prêts à toutes les vicissitudes pour satisfaire leurs derniers désirs de rêve. Sans compter les prostituées folles, les démancheurs, les supermans, combattants fous que la radioactivité à doués de pouvoirs mystérieux ; c’est toute une faune d’humains en dérive, propre à la cité et issue de ses bas-fonds, que je ne dois affronter à aucun prix. Parce que la ville est leur milieu écologique et qu’ils en sont depuis des siècles les prédateurs héréditaires. Moi, je ne suis importé que de fraîche date et, si mon art de fertiliser, capable de s’exercer jusqu’au béton, m’a permis de survivre mieux que d’autres, il ne me sera d’aucune utilité contre eux, hors de ma ferme fortifiée au pied de la tour Saint-Jacques la penchée. Et puis, il y a d’autres ennemis que je fuirai : les machines aberrantes, séquelles de la guerre spatiale, qui sillonnent encore les rues, sans conducteurs, et qui répandent la mort.

Au prix d’une cavalcade éperdue, la chance m’a souri. En atteignant un petit bois de hêtres, près de l’étang de Trivaux, je suis sur le point de suffoquer. J’ai résisté au plaisir d’attaquer au revolser une petite bande de dépravés qui brûlaient la récolte prochaine d’un paysan urbain qu’ils venaient de supplicier devant sa femme ; mais je me suis fait pister par une troupe de prostituées folles, harde femelle, vérolée jusqu’à la gueule, qu’une nymphomanie démente, sans doute provoquée par des réactions chimiques afférentes au conflit, pousse à traquer les mâles dans la ville pour les violer et les manger.

Les astronefs vert bouteille des extras se profilent sur le ciel d’un gris déteint qu’animent de bizarres filaments rouges. Je reconnais cette impression familière que me procure leur voisinage, la sensation d’être examiné de l’intérieur par une créature invisible ; logée dans un recoin de mon corps, elle surveille les échanges de mon métabolisme, contrôle les réactions de mon cerveau, conscient et subconscient ; étudie mes gestes en fonction de sa propre symbolique, rien ne lui échappe. Rien, sinon l’essence même de notre race ; l’homo sapiens semble tellement étranger aux envahisseurs qu’il n’y a aucune compatibilité mentale entre les deux adversaires. Chacun interprète l’autre à sa manière, en fonction de son comportement, de sa nature, de sa culture, sans jamais pouvoir les faire coïncider. Voilà le sens de ma révolte. Voilà pourquoi nous avons fait la guerre : parce que nous n’avons aucune chance de jamais nous comprendre. Le tout est de savoir qui va manger l’autre.

Je suis au pied du vaisseau vert. Un extra saute dans le vide et plane jusqu’à moi.

Il me suggère de me déshabiller. J’ôte ma robe. Je suis prêt à toutes les concessions pour défendre Blanche et mon enfant. Ma vie a désormais si peu d’importance. Il faut que je sache absolument pourquoi je suis un élu et ce qu’ils nous veulent maintenant qu’ils ont gagné la première manche.

L’extra m’observe avec ses paupières d’oiseau, extrêmement mobiles et d’une extraordinaire finesse de peau. J’en ai rencontré des milliers durant la guerre et j’en ai tué autant, mais jamais je n’ai remarqué cet air d’extase sur leurs visages. Il y a quelque chose de presque humain dans cette béatitude.

À moins que je ne me trompe ? Comment savoir si son expression de physionomie correspond aux nôtres et trahit les sentiments que je lui prête ?

Dans quelques secondes, sa pensée va éclater dans ma tête, horrible sujétion de la télépathie. Non, il est muet. Il s’approche de moi, frottant les plumes de ses ailes contre le sol, de sa curieuse démarche déhanchée. Il penche son bec corné vers ma poitrine et examine attentivement la tumeur.

J’ai à peine le temps de voir son palais bleuté s’ouvrir, sa langue d’un rouge vif pointer entre les deux extrémités aiguisées de son bec, qu’il referme déjà sa bouche sur la tumeur, masse agressive et rose, en saillie sur mon abdomen. D’un seul coup de sa large gueule, il a happé la malsaine excroissance de chair et l’a gobée comme un fruit mûr.

Je ne sens plus rien, je suis un élu !