Les deux natures de Lévi-Strauss
Philippe Descola
Nul n'ignore le rôle crucial que joue dans l'œuvre de Claude Lévi-Strauss l'opposition contrastive entre la nature et la culture : il en use dans des contextes si divers et à des fins si nombreuses qu'elle en est venue pour beaucoup à incarner l'une des caractéristiques de sa manière de penser. On sait aussi que Lévi-Strauss attribue à Rousseau le mérite d'avoir fondé en pratique le champ de l'ethnologie en inaugurant, dans le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité, la réflexion sur les liens possibles entre ces deux champs de phénomènes (Lévi-Strauss, 1973, p. 46-47). C'est dire que le problème de la tension entre la nature et la culture n'est pas seulement au cœur de l'anthropologie structurale, il est bien ce qui définit, aux yeux de son fondateur, le domaine dont l'ethnologie s'occupe et grâce auquel elle peut prétendre à une autonomie au sein des autres sciences de l'homme. Pourtant, le statut de cette paire conceptuelle n'est pas facile à cerner chez Lévi-Strauss : tout à la fois outil analytique, scène philosophique des commencements et antinomie à dépasser, elle est investie par lui d'une pluralité de significations, parfois contradictoires, qui rendent son emploi hautement productif et son interprétation malaisée. C'est à une clarification de cette question que le présent texte entend contribuer, sous la forme d'un bilan critique et d'un hommage. Car chacun d'entre nous n'avance dans la voie qu'il a choisie que grâce aux progrès accomplis par les générations précédentes et, de ce point de vue, il fait peu de doute que le XXe siècle, en anthropologie, demeurera comme le siècle de Lévi-Strauss tant sa pensée, même lorsqu'on la rejette, a vigoureusement marqué la conception que l'on peut se faire de cette science, de son objet et de ses méthodes. Ma dette à son égard est plus grande encore, pour des raisons tant personnelles qu'intellectuelles : parmi ces dernières figurent au premier chef l'incitation à me pencher sur le thème même de cet essai, les rapports de continuité et de discontinuité entre la nature et la culture, qui est devenu très tôt, grâce à lui, l'axe principal de mes réflexions et de mon activité professionnelle. Mais, pour édifier avec sûreté sur des bases solides, il faut aussi sonder les fondations, en dresser le plan, réaménager parfois leur distribution. Les lignes qui suivent n'ont pas d'autre ambition.
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C'est dans la « Conférence Gildersleeve » donnée en 1972 aux États-Unis sous le titre « Structuralism and Ecology » que Lévi-Strauss a été le plus explicite quant à sa conception du rôle respectif des opérations de l'esprit et des déterminations écologiques dans le travail qu'opère la pensée mythique lorsqu'elle organise en systèmes signifiants certains éléments du milieu naturel (Lévi-Strauss, 1972). Il s'agissait pour lui de répondre sur place aux accusations d'idéalisme portées à son encontre par un nombre croissant d'anthropologues nord-américains qui voyaient dans les contraintes exercées sur une société par son environnement, et dans les réponses adaptatives que celle-ci y apportait, l'origine et la cause de la plupart de ses spécificités culturelles. Reprenant une argumentation déjà développée dans La Pensée sauvage, Lévi-Strauss s'attachait donc à montrer qu'il n'y a rien d'automatique ou de prévisible dans la manière dont une société sélectionne tel ou tel aspect de son habitat pour le doter d'une signification particulière et l'intégrer à des constructions mythiques. Car des cultures voisines identifient souvent dans un même animal ou une même plante des caractères pertinents tout à fait dissemblables, de même qu'elles peuvent donner une fonction symbolique identique à des espèces appartenant à des genres, voire des règnes, différents. L'arbitraire qui règne dans le choix des traits distinctifs imputés à telle ou telle composante des écosystèmes locaux est pourtant tempéré par le fait que ces traits sont organisés en systèmes cohérents, lesquels peuvent être appréhendés comme les résultats relevant de transformations d'un petit nombre de règles. Bref, si des mythes provenant de tribus proches peuvent utiliser à une même fin des propriétés entièrement distinctes de la faune et de la flore, la structure de ces mythes n'en est pas pour autant aléatoire et s'organise selon des effets en miroir d'inversion et de symétrie.
Comme l'on pouvait s'y attendre, la « Conférence Gildersleeve » ne réussit pas à convaincre les matérialistes nord-américains du bien-fondé de l'analyse structurale et elle donna même lieu à une controverse célèbre entre Lévi-Strauss et Marvin Harris, alors professeur à l'Université Columbia et figure de proue de l'écologie culturelle (Harris, 1976 ; Lévi-Strauss, 1976). Le paradoxe de ce dialogue de sourds est que Harris ne paraît pas avoir perçu que l'anthropologie structurale, loin de se complaire dans un « mentalisme » hautain ainsi qu'il lui en fait le reproche, s'appuie au contraire sur un naturalisme bien plus radical que celui dont les adeptes du déterminisme géographique se font les avocats. Car s'il est vrai que Lévi-Strauss n'a cessé d'afficher une indifférence ostensible vis-à-vis de ce qu'il appelle, dans le langage de Marx, « l'ordre des infrastructures », il n'a jamais varié non plus dans l'idée que la nature conditionne les opérations intellectuelles grâce auxquelles la culture reçoit un contenu empirique, ni hésité à anticiper sur le moment où celle-ci pourrait être interprétée en termes purement organiques, comme le résultat naturel et le mode social d'appréhension des modifications de structure et de fonctionnement du cerveau. De cette double tendance résulte une cohabitation parfois malaisée entre un programme scientifique formulé en termes classiquement dualistes – à l'ethnographie, assistée de l'histoire et de la technologie, l'étude de la base matérielle des sociétés, à l'anthropologie structurale l'étude des idéologies – et une théorie de la connaissance résolument moniste puisqu'elle envisage l'esprit donnant sens au monde comme une partie et un produit de ce même monde.
La Conférence Gildersleeve offre une éloquente illustration de cette combinaison paradoxale. Récusant l'opposition entre la matière et l'esprit, Lévi-Strauss y affirme que toute vie sociale est marquée par deux déterminismes simultanés et complémentaires : l'un, de type techno-économique, impose à la pensée des contraintes résultant du rapport qu'une société entretient avec un milieu particulier ; l'autre reflète les exigences inhérentes au fonctionnement de l'esprit et se manifeste partout à l'identique, indépendamment des différences entre les milieux. Le premier déterminisme exige que l'ethnologue soit informé des propriétés objectives des objets naturels que l'esprit va sélectionner dans un contexte culturel donné pour les constituer en des ensembles signifiants, tels les mythes ou les taxinomies. Il est donc impératif de bien connaître l'écologie d'une société si l'on souhaite analyser ses productions idéologiques car celles-ci témoignent d'un compromis entre certains traits du milieu et les lois organisant la pensée symbolique. Lévi-Strauss lui-même a toujours porté une attention minutieuse à la flore, à la faune ou aux cycles astronomiques et climatiques propres aux régions d'où proviennent les mythes qu'il étudie ; on comprend que cette précaution méthodologique lui est nécessaire afin d'établir de façon rigoureuse comment des récits de sociétés voisines utilisent des caractéristiques différentes de l'écologie locale pour remplir des fonctions mythiques équivalentes.
Toutefois, l'anthropologie structurale est avant tout une sémiologie, voire une psychologie, et c'est sur les manifestations du deuxième type de déterminisme, le déterminisme mental, que l'intérêt de Lévi-Strauss s'est surtout fixé, non pas pour dégager des universaux cognitifs, mais pour rendre compte de la manière dont l'esprit opère dans des contextes culturels et géographiques distincts, subissant dans son fonctionnement l'effet d'attraction et de gauchissement que les particularités de l'environnement physique et social lui imposent. C'est pourquoi Lévi-Strauss, fidèle à son projet de dresser un inventaire des « enceintes mentales » à partir de l'expérience ethnographique, a peu à peu délaissé le champ des études sociologiques qui avait occupé la première partie de sa carrière pour se consacrer à l'étude des différentes manifestations de la pensée mythique. Rien ne garantit, en effet, que les contraintes qu'il avait mises au jour dans les systèmes de parenté soient d'origine mentale ; elles ne sont peut-être qu'un reflet dans la conscience des hommes de certaines exigences de la vie sociale objectivées dans les institutions. Étant dépourvue de fonction pratique immédiate, la mythologie ne présente pas cette ambiguïté et révèle à l'analyste, sous une forme particulièrement pure, les opérations d'un esprit non plus condamné à mettre en ordre une réalité qui lui est extérieure, mais libre de composer avec lui-même comme par dédoublement.
Bien que Lévi-Strauss affirme la symétrie du déterminisme mental et du déterminisme du milieu, il ne leur concède pourtant pas un poids égal dans son œuvre. De fait, l'environnement physique y est surtout relégué dans un rôle subalterne, celui d'offrir à la pensée mythique la matière dont elle s'alimente, une fonction assurément utile, mais dont on ne saurait dire qu'elle reflète pleinement l'ensemble des interactions possibles entre une société et son milieu géographique. Aussi les matérialistes n'ont-ils pas tort de reprocher à Lévi-Strauss son manque d'intérêt pour l'incidence des facteurs écologiques sur tous ces aspects de la vie sociale qui ne peuvent être rangés parmi les produits de l'activité symbolique. Là n'est pas son problème, en effet, puisqu'il a jeté son dévolu sur les « superstructures », poursuivant une étude que Marx, dit-il, avait à peine ébauchée. À cet étage de la division du travail anthropologique, la nature devient donc comme un gigantesque réservoir de propriétés observables au sein duquel l'esprit aura tout loisir de venir puiser des objets à convertir en signes. Bref, cette nature d'encyclopédie est surtout « bonne à penser », tremplin d'où l'imagination taxinomique prend son essor, prétexte aux combinaisons bizarres qui font la trame des mythes, vaste et foisonnant présupposé de l'objectivation du monde dans des énoncés codifiés. Cette nature plantée comme un décor pour le théâtre de l'esprit s'oppose bien sûr à la nature massive et implacable du déterminisme géographique ; mais elle s'oppose aussi à l'autre nature dont Lévi-Strauss invoque souvent les effets, la nature organique de notre espèce au moyen de laquelle s'opèrent la perception et l'intellection des objets sensibles, la machinerie biologique qui garantit l'unité des opérations mentales et autorise l'espoir d'en percer les règles. Autant la nature extérieure à l'homme demeure dans un rôle ancillaire, autant sa nature corporelle se voit privilégiée comme clef de voûte d'une théorie des facultés qui refuse de discriminer entre les états de la subjectivité et les propriétés du cosmos.
Lévi-Strauss est bien conscient de la contradiction qu'engage cette dualité des natures ; aussi s'attache-t-il à en proposer une solution où l'on devine comme des échos de la phénoménologie de Merleau-Ponty. Dans les dernières pages de la Conférence Gildersleeve, la nature corporelle se voit définie comme un milieu organique, homologue au milieu physique, et d'autant plus liée à lui que l'homme n'est capable de se saisir du second que par la médiation du premier. Entre les informations transmises par les organes des sens, leur codage cérébral, et le monde physique lui-même, il faut donc qu'existe une certaine affinité. Sur quoi cette affinité repose-t-elle ? Sur le fait, dit Lévi-Strauss, que les données immédiates de la perception sensible ne sont pas un matériau brut, une sorte de copie conforme des objets appréhendés, mais consistent en propriétés distinctives abstraites du réel par des mécanismes de codage et de décodage inscrits dans le système nerveux et fonctionnant au moyen d'oppositions binaires : contraste entre mouvement et immobilité, présence ou absence de couleur, différences de contour des objets… La structure ne serait donc pas un pur produit de l'intellect mettant librement en forme une réalité plastique ; l'esprit ne cesse en réalité de travailler structurellement des informations qu'il reçoit déjà structurées par la sensibilité. Sans doute, mais les organes des sens ont-ils eux-mêmes une activité structurante ou une activité structurale ? Opèrent-ils un codage des stimuli par des oppositions de traits distinctifs, ou se contentent-ils de restituer un codage déjà présent dans la réalité extérieure ? C'est la deuxième option que Lévi-Strauss retient sans ambages quand il affirme que les propriétés structurales de la nature ne se distinguent pas dans leur essence des codes au moyen desquels le système nerveux les déchiffre, ni des catégories dont l'entendement se sert pour rendre compte des propriétés du réel ; bref, « l'esprit accomplit des opérations qui ne diffèrent pas en nature de celles qui se déroulent dans le monde » (ibid., p. 164-165). Dans cette homologie de structure entre le signe et la chose qu'il dénote, le procès de signification est ainsi renvoyé à la nature, à une armature binaire de la réalité objective permettant d'expliquer et de garantir l'isomorphisme entre le langage et le monde.
En embrassant une théorie physicaliste de la connaissance, Lévi-Strauss peut alors récuser le dualisme philosophique, tout en continuant à mettre en œuvre un parfait dualisme de méthode. Dans ses analyses de mythes, en effet, l'environnement physique n'est pas traité « en nature », c'est-à-dire comme un ensemble d'effets de causalité, de propriétés structurales et d'assemblages moléculaires qui serait codé, décodé et recombiné par la machinerie perceptive et cognitive. Il faudrait pour cela des outils scientifiques que nous sommes encore loin de posséder. La nature extérieure à l'homme est plutôt convoquée comme une sorte de lexique de traits distinctifs à partir duquel les organes sensibles et le cerveau produiraient des textes selon une syntaxe qui leur est propre. Et si l'analyse des mythes est possible, en définitive, c'est précisément parce que le lexique des natures non humaines varie en fonction des environnements avec lesquels chaque culture doit composer, tandis que la grammaire naturelle de l'entendement qui organise ces éléments en énoncés demeure, quant à elle, invariante. D'où ce paradoxe de l'anthropologie structurale qui fait d'une conception moniste de l'esprit et du monde la légitimation d'une méthode d'analyse où le relativisme naturel – la variété des milieux – joue un rôle ailleurs dévolu au relativisme culturel.
Lévi-Strauss ne s'est pas converti au monisme sur le tard et sous l'influence des neurosciences, ainsi que la Conférence Gildersleeve pourrait le donner à supposer. Il s'agit d'une intuition précoce qu'il n'a cessé de reformuler au fil du temps et que les acquis de la biologie sont venus conforter à point nommé en lui donnant une amorce de légitimité empirique. Dès Les Structures élémentaires de la parenté, l'idée est bien présente que les racines de la culture sont à chercher dans la nature, dans des principes organiques de fonctionnement de la pensée qui ne diffèrent pas des lois de la réalité physique et sociale. Mais cette profession de foi est formulée dans un langage philosophique si tributaire encore des catégories dualistes que bien des lecteurs hâtifs n'ont pas perçu que la distinction de principe entre la nature et la culture par laquelle l'ouvrage débute n'était qu'un artifice d'exposition permettant de récuser toute opposition substantive entre les deux domaines.
Rappelons brièvement la démonstration. Pour des raisons peut-être imputables en partie aux canons universitaires de l'époque, Lévi-Strauss a jugé bon d'introduire sa thèse par un exposé génétique : délaissant pour un temps l'esprit de la méthode structurale, il s'emploie à isoler un fondement logique sur lequel appuyer ses analyses des institutions matrimoniales, un premier moteur responsable de toute la dynamique postérieure de la vie sociale. Ce socle primitif, on le sait, c'est la prohibition de l'inceste. Seule règle universelle, elle représente une synthèse originaire où s'exprime le passage de la nature à la culture : elle est naturelle car elle va de soi pour l'ensemble de l'espèce humaine, elle est culturelle du fait qu'elle s'exprime dans une norme, variable dans ses formulations mais non dans son principe. Véritable acte de naissance de la vie sociale, la prohibition de l'inceste fonde l'obligation de l'échange des femmes et exprime « le passage du fait naturel de la consanguinité au fait culturel de l'alliance » (Lévi-Strauss, 1967 [1949], p. 35). Une coupure irréversible semble ainsi instituée à un moment indéfini du processus d'hominisation entre un état naturel dépourvu de toute règle de comportement et un état culturel caractérisé par l'exogamie et la réciprocité dans l'échange, conditions premières des institutions matrimoniales dont Lévi-Strauss va entreprendre l'analyse.
À s'en tenir à une lecture superficielle des chapitres de méthode qui ouvrent Les Structures élémentaires de la parenté, c'est sans doute ce dualisme exorbitant que l'on retiendra, ce basculement soudain de la nature dans la culture dont, de Grotius à Rousseau, les théoriciens du contrat social avaient déjà fait l'hypothèse sans lui prêter pour autant la moindre vraisemblance historique. Or, l'idée d'une solution de continuité aussi radicale est démentie dans maints passages postérieurs de l'ouvrage, intercalés comme en passant dans des développements techniques sur les systèmes de mariage. On y apprend que la culture ne fait que codifier des déterminations imposées par la nature – l'instinct sexuel ou l'aptitude à penser les relations biologiques sous la forme de systèmes d'opposition1 : et qu'elle le fait selon des schèmes cognitifs universels préexistant aux normes qui les traduisent. Ces schèmes sont des sortes d'impératifs catégoriques inscrits dans l'architecture de l'esprit – l'exigence de règle, la notion de réciprocité et le caractère synthétique du don2 –, des structures formelles, donc, qui constituent « […] la base indestructible des institutions matrimoniales et de la prohibition de l'inceste par laquelle l'existence de ces institutions est rendue possible, et de la culture elle-même, dont la prohibition de l'inceste constitue l'avènement3 ». Autrement dit, la prohibition de l'inceste et l'échange qu'elle instaure sont des causes efficientes de la vie sociale, mais le mouvement qui anime celle-ci prend sa source dans des contraintes biologiques et psychologiques plus fondamentales car issues de la nature organique de l'homme. Et pour échapper, déjà, à la dualité de la nature humaine et de la nature physique qu'une telle conception pourrait laisser supposer, Lévi-Strauss n'hésite pas, en conclusion de son ouvrage, à enrôler sous sa bannière Engels et sa Dialectique de la nature, prophétisant après lui que « […] les lois de la pensée sont les mêmes que celles qui s'expriment dans la réalité physique et dans la réalité sociale, qui n'en est elle-même qu'un des aspects » (ibid., p. 520). Le contraste tranché entre la Nature et la Culture affirmé au début des Structures élémentaires n'était donc qu'une fiction philosophique, une manière d'expérience de pensée sans implication ontologique, mais qui fut prise au pied de la lettre par bien des critiques, même parmi les plus perspicaces4. Aussi, pour dissiper toute équivoque, Lévi-Strauss prit-il soin de préciser, dans la préface à la deuxième édition, que l'opposition de la culture et de la nature n'est « […] ni une donnée primitive, ni un aspect positif de l'ordre du monde. On devrait voir en elle une création artificielle de la culture5 ».
Une création artificielle, sans doute, mais aussi tardive et historiquement déterminée. C'est du moins ce qu'il faut ajouter si l'on accorde quelque crédit à ce que l'ethnographie nous révèle des continuités multiples entre humains et non-humains dont les cosmologies de maintes sociétés non modernes portent témoignage. Or, ce n'est pas la voie que Lévi-Strauss paraît suivre lorsqu'il aborde les productions idéologiques de ces sociétés : en ce domaine, et à l'encontre même de sa mise en garde, il lui arrive de céder à la tentation de traiter l'opposition entre la nature et la culture comme « une donnée primitive » et « un aspect positif de l'ordre du monde ». Dans l'analyse structurale des mythes, en effet, il distribue les propriétés, les substances et les entités qu'il isole dans la chaîne narrative au sein de matrices contrastives bien souvent ordonnées selon l'axe de cette même opposition ; comme si, en jouant de l'antithèse entre le cru et le cuit, le miel et le tabac, la crasse et les parures, le feu de brousse et le feu de cuisine, les inventeurs anonymes des récits mythiques avaient eu l'intuition confuse que ces couples de traits distinctifs se répartissent de part et d'autre d'une dualité plus fondamentale, non appréhendée comme telle mais présente déjà dans la texture des choses.
Certes, nul ne contestera que certains contrastes soient universellement perçus entre des états de la matière, des propriétés des êtres ou des caractéristiques des modes d'action et des processus organiques, que des couples d'opposition tels le plein et le creux, le souple et le rigide, le haut et le bas, la droite et la gauche, la vie et la mort, le chaud et le froid ou le contenant et le contenu offrent partout une trame physique adéquate pour organiser des systèmes symboliques. Mais rien ne permet de penser que l'antinomie de la nature et de la culture ait été, avant l'époque moderne, une manière commune de structurer certains de ces contrastes entre des traits saillants du monde, fût-ce à un niveau implicite. On peut admettre, par exemple, qu'aucune société n'est demeurée indifférente aux divers états des substances alimentaires et que le cru, le cuit, le pourri ou le bouilli font partie des catégories mentales, sinon toujours lexicales, dont l'humanité tout entière a su faire usage. Doit-on pour autant analyser ces catégories en prenant pour axe principal la polarité nature/culture, ainsi que le fait Lévi-Strauss avec une étourdissante virtuosité dans « Le triangle culinaire » (Lévi-Strauss, 1965) ? On se rappelle que, selon lui, le rôti serait universellement du côté de la nature et le bouilli du côté de la culture, au prétexte que le premier se rapproche du cru, puisqu'il n'est jamais également cuit, tandis que le second, exigeant l'emploi d'un récipient et la médiation de l'eau, témoignerait d'un degré plus avancé de civilisation ? Or, si la conquête du feu signale l'avènement de l'humanité à la culture, comme Lévi-Strauss s'est attaché à le montrer tout au long des Mythologiques, alors rien n'autorise à dire que le rôti serait moins culturel que le bouilli, la distinction entre la nature et la culture ne pouvant admettre de gradations sous peine de dépouiller cette antinomie de sa pertinence et de sa puissance opératoire. D'autant que l'axe nature/culture est loin d'épuiser tous les contrastes entre le bouilli et le rôti, contrastes que Lévi-Strauss évoque lui-même dans son article : cuisson interne contre cuisson superficielle (dedans/dehors), consommation familiale contre repas de fête (endocuisine/exocuisine), cuisine féminine contre cuisine masculine, conservation des viandes et des sucs contre déperdition (économie/prodigalité), cuisine dans la maison contre cuisine à l'extérieur, etc.
En introduisant l'opposition entre la nature et la culture comme l'une des dimensions majeures de son analyse des modes culinaires, Lévi-Strauss s'expose en outre à de redoutables difficultés logiques lorsqu'il lui faut articuler le rôti et le bouilli au pourri et au fumé. Le bouilli et le pourri présentent, en effet, des affinités que de nombreuses langues n'ont pas manqué de noter ; or, dans la « clef » nature/culture – pour reprendre une métaphore lévi-straussienne –, le bouilli est la forme la plus culturelle de préparation culinaire, tandis que le pourri est une élaboration naturelle d'une catégorie naturelle, à savoir le cru. Pourquoi donc la poterie, invention culturelle par excellence, devrait-elle engendrer un type de nourriture, le bouilli, qui s'assimile le plus au pourri, c'est-à-dire à l'état que les aliments non cuits ne peuvent manquer d'atteindre spontanément ? Une contradiction analogue affecte le fumé. Il s'agit du mode de cuisson qui, selon Lévi-Strauss, se rapproche le plus du cuit et donc de l'optimum de culture. Or, parmi les populations amérindiennes, la claie de bois vert servant à boucaner les viandes doit être détruite après usage, à la différence de ce qui se passe avec la cuisson par ébullition dont les récipients sont soigneusement conservés. Il en résulte que le fumage, forme la plus culturelle de préparation des aliments, suppose l'annulation du moyen culturel qui l'a rendu possible, tandis que le mode de cuisson où l'un des plus puissants symboles de la culture est employé a pour résultat un produit qui tend vers le naturel. Loin de permettre de distribuer des propriétés, des états et des processus dans un champ d'oppositions et de correspondances symétriques, la dichotomie nature/culture introduit ici des inversions et des contiguïtés paradoxales.
La solution adoptée par Lévi-Strauss pour résoudre ces paradoxes revient à affirmer que l'opposition entre la nature et la culture se dissout lorsqu'elle est médiatisée par la cuisine : « Tout se passe comme si la possession durable d'une acquisition culturelle entraînait […] une concession faite en contrepartie à la nature : quand le résultat est durable, le moyen doit être précaire et inversement » (ibid., p. 27). Autrement dit, la conservation des aliments obtenus par fumage est durable parce que le moyen – le boucan – est précaire, tandis que la conservation des aliments bouillis est précaire parce que le moyen – les récipients – est durable. La cuisine articule donc la nature et la culture en dédoublant et en renversant des qualités et des états qui ressortissent à ces deux domaines, au prix d'une inéluctable dissymétrie. Même si l'on peut convenir avec Lévi-Strauss que la dissymétrie est le prix à payer pour que la structure donne au mythe son dynamisme, il est malgré tout loisible de se demander si l'élégante démonstration du « triangle culinaire » n'eût pas pu se déployer en faisant l'économie de l'axe nature/culture. Plutôt que de partir d'une opposition dont l'analyse montre qu'elle ne découpe pas deux champs de prédicats clairement différenciés, pourquoi ne s'être pas cantonné à des systèmes de contrastes exprimant des propriétés phénoménales de la matière et de l'action ? Ces contrastes, du reste, Lévi-Strauss lui-même les propose et en fait usage : la distinction entre élaboré et non élaboré ou entre processus spontané et processus déclenché, la gamme des médiations possibles entre l'aliment et ce qui le transforme (le feu, l'air, l'eau, la graisse), le type d'instrument de cuisson (plat, concave, convexe, ouvert, fermé…) et le degré d'immersion dans un liquide, etc. Tout cela offre une série de combinaisons permettant de rendre compte de l'ensemble des modes culinaires et des significations qui leur sont attachés, sans faire appel à une distinction de type ontologique dont rien n'indique qu'elle soit universellement partagée.
À maintes reprises, notamment dans les Mythologiques, Lévi-Strauss paraît ainsi contraint à des artifices analytiques du fait qu'il accorde une valeur trop littérale et substantive à une opposition entre la nature et la culture à laquelle la matière qu'il traite semble étrangère. C'est le cas, par exemple, de son analyse des rapports qu'entretiennent maladies et poisons de pêche et de chasse dans la mythologie sud-américaine (Lévi-Strauss, 1964, p. 279-287). Le poison y est défini par Lévi-Strauss comme un point d'isomorphisme entre la nature et la culture puisqu'il s'agit, selon lui, d'une substance naturelle permettant une activité culturelle. Pourtant, le curare et beaucoup d'autres poisons amérindiens sont le résultat d'une préparation longue et complexe exigeant jeûnes, interdits sexuels et précautions multiples. Au moment où l'on s'en sert, dans la chasse ou dans la pêche, ils ne sont déjà plus des « substances naturelles », mais des produits de l'activité humaine résultant d'une transformation technique. En outre, le curare fait l'objet d'échanges intertribaux intenses et très anciens au même titre que d'autres biens hautement valorisés, tels les armes, les outils, les parures et le sel. Si le sel et le curare figurent dans ces échanges, c'est bien du fait des transformations qu'ils ont subies au cours de leur confection : ils sont conçus à l'instar des autres produits artisanaux, et non comme des matières premières. On notera enfin que la définition des poisons donnée par Lévi-Strauss peut s'appliquer aussi bien à tous les artefacts produits par les Amérindiens : une sarbacane, un arc, une poterie, une parure, voire une maison, sont bien, tout comme les poisons, le produit de la transformation de substances naturelles remplissant, au terme de leur élaboration, une fonction culturelle. Or, jamais Lévi-Strauss ne considère les artefacts comme des médiations de nature et de culture ; au contraire, il s'en sert souvent comme des symboles de la culture opposés aux substances naturelles. De l'argile à poterie, par exemple, dont on pourrait penser qu'elle est, par excellence, une substance naturelle venant remplir une fonction culturelle, il écrit qu'elle constitue « […] une des matières premières de la culture », ce pourquoi elle est opposée dans les mythes à l'argile des termitières, symbole de la nature (ibid., p. 254). Pourquoi reconnaître à l'argile ce qui est dénié aux poisons, et inversement ?
Le développement sur les poisons de chasse et de pêche s'intègre dans une analyse, au demeurant magistrale, où Lévi-Strauss expose la dialectique des petits et des grands intervalles à l'œuvre dans la pensée mythique amérindienne. Selon lui, les poisons sont des entités « chromatiques », car ils réalisent une transitivité insensible de la nature à la culture, tout en ayant des effets « diatoniques » puisqu'ils causent des ravages parmi les animaux qui en sont les victimes : un continu maximal engendre ainsi un discontinu maximal. L'hypothèse est féconde, mais il n'est nul besoin de convoquer la nature et la culture pour montrer que les poisons relèvent du continu. Certaines de leurs propriétés intrinsèques peuvent en attester aussi bien. Ainsi, le poison de pêche se dissout peu à peu dans l'eau, produisant une nappe qui dérive au fil du courant ; une fois immergé, il n'a pas de limites précises et sa présence visible dépend de son degré de dilution : il est donc bien « chromatique ». Quant aux poisons de chasse, certains d'entre eux demeurent virulents pendant une très longue période ; une telle durée de conservation, qui dépasse celle de la plupart des artefacts produits par les Indiens, prédispose sans doute ces substances toxiques, utilisées à chaque fois en quantité infime, à devenir des symboles adéquats du continu. Ajoutons que le curare, qui se présente sous la forme d'une pâte durcie quand il est froid, devient liquide lorsqu'il est chauffé pour enduire les projectiles : il est donc « chromatique » aussi en ce qu'il traverse plusieurs états selon des gradations insensibles. À la différence de la « nature » et de la « culture », abstractions philosophiques difficilement transposables hors de leur contexte d'origine, toutes ces propriétés physico-chimiques des poisons sont bien connues des Amérindiens, et donc exploitables dans la logique du concret que leurs mythes mettent en forme et dont Lévi-Strauss a par ailleurs admirablement retracé les articulations.
Car s'il est un domaine où la distinction nature/culture n'a pas cours, c'est bien celui des mythes amérindiens, ces histoires insolites d'une époque où humains et non-humains n'étaient pas différenciés, une époque où, pour prendre des exemples jivaros, il était normal qu'Engoulevent fît la cuisine, que Grillon jouât de la vièle, que Colibri défrichât des jardins ou que Martinet chassât à la sarbacane. En ce temps-là, en effet, les animaux et les plantes maîtrisaient les arts de la civilisation, communiquaient entre eux sans entrave et se conformaient aux grands principes de l'étiquette sociale. Pour autant qu'on puisse en juger, leur apparence était humaine, et seuls quelques indices – leur nom, des comportements bizarres – témoignaient de ce en quoi ils allaient se transformer. De fait, chaque mythe relate les circonstances qui ont abouti à un changement de forme, à l'actualisation dans un corps non humain d'un animal ou d'une plante qui existait auparavant à l'état de potentialité. La mythologie jivaro souligne d'ailleurs explicitement ce changement d'état physique en signalant l'achèvement de la métamorphose par l'apparition d'un trait anatomique ou par l'émission d'un message sonore caractéristiques de l'espèce. Les mythes amérindiens n'évoquent donc pas le passage irréversible de la nature à la culture, mais bien plutôt l'émergence des discontinuités « naturelles » à partir d'un continuum « culturel » originaire au sein duquel humains et non-humains n'étaient pas nettement distingués. Ce grand mouvement de spéciation n'aboutit pas pour autant à la constitution d'un ordre naturel identique à celui qui nous est familier puisque, si les plantes et les animaux ont désormais des physicalités différentes de celle des humains – et donc des mœurs qui correspondent à l'outillage biologique propre à chaque espèce –, ils ont aussi pour la plupart conservé jusqu'à présent les facultés intérieures dont ils jouissaient avant leur spéciation : subjectivité, conscience réflexive, intentionnalité, aptitude à communiquer dans un langage universel, etc. Ce sont donc des personnes, revêtues d'un corps animal ou végétal dont elles se dépouillent à l'occasion pour mener une vie collective analogue à celle des humains : les Makuna, par exemple, disent que les tapirs se peignent au roucou pour danser et que les pécaris jouent de la trompe durant leurs rituels, tandis que les Wari' prétendent que le pécari fait de la bière de maïs et que le jaguar ramène sa proie à la maison afin que son épouse la cuisine6.
On a longtemps pris ce genre d'énoncé comme des témoignages d'une pensée rebelle à la logique, incapable de distinguer le réel du songe et des mythes, ou pour de simples figures de langage, métaphores ou jeux de mots. Mais les Makuna, les Wari', et bien d'autres peuples amérindiens qui prétendent ce genre de chose, ne sont pas plus myopes ou crédules que nous. Ils savent bien que le jaguar dévore sa proie toute crue et que le pécari dévaste les plantations de maïs plutôt que de les cultiver. C'est le jaguar et le pécari, disent-ils, qui se perçoivent eux-mêmes comme accomplissant des gestes identiques à ceux des humains, qui s'imaginent de bonne foi comme partageant avec ces derniers le même système technique, la même existence sociale, les mêmes croyances et aspirations. Bref, dans les mythes comme dans l'existence quotidienne, les Amérindiens ne voient pas ce que nous appelons la culture comme l'apanage des humains puisque nombreux sont les animaux, voire les plantes, qui sont réputés croire la posséder et vivre selon ses normes. Il devient dès lors difficile d'imputer à ces peuples la conscience ou le pressentiment d'une distinction entre la nature et la culture homologue à celle qui nous est familière, mais que tout dans leurs façons de penser semble démentir.
Malgré sa mise en garde de ne pas prendre une telle distinction de façon trop littérale, Lévi-Strauss n'a donc pas toujours réussi à échapper à la tentation de voir en celle-ci une donnée universelle de l'expérience humaine. Mais peut-être est-ce pousser la critique au-delà du nécessaire ? D'abord parce que l'information ethnographique dont Lévi-Strauss disposait il y a une quarantaine d'années, au moment où il rédigeait sa tétralogie, était encore bien imprécise et lacunaire, se bornant pour l'essentiel à des recueils de mythes. Les recherches intensives menées depuis sur les Indiens d'Amérique du Sud ont révélé des perspectives insoupçonnées sur leurs cosmologies et leurs modes de pensée que l'auteur des Mythologiques ne pouvait évidemment pas prendre en compte à l'époque. Surtout, on a le sentiment que Lévi-Strauss emploie le binôme nature/culture dans l'analyse des mythes comme une sorte d'étiquette générique, ou de raccourci sémantique, plutôt que comme une véritable antinomie exprimant une dimension intrinsèque de l'appréhension du monde. Il s'agirait alors d'une désignation abrégée lui permettant de subsumer sans trop de périphrases des ensembles contrastés de qualités et d'états que les peuples dont il étudie les mythes distinguent en effet, sans qu'ils éprouvent pour autant la nécessité de les distribuer entre deux pôles clairement différenciés. C'est le cas, on l'a vu, de l'intuition très féconde que les poisons amazoniens ont un caractère « chromatique » et des effets « diatoniques », bien qu'il soit impossible de les référer à des rubriques ontologiques contrastées sans faire violence aux conceptions locales de ces substances. Cet usage en grande partie typologique de l'opposition de la nature et de la culture expliquerait du reste pourquoi les ethnologues de l'Amérique indigène sont unanimes à saluer la portée heuristique des conclusions ethnographiques que Lévi-Strauss tire de ses analyses de mythes, même lorsqu'ils doutent de la pertinence d'une telle opposition pour les sociétés dont ils sont familiers.
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Si je me suis attardé sur cet aspect de l'œuvre de Lévi-Strauss, c'est parce que ce dernier est souvent considéré, notamment par l'anthropologie anglo-saxonne, comme le principal avocat d'un dualisme sans nuance et le point d'aboutissement d'un courant intellectuel qui, né avec Descartes et identifié au rationalisme français, se serait acharné à dissocier la nature et la culture, le corps et l'esprit, l'intellect et les sentiments, réifiant à tout va la pensée et les institutions des peuples sans écriture au moyen d'oppositions binaires aussi abstraites qu'invérifiables. Il fallait faire justice de cette caricature, devenue credo dominant aux États-Unis, tout en pointant les ambiguïtés de certaines formulations de Lévi-Strauss, sources de bien des malentendus chez ses lecteurs. Car si l'on souhaite trouver des exemples d'un emploi littéral de l'opposition de la nature et de la culture, ce n'est pas tant chez lui qu'il faut aller les chercher que chez des auteurs qui ont subi son influence, appliquant comme des recettes certains procédés élémentaires de l'analyse structurale sans vraiment mesurer à quel point celle-ci était inséparable d'une théorie moniste de la connaissance qui annulait en partie le dualisme de la méthode.
Il est vrai aussi que la position de Lévi-Strauss en ce domaine témoigne des difficultés que l'anthropologie éprouve du fait de son adhésion plus ou moins explicite à la croyance que le monde peut être distribué entre deux champs de phénomènes isolés dont il s'agit de montrer l'interdépendance. Appréhendés dans leurs formulations les plus excessives, les termes du débat rendent toute médiation impossible : ou bien la culture est façonnée par la nature, que celle-ci soit faite de gènes, d'instincts, de réseaux neuronaux ou de contraintes géographiques, ou bien la nature ne prend forme et relief que comme un réservoir potentiel de signes et de symboles où la culture vient puiser. Assurément, entre « le déterminisme crasse » et « l'imaginarisme aérien », pour reprendre des expressions d'Augustin Berque, bien des auteurs – anthropologues, géographes, philosophes – ont tenté de trouver une voie moyenne, une issue dialectique permettant d'échapper à la confrontation des deux dogmatismes (Berque, 1986, p. 135 et 141). À égale distance des positivistes militants et des avocats d'une herméneutique sans concession, ils s'attachent à coupler l'idéel et le matériel, le concret et l'abstrait, les déterminations physiques et la production du sens. Mais de tels efforts de médiation sont condamnés à rester vains tant qu'ils s'appuient sur les prémisses d'une cosmologie dualiste, tant qu'ils présument l'existence d'une nature universelle que codent, ou à laquelle s'adaptent, des cultures multiples. Sur l'axe qui mène d'une culture totalement naturelle à une nature totalement culturelle, on ne saurait trouver un point d'équilibre, seulement des compromis qui rapprochent plutôt de l'un ou de l'autre pôle. Du reste, le problème est aussi ancien que l'anthropologie elle-même ; ainsi que le dit fort bien Marshall Sahlins, celle-ci est comme un prisonnier astreint depuis plus d'un siècle à arpenter sa cellule, confiné entre le mur des contraintes de l'esprit et celui des déterminations pratiques (Sahlins, 1976, p. 55).
Je suis tout prêt à concéder que ce genre de prison a ses avantages. Le dualisme n'est pas un mal en soi et c'est faire preuve d'ingénuité que de le stigmatiser pour des raisons purement morales, à la manière des philosophies écocentriques de l'environnement, ou de lui faire porter la responsabilité de tous les maux de l'ère moderne, de l'expansion coloniale à la destruction des ressources non renouvelables, en passant par la réification des identités sexuelles ou des distinctions de classe. On doit au moins au dualisme, avec le pari que la nature est soumise à des lois propres, une formidable stimulation pour le développement des sciences. On lui doit aussi, avec la croyance que l'humanité se civilise peu à peu en contrôlant toujours plus la nature et en disciplinant de mieux en mieux ses instincts, certains des avantages, notamment politiques, que l'aspiration au progrès a pu engendrer. L'anthropologie est fille de ce mouvement, de la pensée scientifique et de la foi dans l'évolution, et il n'y a pas lieu de rougir des circonstances de sa naissance ni de la vouer à disparaître pour expier ses péchés de jeunesse. Mais son rôle s'accommode mal de cet héritage ; il est de comprendre comment des peuples qui ne partagent pas notre cosmologie ont pu inventer pour eux-mêmes des réalités distinctes de la nôtre, témoignant par là d'une créativité qui ne saurait être jaugée à l'aune de nos propres accomplissements. Or, c'est ce que l'anthropologie ne peut faire dès lors qu'elle prend pour acquise comme une donnée universelle de l'expérience humaine notre réalité à nous, nos façons d'établir des discontinuités dans le monde et d'y déceler des rapports constants, nos manières de distribuer entités et phénomènes, processus et modes d'action, dans des catégories qui seraient prédéterminées par la texture et la structure des choses.
Certes, nous n'appréhendons pas les autres cultures comme des analogues complets de la nôtre – ce serait bien peu vraisemblable. Nous avons plutôt tendance à les voir à travers le prisme d'une partie seulement de notre cosmologie, comme autant d'expressions singulières de la Culture en tant qu'elle fait contraste avec une Nature unique et universelle, des cultures très diverses, donc, mais qui répondent toutes au canon constitutif de ce que nous entendons par cette double abstraction. Parce qu'il est profondément enraciné dans nos habitudes, cet ethnocentrisme est fort difficile à extirper : aux yeux de la plupart des anthropologues, comme Roy Wagner le note avec justesse, les cultures périphériques de l'Occident moderne « […] n'offrent pas des contrastes, ou des contre-exemples, à notre culture, en tant que système total de conceptualisation ; elles suggèrent plutôt des comparaisons quant à “d'autres manières” de traiter notre propre réalité » (Wagner, 1981 [1975], p. 42, souligné par l'auteur). Faire du dualisme moderne de la nature et de la culture l'étalon de tous les systèmes du monde nous contraint ainsi à une sorte de cannibalisme bienveillant, une incorporation répétée de l'objectivation des prémodernes par eux-mêmes dans l'objectivation de nous-mêmes par nous-mêmes. Longtemps réputés radicalement autres, et employés en conséquence comme repoussoirs de la morale civique ou modèles de vertus disparues, les sauvages sont désormais tenus pour des voisins presque transparents, non plus ces « philosophes nus » que louait Montaigne, mais des ébauches de citoyens, des proto-naturalistes, des quasi-historiens, des économistes en gésine, bref, des précurseurs tâtonnants d'une manière d'appréhender les choses et les hommes que nous aurions su dévoiler et codifier mieux que quiconque. C'est là une façon de leur rendre hommage, assurément, mais aussi le meilleur moyen, en les rangeant dans notre lot commun, de faire s'évanouir leur contribution à l'intelligibilité de la condition humaine.
BIBLIOGRAPHIE
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