CLAUDE LÉVI-STRAUSS EN SON SIÈCLE

Michel Izard
 
À la mémoire de Pierre Smith
 

Le structuralisme en anthropologie1 prend naissance – pour fixer une date – en 1945 avec la publication dans la revue new-yorkaise Word d'un article de Claude Lévi-Strauss, « L'analyse en linguistique et en anthropologie2 », où le « et » de l'intitulé distingue un structuralisme qui existe déjà d'un autre qui entreprend d'exister. À propos notamment de l'étude des faits de parenté, le projet de constitution d'une anthropologie structurale est tiré de la considération des acquis de la phonologie structurale. Lévi-Strauss : « Comme les phonèmes, les termes de parenté sont des éléments de signification ; comme eux, ils n'acquièrent cette signification qu'à la condition de s'intégrer en systèmes ; les “systèmes de parenté”, comme les “systèmes phonologiques”, sont élaborés par l'esprit à l'étape de la pensée inconsciente. » Le nom de Lévi-Strauss commence de s'imposer avec la publication des Structures élémentaires de la parenté (1949) et de l'« Introduction à l'œuvre de Marcel Mauss3 » (1950). De l'« Introduction », on retient, entre autres, dans une visée de dépassement d'un apport théorique de Mauss dont l'importance est soulignée avec force, un rappel du traitement de la notion d'échange propre aux Structures, lui-même fondé sur une axiomatique de la réciprocité et, dans le sillage d'une réflexion sur la relation entre connaissance et symbolisme, la conception d'un « signifiant flottant » susceptible de rendre compte de l'écart existant entre « l'intégralité du signifiant » et les signifiés qui lui sont assujettis. Nous sommes déjà au cœur de la théorie lévi-straussienne de la relation de l'esprit humain à ce qui est proposé à son intellection, ou, en un autre langage, de la place de l'homme dans le monde. Mais, plus d'un demi-siècle après qu'en furent formulés les principes directeurs, traiter du structuralisme n'exige certainement pas que l'on s'étende longuement sur les hypothèses qui se trouvent à son fondement, et cela principalement pour deux raisons. La première est évidemment que ces hypothèses relèvent aujourd'hui d'un savoir très largement partagé. La seconde est que, selon le même tracé, l'analyse structurale se confond désormais avec le cheminement analytique par excellence pour un vaste secteur du domaine d'investigation de la discipline. Jean Pouillon : la démarche structuraliste « consiste à chercher des relations qui donnent aux termes qu'elles unissent une valeur de “position” dans un ensemble organisé, à appréhender des ensembles que leur articulation rend signifiants », elle « implique donc deux idées : celle de totalité, celle d'interdépendance », « des ensembles différents [pouvant] être rapprochés non pas en dépit mais en vertu de leurs différences qu'on cherche alors à ordonner4 ».

Le très momentané déplacement du structuralisme de la scène scientifique vers ce qu'il est convenu d'appeler la scène intellectuelle s'opère pour l'essentiel – n'oublions cependant pas Race et histoire5 (1952), texte dans lequel Lévi-Strauss se propose de « réconcilier la notion de progrès et le relativisme culturel » – dans les années 1955-1960, celles de Tristes tropiques (1955), d'Anthropologie structurale (1958), de la leçon inaugurale au Collège de France6 (1960), également, établi par Pouillon, d'un premier bilan de l'œuvre7 (1956). Nous nous rapprochons de la brève « belle époque » d'un structuralisme attrape-tout, que François Dosse8 situe dans les années 1963-1966 et vis-à-vis duquel, autant que faire se peut, Lévi-Strauss se tient à l'écart9. Le Totémisme aujourd'hui et La Pensée sauvage paraissent en 1962 ; précédés par « The Structural Study of Myth » (1955, traduction française : 1958) et « La geste d'Asdiwal » (1958), les deux premiers volumes des Mythologiques sont publiés en 1964 (Le Cru et le Cuit) et 1967 (Du miel aux cendres). De cette période, on rappellera les repères que constituent les numéros spéciaux d'Esprit (1963, 1967), de L'Arc (1965), des Temps modernes (1966), de jeunes publications comme Aletheia, les Cahiers de philosophie ou les Cahiers pour l'analyse (dans les trois cas : 1966), de la revue italienne Aut Aut (1965) ou des Yale French Studies (1966). Pour une part, voici que le structuralisme en anthropologie pourrait n'apparaître plus que comme une formulation parmi d'autres d'un structuralisme généralisé, hissé quasiment au rang de conception du monde jouant partout et en tout la structure contre l'histoire.

Ont lieu les « événements » de Mai 68. Si ceux-ci ont pu, dans une mesure de plus en plus difficile à évaluer, modifier pour partie la donne intellectuelle en France, c'est sans doute par une certaine propension à la liquidation, quelle que fût l'illusoire « gaieté » qui l'a initialement marquée. C'est ainsi qu'au sein d'une anthropologie toujours pour une bonne part dominée par l'empirisme, toutes obédiences confondues, on juge alors qu'il est temps que le structuralisme passe la main, ce qui autorise à se demander rétrospectivement si certaines des difficultés rencontrées en France – en attendant d'autres pays – par la réception de l'œuvre de Lévi-Strauss ne seraient pas nées d'une initiale inadéquation de la démarche de l'auteur à la capacité d'accueil de la communauté de métier à laquelle elle s'adressait. On peut peut-être voir à l'origine de cette situation l'identification du structuralisme à un formalisme, compte tenu de ce que ce dernier mot pouvait évoquer de vaguement inquiétant, sinon même de menaçant, pour une ethnologie obsédée par la référence au « concret ». À propos de Mai 68, je parlais de liquidation : pour ce qui concerne le structuralisme lévi-straussien, celle-ci se fait un peu attendre. En 1973, Esprit publie un numéro spécial dont l'intitulé d'ensemble est explicite : Claude Lévi-Strauss : fin des mythes ou mythe de la fin ?, qui s'ouvre sur un texte de Jean-Marie Domenach, dont le titre, « Le requiem structuraliste », ne l'est pas moins. En 1968 a paru L'Origine des manières de table, troisième volume des Mythologiques, en 1971 le quatrième et dernier, L'Homme nu, dans le « Finale » duquel, notamment, des esprits trop prévenus entendent discerner une tonalité crépusculaire. On avait presque unanimement salué l'humanisme de Tristes tropiques, voici que l'on dénonce l'anti-humanisme de son auteur.

Mais revenons sur les circonstances de l'essor du structuralisme en France, à propos duquel il me semble que deux précisions doivent être introduites. La première concerne l'existence d'une « école » structuraliste. Pour n'avoir pas acquis la position dominante qu'on s'est plu à lui assigner – en même temps qu'on en faisait dans la foulée une théorie « mondaine » au sens évidemment trivial du terme –, le structuralisme, à partir de la fin des années 1950, ne s'en est pas moins aménagé une solide place institutionnelle, que l'on doit à Lévi-Strauss et à quelques proches : Isac Chiva, en premier lieu, Jean Pouillon, Claude Tardits, entre autres : des enseignements, des séminaires, un laboratoire, deux revues, pendant un temps un cycle de formation à la recherche10. Cependant, si l'engagement « structuraliste » a emprunté pour une part les voies et moyens qu'offrait ce dispositif, il a procédé aussi, peut-être surtout, d'adhésions individuelles à une conception radicalement nouvelle du projet anthropologique, rarement dissociables d'un profond attachement à l'homme qui la propose mais dont tout indique, y compris une qualité d'écoute sans égale, le peu de goût à tenir le rôle d'un maître à penser. À cet égard, le structuralisme lévi-straussien est moins une école qu'un courant de pensée et de sensibilité, ou encore, pour reprendre un mot de Pouillon, que le partage d'un « langage commun », qu'une fidélité assortie de quelques certitudes fortes, quoique inégalement distribuées, puisées dans une œuvre qui nous subjugue, de partir toujours à la découverte d'une terra incognita sans limites.

La seconde précision vise la bipolarité marxisme-structuralisme à partir de laquelle serait censé s'être organisé le débat théorique chez les anthropologues des années 1960. En ce qu'elle appelle l'image de deux bastions séparés par un no man's land, elle apparaît comme notoirement réductrice, dans la mesure notamment où elle fait passer par pertes et profits des reproblématisations majeures dans lesquelles chacune des deux inspirations a eu sa part, en raison ou en dépit de perspectives analytiques évidemment distinctes. On ne manquera pas de se souvenir, tout d'abord, que Lévi-Strauss n'a jamais cessé de reconnaître sa dette à l'endroit de Marx, d'évoquer la « ferveur » éprouvée pour cette « grande pensée » et que certaines de ses positions théoriques ont été définies – ou dénoncées – comme relevant d'un « néo-marxisme ». Il demeure que s'est très tôt développée une récusation marxiste du structuralisme lévi-straussien, puisqu'elle prend effet au début des années 1950, marqué à cet égard par la publication de textes de Claude Lefort tels que « L'échange et la lutte des hommes » (1951) ou « Sociétés sans histoire et historicité11 » (1952). Il convient d'autant mieux de prendre la mesure des analyses de Lefort que celles-ci préfigurent une notable partie des critiques qui seront adressées à Lévi-Strauss sous l'imputation de scientisme ou d'idéalisme. Ce qui frappe cependant chez Lefort, si nous considérons notamment le premier des deux textes cités dans lequel l'anthropologie de Lévi-Strauss trouve sa place auprès de celle de Mauss, c'est, par-delà des points de désaccord qu'on pourrait dire convenus, quelque chose qui est de l'ordre d'une certaine proximité de pensée, dont on peut regretter qu'elle n'ait pas favorisé l'émergence d'un débat véritablement productif, cette absence ne mettant que mieux en relief l'apport solitaire de Lucien Sebag avec Marxisme et structuralisme (1964) que l'on redécouvre aujourd'hui. Dans le sillage de ce qui précède, on hésitera à faire du non-débat, qui, si l'on peut ainsi dire, oppose le Sartre de la Critique de la raison dialectique (1960) au Lévi-Strauss de La Pensée sauvage (1962), un avatar de la confrontation entre marxisme et structuralisme, même si l'air du temps exige que la question de la relation entre praxis et structure y occupe une place centrale.

Autour de 1968, sans qu'il y ait là quelque rapport que ce soit avec les turbulences que l'on sait, l'histoire de la discipline – pour s'en tenir au domaine français – enregistre l'ouverture de débats sur le structuralisme. Deux essais – ou trois si l'on retient également Le Concept de modèle d'Alain Badiou (1969), ouvrage dans lequel est rapidement interrogée la modélisation lévi-straussienne – qui paraissent à peu près simultanément, marquent ce moment. Sociologue considéré à l'époque comme proche de la pensée de Talcott Parsons, Raymond Boudon, dans À quoi sert la notion de « structure » ? (1968), ne met pas directement en cause la conception que Lévi-Strauss développe de la structure, mais, à considérer la multiplicité des validations de la notion, conteste que l'une d'entre elles puisse être dans sa singularité au fondement d'une méthode d'analyse se donnant pour générale. Dans le même temps, Dan Sperber, anthropologue qui puise alors son inspiration à la fois chez Lévi-Strauss et chez Chomsky, nous offre, dans l'un des essais de l'ouvrage collectif Qu'est-ce que le structuralisme12 ? (1968), une présentation scrupuleuse du structuralisme en anthropologie, mais entend d'un même mouvement en relativiser l'apport : « Les hypothèses structuralistes […] ont une portée certaine, mais elles ne sont ni également fondées, ni également fécondes. » Est ainsi discrètement annoncé l'examen critique de 198213, dont on peut se plaire à penser qu'en situant le structuralisme lévi-straussien à l'orée d'une introuvable rigueur, il en valide, comme en creux, la fécondité.

Peut-être symptomatiquement, c'est dans ce contexte de « déconstruction » que Lévi-Strauss aura livré quelques-unes des formulations les plus vigoureuses de sa pensée dans trois textes majeurs : le « Finale » de L'Homme nu, qui date donc de 1971, « Race et culture », publié la même année14, où il est fait retour – un retour dont le moins qu'on puisse dire est qu'il sera mal accueilli – sur la réflexion engagée vingt ans plus tôt dans Race et histoire, enfin « Structuralisme et écologie » (1972 pour l'original anglais, 1983 pour la version française15). En manière de congé signifié une fois pour toutes (ou presque : quelques controverses sont encore à venir) aux adversaires du structuralisme, ces trois textes, en dépit des apparences, forment un tout ; moins lu que les deux autres, le dernier cité n'en doit pas moins retenir tout particulièrement l'attention. Lévi-Strauss y propose en effet un parachèvement de l'édifice structuraliste dans un registre philosophique qu'Eugène Fleischmann avait défini par anticipation dans un bel essai paru en 1966, « L'esprit humain selon Claude Lévi-Strauss16 ». Avec « Structuralisme et écologie », nous avons un exposé systématique portant sur les modalités d'articulation des ressources opératoires de l'esprit à un donné extérieur naturel et infrastructurel qui est comme préformé par l'encodage perceptif et intellectif. Relisons : « Loin de voir dans la structure un pur produit de l'activité mentale, on reconnaîtra que les organes des sens ont déjà une activité structurale et que tout ce qui existe en dehors de nous [possède] des caractères analogues. Puisque ces structures, les unes externes, les autres internes, ne se laissent pas appréhender au niveau “étique”, il en résulte que la nature des choses est d'ordre “émique”, non “étique” […]. [mes italiques :] Quand l'esprit se saisit de données empiriques préalablement traitées par les organes des sens, il continue de travailler structuralement […] une matière qu'il reçoit déjà structurée. Il ne pourrait le faire si l'esprit, le corps auquel l'esprit appartient, et les choses que le corps et l'esprit perçoivent, n'étaient partie intégrante d'une seule et même réalité. » L'œuvre de Lévi-Strauss ne s'achève pas, très loin s'en faut, sur ces pages et plus largement sur Le Regard éloigné qui les accueille : la prodigieuse aventure de l'analyse des mythes se poursuit, en même temps que sont inlassablement ouvertes de nouvelles pistes de recherche.

Quand on veut croire venue l'heure des bilans, il n'est pas rare que l'on cherche à distinguer dans une œuvre, comme Benedetto Croce a pensé pouvoir le faire pour Hegel, ce qui demeure « vivant » de ce qui est « mort ». À se livrer à cet exercice toujours appauvrissant pour l'intelligibilité du travail de la pensée, il faut au moins prendre garde de ne pas trop montrer que l'on entend décréter mort ce que l'on a par avance décidé de mettre à mal. Une façon de déconstruire le structuralisme a consisté, selon une démarche qui a fait ses preuves (Marx et Freud, si l'on peut ainsi dire, en savent quelque chose), à introduire une séparation nette entre le corps des énoncés théoriques (partie de l'œuvre qui est supposée être la plus fragile) et le cheminement méthodologique que résume la notion d'analyse structurale. D'autres façons de faire sont plus subtiles : tenter de mettre le discours lévi-straussien en contradiction avec lui-même, ou encore feindre d'assigner un statut épistémologique fort, pour mieux en réduire la portée, à des énoncés auxquels leur auteur lui-même n'accorde qu'une valeur de repérage à toutes fins utiles. Lévi-Strauss se plaît à éprouver la consistance des idées, où nous avons là sans doute les points de départ de ce que son œuvre recèle de plus altier. Prenons un exemple, libre de tout renvoi à un débat passé ou présent.

Dans le troisième chapitre d'Anthropologie structurale, intitulé « Langage et société17 », l'auteur discute de la possibilité de dresser un tableau périodique des éléments linguistiques, « comparable à celui dont la chimie moderne est redevable à Mendeleeff », après quoi – « on jugera peut-être ses spéculations aventureuses » [mes italiques] – est lancée l'interrogation sur ce que pourrait supplémentairement être, sous ce rapport, le passage des faits de langage aux faits de société. Si les linguistes ont construit ou tenté de construire leur tableau périodique, force est de constater que les anthropologues n'ont rien entrepris de tel. Quel sort faire alors à cette présupposition d'hypothèse ? L'indexer sous la rubrique « partie morte » de l'œuvre, quitte à considérer comme nulle et non avenue la référence, si « aventureuse » soit-elle, à la conjonction de la rigueur d'un modèle induit de l'expérience, de la force anticipatrice d'une loi, et, dans le sens donné à ce mot par les mathématiciens, de l'élégance ? Précisément pas, puisque ce constat de défaut continue de tirer à lui une puissance inévaluable de prédiction. L'acquis du structuralisme lévi-straussien, dans le sillage de ce qui précède, ce pourrait précisément être la part d'aventure qu'il libère, un peu comme le surréalisme a libéré une part de rêve : remémorons-nous avec quelle liberté nous avons cheminé au long de La Voie des masques (1975) avec souvent pour unique bagage l'admirable article de 1943 sur l'art de la côte Nord-Ouest à l'American Museum of Natural History18. Ce qui reste à acquérir, dès lors, c'est, dans les lointains, l'encore inexploré évoqué plus haut, compte tenu que Lévi-Strauss – je reprends ici des lignes écrites avec Gérard Lenclud19 « n'a jamais prétendu que les domaines de l'analyse structurale constituaient ensemble tout le champ de l'anthropologie ni que la démarche structuraliste avait vocation à rendre compte de la totalité des faits sociaux et culturels ». Dans un contexte de scientificité a priori « faible », la productivité théorique des sciences de l'homme s'exprime à travers une capacité à délimiter dans le champ disciplinaire des secteurs s'offrant mieux que d'autres à l'analyse, en ce que les objets que le découpage analytique met en évidence ont des propriétés qui répondent positivement à l'exigence de modélisation. En clair, nous serions dans une situation à possibilité de modélisation « locale », mais sans pour autant être en mesure de rendre compte des raisons pour lesquelles les moyens dont nous disposons à cet égard n'ont qu'une puissance limitée, en quoi est posé à l'anthropologie un problème crucial, à hauteur de son ambition dernière, qui est, à partir de l'analyse des rapports sociaux et des représentations qui les accompagnent, d'étudier le fonctionnement même de l'esprit. En ce sens, « le structuralisme lévi-straussien peut être considéré comme l'expression d'une entreprise radicalement singulière vis-à-vis de laquelle aucun projet anthropologique ne peut manquer désormais de se situer20 ».

En manière de conclusion, laissons la parole à Claude Lévi-Strauss répondant dans Le Monde, en 1971, après la sortie de L'Homme nu, aux questions de Raymond Bellour sur l'analyse des mythes. « On a souvent tendance à contester la validité de nos affirmations, sous prétexte qu'il est impossible de vérifier si elles sont vraies ou fausses. Dans les sciences humaines, nous ne travaillons pas sur les objets du monde extérieur, mais sur la conscience des hommes, et nous ne pouvons jamais être sûrs qu'au-delà du niveau de conscience ou d'inconscience auquel nous nous situons, il y ait toujours derrière, et ainsi de suite comme en abîme, d'autres niveaux de conscience ou d'inconscience. Les seules démonstrations à quoi nous puissions prétendre sont celles qui permettent d'expliquer plus de choses qu'on ne le pouvait auparavant. Cela n'entraîne pas qu'elles soient vraies, mais seulement qu'elles préparent le chemin à d'autres démonstrations qui viendront plus tard expliquer plus encore, et cela indéfiniment, sans jamais accéder à une vérité acquise. » Et encore, un an plus tard, dans un long entretien toujours conduit par Bellour21 : « […] entre la pensée et la vie, je crois qu'il ne peut y avoir une discontinuité radicale. Nous sommes ainsi constitués que nous les appréhendons comme des ordres distincts, alors qu'il s'agit plutôt des deux extrémités d'une chaîne dont les maillons intermédiaires nous restent invisibles parce qu'ils se soudent derrière notre dos. Tout ce que nous pouvons faire, c'est essayer de remonter de chaque côté un peu plus loin en arrière et à tâtons, pour diminuer l'intervalle où s'établit l'inconnaissable : ce que nous gagnerons ici ne le sera qu'en termes de structures mais sans pouvoir nous dissimuler que le point de jonction – à supposer qu'il ait une réalité concrète – se dérobera toujours. Limite du structuralisme, certes, mais qui se confond avec la limite de tout savoir. »