L’OBJET PERDU
(1959)

Il existe beaucoup d’objets de ce genre, dans la SF. Ils ont généralement des caractères insolites, défient les lois de la physique ou de la géométrie, et exercent un attrait puissant sur leur propriétaire. Mais leur fonction est diverse, et celui-ci est seul dans son genre à cet égard.

Le vent.

Le vent battait ma fenêtre fermée sur la nuit.

Il n’y avait pas de lune ce soir-là, ni d’étoiles. Le ciel noir, à la limite du mauve et de l’indigo ; quelques nuages passaient furtivement, comme des fantômes, nimbés d’une lueur secrète qui émanait de la ville, de ces minuscules soleils nocturnes qui brillaient encore sur les murs de la cité.

Les vitres vibraient sous la caresse du vent avec un bruit soyeux. La radio jouait en sourdine des musiques perdues, de celles dont on ne se souvient plus et qui reviennent vous hanter…

Je l’avais perdu ; je ne pouvais plus le caresser de mes mains, le sentir au creux de mes paumes.

Je l’avais perdu ! C’était un objet très cher, de ceux que l’on aime pétrir entre ses doigts, longuement, pour en extraire un plaisir profond, une joie intime qui provient directement des sens, sans l’intermédiaire du cerveau.

Cette perte était bien imprévisible : Je n’étais jamais sorti de ma chambre avec lui, je m’étais même cloîtré durant des semaines, des jours de vingt-quatre heures, à plein temps, qui, le soir, vous anéantissent en laissant au fond du cœur la tonifiante sensation de ne plus jamais vouloir mourir pour revivre intensément chaque seconde, chaque minute du lendemain.

Mais aujourd’hui ce n’était plus la même chose ; il ne me restait plus aucune joie et, bien que j’eusse profité de la présence de l’objet durant les premières heures de la journée, la conscience de sa perte me pénétrait à tel point qu’il ne subsistait plus en moi qu’une intense amertume qui sapait mes plus doux souvenirs.

Les ombres de la nuit me cernaient. J’étais seul. Les vitres vibraient avec un bruit d’ardoise brisée, au moment où les ondes sonores se frayent un chemin à travers les mille feuilles minérales, choquant chaque couche l’une après l’autre. Je ne savais plus que faire : J’étais seul et depuis longtemps l’idée de fréquenter mes semblables m’insupportait ; alors je les avais fuis et maintenant je ne pouvais plus solliciter le recours de leurs conseils.

J’avais perdu l’objet qui m’était le plus cher dans l’espace réduit de ma chambre et ne parvenais pas à le retrouver : C’était stupide !

J’avais été stupide de vouloir manger. La faim me tenaillait pourtant. Alors j’avais lâché l’objet je l’avais posé plutôt, sur la table, ma table de chevet, pour un instant, un instant seulement ; mais cette fraction de temps avait suffi.

Si je pouvais pleurer, j’aurais plaisir à voir mes larmes couler ; mais je suis devenu tellement insensible, je me suis si parfaitement décanté de ma chair, de mon corps, de mes meubles, de ma chambre que l’univers m’indiffère et que cette piètre satisfaction m’est refusée.

Quelques gouttes se sont écrasées sur la vitre et le vent a cessé de fouailler la fenêtre avec un bruit venimeux qui me faisait tressaillir, ravivant ma peine. Avec la pluie les souvenirs ont surgi, tenaces, comme cette eau qui, après avoir fouetté le verre, glisse maintenant le long de la surface polie, soucieuse d’en épouser les moindres contours, d’en mordre les plus insignifiants reliefs…

Je ne peux préciser exactement la date, peu importe d’ailleurs. Ce jour-là, il me semble encore si proche, j’avais décidé de me promener le long des berges de la Seine ; il faisait froid, plus froid que les années précédentes à la même saison, je prenais plaisir à sentir sur mes joues le picotement acide de l’air givré. Les branches, nues de feuilles, s’estompaient en s’affinant dans le ciel d’un blanc laiteux au milieu duquel le soleil pâle semblait prêt à mourir. Quelques canards, chassés des marais gelés, étaient les hôtes du fleuve et redonnaient à la ville un aspect naturel qu’elle avait oublié depuis des siècles : Cette cité cruelle qui chassait les oiseaux, couchait les arbres, dévorait les plaines avec les tentacules de sa banlieue.

Je pénétrais, de temps à autre, dans les cafés aux boiseries de pitchpin, à l’odeur de moisissure, qui bordent les quais afin de verser, d’un trait, dans ma gorge un alcool brûlant comme la lave ; alors je suais et mes pores ocellaient ma peau de minuscules taches rouges. Je me croyais l’aventurier qui, à chaque escale, est disposé à subir les caprices du hasard.

Le froid permettait de boire et je puis certifier que ma lucidité était intacte lorsque je rencontrai l’objet au déclin du jour ; les eaux boueuses reflétaient, moire jaune, les lueurs des réverbères régulièrement espacées et dessinaient un collier d’escarboucle de la Seine, chatoyant sur la gorge des ponts.

Un éclair traversa le ciel, mes paupières se plissèrent sur mes yeux qui ne purent en soutenir l’éclat ; je ne pourrais donc pas décrire quelle fut la nature exacte de ce phénomène lumineux et, pour la même raison, préciser sa forme, sa taille, sa couleur.

J’ai imaginé par la suite qu’un bruit léger succéda à ce météore, comme un morceau de ouate frappant les pavés disjoints du quai ; mais je ne suis pas certain d’avoir perçu ce son. J’ai regardé, mû par un obscur pressentiment, mais je n’ai rien vu ; peut-être une brève étincelle ? Je crois désormais à une illusion de mes sens car je ne puis être impartial en l’occurrence.

Je me suis assis sur la borne de pierre, serrant les pans de mon manteau, frictionnant mon corps à travers la laine pour me réchauffer et dans mon excitation je perdis l’équilibre et me rattrapai d’une main sur le sol, appréhendant de tomber dans l’eau glacée.

C’est alors que je l’ai senti pour la première fois : Il était là, sous ma main, l’objet que ce matin j’ai égaré.

Sur le moment cela ne me fit aucune impression ; je ne pouvais deviner toutes les joies que sa possession amenait.

Sa taille ne dépassait pas trois centimètres de large sur cinq de long, son épaisseur n’excédait pas deux centimètres. Mais ces mensurations sont purement subjectives car il n’avait pas de surface !

Le bois, le métal, la pierre, le cuir, lorsque vous les touchez, vous procurent une sensation tactile particulière qui vous émeut selon vos goûts, vos habitudes : mais l’objet n’avait aucun rapport avec ces matières !

L’air, le feu, la terre, l’eau, bien que ces éléments diffèrent, constituent une entité et par là un moyen de comparaison, ne peuvent se situer sur la même échelle de valeurs que l’objet. Nulle matière terrestre ne peut s’en approcher. Alors ? Pensez-vous : Le néant, le vide, une matière négative, intemporelle ? Non ! Ces mots sont de conception purement humaine et, de ce fait, s’éloignent de la réalité de l’objet.

Lorsqu’on le laisse reposer au creux de sa main bien calée afin qu’elle ne tremble pas et que l’on cherche à découvrir les preuves de son existence, si l’on parvient à ce qu’aucun muscle ne tressaille, il est impossible de suspecter sa présence : Rien ne diverge dans les lignes, rien ne change dans la couleur de la peau, nulle ombre ne se dessine, nulle lumière ne se crée, nulle odeur ne s’exhale ; l’objet ne pèse pas. Mais si l’on vient à jouer avec le pouce ou remuer les doigts, même de manière fugitive, alors d’étranges réactions interfèrent la réalité de l’instant passé.

Ce ne sont pas les doigts qui se déforment, ni la peur qui se cloque ; il ne naît aucun mirage, aucune illusion, les contours de l’univers ne subissent pas de transformations apparentes et même, à l’intérieur de la main, on ne peut distinguer que le jeu des muscles et le plissement normal de l’épiderme. Mais le doux vertige qui s’empare de vos sens, le déséquilibre soudain qui perturbe vos nerfs, qui trouble votre pensée ne se compare à nulle réaction physiologique connue tant dans le domaine de la médecine que celui de la psychiatrie.

C’est une explosion lente, un éclatement ralenti du corps dont les extrêmes se scindent, comme si l’on arrachait doucement le cerveau de la boîte crânienne en entraînant le réseau complexe des nerfs afin de les dessertir de la gangue de chair et de sang du corps.

Mais nulle douleur n’entrave ce processus, au contraire ; le frottement de la moelle épinière glissant le long des vertèbres s’accompagne du cortège fantastique des ondes de plaisir, du miroitement fabuleux des images cosmiques…

Lorsque j’ai trouvé l’objet, j’ai découvert immédiatement toutes ses propriétés, il s’est donné à moi, livrant ses sortilèges et je n’ai pas relâché mon étreinte avant que je ne fusse à l’abri dans ma chambre.

Les jointures de mes articulations étaient bleuies par le froid et j’eus de la peine à desserrer mes doigts ; une première fois déjà, dans un effort désordonné, il m’échappa.

Il dut choquer la moquette verte qui entourait mon bureau ; mais ce ne fut pas perceptible. Peut-être rebondit-il à travers la pièce, du sol au plafond et du mur au mur opposé ? Rien ne l’indiquait, dès que l’on avait perdu le contact, il était impossible de déceler sa présence, il n’y avait aucun signe qui permît de juger de sa position dans l’espace, ni même de la véracité de son existence. Je passai la main sur le tapis, frénétiquement, et l’un de mes ongles heurta l’objet par hasard ; j’en repris possession en formant de mes deux mains, rougies par la réaction et mouillée d’une fine sueur, une coquille close.

Depuis cet instant, je n’ai plus voulu le lâcher, même une fois ; il est si léger ! Il était nécessaire cependant de le quitter parfois au profit des occupations quotidiennes et je dois sa perte à cette erreur.

Maintenant que j’ai entrepris ce récit je m’aperçois qu’il m’est impossible de décrire les quelques semaines que j’ai passées en compagnie de l’objet ; je n’ai pas eu le temps d’analyser mes impressions ; préoccupé de ma seule jouissance, je n’ai guère prêté d’attention au monde qui m’entourait, pas plus qu’à moi-même.

Je ne l’avais presque jamais retiré du creux de ma main, j’avais négligé tous mes désirs d’être humain : la faim, la soif, le sommeil même, je me contentais de brefs engourdissements pour ne pas risquer de le perdre, pour ne pas briser le rythme des jouissances secrètes qu’il m’apportait. Il avait suffi que la faim me torturât au point de ne plus pouvoir supporter ses tourments pour que l’objet de mes soins attentifs quittât ma chambre.

Certainement par ma fenêtre ouverte, sous l’impulsion du vent. Il n’avait pas de poids, pas de volume ni de surface et le moindre caprice d’une force étrangère pouvait l’entraîner.

Après l’avoir posé sur ma table de chevet, je me restaurai, goûtai un instant de répit, surpris par le calme de l’univers, déconcerté par mon corps et par le lent déroulement de mes pensées devant le spectacle de la ville. Je regardai mes mains ; j’étais de nouveau installé dans ma peau, navré d’une telle mésaventure, attristé par la banalité de la Terre et du monde.

Mais je pouvais aisément retrouver ma drogue et, avec elle, la vision d’univers prodigieux, le vertige, le glissement doux à travers l’espace. Alors je percevrai les spasmes de la création cosmique, le mouvement des galaxies, enfin je jouirai de cet immense déploiement de forces à travers les prolongements infinis de mon système nerveux et poursuivrai mon exploration dans le monde des couleurs, des odeurs, de la matière jusqu’au terme de ma vie…

Il suffisait de happer l’objet, de le presser un instant pour que mon corps se dilatât et se projetât, par vagues de millions d’années-lumière, au-delà de l’univers.

J’ai tâtonné sur le plateau de marbre de la table, puis, déçu dans ma recherche, sur le tapis de ma chambre, sur les murs, dans l’espace confiné de la pièce, sans donner la lumière, sachant que le sens du toucher se développe dans la nuit ; mais je ne trouvai rien.

L’objet était impondérable. Je le savais ; je l’avais touché cependant, ce n’était pas un effet de mon imagination. J’en ressentais encore les formes infinies, lorsque je le tenais au creux de ma paume et que mes doigts couraient sur… Il ne fallait pas le soupeser, de bas en haut, comme un galet découvert sur la grève car il risquait de disparaître. Il fallait le pétrir, l’étreindre, l’écraser follement si l’on ne voulait qu’il fuit prestement, comme s’il était doué d’une vie propre.

Cette fois j’ai laissé la fenêtre ouverte et le vent, ce vent qui continue à battre si fort me l’a enlevé ; ou peut-être autre chose ?

Il faut que je dorme : Ce hasard merveilleux qui m’a amené cet objet peut me le rapporter. Ce n’est peut-être qu’un rêve, le fruit d’un songe au-delà des étoiles et ce songe peut se renouveler. Il suffit d’une nuit, rien qu’une nuit pour que je le retrouve. Mais ceci n’est qu’un leurre, un dérivatif, l’objet est bien réel et je l’ai perdu.

Et moi, éperdu de fatigue, je m’endors brutalement, comme je n’avais pu le faire depuis des semaines, obsédé par la hantise d’égarer l’objet.

Comme je voudrais le caresser, lui, si froid, si lointain. Un dernier frisson me parcourt la nuque. Je n’existe plus…

Le mois de mars permet toutes les fantaisies du climat et du temps. Je vais me mettre en quête. Plusieurs mois ont passé.

Vous me trouverez sans doute bien futile de n’entamer mes recherches qu’après un si long délai ; c’est que j’ai voulu poursuivre ma vie d’antan : Ne plus boire, ne plus dormir, ne plus manger en pensant que ces sacrifices pourraient me restituer l’objet. C’est que j’ai réfléchi, que j’ai ressassé mon plaisir passé, en espérant trouver une quiétude relative dans ces rêves où je palpais l’objet, je l’aimais, je devenais partie de lui, je m’y fondais, corps et âme. Mais le ressac des souvenirs ne suffisait pas à atténuer ma peine et cette poursuite du néant ne palliait pas l’absence de l’objet.

Ce matin il fait beau lorsque je m’éveille ; un soleil oblique vient frapper mes vitres. Je m’habille en sifflant joyeusement et descend dans la rue avec la sensation de fouler une terre inconnue, une terre que j’ai délaissée depuis des siècles.

Le hasard me l’a donné, un hasard me le rendra : C’est une certitude.

Si vous connaissez Paris, vous savez qu’il existe parfois une rue que nul ne fréquente : elle se situe au confluent de plusieurs autres que vous connaissez bien, que vous parcourez souvent, mais il semble que son inclinaison, sa situation, son éclairage, son odeur vous en détournent et vous empêchent de bifurquer à cet endroit précis où elle prend naissance.

Le quartier n’est pas moins animé qu’un autre, la vie s’y écoule comme partout ailleurs, mais les gens ne s’engagent jamais dans cette rue tellement dépourvue d’attraits, nette de tout commerce, vierge de vie.

C’est une de ces rues que je recherche et que je découvre. La première ne recèle aucun secret, la seconde aucun mystère, mais lorsque je débouche dans la troisième, je sais que j’ai suivi la bonne piste.

Le soleil se dissimule derrière un nuage comme pour me signifier que sa clarté ne peut se prolonger au-delà de l’avenue que je parcourais.

Les murs des immeubles n’en sont pas lépreux, au contraire, je vois dans cette rue des bâtisses neuves, en travertin, qui dépassent souvent douze étages.

Vous ne croyez sans doute pas aux pressentiments et vous vous demandez ce qui me retient dans cette rue que le soleil a délaissé et que la pénombre adoucit de ses ombres factices, amollissant les arêtes des murs ? Vous le saurez.

Je visite tous les étages soigneusement, sans en éviter aucun ; je me fais maintes fois rabrouer par les locataires et ce m’est un intolérable supplice, pour moi qui ai si longtemps délaissé la fréquentation des hommes.

Ce n’est pas le dernier immeuble de la rue ; sur le fronton du porche rectangulaire on distingue lisiblement ces mots : BUREAU NATIONAL DES RECHERCHES. Et, en sous-titre : MUSÉE DES OBJETS.

C’est le bâtiment que je recherchais.

Une luxueuse voiture est stoppée devant.

La porte s’ouvre facilement ; je piétine dans les couloirs sonores afin de découvrir le bureau du conservateur.

Je frappe. Sur une réponse affirmative, j’entre. Un homme élégamment vêtu me reçoit fort courtoisement :

— Monsieur, vous désirez ?

— Vous entretenir quelques instants, est-ce possible ?

— Certainement, certainement ! Mais de quel sujet ?

— Eh bien, monsieur, au sujet de ce musée et, si ce n’est pas indiscret, sur la cause de sa disparition à l’annuaire…

— À l’annuaire, répéta le conservateur, comme s’il voulait saisir le sens de ce mot.

— Effectivement, insistai-je, j’avais souvenance d’un Musée des objets et je n’ai pu en découvrir l’adresse… C’est surprenant pour une institution d’État !

— Oui, le musée existe depuis fort longtemps, hélas ! Mais je préfère tout vous dire, monsieur, vous m’êtes sympathique. Voyez-vous, je suis dans une fausse situation : Seul directeur et seul employé de cette section du bureau national des recherches je touche un confortable salaire… Justifié, monsieur, justifié soyez-en sûr. Mais personne au gouvernement ne sait exactement à quoi il correspond… Or les visiteurs ne sont pas fréquents, vous le remarquerez sans peine, bien que mon musée ne manque pas d’intérêt…

— Je ne vois pas, interrompis-je.

— Doucement, monsieur, doucement, vous allez comprendre ; je subis actuellement une sorte de chantage, on a déjà supprimé l’adresse du musée de tous les annuaires afin de le rendre plus confidentiel, plus secret encore et l’on voudrait… Non, je ne peux pas, je ne peux pas vous en dire plus, excusez-moi, gémit-il.

Je ne sais comment prendre cette explosion de confidences ; la conversation est mal engagée. Toujours hanté par mon désir de retrouver l’objet j’attaque :

— J’ai récemment perdu un objet qui…

Le conservateur prit un air compassé et dit :

— Ce n’est pas le musée des objets perdus et je crains…

— Un objet qui serait la perle de votre musée, probablement, repris-je, et c’est le caractère insolite des pièces que vous exposez qui m’amène auprès de vous. Remarquez que sa perte ne m’affecte pas, je n’y attache aucune valeur, précisai-je afin de ne pas éveiller son envie, cela fait plus de trois mois qu’elle s’est produite.

— Trois mois, en effet ! Mais de quelle nature était cet objet ? insinua-t-il.

Avant que je ne puisse répondre il fait un signe de la main, comme pour arrêter toute protestation de ma part :

— Oui, je sais qu’il n’était ni de matière, ni de facture courante sans cela vous ne seriez pas venu me trouver. Je peux dire, sans me flatter que mon modeste musée contient des objets que l’humanité n’est pas accoutumée à contempler et, même, les quelques savants qui viennent me visiter se sont souvent cassé le nez en tentant de déchiffrer les énigmes qu’ils posent…

L’homme prend un air complice et poursuit :

— Mais le vôtre, votre objet, pourriez-vous me le décrire ?

Je demeure coi ; je ne sais comment répondre. Mon intimité avec l’objet a été trop grande pour que je puisse le décrire, ma vision trop subjective. De plus, j’ai l’obscur sentiment que le conservateur sait de quoi je veux l’entretenir et qu’il joue avec moi comme le chat avec la souris.

— Il était agréable à caresser, ce n’était pas une chose visible, il faisait très froid lorsque je l’ai découvert, avançai-je évasivement.

L’homme glisse sa main dans un tiroir de son monumental bureau, l’en retire, puis écarte ses doigts devant mes yeux :

— N’est-ce pas cela ? sourit-il.

Il n’y a rien au creux de sa paume, mais je sais que l’objet s’y trouve ; il n’agit pas seulement sur le sens du toucher et, lorsque le système nerveux a subi une fois une influence, le cerveau peut aisément prendre contact avec lui. Déjà les premiers vertiges s’emparent de mes sens :

— Effectivement, puis-je le reprendre ?

J’ai manqué de dissimulation, je m’en aperçois rapidement.

— Il appartient au musée, monsieur, affirme le conservateur. Je m’excuse, mais c’est désormais la propriété de l’État et je doute que vous puissiez le recouvrer un jour malgré tous les procès que vous pourriez intenter… Vous n’avez aucune preuve qu’il vous ait appartenu ?

— Alors pourquoi n’est-il pas dans les vitrines du musée ?

L’homme se troubla légèrement :

— J’avoue que c’est une dérogation aux lois, balbutie-t-il, mais… le musée est tellement désert, les visiteurs si rares que je m’autorise quelquefois ces détournements véniels… Je me permets de les soustraire au bien public.

— Je vous concède ce privilège, mais il me donne des droits, répliquai-je. Vous le savez, ces organismes d’État qui grèvent le budget public et dont on découvre l’inutilité… Le gouvernement les supprime, surtout si l’on peut prouver que le conservateur s’autorise de petites fantaisies. Je pourrais faire un rapport en ce sens auprès des autorités.

J’ai honte des mots que je prononce ; ma passion pour cet objet me prépare à toutes les turpitudes.

L’homme baisse la voix, comme si nous étions observés par un invisible témoin :

— Je vous comprends, monsieur. Je vous comprends, cet objet attache énormément ceux qui l’ont touché, même une fois, avez-vous remarqué combien il est féminin ?

Féminin, femme ! j’ai perdu la notion de ce que cela signifie, mais lorsque je retrouve le sens profond de ces mots la comparaison me semble dérisoire.

— Non, cet objet sans poids ni surface est parfaitement asexué, je ne l’aime pas, je ne puis m’en passer, simplement.

— Peut-être n’agit-il pas de la même manière sur chaque humain, répond l’homme. J’ai pour ma part élucidé bien des mystères, connu bien des secrets qui, s’ils étaient propagés oralement, risqueraient de mettre le feu aux poudres sur cette vieille planète ; mais aucun ne recèle autant d’intérêt, n’apporte tant de passion : J’y suis très attaché, il est très féminin.

Il le caresse longuement avec ses doigts et je frémis du désir de l’imiter.

— Savez-vous ce que c’est ?

— Non, je l’ignore.

Cette fois, profitant d’un moment d’inattention, malgré la froideur et la dignité de maintien dont je ne me suis pas départi jusqu’alors, je ne peux m’empêcher de tendre brutalement la main vers ce que je convoite.

— Tout doux, monsieur, tout doux, s’il vous plaît, dit le conservateur en retirant sa main. Nous demeurons sur nos positions et nous verrons plus tard si nous pouvons arriver à un compromis.

Le soleil pénètre par la large baie vitrée, éclaboussant de lumière le mur blanc.

— Permettez-moi de le prendre, juste un moment, suppliai-je.

— Accordé !

Je m’avance lentement, avec timidité peut-être, je glisse ma main sur celle du conservateur afin de ne laisser aucune possibilité de fuite à l’objet…

Le soleil s’éteint brusquement, l’univers disparaît.

Ma main est toujours soudée à l’objet et celui-ci à la main de l’homme du musée. Il semble que nous tournions l’un autour de l’autre ; nous pénétrons dans un moule de noirceur, les yeux aveuglés par l’encre de poulpe de l’espace…

C’est le même vertige, les mêmes spasmes, mon corps se disloque, mes bras se perdent quelque part à cent milliards de kilomètres de là, ma tête n’est plus ici, mon torse est ailleurs. Je retrouve les sensations de jadis, alors que j’étais seul maître de l’objet et que je me repaissais des visions et des sensations cosmiques qu’il me procurait.

Le temps n’existe plus. Quelques lueurs fugitives éclaboussent la nuit d’étincelles ; les étoiles des galaxies lointaines sont dévorées soudainement par une masse de matière interstellaire. Le mur de l’infini est crevé !

Puis tout s’apaise.

Je n’ai jamais pu mesurer le temps de ce mirage : certainement moins d’une microseconde, certainement plus de vingt-quatre heures.

Les murs de la pièce carrée sont tendus de soie grise, je veux tendre la main pour les toucher mais je la sens retenue par une chair moite : le conservateur du musée !

— Ne me quittez pas, monsieur, ne me quittez pas, s’il vous plaît ! gémit-il.

Ses traits sont défigurés par la terreur…

Je ne sais que répondre. Puis je constate :

— L’objet, l’objet a disparu !

Simultanément nous regardons le creux de nos paumes et nous ne voyons rien, comme jadis et nous ne sentons rien : l’univers s’est stabilisé, l’objet n’interfère plus la réalité.

— Que s’est-il passé ? murmure stupidement le directeur.

Cette fois je peux palper les murs de la pièce, ce n’est pas de la soie, ni aucune matière connue, la surface n’a pas de température.

Lorsque je fais part de ces premières constatations à M. Cavaux, le conservateur, il s’étonne :

— Nous ne sommes plus dans mon bureau !

— C’est une certitude, ricanai-je, mais où sommes-nous ?

Nous ne devions jamais le savoir…

Le temps s’écoule sans que nous en ayons conscience, nous n’avons pas de calendrier pour barrer les jours, pas de montre pour surveiller les heures, ni jour ni nuit pour rythmer le temps, nous vivons dans cette aube grisâtre depuis toujours.

La nourriture nous parvient à travers les murs, des plats fort raffinés par ailleurs, directement issus d’un Larousse gastronomique inconnu, mais je ne peux m’empêcher de distinguer, à travers le goût artificiel de ces mets, une saveur étrangère…

Cavaux et moi ne cessons de nous interroger sur notre situation, puis, las de ces questions éternellement sans réponses, nous évitons de nous parler.

Je crois que j’ai vieilli, Cavaux également, de fines rides cernent les traits de nos visages, notre barbe et nos cheveux blanchissent…

Pourquoi ne sommes-nous pas devenus fous, je l’ignore ! Au seuil de cette vie inutile je m’interroge en vain sur les motifs de cette promiscuité, sur les causes de ce saut prodigieux à travers l’espace, sur les raisons de cette claustration. En vain !

Dans quelque temps je vais mourir ; nous avons échangé, Cavaux et moi, tous les dialogues, toutes les conversations possibles, nous avons épuisé tous les sujets qui nous tenaient à cœur, exploré ceux que nous ignorions, nous nous sommes perdus dans des querelles sans fin, nous avons laissé paraître nos sentiments, nos passions, nous les avons confrontés, jusqu’à la fureur, jusqu’au pugilat, nous avons passé des siècles sans nous parler et d’autres à nous prodiguer les serments d’une amitié indéfectible ! Malgré cela nous avons conservé notre raison.

Plût aux Dieux que nous eussions pu nous reposer au sein d’une folie douce et quiète !

Je vais mourir, enfin ! Cavaux a promis qu’il ne me survivrait pas. Le malheureux ! Il n’y a rien dans cette pièce qui permette de se suicider !

C’est la fin, encore une fois je contemple ces murs de soie grise qui ont vu les trois-quarts de mon existence défiler, probablement ; encore une fois je souris à Cavaux qui me regarde avec envie…

*

Rapport :

Nous, directeur du parc zoologique de Swelf, avons reçu les deux échantillons de la race humaine piégés par notre « objet ».

Les deux créatures, malgré les rayons protecteurs, malgré la préparation sexuelle qu’ils avaient subie sur leur planète natale, ne se sont malheureusement jamais reproduites. Depuis ce jour elles sont mortes.

Il conviendrait de lâcher un second « objet » sur la planète Terre. Mais les garanties de reproduction devront être plus certaines.