Préface à la dernière édition japonaise de Tristes tropiques (2001)

Claude Lévi-Strauss

Je n'avais jamais visité le Japon quand y parurent les premières éditions de ce livre. Entre 1977 et 1988, je pus m'y rendre à cinq reprises grâce à plusieurs institutions auxquelles j'exprime à nouveau ma gratitude : la Fondation du Japon, la Fondation Suntory, le Japan Productivity Center, la Fondation Ishizaka, enfin le Centre international de recherche pour les études japonaises (Nichibunken).

La Fondation du Japon, soucieuse de me présenter pendant six semaines le pays sous des aspects très divers, après Tokyo, Osaka, Kyoto, Nara, Ise, me fit conduire par mes très distingués collègues, les professeurs Yoshida Teigo et Fukui Katsuyoshi, jusqu'à la péninsule de Noto et les îles Oki, en mer du Japon. À la Fondation Suntory, je suis redevable d'avoir pu connaître la mer Intérieure et Shikoku. En 1983, le professeur Yoshida Teigo, déjà nommé, voulut bien m'inviter à l'accompagner dans les îles Iheya, Izena et Kudaka de l'archipel des Ryukyu, et à participer modestement à son enquête ethnographique. Trois ans après, à l'occasion d'un autre séjour, j'ai voulu visiter Kyushu. Ce voyage de plus d'une semaine n'eût pas été possible sans la compagnie de Mme Watanabe Yasu qui, dès mon premier séjour, fut un guide et un interprète incomparable.

Envers le professeur Kawada Junzō, mes dettes de reconnaissance sont innombrables (à commencer par la traduction de ce livre). Il y ajouta en 1986 la révélation d'un Tokyo inconnu de la plupart des visiteurs étrangers, en me faisant remonter la Sumidagawa dans une embarcation de type traditionnel, et suivre dans leurs détours les canaux qui sillonnent la ville à l'ouest et à l'est du fleuve.

À l'époque de mes premières visites, mon laboratoire de Paris avait mis à son programme l'étude de la notion de travail tel que le conçoivent différentes sociétés à diverses époques et dans différents milieux. J'exprimai donc le souhait que mes voyages fussent organisés en fonction de ce genre de problème, et qu'ils me permissent de prendre contact avec des artisans de ville ou de village, fût-ce dans des coins reculés du pays. Même si je garde des souvenirs impérissables des musées, des temples de Nara, des sanctuaires d'Ise, la majeure partie de mon temps fut consacrée à des rencontres avec des tisserands, des teinturiers, des peintres de kimono (professions auxquelles ma femme, spécialiste des arts textiles, s'intéressait aussi) et des potiers, forgerons, tourneurs sur bois, batteurs d'or, laqueurs, charpentiers, pêcheurs, brasseurs de saké, cuisiniers, pâtissiers, ainsi qu'avec des marionnettistes et des musiciens traditionnels.

J'en tirai de précieux renseignements sur la représentation que se font les Japonais du travail : non comme action de l'homme sur une matière inerte à la façon occidentale, mais comme la mise en œuvre d'une relation d'intimité entre l'homme et la nature. Sur un autre plan, certains nō, qui mettent d'humbles tâches domestiques en honneur, le confirment en leur conférant une valeur poétique (faisant ainsi coïncider l'étymologie grecque de ce mot et sa signification artistique).

Le rapport de l'homme avec la nature, que, pensant au Japon avant de m'y rendre, j'avais un peu trop idéalisé, me réservait d'autres surprises. Voyageant dans le pays, je m'apercevais que le culte des beautés naturelles qu'illustrent, aux yeux de l'Occident, vos merveilleux jardins, l'amour des cerisiers en fleur, l'art floral et même la cuisine, pouvait s'accommoder d'une extrême brutalité envers le milieu naturel. Pour moi, qui continuais à me représenter la Sumida d'après les exquis albums de Hokusai, Sumidagawa ryōgan ichiran, la remontée du fleuve, dont j'ai parlé, fut un choc. Il est vrai qu'un visiteur étranger, qui connaîtrait Paris à travers des gravures anciennes, aurait la même réaction devant les rives de la Seine aujourd'hui, bien que le contraste soit sans doute moins grand, et la transition entre le passé et le présent moins abrupte. (Pourtant, contrairement à ce qu'on m'annonçait, la moderne Tokyo ne m'a pas paru laide. L'implantation irrégulière des immeubles donne une impression de diversité et de liberté, à la différence des villes occidentales où l'alignement monotone des maisons, le long des rues et des avenues fait cheminer le passant entre deux murs.)

D'ailleurs, c'est probablement cette absence de distinction tranchée entre l'homme et la nature qui explique aussi le droit que s'accordent les Japonais (par un de ces raisonnements pervers auxquels ils ont parfois recours : ainsi pour la pêche à la baleine) de donner la priorité tantôt à l'un, tantôt à l'autre, et de sacrifier s'il le faut la nature aux besoins des hommes. Elle et eux ne sont-ils pas solidaires ?

Je voyais là une explication particulière de ce « double standard » dont mes collègues japonais m'apprenaient qu'il offrait une clé pour comprendre leur histoire. En un sens, on peut même dire qu'au problème majeur de notre temps – que, dans le laps d'un siècle, la population mondiale ait passé de moins de deux milliards à six milliards d'individus – le Japon a trouvé, pour ce qui le concerne, une solution originale en faisant coexister sur son territoire des régions côtières si densément peuplées qu'elles forment une succession ininterrompue de villes, et un intérieur montagneux, inhabité ou presque : opposition qui est aussi celle entre deux univers mentaux, celui de la science, de l'industrie et du commerce, et un autre qui continue de se prêter à des croyances venues du fond des âges.

Car ce « double standard » a aussi une dimension temporelle. Une évolution prodigieusement rapide a fait franchir au Japon en quelques décennies une distance que l'Occident a mis des siècles à parcourir ; grâce à quoi il put se moderniser tout en gardant un lien étroit avec ses racines spirituelles.

J'ai consacré la majeure partie de ma vie professionnelle à l'étude de la mythologie et à montrer dans quelle mesure ce mode de pensée demeure légitime. Aussi ne pouvais-je qu'être profondément sensible à la vitalité que conservent au Japon les mythes. Jamais je ne me suis senti plus proche d'un passé lointain que dans les petites îles des Ryukyu, parmi ces boqueteaux, ces rochers, ces grottes, ces puits naturels, ces sources, considérés comme autant de manifestations du sacré. À Kudakashima, on nous désignait le lieu où apparurent les visiteurs divins, porteurs des cinq espèces de graines dont les champs primordiaux furent plantés. Pour les habitants, ces événements ne se déroulèrent pas dans un temps mythique. Ils sont d'hier, ils sont d'aujourd'hui, de demain même, puisque les dieux qui prirent pied ici reviennent chaque année, et que, sur toute l'étendue de l'île, les rites et les sites sacrés avèrent leur présence réelle.

Peut-être parce que leur histoire écrite débute à une date relativement récente, les Japonais l'enracinent tout naturellement dans les mythes. Je m'en suis convaincu à Kyushu qui fut, selon les textes, le théâtre de leur plus ancienne mythologie. À ce stade, les questions d'historicité ne se posent pas : sans qu'on en éprouve de la gêne, deux sites peuvent se disputer l'honneur d'avoir accueilli à sa descente du ciel le dieu Ninigi-no-mikoto. Et la majesté du lieu où s'élève le sanctuaire d'Ō-Hirume, la déesse Amaterasu, emporte l'adhésion au vieux récit de sa retraite dans la grotte, trop sacrée pour qu'on s'en approche, mais qu'on entrevoit de loin. Il suffit de dénombrer les cars qui déversent les visiteurs venus en pèlerinage pour être persuadé que les grands mythes fondateurs, les paysages grandioses où la tradition les situe, maintiennent entre les temps légendaires et la sensibilité contemporaine une continuité vécue.

Il y aura bientôt un demi-siècle, en écrivant Tristes tropiques, j'exprimais mon anxiété devant les deux périls qui menacent l'humanité : l'oubli de ses racines et son écrasement sous son propre nombre. Entre la fidélité au passé et les transformations induites par la science et les techniques, seul peut-être de toutes les nations, le Japon a su jusqu'à présent trouver un équilibre. Sans doute le doit-il d'abord au fait qu'il soit entré dans les temps modernes au moyen d'une Restauration et non comme, par exemple, la France, au moyen d'une Révolution. Ses valeurs traditionnelles furent ainsi protégées d'un effondrement. Mais il le doit aussi à une population longtemps restée disponible, abritée de l'esprit critique et de l'esprit de système dont les excès contradictoires ont miné la civilisation occidentale. Aujourd'hui encore, le visiteur étranger admire cet empressement de chacun à bien remplir son office, cette bonne volonté allègre qui, comparée au climat social et moral des pays dont il vient, lui semblent des vertus capitales du peuple japonais. Puisse celui-ci maintenir longtemps ce précieux équilibre entre les traditions du passé et les innovations du présent ; pas seulement pour son bien propre, car l'humanité entière y trouve un exemple à méditer.