CHAPITRE IX

Le croiseur solarien qui avait répondu le premier à leur appel-radio était un astronef de combat. Le « Président Hodge ».

Devant le fantastique spectacle de cette ville suspendue dans l’espace (qui n’était d’ailleurs pas, il s’en fallait de beaucoup, la plus grosse unité de la flotte solarienne), Chad sentit se relâcher la tension qui ne le quittait guère depuis leur rencontre avec les Xkors.

— Statistiquement, avait dit Rancso, il est inévitable que nous nous trouvions un jour face à une race aussi entreprenante que la nôtre et que nous entrions alors en conflit avec elle. Toute la question est de savoir quelle en sera l’issue.

En circulant sur le « Président Hodge », Chad reprenait confiance. Le jour où un adversaire vorace déciderait de mordre dans ce beau fruit qu’était la Terre, il aurait de bonnes chances de se casser les dents.

Pour les membres de leur groupe, les interrogatoires se succédaient suivis de séances sous hypnose, indispensables pour ramener à leur conscience les moindres informations sur Reuben, sa base secrète, les Xkors et le reste.

L’intervention de Rancso qui jouissait à bord d’une influence notable mit fin à ce qui commençait à devenir une épreuve épuisante pour leurs nerfs.

Sophie et Chad furent transférés à Terra-Port, tandis que Reinhardt Cohen était enfin autorisé à rejoindre son unité.

Clélia avait été remise entre les mains du Service Médical de la Flotte. Les meilleurs spécialistes de l’Intelligence avaient dû renoncer à lui soutirer quoi que ce soit au cours des interrogatoires. Le mutisme indifférent qu’elle leur opposait, même sous hypnose, avait eu raison de leurs efforts.

Au quartier général du Corps de Contrôle, Chad et Sophie s’abandonnèrent au luxe inouï d’un appartement confortable.

Mark leur rendit visite le lendemain. Sur son intervention, le Corps avait racheté leurs Contrats à tous deux, celui de Sophie n’appartenant plus à van Reuben dont tous les biens avaient été confisqués. L’affranchissement de sa serve n’ayant donc aucune valeur, il avait fallu une intervention personnelle du Président pour obtenir le transfert au Corps du Contrat Sophie. Cette intervention renforçait encore la quasi-certitude de Chad : Rancso était beaucoup plus qu’un simple colonel de carrière.

Sur Vénus, la situation demeurait stationnaire, mais le facteur temps jouait en faveur des rebelles. Plus de trois mois s’étaient écoulés depuis le début de la Sécession. Les Solariens remportaient quelques succès locaux, mais Reuben et son équipe disposaient d’un atout formidable avec les télépathes, passés dans son camp à 80 %. Presque tous étaient originaires de Vénus et l’on hésitait à utiliser ceux qui se proclamaient fidèles, car plusieurs d’entre eux, en liaison avec les rebelles, avaient conduit les détachements qu’ils accompagnaient dans des embuscades meurtrières.

Les Services de l’intelligence avaient appris qu’un des téléps de Reuben avait tenté, sans succès, d’assassiner ce dernier. Il s’agissait de Rani Vanaki qui avait su comment Arnold s’était débarrassé de sa sœur en la livrant aux Xkors. Mais il avait été abattu au cours de sa tentative.

À la fin du dîner que Rancso avait partagé avec Chad et Sophie dans leur appartement, l’officier s’adressa à Chad :

— Maintenant, Brinner, il va falloir trouver une solution à votre problème personnel. Je ne suis pas autorisé à vous donner des détails, mais il est exclu que vous retrouviez votre statut de Serf de la Guilde. J’ai pris pour vous un rendez-vous à dix heures, demain matin. Le sort de Mlle Desmarques dépendra aussi de la décision qui sera prise au cours de cet entretien.

Avant de prendre congé, il promit de rapporter des vêtements convenables pour Chad. Depuis des jours, celui-ci et Sophie vivaient exclusivement en confortables tuniques d’intérieur.

*
* *

En uniforme gris sans insignes, Chad se tenait devant le bureau métallique encombré.

L’homme qui lui faisait face paraissait cinquante ans, bien qu’il fût certainement beaucoup plus âgé. L’Américain s’était instinctivement mis au garde-à-vous lorsqu’il avait entendu Rancso lui donner son titre de Commodore. Il était donc l’homme le plus puissant du Système Solaire après le Président. Peut-être même AVANT le Président.

Il leur désigna des sièges et bourra avec soin une pipe anachronique. Brinner eût sans doute été surpris d’apprendre que le Commodore Farkland avait jadis combattu avec les armées du Kaiser Guillaume II en Flandres et en Artois.

Quand sa pipe fut allumée, il considéra Brinner à travers la fumée bleutée :

— Alors, colonel Rancso, demanda-t-il, c’est ça, votre oiseau rare ?

— Oui, monsieur. Mais c’est au Marchand Sham Ihn Khaa que revient le crédit de sa découverte. Je n’ai fait que prendre la suite.

— Ah ! Oui…

Farkland marqua une pause.

— Vous étiez assez liés, je crois. Je suis désolé, Mark. Mais aussi, quelle idée saugrenue d’aller se fourrer dans une affaire de groupe d’assaut ! Vous, passe encore, mais un Aristocrate de la Guilde…

— Les gens de Reuben l’ont capturé quand ses deux armes ont été vides d’énergie, monsieur. Et il en a encore blessé un avec une carabine vide.

Le Commodore se tut un moment avant de reprendre.

— Reste à savoir ce que nous pouvons faire de vous, mon garçon. Mais avant tout, vous allez répondre à une question précise : quelle est votre opinion SINCÈRE sur notre structure sociale ?

Le Commodore avait appuyé sur le mot et Chad, après une hésitation, opta pour la franchise brutale. De toute façon, ils pouvaient, par un nouvel interrogatoire sous hypnose, connaître ses pensées les plus secrètes.

— Je pense, monsieur, que la société solarienne est décadente et sclérosée. Elle repose sur une institution néfaste et dangereuse que vous nommez le Servage. Politiquement, c’est une régression. L’époque dont je suis originaire a vu un conflit presque planétaire en réaction contre le concept des « Übermenschen », des surhommes qui se prétendaient biologiquement supérieurs. Lorsque la Guilde a effectué ce que vous appelez mon « prélèvement », l’humanité était en train de gagner les dernières batailles pour l’égalité raciale. Je dois dire que ce qui fut, pour moi, la découverte de la civilisation future a été une déception. Et je pense qu’il faut être serf d’origine, conditionné dès l’enfance à accepter ce système, pour avoir une réaction différente.

Falkland l’avait laissé parler, tirant sur sa pipe noircie. Chad ne pouvait voir Rancso, assis un peu en retrait. Finalement, le Commodore sourit :

— Vu les informations dont vous disposez, grâce aux confidences de Sham Ihn Khaa, vous pouviez vous permettre cette franchise ici, dans ce bureau. Mais elle risquerait de vous coûter cher si vous teniez des propos de ce genre devant n’importe qui. Vous savez maintenant que le but réel du Corps, aidé par la Guilde, est de transformer notre société grâce à un apport incessant de Serfs non héréditaires. Cela suppose du temps, donc le maintien de l’ordre et du système, cela bien après ma mort et probablement la vôtre. Êtes-vous prêt à accepter cette idée ?

Chad était pris au dépourvu.

— Ma foi, monsieur, je crois que oui. Je ne vois d’ailleurs pas comment je pourrais faire autrement, dans ma situation.

— Vous vous trompez. Il y aura d’autres van Reuben qui promettront aux serfs une liberté qu’ils n’auront pas les moyens de leur donner. C’est la raison d’être de notre organisation : assurer la continuité du Plan, empêcher un aventurier de le compromettre par une révolte prématurée et vouée à l’échec.

— Je comprends.

— Votre avenir, Brinner, se décide maintenant. Rancso a de vous une opinion flatteuse. Sham Ihn Khaa vous avait fait confiance. Moi, je vous offre d’entrer chez nous et d’y faire carrière. Mais je vous préviens qu’on ne quitte pas le Corps de Contrôle. Dans une heure, il sera trop tard pour changer d’avis !

« D’autre part, je dois loyalement vous informer que nous pouvons aussi transférer votre contrat à l’une des grandes compagnies industrielles qui vous offrira d’excellentes possibilités de carrière. Ils sont toujours à l’affût de gens capables. Le fait que nous vous affranchissions automatiquement si vous entrez au Corps ne doit pas vous influencer. Vous serez, vous-même, très vite en état de racheter votre Contrat si vous faites une carrière civile. Quant aux informations confidentielles que vous détenez, deux heures de conditionnement hypnotique peuvent les effacer de votre mémoire. »

Pour la première fois depuis le début de sa fantastique aventure, Chad était indécis. L’offre de Farkland était séduisante, mais le caractère irrévocable de sa décision l’effrayait.

Mark Rancso toussota légèrement :

— Vous permettez, monsieur ?

Le Commodore acquiesça d’un signe du menton.

— Chad Brinner, en quelque sorte… humm…, s’intéresse à une jeune serve originaire de la même période que lui. Il serait honnête de lui préciser que le rang d’Officier du Corps l’autorise à contracter une union légale avec une personne de son choix et que cette union, dans le cas d’une femme de condition servile, entraîne automatiquement son affranchissement de facto. Dans le cas qui nous occupe, ce contrat se trouve déjà entre nos mains.

Chad lança vers Rancso un regard furieux. Ainsi, le vieux pirate avait tout manigancé depuis le début.

Farkland s’était levé, les mains croisées derrière son dos :

— Avec nous, Brinner, vous ne deviendrez pas prodigieusement riche, mais votre vie sera bien remplie, et par autre chose que des marchés à conclure ou des prix à discuter. Toute votre existence, vous devrez suivre des stages périodiques dans nos Académies. J’y suis moi-même encore astreint. Mais je vous affirme que très peu de mes hommes regrettent la décision qu’ils ont prise un jour dans ce bureau. Mark peut en témoigner.

Brinner se leva à son tour.

— Très bien, monsieur, dit-il. Je serai heureux de servir sous vos ordres.

Ce fut aussi simple que cela. Il n’y eut pas de documents à signer, pas de prestation de serment. Ils quittèrent le bureau du Commodore et Rancso tira de sa poche deux minuscules étoiles d’argent que Brinner accrocha au col de sa vareuse.

Il avait vraiment tout prévu.

*
* *

Ils passèrent à l’hôpital où se trouvait maintenant Clélia.

Ils furent admis exceptionnellement dans une cabine vitrée d’où ils pouvaient l’apercevoir, étendue sur une table, le corps recouvert d’un drap.

Sa tête entièrement rasée était maintenue dans une armature stéréotaxique d’où des électrodes plongeaient directement dans les différentes régions de son cerveau. Sur une coupe agrandie de la boîte crânienne, le médecin leur désigna une zone colorée en rouge.

— Le siège vraisemblable de la perception télépathique. Nous en savons encore très peu sur ce sujet. Regardez ici ; à la base de chaque masse thalamique, on retrouve cette excroissance de cellules nerveuses commune à tous les sujets, même latents. Normalement, avec une sonde, on obtient une réponse régulière à l’oscillographe. Mais avec cette jeune femme : rien. Vous allez voir.

Il manœuvra quelques boutons. Au fur et à mesure que les cellules nerveuses traversées « répondaient », la courbe de l’oscillographe se modifiait. Quand la sonde atteignit le point critique, à la base du thalamus, l’appareil cessa de réagir, donnant une courbe plate. L’homme de science se tourna vers eux :

— Nous ne pouvons rien pour elle. Ce bloc de cellules, qui semble déterminer la faculté parapsychique, est là, intact, mais il refuse de fonctionner. Tous nos parapsychologues se cassent les dents comme nous. Regardez-la.

Ils contemplèrent la forme immobile sur la table d’examen. Clélia était consciente, mais ses yeux grands ouverts ne reflétaient rien. Mark et Brinner se détournèrent, la gorge serrée.

Durant le trajet de retour, ils n’échangèrent pas un mot.

*
* *

À six heures, le même soir, « l’union légale », pour employer les termes de Rancso, était réalisée. Elle avait immédiatement suivi l’admission de Chad au Corps de Contrôle. Par voie de conséquence, Sophie Brinner devenait une citoyenne libre.

Quand il l’avait mise au courant, elle s’était dressée sur la pointe des pieds pour l’embrasser et avait déclaré avec un sang-froid imperturbable :

— Ma foi, mon chéri, comme toutes les filles de mon âge, j’avoue que j’avais rêvé d’une robe blanche et de musique d’orgue, plutôt que d’une simple déclaration à une machine électronique. Mais je suppose que j’arriverai à me faire une raison…

Ils eurent droit à trois jours de tranquillité qu’ils passèrent à visiter la métropole toute proche.

Après avoir mûrement réfléchi, Chad avait demandé Mark au vidéo-téléphone et insisté pour être reçu, une fois encore, par le Commodore Farkland. Le colonel s’était d’abord montré réticent. Il était plus que temps, estimait-il, que le couple Brinner se fasse un peu oublier. Mais, devant l’insistance de Chad, il avait fini par promettre de faire de son mieux.

Le matin du cinquième jour de sa carrière au Corps de Contrôle de la Fédération Solaire, Chad pénétra de nouveau dans le bureau de Farkland. Cette fois, leur entrevue dura toute la matinée.

Chad dut batailler pied à pied pour le projet qu’il avait conçu. Quand il en vint à la participation de Clélia Vanaki, Farkland refusa tout net.

— Vous êtes fou ! Dans la situation actuelle, le gouvernement attache plus d’importance à un seul télépathe qu’à la possession d’un croiseur spatial.

Chad se fit persuasif :

— Vu son état, monsieur, Clélia Vanaki est inutilisable et les meilleurs spécialistes estiment qu’elle le restera probablement. Elle se replie de plus en plus dans une existence végétative qui fait d’elle une charge plus qu’un atout pour la Fédération Solarienne. En me la confiant quelques semaines, non seulement vous ne dégarnirez pas le « front de la Terre », mais les Techno-medics qui s’occupent d’elle seront libérés pour des tâches plus utiles.

— Brinner, pour un officier stagiaire, je vous trouve bien pressé de voler de vos propres ailes. Mais soit ! J’ai toujours été partisan de laisser à mes hommes le maximum d’initiative. D’accord, vous aurez l’astronef le plus rapide dont nous disposons, les babioles dont vous dites avoir besoin, et cette femme par-dessus le marché. Mais je vous conseille de ne pas revenir les mains vides.

Chad sourit et, comme il l’avait vu faire à Mark Rancso, il salua réglementairement avant de quitter la pièce.

Dans les yeux gris pâles du Commodore, il avait cru lire un secret amusement.