Jeux de société
Les mythes des Indiens Cree, qui habitent la prairie canadienne, se réfèrent constamment à une époque fantastique où l'homme et l'animal n'étaient pas encore distingués. Ces êtres surnaturels formaient les premières sociétés, qui étaient dominées par un esprit de rivalité et de compétition. Nul repos, nulle sécurité pour leurs membres, perpétuellement répartis entre des camps hostiles, commandés par des chefs acharnés à organiser des jeux cruels. C'étaient parfois des courses à pied ; parfois, des jeux de balles ; ou bien encore, des concours de tir à l'arc. Mais l'enjeu restait toujours le même : un certain nombre d'hommes de chaque camp, destinés à être tués et mangés par le gagnant.
Ainsi, l'origine de la société et des rapports sociaux est conçue par les indigènes sur le modèle des jeux d'adresse ou de hasard : « Dans les temps anciens, il y avait une grande ville, dont les habitants se lançaient constamment des défis » ; tel est le début de beaucoup de mythes Cree. Ou encore : « Il y avait autrefois une grande ville, dont les habitants se mangeaient les uns les autres. Et là, une femme était chef – une femme oiseau-tonnerre – qui régnait sur une moitié de la ville ; sur l'autre moitié régnait un homme : un loup, celui-là. Tous deux se servaient de leurs sujets comme prix de concours, car, chaque fois qu'un camp perdait, ses membres étaient tués et mangés par l'autre camp. Et tous étaient de diverses espèces, ceux-là mêmes que nous appelons des hommes étaient des animaux, tous différents. Les choses étaient ainsi. »
Même les relations entre les sexes faisaient l'objet d'un jeu féroce et pathétique : « Là-bas, raconte un mythe, dans la direction du midi, vivait une grande population d'Indiens, animés d'un esprit maléfique… Leurs filles, ils les installaient en haut d'un mât de cocagne, et quand un jeune homme étranger survenait, on lui promettait que s'il réussissait à grimper en haut du mât, il pourrait choisir l'une d'elles pour femme. Mais toujours, au moment d'atteindre le but, le garçon tombait et mourait. Alors les habitants le mangeaient. C'était horrible. Et là aussi, vers l'est, il y avait une grande ville où se déroulaient des courses à pied, et chaque fois que quelqu'un était battu à la course, on le tuait ; car ces gens aussi se mangeaient… » Toute la mythologie des Cree est comme imprégnée d'un sentiment d'épouvante pour cette société primordiale, qui est décrite comme un cercle de jeux ; mais de jeux sans mesure ni limite, et dont chaque participant se trouve réduit à la condition d'enjeu. Les mêmes mythes qui évoquent cet état originel expliquent aussi comment il a fait place à une société vraiment « humaine », dans les deux sens du terme : en général, une jeune fille orpheline est prise de pitié pour le frère cadet dont elle a la charge. Afin de le sauver du sort qui l'attend, elle s'enfuit avec lui. Tous deux vivent dans la solitude, chassant, pêchant et cultivant un jardin. Un jour, un étranger survient, qui s'éprend de la jeune fille et l'épouse : l'union des deux beaux-frères fournit l'origine, et le modèle, d'un ordre nouveau, fondé sur les liens affectifs, la justice et la coopération.
La théorie sous-jacente à cette mythologie a été développée par les Cree avec une richesse et une vivacité exceptionnelles. Mais elle ne leur est pas particulière. Presque toutes les tribus américaines se réfèrent, dans leurs traditions, à une époque de désordre, tantôt placée à l'origine, comme chez les Cree ; tantôt, chez les Zuni, à une période sombre de l'histoire de l'humanité ; ou bien encore, comme chez les Sia du Nouveau-Mexique, inaugurant la vie civilisée. Celle-ci est instaurée par un héros, qui gagne aux dés (ou leur équivalent indigène) la totalité du monde habité, qu'il réussit à organiser en lui donnant des lois… En dehors de l'Amérique, dans les mythologies européenne, africaine ou orientale, nous retrouvons aussi cette portée métaphysique et sociologique du jeu. Les textes chinois archaïques en offrent des exemples saisissants.
Cette manière de concevoir les jeux d'adresse et de hasard n'est pas seulement différente de la nôtre : elle en est l'inverse. Pour nous, la vie sociale est une lutte, dont nous nous évadons en jouant. Pour la plupart de nos contemporains, le sport, ou bien encore le bridge, le poker ou les échecs constituent un délassement, lequel sert à interrompre et à oublier les combats véritables. Bien plus : dans la mesure où nous continuons à concevoir la vie sociale comme un jeu, ce sont évidemment les relations entre les sexes qui nous en offrent le modèle. Alors que, chez nos indigènes, le thème de la femme isolée avec son frère, et comme offerte à l'étranger, équivaut à l'espoir d'instaurer un ordre humain pacifique.
Qu'un caractère de gravité extrême s'attache à ces prétendus passe-temps, que nous appelons jeux et jouets, est aussi attesté par d'autres observations. Il y a déjà longtemps, le psychologue Köhler découvrait qu'en présentant à des chimpanzés de grossières poupées achetées dans des marchés campagnards, il déclenchait chez eux des émotions impossibles à décrire, sinon en des termes empruntés à la psychologie religieuse. De leur côté, les psychologues de l'enfance nous ont appris qu'en jouant l'enfant se livre à une occupation fort sérieuse : une fillette qui maltraite sa poupée n'assume pas un rôle de mère ; elle s'identifie plutôt à la poupée soumise à son caprice, c'est-à-dire qu'elle met sa propre personne « en jeu » dans un système aussi arbitraire, aussi plein de risques et de dangers, que cette société primordiale imaginée par les Cree pour expliquer l'apparition et les contradictions de l'ordre social. On s'étonnera moins alors que, dans certaines tribus indigènes, comme les Caduveo du Brésil méridional, les mêmes figurines religieuses puissent indifféremment servir aux rites des adultes et aux jeux des enfants, et que les trois quarts des activités esthétiques des Hopi de l'Arizona soient consacrées à la confection de poupées représentant des divinités, et destinées aux enfants, mais qui viendraient étrangler dans son sommeil le propriétaire qui s'en serait imprudemment défait.
La pensée des prétendus « primitifs » nous enseigne donc que les jeux relèvent d'un type de causalité spécifique, à la fois étranger et consubstantiel à l'homme. Le bien et le mal, le succès et l'échec, la victoire et la défaite, le bonheur et le malheur sont des valeurs spécifiquement humaines. Et pourtant, le jeu les réalise indépendamment de la volonté de ceux qui les convoitent ou les redoutent, avec la même indifférence et la même fatalité qui s'attachent aux phénomènes naturels. La société elle-même est un jeu ; et la mythologie des Cree, évoquée au début de cet article, affirme que la vie sociale ne saurait échapper à sa nature de jeu, et que tout le progrès des mœurs et des institutions revient à la transformer, pour la faire passer d'une formule de jeu à une autre : l'alternative étant entre un jeu cannibale, où des groupes d'hommes s'exterminent les uns les autres, si bien qu'en fin de compte le jeu se détruit lui-même quand il ne reste plus qu'un groupe survivant ; et un jeu pacifique qui consiste, pour des groupes d'hommes, à se perpétuer par l'alliance en échangeant leurs femmes ; seule forme susceptible de se perpétuer indéfiniment. Or les mathématiques modernes connaissent ces deux formes, qu'elles nomment : jeux « à somme non-zéro » dans un cas et jeux « à somme zéro » dans l'autre. C'est en 1944 seulement, avec la publication de la Theory of Games and Economic Behavior, de von Neumann et Morgenstern, que nous avons appris qu'il était possible de conceptualiser tous les rapports sociaux de ces deux façons. On ne se rend pas toujours suffisamment compte que d'humbles sociétés se sont aperçues, depuis fort longtemps, qu'une bonne théorie des jeux pouvait aider l'homme, non pas tant à oublier le monde qu'à mieux le connaître, peut-être même à le changer.
Publication originale : « Jeux de société », United States Lines, Paris Review, Special number on games, 1964.