L'art de la Côte nord-ouest
à l'American Museum of
Natural History
Claude Lévi-Strauss
Michel Izard a souhaité reproduire intégralement ce vieux texte que je ne m'étais pas permis de reprendre dans La Voie des masques sans y opérer des coupures. Il date d'une époque où les spéculations diffusionnistes – que Radcliffe-Brown qualifiait d'histoire conjecturale – étaient encore très en vogue. Nous sommes devenus plus prudents, car, si les problèmes demeurent, nous avons davantage conscience que les solutions qu'on leur donne ont toutes les chances de rester hypothétiques. Au lecteur d'aujourd'hui, des esquisses de contacts préhistoriques entre des cultures différentes pourront paraître démodées. Qu'il veuille bien se rappeler, à la décharge de ces pages, qu'elles furent écrites il y a plus de soixante ans.
Claude Lévi-Strauss
Il est à New York un lieu magique où toutes les rêveries de l'enfance se sont donné rendez-vous ; où des troncs séculaires chantent et parlent ; où des objets indéfinissables guettent le visiteur avec l'anxieuse fixité des visages ; où des animaux d'une gentillesse surhumaine pressent leurs petites mains levées et jointes, priant pour le privilège de construire à l'élu le palais du castor, de lui servir de guide au royaume des phoques, ou de lui enseigner, dans un baiser mystique, le langage de la grenouille et du martin-pêcheur. Ce lieu, auquel des méthodes muséographiques désuètes, mais singulièrement efficaces, confèrent les prestiges supplémentaires du clair-obscur des cavernes et du croulant entassement des trésors perdus, on le visite tous les jours, de dix heures à cinq heures, à l'American Museum of Natural History : c'est la vaste salle du rez-de-chaussée consacrée aux Indiens de cette côte Pacifique Nord-Ouest qui s'étend depuis les rives de l'Alaska jusqu'à la Colombie-Britannique.
L'époque n'est sans doute pas lointaine où les collections de la côte Nord-Ouest émigreront des musées d'ethnographie pour prendre place, dans les musées d'art, entre l'Égypte, la Perse et le Moyen Âge. Car cet art n'est pas inégal aux plus grands ; et ce qu'ils n'ont pas fait, il a déployé pendant le siècle et demi de son développement qui nous est connu, une diversité prodigieuse et d'apparemment intarissables dons de renouvellement [cela pour s'éteindre subitement, entre 1910 et 1920 ; si bien qu'à part les grands mâts totémiques anciens épargnés par les musées, on ne saurait plus trouver, sur toute la côte, que des informes figurines sculptées au couteau pour être vendues quelques cents aux touristes].
Mais ce siècle et demi a vu naître et fleurir, non pas une, mais dix formes d'art différentes : depuis les couvertures en tapisserie des Chilkat, encore inconnues au XIXe siècle, et qui atteignent d'un seul coup à la plus haute perfection des techniques textiles avec, pour seuls moyens, le jaune aigu tiré des mousses, le noir extrait de l'écorce de cèdre et le bleu cuivreux d'oxydes minéraux ; jusqu'aux exquises sculptures en argilite (slate), luisantes comme l'obsidienne noire, qui sont la flamboyante décadence, à l'étage du bibelot, d'un art soudainement mis en possession d'outils d'acier, et que l'acier aussi détruira ; en passant par la mode folle – qui devait durer seulement quelques années – des coiffures de danse tlingit et tsimshian, blasonnées de motifs sculptés de nacre, ceints de fourrure ou de duvet blanc d'oiseaux sauvages, et d'où descendent en cascade cent peaux d'hermine, comme des boucles. Ce renouvellement incessant, cette sûreté qui garantit, dans n'importe quelle direction, un succès définitif et foudroyant, ce mépris pour les chemins une seule fois hantés, poussant sans cesse à de nouvelles tentatives qui se terminent infailliblement par d'éblouissantes réussites, notre société devait attendre, pour les connaître, l'exceptionnel destin d'un Picasso. Il n'est pas inutile de souligner que ces exercices périlleux d'un seul homme qui nous a laissés sans souffle pendant trente ans, une culture indigène tout entière les a connus et pratiqués pendant cent cinquante ans et davantage ; car nous n'avons pas de raison de douter que cet art multiforme ne se soit développé selon le même rythme depuis ses plus lointaines origines, qui nous sont inconnues. Cependant, quelques objets de pierre recueillis dans des fouilles en Alaska attestent que cet art à personnalité puissante, aisément reconnaissable sous ses formes archaïques, doit se trouver en place depuis une époque fort ancienne – à la condition de donner à ce terme le sens tout relatif qui l'accompagne quand on l'applique à l'archéologie américaine.
Quoi qu'il en soit, à la fin du XIXe siècle encore, un chapelet continu de villages, installés sur la côte et dans les îles, s'égrenait depuis le golfe d'Alaska jusqu'au sud de Vancouver. À l'époque la plus prospère, les tribus de la côte Nord-Ouest pouvaient totaliser cent à cent cinquante mille âmes ; chiffre dérisoire, quand on évoque l'intensité d'expression et les leçons décisives d'un art élaboré tout entier dans cette lointaine province du Nouveau Monde, par une population dont la densité variait, selon les régions, de 0,1 à 0,6 habitant par kilomètre carré. Au nord, c'étaient les Tlingit, auxquels on doit les plus pures sculptures et les plus précieux ornements ; puis, vers le sud, les Kwakiutl qui se livrent, en créant leurs masques de danse, à de somptueuses débauches de formes et de couleurs ; les Bella Coola sur la palette desquels le bleu de cobalt occupe une place privilégiée ; les Haida, sculpteurs rudes et puissants ; les Tsimshian, plus humains ; les Nootka au réalisme déjà timoré ; à l'extrême sud enfin, les Chinook et les Salish parmi lesquels l'inspiration septentrionale voit s'éteindre ses derniers rayons.
D'où viennent ces groupes, différents souvent par le langage mais dont l'art, malgré les variétés locales de style et les inégalités de talent, attestent la communauté ? Mon maître Marcel Mauss se plaisait à souligner que tout, dans l'art et les coutumes de la côte Nord-Ouest, évoquait pour lui la Chine mystérieuse et très primitive. Et il est impossible, en effet, devant les décors aux cent regards des couvertures Chilkat, de coffres tlingit ou haida, de ne pas songer aux coffres ocellés de la Chine archaïque des deuxième et premier millénaires. Le grand linguiste américain Sapir est mort avec la conviction que le Na Dené, une des familles linguistiques les plus importantes de la côte, devait être rattaché au sino-tibétain. Cependant ces suggestions impérieuses peuvent difficilement aboutir à une démonstration. Anthropologiquement, les indigènes de l'Alaska et de la Colombie-Britannique sont des Indiens américains ; membres sans doute, comme tous les Indiens des deux Amériques, de la grande famille asiatique ; mais séparés d'elle depuis un nombre suffisant de millénaires pour justifier la présence de caractères spécifiques, et absents chez les modernes mongoloïdes : telle cette prédominance du groupe sanguin O qui se manifeste, écrasante et inégalée en aucun autre point du monde, depuis les Salish de la côte Nord-Ouest jusqu'aux indigènes de la forêt brésilienne.
Une autre hypothèse, souvent reprise depuis Cook qui a découvert la côte d'Alaska en remontant le Pacifique depuis les mers du Sud, est celle des affinités polynésiennes, et plus spécialement néozélandaises : comme les Maoris, les indigènes de la côte Nord-Ouest construisaient des maisons rectangulaires en planches ; comme eux ils tissaient des couvertures à frange dont la forme est commune aux deux régions ; dans les deux groupes, la sculpture sur bois avait atteint un développement exceptionnel et se caractérisait surtout par les hauts poteaux ornés de figures superposées, parallèlement dressés aux abords des maisons. Comme preuve définitive de parenté, il y avait enfin la présence dans les tribus de la côte Nord-Ouest d'un type de massue hautement spécialisé, le patu mere néozélandais, dont la forme et l'ornementation sont si caractéristiques que son invention indépendante en deux points éloignés du monde paraît inconcevable. Aussi l'origine du patu mere devait-elle devenir le roman policier de l'archéologie américaine ; et les ethnologues se mirent à exercer, sur chaque exemplaire connu, une subtilité digne de Sherlock Holmes. On démontra aisément, pour commencer, que tous les spécimens recueillis en Amérique avaient pu être apportés, aux XVIIIe et XIXe siècles, par des voyageurs venus comme Cook des mers du Sud. Très particulièrement, les exemplaires de la côte Nord-Ouest semblaient sujets à caution, étant possédés par les mêmes tribus qui montrèrent à Cook, à la fin du XVIIIe siècle, des petites cuillers d'argent de style espagnol, venues on se demande d'où en ces terres jusqu'alors inconnues. Mais un exemplaire au moins résistait à toutes les tentatives d'explication : c'était celui découvert par Tschudi dans une tombe pré-incaïque du Pérou ; celui-là, nul doute sur son origine maori ; et nul doute aussi sur l'impossibilité de son introduction subreptice par un voyageur postérieurement à la découverte. Dès lors, pourquoi ne pas admettre l'authenticité de tous les autres et notamment de ceux de la Colombie-Britannique ? Hélas, l'authenticité de l'exemplaire péruvien n'était que trop indiscutable. Car l'âge de la tombe, cependant inviolée, le rend à peu près contemporain de l'époque où les Maori n'avaient pas encore atteint la Nouvelle-Zélande, ou commençaient à peine à s'y installer ; et même en les supposant déjà là, de Nouvelle-Zélande à la côte américaine la distance est de cinq mille miles. On est vraiment en présence du crime contre la science seule – car même les adversaires les plus résolus de la thèse rendue fameuse par le Dr Paul Rivet, selon laquelle des contacts auraient existé entre la Polynésie et l'Amérique à l'époque précolombienne, s'accordent à reconnaître l'authenticité des patu mere trouvés en Amérique ; tout en démontrant de la façon la plus convaincante, qu'aussi bien du point de vue de l'histoire que de celui de la géographie, ils ne devraient pas pouvoir être là.
Si nous avons évoqué ces débats de spécialistes, c'est qu'ils prolongent seulement, sur le terrain rationnel, ce mystère tragique et cette austère anxiété qui sont le trait le plus frappant de l'art de la côte Nord-Ouest. Pour les spectateurs des rituels initiatiques, ces masques de danse qui s'ouvrent soudain en deux volets pour laisser apercevoir un second visage, et parfois un troisième derrière le second, attestaient l'omniprésence du surnaturel et le grouillement permanent du mythe sous la placidité des illusions quotidiennes. Ce message primitif était d'une telle violence que l'isolement prophylactique des vitrines ne parvient pas, aujourd'hui encore, à prévenir son ardente communication. Errez pendant deux ou trois demi-heures à travers cette salle hérissée de « vivants piliers ». L'expression du poète, par une autre mystérieuse correspondance, est l'exacte traduction du terme indigène désignant les poteaux sculptés qui supportaient les poutres des maisons ; poteaux qui sont moins des choses que des êtres « aux regards familiers », puisque aux jours de doute et de tourment, ils laissent, eux aussi, sortir de « confuses paroles », guident l'habitant de la maison, le conseillent et le réconfortent, et lui montrent la voie hors de ses difficultés. Il est plus gênant, même pour nous, de reconnaître en eux le tronc mort que de ne pas entendre leur murmure étouffé ; comme aussi, derrière la glace des vitrines, de ne pas entrevoir, de part et d'autre d'un visage ténébreux, le « Corbeau cannibale » claquant du bec comme des ailes, et le « Maître des marées » dirigeant le mouvement des eaux d'un clignement de ses yeux ingénieusement articulés.
Car presque tous ces masques sont des mécaniques, à la fois naïves et véhémentes. Un jeu de cordes, de poulies et de charnières permet à ces bouches de railler les terreurs du nouvel initié, à ses yeux de pleurer sa mort, à ces becs de le dévorer. Unique en son genre, cet art réunit, dans ses figures, la sérénité contemplative des statues de Chartres et des tombeaux égyptiens, et les artifices grimaçants du Carnaval. Ces deux traditions d'une égale grandeur et d'une pareille authenticité, dont les boutiques des foires et les cathédrales se disputent aujourd'hui les restes démembrés, règnent ici dans leur primitive et indissociable unité. Ce don dithyrambique de la synthèse, cette faculté presque monstrueuse pour apercevoir comme semblable ce que tous les autres hommes ont conçu comme différent, constituent sans doute la marque, exceptionnelle et géniale, de l'art de la Colombie-Britannique. D'une vitrine à l'autre, d'un objet à l'autre, d'un coin à l'autre du même objet parfois, on a le sentiment de passer de l'Égypte au XIIe siècle, des Sassanides aux chevaux de bois, du palais de Versailles (avec cette emphase insolente sur les blasons, les cimiers et les quartiers, ce goût presque dévergondé pour la métaphore et l'allégorie) à la forêt congolaise. Regardez de près ces boîtes à provisions, sculptées en bas-relief et rehaussées de noir et de rouge : l'ornementation en est, semble-t-il, purement décorative. L'application de canons immuables a permis cependant d'y représenter un ours, ou un requin, ou un castor, mais sans aucune des limites qui, ailleurs, arrêtent l'artiste : car l'animal est représenté à la fois de face, de profil, de dos ; vu, en même temps, par le haut et par le bas ; par l'extérieur et du dedans. Un chirurgien dessinateur, par un extraordinaire mélange de convention et de réalisme, l'a dépouillé et désossé, vidé même de ses entrailles, pour reconstituer un nouvel être coïncidant, par tous les points de son anatomie, avec la surface parallélépipédique ou rectangulaire, et créer un objet qui est à la fois une boîte et un animal, et à la fois aussi un ou plusieurs animaux, et un homme. Car la boîte parle ; elle veille effectivement sur les trésors qui lui sont confiés, dans un coin de la maison dont tout proclame qu'elle est, elle-même, le dedans de quelque plus énorme animal, où l'on pénètre par la porte qui est une mâchoire béante, et au sein de laquelle se dresse, en cent apparences aimables ou tragiques, une forêt de symboles humains et non humains. On assiste à la même transfiguration avec les deux admirables statues de bois tlingit : les deux personnages sont littéralement vêtus de bêtes ; et le bas-ventre de l'un grimace comme une mâchoire, tandis que les rotules de l'autre servent de prétexte à deux petites faces lunaires. Écoutez d'ailleurs parler les indigènes : dans une légende kwakiutl recueillie par Franz Boas le héros mythologique se présente comme une baleine. En abordant la côte, il débarque, comme un homme, de la baleine qui n'est déjà plus lui, mais son canot ; et quand il rencontre le chef local et sa fille, dont il veut faire sa femme, il leur offre en festin la baleine retrouvant ainsi sa nature animale, au terme de sa troisième transmutation. Voici maintenant l'histoire tlingit, recueillie par Swanton, de la femme qui fuit les ours ; elle arrive près d'un lac et flottant sur ce lac, « elle voit une pirogue coiffée d'un chapeau de danse ; et la pirogue dit : viens vers moi. La femme s'élance dans l'eau, atteint la pirogue, qui l'emporte dans le soleil ». Et plus loin : « La pirogue, qui était une pirogue-ours, se tenait au bout du village ; cette pirogue comprenait ce qu'on disait […] et après avoir longtemps voyagé, il lui arrivait de s'arrêter soudain : c'est parce qu'elle avait faim, et il fallait alors la nourrir en versant le contenu d'une boîte de graisse devant la proue. » Comment s'étonner que ces objets qui parlent, dansent et mangent, conservent même dans la prison du musée un peu de leur vie frémissante ?
Ces objets : êtres transfusés en choses, hommes-animaux, boîtes vivantes, semblent être aussi loin que possible de la conception que nous nous sommes faite, depuis la Grèce, de l'œuvre d'art. Et cependant on aurait tort, ici encore, de croire qu'une possibilité de la vie esthétique ait pu échapper aux prophètes et aux virtuoses de la côte Nord-Ouest. Beaucoup de ces masques, de ces statues, sont des portraits attentifs qui témoignent du souci, non seulement d'atteindre la ressemblance physique, mais aussi de deviner les plus subtils ressorts de l'âme. Et le sculpteur d'Alaska ou de la Colombie-Britannique n'est pas seulement le sorcier qui confère au surnaturel sa forme visible, c'est aussi le coauteur inspiré, l'interprète qui traduit en chef-d'œuvre éternel les émotions fugitives des hommes. Quel hommage plus profond et plus sincère a jamais été rendu à la mission de l'artiste que celui qu'implique cette autre légende tlingit, que je résume ici d'après la version de Swanton ? Elle est intitulée : « L'image devenue vivante ». C'est l'histoire d'un jeune chef éperdument épris de sa femme, qui meurt de maladie malgré les soins prodigués par les meilleurs shamans. Le prince inconsolable va de sculpteur en sculpteur, les suppliant de lui donner un portrait de sa femme, mais aucun ne parvient à une ressemblance parfaite. Enfin il en trouve un qui lui dit : « J'ai souvent regardé ta femme quand elle se promenait avec toi ; jamais je n'ai étudié son visage avec l'idée qu'un jour, tu voudras que je la sculpte, mais si tu le permets, j'essaierai. » Le sculpteur se met au travail, termine la statue et quand le jeune chef pénètre dans l'atelier « il voit sa femme morte assise, et exactement semblable à ce qu'elle était jadis » ? Plein d'une joie mélancolique, le chef demande à l'artiste le prix de son œuvre, mais, continue la légende, « le sculpteur avait éprouvé de la tristesse au spectacle de ce chef pleurant sa femme : c'est parce que je ressentais ta douleur que je l'ai sculptée. Aussi ce n'est pas la peine de me payer un grand prix. Cependant, le chef paya richement le sculpteur, à la fois en esclaves et en marchandises ». La légende continue en montrant le chef habillant la statue avec les vêtements de sa femme : il avait le sentiment que sa femme était revenue vers lui et il traitait l'image comme elle-même. Un jour, il a l'impression que la statue commence à bouger, et à partir de ce moment, il se met à l'examiner attentivement chaque jour « car il croyait qu'un jour elle se mettrait à vivre ». Et cependant, bien que l'image devînt chaque jour plus semblable à un corp humain, et qu'elle fût incontestablement vivante, elle ne pouvait ni se mouvoir ni parler : « Un peu plus tard, cependant, l'image émit un son qui venait de la poitrine, comme celui du bois qui craque, et l'homme sut par là qu'elle était malade. Quand il l'eut déplacée de l'endroit où elle était assise, il découvrit un petit cèdre rouge qui poussait là, juste sur le plancher. Il le laissa jusqu'à ce qu'il devînt un grand arbre, et c'est pour cette raison que les cèdres des îles de la Reine Charlotte sont si beaux. Quand les gens qui vivent là trouvent un bel arbre, ils disent : celui-là est comme le bébé de la femme du chef […]. » Jamais pourtant l'image ne devint réellement vivante. Et la conclusion presque nostalgique de l'histoire reste empreinte de respect pour l'autonomie de l'œuvre d'art, pour son absolue indépendance vis-à-vis de toute espèce de réalité : « Jour après jour l'image de la jeune femme devenait plus semblable à un être humain, et les visiteurs venaient pour la voir de tous les villages à la ronde ; et ils la contemplaient avec stupéfaction, elle et le petit cèdre qui poussait là […]. La statue ne bougea jamais qu'à peine, et ne parla jamais non plus. Mais ce qu'elle voulait dire venait en rêvant à son mari. Et c'est à travers ses rêves qu'il connaissait qu'elle lui parlait. »
Quand on compare la légende épaisse de Pygmalion à ce conte sensible et pudique, empli à la fois d'une retenue exquise et d'une si puissante poésie, ne sont-ce pas les Grecs qui font visage de barbares, et les pauvres sauvages d'Alaska qui peuvent prétendre à la plus pure intelligence de la beauté ?