Lévi-Strauss contre vents et marées

Luc de Heusch

Le premier livre que je lus à mon retour d'Afrique en 1955 fut Tristes tropiques. J'en fis une recension enthousiaste pour une revue belge (1956). Je l'envoyai à Claude Lévi-Strauss avec les premiers articles que je venais de publier. Il m'écrivit chaleureusement et quelque temps plus tard me reçut fort courtoisement dans le modeste bureau qu'il occupait alors au siège de l'Unesco en qualité de secrétaire général du Conseil international des sciences sociales. Nous n'échangeâmes que peu de mots ; ce grand écrivain, cet orateur merveilleux se voulait tout entier à l'écoute de l'autre et répugnait à parler de lui. J'étais fort jeune et des plus intimidés, mais ce fut pour moi le début d'un long et fertile commerce intellectuel, source précieuse d'inspiration pour la recherche africaniste que je venais d'entreprendre, quelque peu déçu par l'enseignement universitaire que j'avais reçu à Bruxelles et à Paris. Avais-je raison d'intituler Les Vacances de la science le premier texte que je consacrai à son œuvre ? (Il est vrai que ce titre était suivi d'un point d'interrogation.) En partie oui sans doute, puisque l'auteur, décrivant ses expéditions dans les terres les plus inaccessibles du Brésil, partait aussi à l'exploration de lui-même en usant d'une liberté de ton inhabituelle chez les pratiquants de la discipline scientifique à laquelle il avait décidé de se consacrer. Quelques années plus tôt, en 1949, il avait publié Les Structures élémentaires de la parenté. Quelles que soient les critiques – et le plus souvent les incompréhensions – qui se sont emparées de cette thèse monumentale, elle constitue toujours un opus magnum de l'ethnologie. À relire Tristes tropiques, dont les qualités furent immédiatement reconnues en France, j'y découvre quelques thèmes majeurs de la réflexion ultérieure de son auteur ainsi que des esquisses qui ne furent guère développées en dépit de leur caractère essentiel.

Ce qui me frappe aujourd'hui dans ce grand livre, c'est son absolue sincérité, jointe au refus hautain de voir la propre subjectivité de l'écrivain, en partie dévoilée, envahir une recherche qui se veut proche des sciences de la nature. On sait que la confusion du Moi et de l'Autre a pris au contraire des proportions délirantes dans une partie de l'anthropologie américaine contemporaine qui s'obstine à ne voir dans les écrits relevant peu ou prou de l'anthropologie que des textes littéraires dont il y a lieu de définir l'auteur, en se souciant fort peu de la part de réalité qu'ils véhiculent tant bien que mal. Lévi-Strauss s'explique à ce sujet sans ambages à propos de Rousseau, qu'il considère comme « le plus ethnographe des philosophes ». Il précise sa pensée dans le discours prononcé à Genève le 28 juin 1962, où il loue Rousseau d'avoir mis fin au cogito dont Descartes avait fait la pierre angulaire de la philosophie (Anthropologie structurale deux, p. 45-56). Après avoir constaté que dans l'expérience ethnographique « l'observateur se saisit comme son propre instrument d'observation », il ajoute que « pour parvenir à s'accepter dans les autres, but que l'ethnologue assigne à la connaissance de l'homme, il faut d'abord se refuser en soi » (p. 48).

Mais, dans Tristes tropiques, Lévi-Strauss semble dévoiler sous forme d'apologue une contradiction intime. Il y évoque un projet littéraire abandonné où il se proposait de donner « une autre version » du Cinna de Corneille. Dans le résumé qu'il nous en donne (1955, p. 408-412), Livie présente Cinna à Auguste, son impérial époux, comme une « tête brûlée qui se plaît seulement chez les sauvages ». Camille, sœur d'Auguste qui est amoureuse de Cinna, annonce le retour de celui-ci « après dix années de vie aventureuse ». Tout se passe comme si Lévi-Strauss balançait entre Cinna et Auguste, que le Sénat romain s'apprête à proclamer divin. Livie l'encourage à accepter cette apothéose « bien méritée ». Et Lévi-Strauss lui-même commente en ces termes prophétiques les propos de la femme de l'empereur : « En somme l'Académie française… » Auguste hésite. Un aigle malodorant l'éveille « au problème des rapports entre la nature et la société » et l'empereur « s'est décidé à revoir Cinna qui avait jadis préféré la première à la seconde », alors qu'il a fait le choix inverse. Mais au terme de son effort Cinna n'a rien trouvé : « J'ai tout perdu, dit-il ; même le plus humain m'est devenu inhumain. » Et d'évoquer « le vide de journées interminables », celles-là mêmes que Tristes tropiques décrit dans un style éblouissant en alternance avec des pages d'ethnographie dont la nouveauté est étonnante. Cinna projette d'assassiner Auguste mais divers événements contrarient son dessein, et ainsi se rejoignent le cours des carrières respectives des deux héros qui se sont d'abord affrontés, l'empereur pardonnant à l'aventurier.

Lévi-Strauss a lui aussi connu une espèce d'apothéose après son séjour au Brésil. Mais dans le domaine de la pensée (l'ethnographe aventureux est devenu le plus célèbre des ethnologues) et non dans l'ordre politique, bien que le jeune Lévi-Strauss ait joué un grand rôle chez les Étudiants socialistes et que plus tard, il ait pris le parti de Rousseau contre Hobbes. Si cette pensée a subi de nos jours une éclipse, l'absence flagrante de théorie anthropologique majeure convaincante – en dépit de vains et divers efforts tentés dans divers sens – aboutira, j'en suis persuadé, à un retour en force du courant novateur que l'auteur de Tristes tropiques a suscité, en renouvelant de fond en comble l'approche proposée par Durkheim et Mauss. C'est bien à tort que des critiques ont pris pour une philosophie ce qui était, au fond, une nouvelle perspective méthodologique applicable à une grande partie du développement historique. Certes, l'œuvre de Lévi-Strauss est parsemée de réflexions, généralement pessimistes, qui sont d'ordre philosophique, mais elles ne compromettent jamais la rigueur de l'analyse et les anthropologues ont toute liberté d'y adhérer ou non. Je suis prêt à croire, avec Édouard Delruelle (1989), que les affinités intellectuelles de l'anthropologue et de l'auteur des Rêveries d'un promeneur solitaire sont étrangères au projet structuraliste, quelque légitimes qu'elles soient.

Dans cette Confession d'un nouveau genre qu'est Tristes tropiques, la méthode structurale n'est guère mise en pratique sinon dans les chapitres consacrés aux Bororo et aux Caduveo. En revanche, ce long, difficile et passionnant parcours dans une portion de l'immensité brésilienne ouvre, contre toute attente, l'anthropologie du Nouveau Monde à l'histoire, alors que des lecteurs pressés de Lévi-Strauss sont convaincus que la démarche qu'il développera s'oppose à ce projet. Loin de présenter les quelques sociétés qu'il a visitées comme autant d'isolats à la façon des fonctionnalistes, l'auteur est persuadé que l'hémisphère occidental doit être considéré comme un tout. Je laisse évidemment aux américanistes le soin d'apprécier la validité de ses hypothèses. « L'organisation sociale, les croyances religieuses des Gé répètent celles des tribus des forêts et des prairies d'Amérique du Nord ; voilà d'ailleurs bien longtemps qu'on a noté – sans en déduire les conséquences – des analogies entre les tribus du Chaco (comme les Guaicuru) et celles des plaines des États-Unis et du Canada » (Tristes tropiques, 1955, p. 263). Pour comprendre ces « analogies » dans le domaine mythologique Lévi-Strauss a proposé, on le sait, la notion, souvent mal comprise, de « système de transformation », qui entend rendre compte de divers enchaînements singuliers. Il n'hésite pas à écrire au seuil des Mythologiques : « Nous partirons d'un mythe, provenant d'une société, et nous l'analyserons en faisant d'abord appel au contexte ethnographique, puis à d'autres mythes de la même société. Élargissant progressivement l'enquête, nous passerons ensuite à des mythes originaires de sociétés voisines, non sans les avoir situés aussi dans leur contexte ethnographique particulier. De proche en proche, nous gagnerons des sociétés plus lointaines, mais toujours à la condition qu'entre les unes et les autres des liens réels d'ordre historique ou géographique soient avérés ou puissent être raisonnablement postulés » (Le Cru et le Cuit, 1964, p. 9). La fidélité à l'histoire et à l'ethnographie explique que le dessein de Lévi-Strauss n'a jamais été – en dépit de certains rapprochements saisissants – de construire une mythologie générale, à l'inverse de Mircea Eliade et de ses émules, persuadés de l'existence d'archétypes. Lévi-Strauss se borne à constater que les sociétés amérindiennes possèdent « une commune conception du monde » (op. cit., p. 16). Au terme de la gigantesque entreprise de décryptage que constituent les quatre volumes des Mythologiques, Lévi-Strauss revient sur l'unité historique des sociétés amérindiennes, au-delà d'une foisonnante diversité linguistique et culturelle : « À partir du moment où les hommes ont pénétré sans le savoir en Amérique par les terres émergées qui comblaient le détroit de Béring, ils se sont méthodiquement employés à occuper toute l'étendue du Nouveau Monde, et quelques siècles ont probablement suffi à des bandes capables de marcher plusieurs dizaines de kilomètres par jour, même en tenant compte d'arrêts prolongés pendant des mois ou des années, pour se répartir à des distances plus ou moins considérables les unes des autres, depuis l'Alaska jusqu'à la Terre de Feu » (L'Homme nu, 1971, p. 543). Il croit retrouver dans une région restreinte du nord-ouest de l'Amérique septentrionale le thème du mythe de référence qu'il avait choisi arbitrairement au départ dans une société du Brésil. Tout en insistant sur le fait que « chaque population américaine a vécu pour son propre compte une histoire très compliquée », il constate aussi que diverses rencontres intertribales (mariages, transactions commerciales, captures guerrières) n'ont cessé de maintenir des contacts, ce qui rendrait compte notamment de l'incessant remaniement des mythes. Tristes tropiques fait état aussi des différences culturelles, considérées comme autant de styles différents. Il présente les Caduveo et les Bororo comme des sociétés savantes, au contraire des Nambikwara, l'une des sociétés les plus pauvres au monde, ignorant même le hamac d'usage courant en Amérique tropicale : « Après la splendeur des palais bororo, le dénuement où vivent les Nambikwara paraît à peine croyable » (Tristes tropiques, p. 290) ; mais leur visage rappelle les statues et bas-reliefs des plus anciennes civilisations du Mexique ; en outre, la structure de leur langue rappelle celle du royaume chibcha, qui construisit une grande civilisation en Colombie, « intermédiaire entre celles du Mexique et du Pérou » (op. cit., p. 295). Lévi-Strauss nous administre une nouvelle leçon d'histoire en concluant que c'est bien à tort que l'on prendrait les Nambikwara, en dépit de leur pauvreté, pour de vrais primitifs (op. cit., p. 188). Commentant en 1993 les travaux récents consacrés à l'Amazonie par de jeunes chercheurs, il se trouve conforté dans sa conviction ancienne que des échanges nombreux, jusqu'alors insoupçonnés, ont existé entre sociétés voisines : une continuité se dessine entre les civilisations des Andes et diverses sociétés amazoniennes ; celles-ci s'ouvrent à leur tour à l'ethnohistoire (L'Homme, 1993, XXXIII, nos 126-128, p. 7).

Lévi-Strauss formulera à nouveau sa conviction de l'unité historique de l'hémisphère occidental dans La Potière jalouse (1985). Il y compare notamment les mythes à engoulevent en Amérique du Nord et en Amérique du Sud, tout en proposant d'étonnantes considérations d'ordre général sur les rapports que la pensée établit entre le feu de cuisine (thème central des Mythologiques) et le four du potier, entre le tissage et la vannerie. Il suggère à ce propos une esquisse audacieuse de la nature même de la pensée mythologique comme système d'équations et de symboles. Mais il prend soin de préciser que cette « finalité inconsciente […] ne peut s'exercer que sur un héritage historique et contingent » (La Potière jalouse, p. 228). Voir dans la conception lévi-straussienne de la mythologie un pur jeu de l'esprit est donc un contresens radical. Pour expliquer la cohérence du système mythique amérindien « dont les éléments invariants peuvent toujours être représentés sous la forme d'un combat entre la terre et le ciel pour la conquête du feu », Lévi-Strauss pense que les remaniements se sont effectués « dans une mesure compatible avec les contraintes des moules traditionnels » (L'Homme nu, p. 535 et 545). Cette constatation, faite en 1973, illustre la conception plus générale du champ historique exposée dans la Leçon inaugurale prononcée au Collège de France le 5 janvier 1960 (cf. Anthropologie structurale deux, p. 11-44). Lévi-Strauss y oppose l'histoire froide des sociétés dites archaïques, caractérisées par « leur effectif restreint et leur mode mécanique de fonctionnement » à l'histoire chaude des sociétés où « des différenciations entre castes et entre classes sont sollicitées sans trêve, pour en extraire du devenir et de l'énergie » (op. cit., p. 40). Lévi-Strauss prend bien soin de souligner que cette distinction n'est jamais absolue. Dans Tristes tropiques, ne décrivait-il pas l'existence de castes chez les Mbaya du Brésil (1955, p. 185) ? Il est vrai que cette stratification n'entraîne apparemment pas ici un changement notable de productivité. Dans son introduction au numéro spécial sur l'Amazonie publié par L'Homme (1993), Lévi-Strauss nuance sa pensée sans renoncer à l'opposition entre sociétés froides et sociétés chaudes, qu'il faut bien se garder, précise-t-il, de considérer dans une perspective évolutionniste. Il souligne que des sociétés que l'on croyait jadis « archaïques » sont « les survivant[e]s de sociétés complexes et puissantes, depuis des millénaires engagé[e]s dans un devenir historique, et que décomposa dans le laps de deux ou trois siècles, ce tragique accident, lui aussi historique, que fut pour elles la découverte du Nouveau Monde » (L'Homme, 1993, p. 9). On appréciera à ce propos l'absurdité du grief fait à Lévi-Strauss par Mark Lilla (emboîtant le pas à bien des critiques) d'avoir développé une conception de l'histoire marquée du sceau de l'immobilisme (« L'Humanisme en question », in Les Philosophies politiques contemporaines, 1999, p. 24).

Il m'est arrivé de faire remarquer que l'existence de diverses formes d'État, associées à des statuts hiérarchisés, voire à des classes sociales, dans maintes sociétés africaines précoloniales, mérite que leur histoire soit considérée comme tiède. Lévi-Strauss envisage une hypothèse semblable dans le texte que nous venons de citer : « Il arrive aussi que des sociétés froides se réchauffent quand l'histoire les happe et les entraîne » (op. cit., p. 10). Il nous propose donc une conception nouvelle du devenir qui, s'appuyant autant sur l'archéologie que sur l'ethnographie comparée, s'éloigne à la fois de l'histoire conjecturale – défendue jadis avec acharnement par beaucoup de chercheurs de langue allemande – comme de cette ethnohistoire, généralement purement événementielle, développée depuis quelques dizaines d'années par ceux qui prétendent réduire l'anthropologie à la pure diachronie, oublieux du fait que celle-ci présente aussi des temps longs, dont l'histoire froide pourrait bien être une modalité extrême, quand bien même cette histoire s'est singulièrement réchauffée de nos jours.

Pour qualifier ces sociétés froides ou tièdes, qui ont été l'objet privilégié de l'anthropologie classique sous l'appellation équivoque de « sociétés archaïques », l'absence d'écriture et l'emploi exclusif de la tradition orale me paraissent offrir une certaine pertinence. Soulignons que Lévi-Strauss lui-même fut le premier à intituler « Religions des peuples sans écriture » la chaire qu'il a occupée à la 5e section de l'École pratique des hautes études, chaire qui, depuis 1890, portait le nom hautement dépréciatif de « Religions des peuples non civilisés ». Il reconnaît volontiers que le nouvel intitulé « présente lui aussi un caractère privatif » mais note qu'il s'agit là d'une constatation de fait qui ne suppose aucun jugement de valeur (Anthropologie structurale deux, p. 78). À plusieurs reprises, c'est ainsi que se voient qualifiées les sociétés amérindiennes dans son œuvre. Si, dans un article datant de 1952, Lévi-Strauss qualifiait encore de « primitives » les sociétés sans écriture, c'est pour préciser aussitôt qu'elles étaient « soustraites, de ce fait, aux méthodes d'investigation du pur historien ; touchées à une date récente seulement par l'expansion de la civilisation mécanique : donc étrangères, par leur structure sociale et leur conception du monde, à des notions que l'économie et la philosophie politique considèrent comme fondamentales quand il s'agit de notre société » (Anthropologie structurale, p. 113).

On sait que, dans des pages célèbres de Tristes tropiques, Lévi-Strauss interprète la fonction primaire de l'écriture comme un facteur d'asservissement ; il en fait lui-même l'expérience lorsque le chef des Nambikwara tente d'imiter à son profit exclusif les signes graphiques tracés par l'ethnographe ; il fut bientôt abandonné par les siens. qui ne souffraient, comme tant de peuples amérindiens, aucune forme d'autorité.

À ce propos, il me semble que Jacques Derrida instruisit un mauvais procès à Lévi-Strauss en proposant de bannir l'expression même de « peuples sans écriture » sous le prétexte qu'il existerait universellement une « archi-écriture », dont l'écriture au sens restreint – celle qui note les sons du langage –, ne serait qu'un aspect particulier. Cette thèse, au statut incertain, développée dans De la grammatologie, s'appuie sur les considérations d'un certain nombre de linguistes de l'École de Copenhague fondée par Hjemslev. Cette « écriture avant la lettre » se manifesterait notamment dans le comportement figuratif, analysé par Leroi-Gourhan, qui a qualifié de « mythographiques » les premières figures peintes ou gravées par l'homme au Paléolithique supérieur, en supposant que ces signes non phonétiques pouvaient être le support d'un discours mythologique. Encore faudrait-il, pour que cette « grammatologie » ait quelque fondement empirique, que les « traces » de cette archi-écriture soient davantage précisées. Le graphisme est peut-être universel, il n'a pas partout la même fonction. Lévi-Strauss commente brillamment l'art de la parure des Indiens Caduveo dans Tristes tropiques : chez les Mbaya, « les nobles faisaient étalage de leur rang par des peintures corporelles au pochoir ou des tatouages, qui étaient l'équivalent d'un blason » (p. 185). Il remarque que cet art graphique stylisé, unique chez les Amérindiens, « ne ressemble à rien sinon à nos cartes à jouer » (op. cit., p. 188). Il commence par faire remarquer qu'il est pratiqué par les femmes exclusivement, les hommes se réservant une sculpture de caractère naturaliste. En outre, les peintures du visage caduveo qui reproduisent les signes de la culture sur le corps animal nu « expriment dans une société complexe la marque des statuts » (Tristes tropiques, p. 201).

Dans leur présentation récente des travaux relatifs à l'Amazonie, Philippe Descola et Anne Christine Taylor confirment l'intuition première de Lévi-Strauss : un vaste ensemble de sociétés du Nouveau Monde méridional appartient au même « continent ethnographique » dans la mesure où « partageant grosso modo une même culture matérielle (elles) présentent surtout d'évidents traits communs dans leur organisation sociale, leurs modes de représentation de l'identité collective et dans les systèmes rituels qu'ils mettent en œuvre pour en assurer la reproduction symbolique » (L'Homme, 1993, p. 14). Les auteurs ajoutent que « le structuralisme “marche” bien en Amazonie car les autochtones paraissent spontanément structuralistes » (op. cit., p. 16).

Cette belle cohérence et cette unité existent-elles ailleurs ? C'est la question que je me suis posée – sans être certain de la réponse au départ – à propos des cultures traditionnelles africaines dépourvues d'écriture, en explorant les mythes et rites bantous (L. de Heusch, 1972, 1982, 2000). Les peuples bantous appartiennent à une aire linguistique qui couvre une large part de l'Afrique centrale et australe, et les spécialistes ont établi la commune origine de leurs locuteurs. Je ne tardai pas à m'apercevoir que la méthode d'analyse de la pensée symbolique proposée par Lévi-Strauss s'appliquait parfaitement bien à ce domaine historique particulier, mutatis mutandis. Les invariants baignent en effet dans un tout autre univers sémantique. L'origine du feu de cuisine, marquant le passage de la nature à la culture humaine, qui est l'un des fondements de la pensée amérindienne, ne préoccupe guère les Bantous. En outre, la pauvreté des mythes par rapport à la richesse des rites a souvent été notée. Mais j'eus la surprise de découvrir que maints récits dits historiques fonctionnaient dans les royaumes de cette région comme des mythes justifiant non pas le passage de la nature à la culture, mais l'avènement d'une culture jugée supérieure par rapport à un ordre préexistant. Au fil des années je crus apercevoir, suscitant l'ire de Jan Vansina, que les mythes de fondation des royaumes kuba, luba, lunda, rwanda d'Afrique centrale et certains de leurs rites trouvaient comme un écho en Afrique australe, en dépit de la spécificité de l'histoire des diverses formations politiques. En revanche, les royaumes anciens du sous-groupe linguistique kongo, au nord et au sud de l'embouchure du fleuve Congo, appartiennent à un autre système symbolique, bien que la figure cosmogonique du Serpent arc-en-ciel y fût prédominante comme chez les Luba. Un coup de sonde dans la littérature ethnographique relative à l'Afrique occidentale et d'autres régions d'Afrique me persuada que l'histoire, envisagée du point de vue structuraliste, nous contraignait à réhabiliter la notion d'aire culturelle à condition de substituer au répertoire stérile des « traits culturels » la notion lévi-straussienne de système de transformation. C'est à ce prix que nous serons en mesure de vérifier l'audacieuse affirmation sur laquelle s'ouvre le chapitre XX de Tristes tropiques : « L'ensemble des coutumes d'un peuple est toujours marqué par un style : elles forment des systèmes » (p. 183). Véritable défi à ceux, de plus en plus nombreux, qui sont tentés par cette forme particulièrement pernicieuse de déconstruction qui consiste à réduire le social à un jeu d'interactions individuelles, illusion engendrée sans doute par le triste état présent de notre propre société fondée sur un néolibéralisme triomphant.

J'abordai donc la question politique par le biais des systèmes de pensée que Durkheim appelait « représentations collectives », notion que Lévi-Strauss contribua à affiner. Une institution, identifiée jadis par Frazer en Afrique, me parut dominante ; il la baptisa improprement « royauté divine ». Je repris dans une perspective néo-frazerienne la question de la sacralisation du pouvoir, qui semble inconnue des Amérindiens, à l'exception sans doute des Incas et des anciennes civilisations mésoaméricaines. C'est évidemment la raison pour laquelle Lévi-Strauss n'a pas évoqué ce problème dans ses propres recherches, dont la parenté et le mythe forment les deux solides piliers. On doit cependant à l'auteur des Structures élémentaires de la parenté et des Mythologiques quelques pages décisives dans le domaine de l'anthropologie politique : le chapitre XXIX de Tristes tropiques. Lévi-Strauss y note la séparation du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel chez les Nambikwara et s'interroge sur la nature du premier. Il s'agit d'une société réduite à sa plus simple expression, une bande que l'auteur définit comme « frêle et éphémère » ou encore comme une « structure sociale élémentaire » (p. 327 et 336). L'auteur rejoint une nouvelle fois Rousseau en constatant que « le consentement est à la fois l'origine et la limite du pouvoir » (p. 336). Il observe que les Nambikwara ne tolèrent aucune manifestation de coercition de la part de leur chef, choisi pour sa compétence en tant que guide. Je n'hésiterai pas, pour ma part, à qualifier de « charismatique » ce leader dont la charge consiste en de « lourdes obligations » et notamment celle d'une générosité constante. Le seul bénéfice qu'il tire de sa position est le privilège de la polygamie. Le déséquilibre démographique que cette situation entraîne explique que les jeunes gens qui se trouvent être cousins croisés, c'est-à-dire futurs beaux-frères, entretiennent entre eux des relations homosexuelles, que les Nambikwara appellent joliment « l'amour-mensonge » (p. 335).

Si la grande polygamie est effectivement le privilège du roi africain, la distance avec le chef de bande nambikwara est considérable. Nous assistons à un renversement spectaculaire dans la conception du pouvoir ; le corps même du souverain est l'objet d'une sacralisation lors d'un rituel initiatique qui le rend apte à agir sur les forces naturelles en vue d'assurer la fertilité et la fécondité générale. Ce phénomène est d'un tout autre ordre que le fait relevé par Lévi-Strauss chez les Tupi-Kawahib – voisins des Nambikwara – qui confient à leur chef une charge spirituelle, celle de chaman. C'est la fétichisation du corps même du souverain que les rites d'investiture opèrent très souvent en Afrique. Le phénomène de la sacralisation du pouvoir n'est pas lié à la dimension démographique du groupe ni à la diversité de sa composition sociologique. Le phénomène s'observe déjà dans de petites communautés villageoises homogènes où le chef est véritablement le serviteur rituel du groupe, voire son prisonnier. Comme Frazer l'a bien vu, le roi sacré (qu'il qualifie à tort de « divin ») était condamné à subir une mort non naturelle, quasi sacrificielle. Il est remarquable que bien des mythes africains posent la réciprocité comme fondement du pouvoir sacré : il aurait été octroyé par un chasseur étranger, généreux distributeur de viande, métaphore de son pouvoir exceptionnel et extraordinaire sur la nature. L'on est en droit de considérer cette générosité comme une transformation radicale de celle exigée ailleurs du chef. Lorsque l'État se constitue sur cette base idéologique – quelles qu'en soient les raisons matérielles – le don (ou plutôt son illusion) s'allie à la violence dans la définition même du pouvoir. Le roi sacré, garant de l'ordre social, détient un pouvoir de coercition et s'arroge le droit de prélever le tribut. C'est sur cette révolution idéologique – ou cette mystification – que se sont édifiés la plupart des États traditionnels en Afrique. Mais le cheminement historique a suivi une autre voie en Égypte où le roi est divinisé au sens strict du mot. Cette figure surgit aussi dans le Moyen-Orient, où le souverain fut d'abord le grand prêtre de la divinité suprême. Les historiens se sont emparés de ces faits – dans lesquels beaucoup croient voir les débuts de la civilisation – car ils disposent cette fois d'archives écrites : le pouvoir du monarque s'appuie désormais sur une classe de lettrés.

Lévi-Strauss reconnaît que la ligne de démarcation entre sociétés à écriture et celles que les ethnologues étaient convenus d'appeler « primitives », est incertaine (Anthropologie structurale, p. 113). Et Marcel Detienne a souligné que « tout donne à penser que du temps d'Homère il n'y eut pas de révolution de l'écriture mais que l'usage de signes graphiques a cheminé lentement et par avancées inégales selon les domaines d'activité » (Detienne, 1981, p. 70). Il y a un demi-siècle, dans un article des Cahiers internationaux de sociologie, le promoteur de l'anthropologie structurale notait déjà un mouvement qui s'est amplifié considérablement au cours des dernières années dans les récents développements de l'ethnographie européenne, autrefois limitée à un certain nombre de phénomènes qualifiés de « folkloriques » : les ethnologues se voient « ouvrir les portes des usines, des services publics nationaux, municipaux, parfois même des états-majors » (Anthropologie structurale, p. 114). Lévi-Strauss voyait plus précisément se dessiner cette extension du domaine classique de l'anthropologie aux États-Unis et il la jugeait « sans doute, d'abord révélatrice de la crise spirituelle où s'engage la société américaine contemporaine, commençant à douter d'elle-même et ne parvenant plus à s'appréhender que par cette incidence d'étrangeté » (ibid.). Quelle que soit la validité de cette appréciation, il n'est pas interdit de mettre l'essor contemporain des travaux dits ethnographiques consacrés au vieux continent en parallèle avec l'inquiétude qui semble saisir les Européens au moment où les classes dirigeantes leur proposent de former une vaste unité politique, certes souhaitable mais problématique ; cette inquiétude expliquerait au moins en partie les replis régionalistes que l'on enregistre un peu partout et la multiplicité des études concernant les particularités socioculturelles. On ne doutera cependant pas que ces préoccupations nouvelles attestent une crise généralisée des sciences sociales : celles-ci tentent de plus en plus d'abolir les barrières établies entre l'anthropologie et la sociologie par l'institution universitaire. Les sociologues, dont l'ambition ultime est de rendre compte de la société humaine dans sa généralité sans toujours tenir compte de son extrême diversité qui seule permettrait de réaliser ce programme ambitieux, se sont généralement cantonnés, en pratique, à l'étude des sociétés industrielles, en faisant un usage abondant de questionnaires et de statistiques. Mais voici que les tenants de cette discipline sont de plus en plus nombreux à emprunter aux anthropologues la méthode participative. Ils préfèrent même parfois être qualifiés désormais comme tels. Lévi-Strauss reprochait aux anthropo-sociologues américains l'empirisme de leur méthode et l'incertitude de leurs procédés d'investigation. Il considère que l'anthropologie se définit aussi par un objet propre. Il admet cependant la validité de l'intégration des recherches d'ethnographie rurale ou urbaine occidentales dans le champ de cette discipline, mais à une condition : « Ce qui permet à l'ethnologue de se trouver sur un terrain familier quand il étudie un village, une entreprise ou un “voisinage” de grande ville (comme disent les Anglo-Saxons : neighbourhood), c'est que tout le monde connaît tout le monde, ou à peu près » (op. cit., p. 402) ; on sait que Lévi-Strauss a patronné notamment une brillante recherche collective sur les pratiques traditionnelles d'un village bourguignon. Ce sont donc cette fois des caractéristiques démographiques et sociologiques qui se trouvent soulignées : la dimension réduite des communautés et le face-à-face. Mais Lévi-Strauss ajoute aussitôt des considérations éthiques sur l'« authenticité » : il croit – à tort ou à raison selon le point de vue subjectif que l'on adoptera – que l'authenticité est par excellence « le genre de vie perçu comme traditionnel ou archaïque » et qu'on le retrouve sous une forme atténuée « au sein d'un système plus vaste, lui-même frappé d'inauthenticité » (op. cit., p. 402-403). On pourrait regretter que cette perspective écarte du champ des sociétés sans écriture (c'est-à-dire de l'anthropologie classique) celles, très nombreuses, qui sont construites sur l'État en Afrique comme en Polynésie, et que Pierre Clastres, opposait aussi, mais pour d'autres raisons, aux sociétés « primitives ». Décidément, la frontière paraît bien indécise entre les divers domaines explorés par les sciences sociales.

Celles-ci sont à la recherche de leur unité dans une certaine confusion. Il ne fait guère de doute que l'apport décisif de Claude Lévi-Strauss contribuera très largement à l'édification de cette prochaine anthropologie générale sensible aux différences culturelles comme aux similitudes. Nous sommes nombreux à souhaiter l'affaiblissement des barrières universitaires actuellement érigées plus ou moins arbitrairement entre diverses disciplines convergentes dont l'objet est l'étude des quelques milliers de sociétés humaines qui ont vu le jour au sein de l'espèce humaine. L'anthropologie traditionnelle est peut-être appelée à se dissoudre un jour prochain dans l'histoire, qui concerne dans nos académies les sociétés disparues, les monographies ethnographiques accumulées depuis plus d'un siècle devenant les seules traces écrites du passé des sociétés de tradition orale, profondément transformées par l'irruption de l'écriture, de l'image et par leur cortège de bouleversements techno-économiques. Mais l'on peut douter que ce phénomène baptisé un peu rapidement mondialisation ou globalisation abolira les différences culturelles : l'anthropologie n'est pas nécessairement vouée à disparaître, elle se transformera. Il est à craindre qu'au Grand Partage entre les sociétés exotiques et les autres, se substitue désormais le partage entre les sociétés de plus en plus riches et les sociétés de plus en plus pauvres. On ne sait pas encore, qui s'occupera des secondes, de plus en plus nombreuses, qui erreront dans les interstices béants des premières.

BIBLIOGRAPHIE

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