L’ENFANT SEXE
(1977)

Si l’on en croit Curval, certaines planètes abritent des races civilisées dont les mécanismes de reproduction n’ont rien à voir avec les nôtres. Mais lorsqu’Alfred de Vigny s’en mêle, on n’est pas mécontent d’appartenir à la terre…

Depuis ce matin, je sais que je parviens au seuil d’une nouvelle expérience ; trente-deux années de vie commune avec la société ont épuisé mon enthousiasme ; elles m’incitent à rejeter la sujétion des habitudes. Je veux améliorer ma perception du monde, si imparfaite, si travestie par le réseau de mes nerfs, si soumises aux désirs de mon corps. Je sens mes rêves boudinés dans ma chair. Vy ne sait pas, je ne lui dirai peut-être rien en attendant d’être paralysé ; plus tard, elle jouera avec moi, elle ne se plaindra pas. Nous commencerons un nouveau cycle de vie où elle sera mes membres et où je serai ses pensées secrètes. Je me prolongerai en vivant en retrait ; Vy sera ma surface, mon point d’impact avec l’univers. Je surveillerai ses frontières avec infiniment d’attention.

Difficile de se vouloir différent ; il faut choisir et nier ses autres personnalités. Choisir Vy, d’abord, me maintenir après elle comme un coquillage, solidement fixé sur sa paroi ; je sentirai là les embruns de la vie et j’y verrai battre ses vagues. Allaité, nourri par ce rocher de sang, de chair, mi-parasite, mi-maître, j’y mènerai une existence larvaire, en ruminant mes anciennes années. Je ne désirerai plus, je serai amoureusement indifférent, privé à jamais de ce qui faisait ma force et mon intérêt dans l’existence, mon enfexe. Il en était ainsi avant que je la rencontre, je la désirais sans la vouloir, je la voulais sans la posséder, je la possédais sans l’aimer, je l’aimais sans la désirer. Souviens-toi, Vy, nous étions alors parallèles et lucides. Je veux retrouver cette fraicheur de sentiment, peut-être à ton détriment. Maintenant que tu as détaché mon enfexe, je veux m’endormir dans la douceur de mon adolescence pour y savourer ma vie d’adulte. Là, j’auditionnerai le monde.

— Le petit déjeuner ? Oui, s’il te plaît.

Durant huit jours de la semaine, je me lève au commencement de midinotte, je me prépare, tu te prépares, tu m’accompagnes, j’ai quelques moments d’intimité avec la dure-mère et je produis l’équivalent de quelques tonnes de protoplasme ; nous ne nous revoyons qu’à quatrenotte, quelques heures à peine de temps subjectif se sont écoulées.

— Veux-tu qu’on se retrouve quelque part, aujourd’hui ?

— Pourquoi ?

Vy m’a déjà posé plusieurs fois la même question bizarre. L’a-t-elle fait pour m’intriguer, parce qu’elle a des soupçons sur mes projets ou pour me faire plaisir ? Je ne parviens pas à deviner si elle est inquiète ou tendre. Je réponds :

— Non, je préfère revenir à la maison.

Lorsque je serai paralysé, la maison sera mon univers, je tiens à m’y habituer le plus tôt possible.

Elle sourit et se lève. Sa chair est tatouée par les fleurettes de son vêtement transparent. Quand elle retire ce vêtement, il en reste des traces légères sur sa peau qui s’estompent au cours de la journée. Elle me sert le petit déjeuner. Il est si bon que je ne voudrais pas le changer pour ces délicatesses d’importation dont nous sommes devenus friands, comme des corn flakes, des œufs au bacon ou de la marmelade d’orange. Tout est bon, tout est parfait, comme c’est bien, comme mon palais est satisfait. Vy se pelotonne contre moi, son ventre frais s’ajuste à mon aine. Elle me donne de tout petits baisers sur la poitrine, puis descend doucement jusqu’à l’endroit, plat et lisse où était encore mon enfexe, il y a juste trois semaines. D’habitude nous ne nous reconnaissons jamais au petit déjeuner ; aveugles, muets, sourds, encore moisis de sommeil, nous cherchons seulement en cet instant à rejoindre le jour. Je proteste contre sa caresse insinuante entre mes cuisses, je me raidis, elle s’insurge. Dans le lit doux et humide, tanière où s’inscrivent, indélébiles, les odeurs de la nuit, nos corps se défient. Sa bouche ventouse sur ma peau.

Mon pouce tâte alors son pouls, pour connaître le rythme de ses pulsations, voir si elle vit fort ou si son cœur paresse. Mes doigts pèsent sur les veines de son cou. Elle rit et me frotte le méplat avec les lèvres, écrase sa bouche contre le bourgeon de chair où l’enfexe était accroché, en remuant la tête comme si elle voulait me l’arracher. Mes jambes s’écartent. Je m’évanouis de bonheur.

J’entends le bruit de la douche. J’étends mon bras gauche et palpe le lit, tiède encore à l’endroit que Vy vient de quitter, où elle m’a aimé. Vy aime beaucoup se laver, sa toilette dure longtemps. Il faut que j’en profite. Je cours à la cachette, dans ce petit cabinet de plaxaine moulé qu’elle a fait aménager il y a quelques mois. Quand je pense à mon enfexe, dissimulé dans cette vasque liquide, mes idées se déploient, difformes, autour de son image qui se dérobe. De l’extérieur, j’invente son apparence, à partir des souvenirs que j’en ai, mais celle-ci ne veut pas se fixer et la forme que j’obtiens est torse, malhabile, elle se décompose sournoisement. Pourtant je ne peux freiner l’expansion de ces rêveries morphologiques qui se développent malgré moi. Comment être certain de l’allure future d’un enfexe, même si on l’a porté entre les jambes durant longtemps ? La mémoire des premières années de mon existence m’a été retirée, impossible de découvrir la moindre référence dans l’évocation de mon évolution biologique ! Et les textes sont muets à ce sujet, comme si le secret des origines de notre race était si terrible qu’il ne pouvait être révélé, même à ceux qui en font partie. Je pose mes mains sur le plaxaine sombre. Je ne distingue rien dans la cellule. Je me recouche.

Quelques instants plus tard, Vy sort de la salle de bains, nue. Quelques gouttes d’eau sont encore accrochées à ses reins. Elle est parfaitement séchée. Je prends la serviette de toilette qu’elle tient entre ses mains.

— Tu veux que je t’essuie ?

Elle me regarde avec intensité, comme si elle soupçonnait que derrière ces mots apparemment anodins, se dissimulait une autre question, bien plus importante. Je baisse la tête vers mon bol et aspire la grosse goutte qui en tapisse le fond ; le liquide a un goût de parfum dilué. Vy ne se trompe pas : l’interrogation que je me pose à propos de l’enfexe est beaucoup plus fondamentale ; mais je ne veux rien lui demander. Elle ne doit pas soupçonner cette inquiétude que je porte en moi depuis qu’elle a arraché le fruit mûr de mon ventre. D’ailleurs, il est probable qu’elle ne me répondrait pas, comme le font toutes les personnes à qui l’on pose cette question. Connaît-elle seulement la réponse ? Tandis que je possède un secret qui m’est personnel, celui de mon adolescence retrouvée, qui ronronne, benoîte, dans le creux de mes épaules, qui court le long de mon épine dorsale et qui va prochainement me figer à jamais, dans la posture recourbée des dieux de la statuaire antique. Je dois conserver pour moi ces pensées terriblement asociales, qui marquent une distance infranchissable entre Vy et moi. Les avantages sont de mon côté : tous les détails concernant le sort de l’enfexe et son développement me sont cachées, mais je sais qu’il finira un jour par ressembler à n’importe lequel d’entre nous. Moi, je deviendrai autre, grâce à cette petite faille qui s’est produite depuis qu’elle a cueilli l’enfexe.

Maintenant, Vy a cessé de me dévisager et me sourit ; elle m’offre à boire la perle d’eau qui goutte à sa hanche ; je la lèche. Sa peau est granuleuse sous la râpe fine de ma langue.

— Tu sais que tu vas être en retard.

— Je suis malade.

— Vrai, qu’est-ce que tu as ?

— Rien de grave, un peu de fatigue.

Elle plisse légèrement les yeux ; il y a des jours où je suis incapable de métaboliser du protoplasme ; Vy le comprend et me laisse. Elle se rhabille : son beau cérémonial ! J’observe avec ivresse la délicate obscénité de ses gestes. Comme son torse plat et gracile, comme ses fesses rondes et hautes me suggèrent des moments d’extase absolue. Personne d’autre que Vy n’aurait su me maturer avec autant de passion et obtenir que l’enfexe se détache de mon corps avec autant de facilité et de bonheur ! Je n’ai rien senti quand je l’ai perdu. Vy est bien la femme qu’il me fallait et ce n’est pas parce que ses nouvelles occupations de mère vont l’amener à me négliger que je veux l’intriguer. Mon immobilité la fascine ; elle s’émeut de mon regard mais retient son plaisir. Je devine dans l’imperceptible battement de sa paupière l’émotion qui la gagne. Ma Vy ! comment partager ma folie avec elle ! La nouvelle forme d’existence que la perte de mon enfexe lui impose l’en éloigne. Pourtant, Vy, horloge exacte, si bien réglée, tu étais ma fonction publique. Elle était si sauvage quand je l’ai connue, pourquoi avoir semé en elle ce grain de sociabilité qui a fait d’elle une épouse si parfaite ? Maintenant il a germé et s’est épanoui. Vy est toujours jeune, mais le lierre des jours s’y est accroché. Ma déchirure, comment te déconditionner ? Si je n’avais pas perdu l’enfexe, peut-être trouverais-je encore la force de me débattre et de trancher les fibres qui la tient aux usages.

Le simple bruit de la fermeture magnétique dissipe la complicité qui s’était établie entre mon immobilité et ses gestes.

— Alors, que décides-tu ?

— Rien, je reste.

— Et ce soir, on sortira quand même ?

J’ai acquiescé. La porte s’est refermée sur elle avec un bruit de ventouse. Ses pas plus loin dans la rue, sur les écorces. C’est la fin de la saison tiède, déjà les troncs des grands arbres de l’avenue se dénudent.

Je me suis levé, piétinant la fourrure d’importation que nous avons mis sur le sol, moquette en marqueterie animale, fauve ou blonde ; un élément de notre panoplie civique que nous avons obtenu en trafiquant avec les étrangers. Pour la centième fois sans doute, je vais essayer de voir comment se comporte l’enfexe. D’après les recoupements que j’ai pu faire, il serait dangereux pour lui que j’ouvre la partie supérieure de la cellule où il se trouve. À ce stade d’incubation, cela causerait sa mort. Je ne la désire pas.

Avec infiniment de précautions, je me suis approché de la vasque en plaxaine, pensant surprendre ma progéniture en pleine gestation, nageant à la surface de la poche liquide où elle est plongée pour se gaver de l’air nutritif qui lui est généreusement dispensé ; c’est le seul endroit où je peux espérer l’apercevoir. Hélas, l’enfexe est dans la profondeur brune du cabinet d’incubation. Encore une fois, je ne le verrai pas. Se peut-il que sa programmation génétique l’oblige à se cacher de son père, comme au temps où les enfexes étaient avalés par la mère à leur maturité et végétaient ensuite dans les profondeurs organiques ? Quel est alors l’avantage de ce nouveau cycle artificiel ? S’il est impossible de surveiller son développement à l’intérieur de sa bulle d’incubation, quel progrès ce système sophistiqué présente-t-il par rapport à la tradition génétique ? Je soupçonne simplement que les technocrates de la matriarchie ont voulu préserver la tradition et conserver le seul droit de regard aux mères, aux maturatrices. Pourquoi cela ? Pourquoi sommes-nous toujours écartés du mystère de la reproduction ? D’abord, on nous châtre de nos souvenirs d’enfance, puis on nous frustre de toutes les joies de la paternité, une fois que notre enfexe a mûri ; aucune loi ne nous protège contre ces pratiques barbares ! Si j’en crois les étrangers, qui n’ont pas exactement le même mode de parturition que le nôtre, les pères et les mères ont des droits exactement semblables sur d’autres planètes.

Il n’est plus possible de conserver ces relations parcimonieuses avec nos descendants, il faut abandonner ces traditions soi-disant conçues pour nous épargner tous les soucis de l’éducation. Révoltons-nous contre la tiédeur un peu fade qui caractérise les sentiments que nous portons à notre rôle de géniteur ! Vy, j’aimerais choyer cet enfant avec toi.

Pourtant, le monde ne peut pas exploser à chaque instant. Après cet effort pour pénétrer dans cette bulle, pour en percer l’énigme, je ressens soudain une extrême lassitude, comme si j’étais vidé de mon influx nerveux. Je vais me recoucher. Je m’étends de tout mon long sur le matelas ; chaque pouce de mon corps jouit du contact et de l’odeur de l’herbe qui perce à travers le tissu qui le recouvre. Quelle fatigue ! Je regarde d’un œil morne par la fenêtre ovale, au verre bleui par l’astre de midinotte ; les drageons des arbres d’ornement poussent avec une vigueur nouvelle, c’est un véritable envol de racines, lançant des gerbes de vrilles dans le ciel, comme pour percer les bouchons des nuages à flocons. Je voudrais m’endormir après cet effort pour pénétrer plus avant dans le secret de cet événement obscur qui se déroule à proximité de moi, m’endormir avec des neurones aiguisés pour le rêve. Mon acuité dans le domaine onirique me permettra peut-être d’explorer méticuleusement ce jour des premières glaces où l’on m’a fait comprendre que ma période d’adolescence était terminée et que j’allais devoir assurer mon rôle d’adulte. La scène sera sans doute déformée. Vy portera un autre vêtement quand on me la présentera et je serai probablement plus désagréable que je l’ai été. Qu’importe, c’est en reconsidérant ma vie que je jugerai s’il est véritablement utile que je m’y agite encore. Ce sont ses premiers instants que j’aime, les plus naïfs, les plus proches de l’adolescence, ceux qui traduisent le mieux l’éveil foudroyant de la passion que j’ai éprouvée à l’égard de Vy, ceux qui expriment le plus fidèlement la fureur de nos jeux érotiques. J’y retrouve une fraîcheur perdue. Après, l’adolescent que je fus s’est acclimaté, il a imité les tics de son entourage ; en fréquentant la dure-mère, il a acquis un sens de la responsabilité qui l’empêche à tout jamais de redevenir l’être vierge de ses années de préparation.

Pourtant, ma vie m’a toujours appartenu et je ne veux pas perdre la mémoire des années que j’ai données à Vy, ou à son reflet dans mes souvenirs. M’observait-elle avec autant d’insistance qu’aujourd’hui ? Croyait-elle me dicter mes actes au cours de notre existence commune ? Entretenais-je une confusion volontaire afin de brouiller les signes de ma soumission ? Non, j’ai toujours eu l’impression d’être libre et, malgré ses rites immuables, je suis certain que notre société n’est pas contraignante. Alors, je ferai flotter mon passé à la surface du présent, cela constituera tout mon futur.

Je vais me lever et prendre un second petit déjeuner, un peu plus sucré que le premier. Peut-être en prendrai-je un troisième et, pourquoi pas, un quatrième, vers la fin d’octenotte, quand le soleil zéphyr aura fait son tour d’horizon ? D’abord il me faut communiquer pour expliquer au programmateur de l’unité de production alimentaire que je ne viendrai pas travailler. Je me maquille légèrement avant de saisir le combiné empathique, le tour des yeux surtout afin de paraître plus malade ; déjà, je me sens plus las, les faux cernes influent sur ma santé.

La pensée du programmateur, à l’autre bout de la ligne, semble répondre à mes désirs ; le conseil synoptique approuve ma décision de rester chez moi. Je raccroche. Depuis quelque temps, tout le monde conspire à ma claustration, mes amis, mes relations, mes collègues, sauf Vy qui s’acharne à vouloir sortir avec moi tous les soirs. Brusquement, une douleur irradie le côté droit de mon torse, au bas des côtes et, bien qu’elle soit imaginaire, je ne parviens pas à l’endiguer. Je me recouche, le mal s’apaise progressivement ; je profite de ce répit pour vaguer à la recherche de mon passé et, particulièrement, des années que j’ai vécues auprès de la dure-mère, si variées dans leur déroulement. Chaque journée de travail correspond à l’exécution d’un script particulier afin de neutraliser les excès d’imagination du personnel. Chacun exécute son travail selon des instructions précises qui lui sont remises au commencement de chaque journée. Il est indispensable pour la création du protoplasme que des conflits se développent suivant une évolution dramatique rigoureuse ; des changements d’humeur improvisés seraient fatals au foisonnement des bacs alimentaires. Dans notre métier, il est souhaitable que les agents de production soient également soumis à une discipline très stricte en ce qui concerne leur vie privée, de façon à ce qu’elle n’influe pas sur la régularité de leur travail quotidien. Ainsi nous sont épargnées ces fausses aventures que certains croient vivre tous les jours ; les médiocres incertitudes de l’existence sont effacées au profit d’un accomplissement efficace. Quel plaisir, une fois le travail fini, de répéter soigneusement son rôle de la soirée et de savoir que tous ses amis connaîtront leurs répliques exactes et que nous ne serons pas soumis aux errements fastidieux qui caractérisaient notre vie d’antan. Depuis que les étrangers sont venus chez nous, le destin a pris un sens, il est dirigé par des spécialistes du comportement. Ce scénario géant a demandé le sacrifice de plusieurs générations de créateurs, de penseurs, d’économistes, de sociologues. Au lieu de supputer l’avenir et de le craindre, il suffit d’obéir à une ligne définie pour être certain de son bonheur.

Pourtant, maintenant que mon enfexe s’est détaché de moi, cette certitude ne m’apparaît plus comme une consolation. Les scénaristes qui ont écrit mon passé, ont perdu pour toujours la faculté de régler mon avenir. Les mots se sont pris en gelée dans les pages oubliées d’un manuscrit. C’est pourquoi je veux revivre mon adolescence à travers le chant libre de mes rêveries. Et, si la fantaisie me prend d’introduire de faux souvenirs dans le récit ressassé de mon existence avec Vy, personne ne pourra plus m’en empêcher. Cette paralysie que j’envisage depuis quelques semaines et qui commence à me gagner lentement est la suite naturelle de ma maturation sexuelle ; maintenant que ce bourgeon de chair, source de toutes les jouissances, a quitté son réduit, au bas de mon ventre, je ne me sens plus motivé ; et, quand je considère le dérisoire bouton corné où était accroché mon enfexe, je suis surpris par un abattement sans nom. Bien sûr, Vy sait encore me donner du plaisir à ce niveau ; mais qu’est-il en comparaison de ces extases qui me gonflaient tout entier lorsqu’elle jouait avec l’enfexe, qu’elle le caressait, qu’elle le nourrissait avec sa salive ! Je veux oublier que ma vie fut rédigée par des experts et me recroqueviller définitivement sur moi-même pour tenter d’élucider le secret de ma naissance et de mon enfance. Toute destinée est importante parce qu’elle implique le sort d’un individu ; même le plus médiocre des êtres possède un charme formidable, si puissante est sa trace.

Je ferai mon enquête immobile, je retrouverai la moindre anecdote, même si je dois braver des interdits !

 

Je viens de vider la poubelle ; une vieille femme à cheveux dorés, dressée sur des fesses proéminentes, est passée devant moi, tenant une poignée d’écorces à la main, méticuleusement empilées. Elle a immédiatement jeté un coup d’œil sur mon bas ventre et constaté l’absence de bosse sous ma poche pantalon. J’ai cru la voir sourire et j’ai fait quelques pas vers elle, comme pour la menacer. Elle s’est méprise sur mes intentions, je voulais simplement lui demander pourquoi elle souriait. Alors, elle s’est plantée devant moi, ses deux jambes formant équerre, son gros ventre s’étalant comme un tablier et s’est mise à hurler :

— Dis-moi, espèce d’ablat, tu veux que je te fasse enlever par la fourrière !

La formule, plus que le ton m’a choqué ; je lui ai demandé poliment :

— Pourquoi dites-vous ça ?

— Parce que tu n’as plus rien entre les jambes, pauvre type, et que tu es bon à mettre au rencart. Je ne permets pas qu’un déchet comme toi se permette de me menacer.

— Je ne vous menaçais pas, je voulais vous demander pourquoi vous souriiez.

— Maintenant tu le sais, allez, tire-toi !

L’envie me prend de lui envoyer une paire de gifles. Je me retiens ; non parce que le scénario de la journée ne le prévoit pas il n’y a plus de scénario – mais parce que je ne m’en sens pas la force. Les excès m’ont toujours ennuyé et aujourd’hui plus que d’habitude. Et puis la vieille a l’air d’en savoir plus que tous les gens que j’ai rencontrés jusqu’à présent.

— Qu’est-ce que je sais ?

Cette interrogation la surprend ; elle en lâche ses écorces, puis se baisse maladroitement pour les ramasser ; ou pour faire semblant car, en réalité, elle me surveille du coin de l’œil, elle me jauge. Je reste impassible, attendant qu’elle ait fini.

— Ta femme ne te l’a pas dit ?

— Dit quoi ?

— Que tu ne seras plus jamais un homme.

— Non, Vy est incapable de me dire ces choses-là.

— Elle te réserve un autre sort.

Sa bouche se tord curieusement sur le côté ; la vieille femme baisse la tête, tasse son petit fagot d’écorces et s’en va d’un pas glissant vers le fond de l’avenue. Je ne dis rien, mais je sens que mon regard pèse au creux de ses épaules. Quelques instants plus tard, elle disparaît. Je me retourne vers la poubelle pleine ; d’ordinaire cette vision me procure un certain plaisir ; en mélangeant mes reliefs à ceux des autres locataires, j’ai l’impression de participer un peu à leur vie. Et puis, il y a la part artistique du geste, les superpositions d’objets et de détritus qu’il crée, strates successives qui se figent en attendant les videurs et autres parias de la nuit. Cette fois, je ne ressens aucun plaisir, cet entassement de déchets me répugne ; ils me donnent l’impression que je suis, comme eux, une épave, définitivement solidifiée dans le passé. La résignation que j’éprouvais, l’envie de m’immobiliser à jamais pour observer Vy, pour explorer mon enfance m’apparaît soudain comme le premier signe d’une dangereuse maladie mentale. La perte de mon enfexe, que je considérais comme le symbole d’une insupportable malédiction peut au contraire présager une aventure différente. Les dimensions de mon existence, tout entières contenues entre mes allées et venues de l’appartement à l’unité de production alimentaire, vont peut-être se dilater à l’infini.

Je remonte en hâte, pour saisir quelques effets, prendre un peu d’argent. Je me prépare à savourer ma liberté toute neuve. Pour la première fois depuis la fin de mon adolescence, j’ai envie de me livrer à mes fantaisies.

Au cours de mes recherches fiévreuses pour trouver quelques billets, je passe devant la cellule d’incubation. Il me semble que les parois en sont plus claires. N’est-ce pas l’enfexe que je distingue au sein du liquide ? Je me penche pour mieux l’observer et je m’évanouis.

 

Ce n’était que la rémission ; mes souhaits sont désormais comblés. Je suis réellement paralysé. J’ai réussi à me tirer et à me hisser avec les bras jusqu’au lit. Je suis allongé, je ne sens plus rien. Le bourdonnement dans mes oreilles prouve que j’entends encore : il s’agit du mécanisme d’alimentation de l’immeuble. Ma langue, dans mon palais, peut à peine remuer ; elle me semble plus grosse que d’habitude ; je ne devine plus mes dents. Quant à mes yeux, ils voient : à quatrenotte, le premier crépuscule de la journée teinte d’ocre les drageons en spirale qui dessinent d’obscures, et rageuses griffures sur le sépia du ciel. Déjà, la deuxième aube, comme toujours à la saison tiède, frange de rose les contours des immeubles qui me font face.

Vy ne va pas tarder à revenir. Bizarrement, je me sens en état d’infériorité vis à vis d’elle. J’avais pourtant décidé de me fixer à sa chair comme un coquillage et d’aspirer la sève de ses jours ; je n’avais pas prévu que la paralysie m’atteindrait au moment où je le désirerais le moins. Avais-je mis en place si fortement les mécanismes mentaux qui m’ont conduit à cet état qu’il m’était impossible de revenir en arrière, ou est-ce la vision du corps démesurément grossi de l’enfexe qui a provoqué ma brutale insensibilisation ? Je ne peux le dire. Toujours est-il que la vue de l’être dans son cabinet liquide m’a provoqué un terrible choc. Je m’attendais si peu à être confronté à cette monstruosité ! Comment cette chose douce et soyeuse qui végétait depuis si longtemps entre mes cuisses a pu devenir ce bourgeonnement répugnant de chairs roses ? Comment cet aimable instrument à plaisir, qui se gonflait si tendrement sous la bouche et les mains de Vy a-t-il pu se transformer en abcès turgescent ? Cela me semble improbable. Il y a des limites aux métamorphoses ! Je connais mon enfexe, je sais qu’il peut se modifier selon les heures et les années, je l’ai vu grossir avec le temps, je l’ai vu devenir cette merveilleuse rotondité que Vy a détachée récemment de moi, mais je ne peux pas croire qu’il se soit modifié de cette manière obscène.

Les odeurs ne me parviennent plus, le lit ne sent plus l’herbe ; est-il d’ailleurs en herbe ? Mon dos ne sens plus la craquante souplesse des fibres. Voilà Vy qui entre, je l’entends qui pousse la ventouse d’entrée. Vais-je pouvoir lui parler ? J’essaye timidement de remuer la langue, puis d’émettre un son. Ce dernier plaisir m’est refusé.

Vy est éblouissante, la maternité lui va bien. Elle vient de pénétrer dans la chambre ; la trace d’inquiétude qu’elle portait dans le regard s’est aussitôt éteinte. Elle me sourit et dit tendrement :

— Allons, je vois que ça y est enfin, tu es paralysé, heureusement.

Elle vient s’asseoir à côté de moi et me tâte le corps ; d’abord prudemment, puis elle pince plus fort à certains endroits sensibles. Sans provoquer la moindre douleur.

— C’est bien ainsi, mon chéri, je n’ai pas besoin de faire venir le docteur ; si tu savais combien je suis soulagée ! Il y a tellement d’hommes qui ne sont pas prêts à temps. Tiens, notre voisine du deuxième, tu sais, Jelle, la fin de son mari a été atroce. Mais tu m’entends au moins ?

Je parviens à faire passer ma paupière devant mes yeux. Le mari de Jelle ! Que lui est-il donc arrivé ? Je croyais qu’il était allé travailler chez les étrangers.

— Tu m’entends, je préfère ça. Nous nous sommes toujours tout confié, tous les deux, je ne voudrais pas agir sans que tu le saches.

Elle passe la main sur ma peau sensible et s’attarde sur le petit bouton corné qui subsiste au bas de mon ventre, au milieu du triste méplat qu’a laissé le départ de l’enfexe. Mais ce plaisir m’est refusé. Je pense : « nous nous sommes toujours tout confié, sauf l’essentiel ; comment une femme peut-elle passer tant d’années avec celui qu’elle aime sans même le prévenir de ce qui l’attend au moment où il se reproduira ? Car elle savait ce qui allait arriver, elle guettait ma paralysie. Et comment une société tout entière peut-elle être basée sur cette formidable hypocrisie qui préside à l’enfantement ? Je comprends maintenant cette enfance qu’on efface de la mémoire, cette adolescence conquise qu’on vous accorde avant de vous marier et ce scénario précis de la vie qu’on vous impose ! Tout cela pour vous cacher la fin imposée par l’incubation artificielle. Et Vy qui voulait sortir avec moi tous les soirs, pour me distraire, elle guettait ma fin avec sérénité !

— C’est pour cela que je te poussais à sortir, pour te fatiguer, afin de hâter ton cycle biologique, je ne voulais pas que tu souffres, dit-elle, en écho à mes pensées. Tu vois, bébé a besoin d’être sevré, et il ne peut manger que toi…

Voit-elle l’horreur dans mes yeux ? Vy, mon amour, non ! pas cette atrocité ! Pas ce parricide cannibale !

— Tu penses probablement que je suis une ignoble femelle, une ogresse. Mais tu te trompes, vois-tu, tout cela est inscrit dans notre nouveau processus génétique. Je t’aime, je t’aime, mais mon esprit est paralysé, comme ton corps ; je suis incapable de ressentir la moindre émotion à l’idée de ce que je vais faire, de donner ta chair à l’enfexe.

C’est nécessaire, simplement ; comme il était nécessaire que tu t’immobilises, que tu t’insensibilises.

Elle sort un scalpel admirablement aiguisé de son sac. Se penche sur ma cuisse et en découpe une large tranche, puis elle va jusqu’à la cellule d’incubation, soulève la partie bosselée du plaxaine ; alors elle y jette délicatement ce morceau de moi-même, pour faire vivre mon enfant. Je n’ai pas la force de me soulever pour voir mon sang couler, mais j’ai celle d’entendre encore l’épouvantable bruit que fait l’enfexe en m’absorbant.

Vy se retourne vers moi et dit :

— Ne t’inquiètes pas, tu ne vas pas mourir tout de suite, j’ai un merveilleux cicatrisant instantané pour tes blessures.

Et dans ses yeux je peux lire tout l’amour qu’elle me voue.