CHAPITRE IV

Le grondement feutré des moteurs ioniques était devenu pour Chad une part de son environnement. Il avait connu cela durant sa première traversée de l’Atlantique, en reportage à bord d’un cargo bananier. Un simple changement dans le régime des machines suffisait alors à le réveiller.

À bord de la « Dame Ruandiva », le régime n’avait pas changé depuis leur translation en hyperespace. Un sale moment, cette translation ! Chad ne pouvait y penser sans une contraction révoltée de toute sa mémoire sensorielle. Il n’avait pas voulu prendre de pilules sédatives, pour être pleinement conscient durant cette minute irremplaçable. Le Maître de Fret, Blaibeck, avait souri en autorisant son apprenti à s’offrir cette fantaisie. Au réveil de Blaibeck, Chad était verdâtre. Après une agonie de crampes et de nausées, il avait admis qu’on ne l’y reprendrait plus. La translation n’était pas une expérience à vivre par simple curiosité et Chad commençait à comprendre l’estime déférente dont jouissait tout homme portant la comète flamboyante du Personnel de Navigation. Ceux-là DEVAIENT rester conscients à chaque translation, ce qui impliquait un courage peu commun.

Si la cellule de ses premières semaines de servage avait paru exiguë à Chad, elle était pourtant spacieuse, comparée à l’étroite cabine qu’il partageait maintenant avec Blaibeck et le Premier Assistant de Fret. Celle-ci comportait trois couchettes repliables. L’emplacement de la quatrième recevait, outre leurs coffres à effets personnels, un projecteur de microfilms et une machine à hypno-instruction qu’ils utilisaient en alternance.

En vue de l’arrivée sur Uroko III, chacun d’eux passait plusieurs heures par jour devant le projecteur ou sous la « perruque ». Ce programme d’études surchargé n’était pas ressenti comme une contrainte. Si les quatre membres de l’équipe de navigation étaient occupés en permanence, Blaibeck et ses assistants n’avaient rien à faire durant le vol.

Le capitaine Sergei Skorianov, seul citoyen libre du groupe, était l’un des rares humains qu’ait rencontré Brinner à posséder des caractéristiques raciales nettement nordiques. Sans rien abdiquer de son autorité, il n’avait pas cette suffisance blasée habituelle chez les aristocrates terriens. Il était en parfaite condition physique, et seul son front un peu dégarni révélait qu’il était plus âgé que les autres. Chad n’apprit que plus tard qu’il avait près de cent dix-sept ans. Il en conçut d’ailleurs un grand respect pour les progrès accomplis par la gérontologie.

Diego di Varga était un Italo-Espagnol prélevé lors du siège de Forli par les troupes du Duc de Valentinois, plus connu de Chad sous le nom de César Borgia. Diego avait alors douze ans et ses aptitudes mentales exceptionnelles avaient décidé la Guilde à le conserver à son service. Treize années d’études à l’Académie Solaire Spatiale avaient fait de lui l’un des meilleurs astro-navigateurs du Système.

Katon Maider était le seul serf d’origine. Spécialiste des moteurs spatiaux et hyperspatiaux, il avait pour assistant Kemal Stachan, originaire de la Première Période Post-Atomique, environ cinquante ans après celle dont provenait Brinner.

Ruck Blaibeck était Maître de Fret, et donc l’homme le plus important du bord, une fois le vaisseau posé au sol. Il devrait en effet négocier dans les meilleures conditions les marchandises de traite qui représentaient le capital de l’expédition. De son astuce et de ses décisions dépendrait le succès du voyage.

Il était assisté de Jeebee Cain dont c’était le troisième voyage. Chad Brinner, Second Assistant de Fret, occupait donc la dernière place dans l’équipage de la « Dame Ruandiva ».

Dès que le vaisseau serait posé, les Navigateurs se transformeraient en miliciens armés. Toute planète hors du système solaire était présumée hostile, même après plusieurs décennies de contacts commerciaux réguliers.

Blaibeck avait exigé que Chad maîtrise parfaitement les techniques du fret spatial. Une erreur de quelques dizaines de kilos dans la répartition des marchandises pouvait causer, au décollage, un accident tragique pour la « Dame Ruandiva » et son équipage. Le Maître de Fret avait d’ailleurs mentionné le coût estimé du transport par gramme au centimètre cube. Même sans connaître très exactement la valeur du « Crédit », l’unité monétaire de l’Union Solaire, Chad n’en avait pas cru ses oreilles. Il comprenait maintenant tout le sens d’une phrase de Sham Ihn Khaa : « …l’aventure militaire galactique étant parfaitement irréalisable pour de simples raisons logistiques… ». Chaque pouce carré de la « Ruandiva » devait être utilisé au maximum.

Après des jours de tests, exercices et révisions, Chad fut autorisé à abandonner le sujet pour se consacrer à l’étude d’Uroko III, leur destination.

Di Varga lui avait déjà brossé un tableau général de ce qu’était la troisième planète de ce soleil mineur du secteur F-18 de leur galaxie. Egaïa avait de nombreux points communs avec la Terre. Grâce à une atmosphère basée sur un cycle de carbone-dioxyde, la vie s’y était développée et les Terriens pouvaient y respirer. La planète était habitée par une espèce dominante humanoïde parvenue au stade de civilisation tribale de l’Afrique avant l’époque coloniale.

Du point de vue climatique et écologique, on y trouvait une alternance de jungles et de savanes semi-tropicales. Hormis cela, la fiche signalétique du premier monde extra-terrestre sur lequel Chad Brinner allait poser le pied aurait pu se terminer par la mention : signes particuliers – Néant.

Et pourtant, le xénologue attaché à la première mission d’exploration avait mentionné :

« … Comme dans presque toutes les civilisations tribales, les indigènes d’Egaïa se livrent à des pratiques magiques et une caste religieuse semble exercer sur eux une forte influence. Je recommande l’envoi sur ce monde d’une mission comportant une équipe spécialisée dans l’étude des perceptions extra-sensorielles. »

Signé : Ribardin Benson, Ethno-xénologiste – Mission d’exploration et contacts préliminaires de la Guilde.

Bien entendu, personne ne s’était jamais soucié de suivre la recommandation de Ribardin Benson.

*
* *

La « Dame Ruandiva » s’était posée en douceur à l’endroit exact où l’avaient précédée les autres expéditions.

Le capitaine avait exigé de passer vingt-quatre heures en orbite pour une observation générale de la planète. Les six hommes, encagés avec lui depuis soixante-quinze jours, avaient fait contre mauvaise fortune bon cœur. Mais maintenant qu’ils voyaient la végétation verdoyante par les hublots et le ciel d’un bleu insolent jusqu’à l’horizon, la nouvelle journée d’attente, moteurs coupés, leur était insupportable.

Skorianov demeura intraitable. Plus de dix années de temps objectif s’étaient écoulées depuis la dernière visite d’un vaisseau solarien. Le sas ne s’ouvrirait donc qu’une fois l’atmosphère extérieure analysée et les résultats de l’examen bactériologique connus.

Di Varga, Blaibeck et le capitaine avaient au moins les tests pour les occuper. Kemal, quand il n’était pas suspendu aux échelles de coursives, son gymnase personnel, tonitruait d’une voix caverneuse des ballades de la conquête spatiale ou des rengaines entendues dans des bars d’astroports. Le Turc avait une mémoire fantastique et adorait chanter.

Si Katon Maider supportait assez bien l’attente, celle-ci tournait au supplice pour Jeebee et Chad.

Uroko, le soleil local, était déjà haut quand Skorianov donna enfin l’ordre attendu. Le sas pivota lentement, face au disque flamboyant. Les sept hommes étaient enduits d’une crème de protection qui luisait. Plus généreux que Sol en ultraviolets, Uroko pouvait devenir dangereux.

La bouffée d’air tiède et sec qui les frappa au visage leur fit l’effet d’un euphorisant. La voix habituellement brève et coupante de Skorianov eut une inflexion presque tendre pour remarquer :

— L’être humain n’est décidément pas fait pour vivre dans une boîte de fer blanc.

Le ronronnement du servo-mécanisme cessa avec un déclic quand l’échelle de coupée prit contact avec le sol d’Egaïa. Redevenu lui-même après vingt secondes d’abandon, Skorianov ordonna :

— Allez-y, monsieur Blaibeck.

La tension était palpable. Chad remarqua pour la première fois que les quatre hommes de la Navigation portaient un pistolet énergétique et plusieurs recharges. Blaibeck mit le pied sur le premier échelon et commença la descente. Parvenu au sol, il fit quelques pas, prenant soin de rester en vue du sas. Chad se demandait pourquoi personne ne le rejoignait dehors, mais il ne posa pas la question. Le capitaine caressait son menton de la main gauche, la droite posée sur la crosse de son arme :

— Ils ont au moins trois villages dans un rayon de cinq kilomètres et nous sommes posés depuis vingt-six heures… Je n’aime pas cela…

— Le film pris hier, avant d’atterrir, montre un groupe de cavaliers qui a filé pendant notre descente.

C’était Di Varga qui avait parlé. Le capitaine réfléchit puis décida :

— Allons-y ! Nous ne pouvons passer un mois à attendre. Jeebee et Chad, commencez à décharger. Kemal, vous restez en observation au sas. Diego et Katon, chargez-vous avec Blaibeck de mettre la « Sauterelle » en état de voler. Deux d’entre nous feront un peu de tourisme avant la nuit.

En quelques secondes, les alentours de la « Dame Ruandiva » se transformèrent en une éruption d’activité. Le flanc du vaisseau s’ouvrit et vomit en une heure des tonnes de servo-robots qui commencèrent à transformer la clairière brûlée en un camp permanent.

Tout en aidant à l’assemblage du vaisseau anti-gravitique baptisé « Sauterelle », le capitaine Skorianov avait l’œil à tout. Mais une ride soucieuse arquait ses sourcils. Seul de tout l’équipage, Kemal ne faisait rien. Appuyé contre le sas, le Turc ne fredonnait même pas l’une de ses sempiternelles ballades de tripot. Il ne quittait pas des yeux le rideau végétal cernant la clairière.

Vers quatre heures, les projecteurs qui devaient illuminer le camp étaient en place, les abris montés, et la Sauterelle avait décollé plusieurs fois de quelques mètres. Skoriariov ôta sa casquette, et s’épongea le front :

— Pas mal travaillé, messieurs. Je crois que nous…

Il n’acheva pas, interrompu par le cri de Di Varga qui venait de recevoir une sagaie dans le bras.

*
* *

À la même seconde, une tempête de cris se déchaîna autour de la clairière. Chad, et sans doute ses compagnons, avaient sous-estimé l’effet de la rotation plus rapide d’Egaïa sur la durée du jour. Ils se trouvaient maintenant à l’heure la plus favorable pour une attaque-surprise, quand l’ombre du moindre rocher se confond avec celle d’une silhouette allongée.

Tout de suite, la voix coupante de Skorianov couvrit les hurlements des indigènes :

— Faisceaux maximum ! Répondez !

Déjà, l’éclair bleu des armes énergétiques donnait la réplique à la grêle de flèches et de sagaies qui s’abattait. Les assaillants les plus proches (et Chad avait peine à croire qu’ils aient pu ramper si près sans être détectés) avaient dû renoncer à leur charge-suicide. Réfugiés maintenant dans les arbres, ils clouaient au sol les Terriens impuissants.

Kemal ne pouvait agir. Allongé dans le sas, il avait réduit le faisceau de son arme pour en allonger la portée, mais celle-ci ne dépassait pas une quarantaine de mètres. Heureusement, l’imprécision des arcs des assaillants rendait leurs flèches relativement inoffensives. Mais les Terriens ne pouvaient se déplacer qu’en rampant, à l’abri de leurs machines métalliques.

Sans que Skorianov ait eu à en donner l’ordre, les hommes se regroupèrent autour de lui, à l’exception de Kemal.

— Comment va Diego ?

— Pas grave. La pointe de la sagaie a traversé le biceps mais elle est ressortie quand il est tombé.

La réponse venait de Blaibeck qui terminait le pansement.

— Poison ?

C’était le blessé qui posait la question, avec un sourire crispé. Blaibeck répondit sans lever la tête :

— Peu de chances. Les rapports précédents ne mentionnaient pas d’armes empoisonnées. Il faudrait qu’ils en aient inventé dans les toutes dernières années.

Skorianov prit dans sa poche un communicateur, et siffla dans le micro. Une voix reconnaissable répondit immédiatement :

— Kemal. J’écoute.

— Skorianov. Combien de projecteurs sont orientés vers les arbres ?

— Un instant, capitaine.

Il y eut une pause. Sans doute pour mieux voir Kemal avait dû passer la tête hors du sas car une flèche vint percuter la paroi avec un bang sonore. Ils n’eurent pas besoin du communicateur pour entendre les insultes qui devaient être, en turc, particulièrement malsonnantes. Même l’austère Skoriakov ne put retenir un sourire.

— Capitaine, grésilla de nouveau le communicateur environ douze projecteurs vers les arbres et autant vers l’intérieur du camp.

— Bien. Déconnectez ceux qui éclairent le sol et le camp ? Mais ceux-là seulement !

— Facile. Les lignes sont numérotées.

Encore une pause, puis le capitaine poursuivit ses instructions.

— Kemal, vous avez cinq minutes pour mettre hors circuit tout ce qui éclaire le camp. Ensuite, sur mon ordre, vous donnerez le courant. Compris ?

— Compris, capitaine.

Tout s’éteignit. Il faisait maintenant nuit noire et les hommes fouillaient désespérément des yeux la masse sombre des arbres qui se découpaient sur le ciel. Egaïa ne possédait pas de satellite. Le communicateur reprit vie.

— Ici Kemal. Quand vous voudrez, capitaine !

Ils avaient tous sursauté, tant leurs nerfs étaient tendus. Skorianov accusa réception puis murmura :

— Attention, messieurs. Ceci demande une coordination rigoureuse. À mon ordre, tout le monde ici ferme les yeux et se protège le visage de ses bras repliés. Pas le moindre rai de lumière ne doit parvenir jusqu’à vos rétines. Kemal, allez-y et, au nom de la Galaxie, gardez les yeux ouverts ! Ici, nous sommes tous aveugles.

Chad, comme les cinq autres, s’était volontairement imposé la nuit totale dans ses bras repliés. De longues minutes s’écoulèrent avant que la voix du capitaine leur parvienne dans un souffle.

— Je suppose que vous avez compris. Normalement, leur acuité visuelle nocturne est beaucoup plus développée que la nôtre. Ils nous voient comme en plein jour. Mais maintenant, les projecteurs de Kemal sont en train de saturer leur nerf optique. Durant quelques secondes, lorsqu’il aura coupé le courant, ils seront, à leur tour, pratiquement aveugles. À nous de profiter de ces précieux instants. Vous êtes prêts ?

Cinq grognements lui répondirent.

— Alors repli vers la « Ruandiva » ! Kemal… COUPEZ !!!

Sans prendre la peine d’utiliser la radio, Skorianov avait hurlé son ordre. Chad se retrouva bondissant à travers la clairière vers l’échelle de coupée. Comme prévu, sa vision avait été améliorée par les minutes de nuit totale. Il discerna sans peine la silhouette sombre qui marchait sur lui, armée d’une sagaie. Un éclair jaillit à sa droite et l’ombre fut coupée en deux par le faisceau de pure énergie. En trois bonds, il fut à l’échelle et aida Diego di Varga à franchir le sas. Il y eut un ordre bref :

— Lumière ! Et aux ouvertures de cale !

Chez les navigants, des années d’entraînement payaient maintenant leurs dividendes. Par les meurtrières des cales, le feu des Terriens nettoya en quelques minutes les abords de la fusée. Tous les indigènes infiltrés regagnèrent le couvert des arbres, emportant avec eux leurs morts et leurs blessés.

Les Terriens se réunirent au mess, entassés les uns sur les autres. Skorianov résuma la situation :

— Maintenant, nous sommes à l’abri. Nous pouvons les empêcher indéfiniment de rentrer mais ils peuvent, tout aussi longtemps, nous empêcher de sortir. Il n’est pas question pour nous de décoller avec nos cales ouvertes et un bon tiers de notre équipement éparpillé sous nos réacteurs.

Les sept hommes restèrent un moment silencieux. Tirant sur sa courte barbe, Blaibeck commenta :

— Le premier siège dont l’histoire humaine nous ait transmis le récit est celui de Troie, quelque part dans l’ancienne Asie Mineure.

Comme les autres attendaient la suite, il ajouta froidement :

— Il a duré dix ans.

Le capitaine distribua les tours de garde et ils regagnèrent leurs couchettes.

*
* *

Pour la vingtième fois sans doute, Skorianov frappa rageusement du pied.

— Qu’est-ce qui a pu se passer ? Qu’avons-nous pu faire qui les a braqués contre nous ?

Il martelait de ses bottes le sol du mess minuscule, évitant à chaque passage les jambes allongées de di Varga dont Blaibeck changeait le pansement.

— Ce sont des primitifs, d’accord ! Mais pas des primates sans mémoire ni suite dans les idées. Nous sommes la cinquième expédition commerciale depuis la mission de contact. Jamais de réactions hostiles. Les Egaïens sont des sédentaires qui n’ont pas d’attirance pour la guerre. Leurs conflits n’ont jamais dépassé le stade des escarmouches locales à propos de bétail volé ou de femelles enlevées par de jeunes gaillards impulsifs. Et les voilà campés sur des kilomètres autour de nous, par MILLIERS, déversant sur notre camp plus de flèches et de sagaies qu’ils n’en fabriquent en un an ! Alors ?

Le capitaine disait vrai. Depuis trois jours que durait le siège de la « Dame Ruandiva », les Terriens avaient marqué un point en récupérant la Sauterelle. Quelqu’un avait eu l’idée de revêtir les scaphandres spatiaux pour se protéger de la pluie de flèches que déclenchait immanquablement l’ouverture du sas. Le scooter anti-gravitique, maintenant parqué sous le vaisseau, permettait le survol de la région alentour, durant quelques heures. Les deux observateurs, Blaibeck et Jeebee, avaient découvert un spectacle stupéfiant : toutes les clairières voisines et la savane proche grouillaient de guerriers, à pied ou montés sur leurs bizarres poneys bleu vif. Une telle concentration devait rassembler des dizaines de tribus.

Une autre idée, de di Varga cette fois, n’avait eu qu’un commencement d’exécution. Sur la plate-forme d’un robot servant au transport des marchandises, ils avaient envoyé en lisière de la forêt un lot de présents afin de stimuler la convoitise des indigènes. Pourtant, si des mouvements de feuillages avaient trahi la présence de nombreux observateurs, personne n’avait touché à rien.

Exaspéré, le capitaine finit par ordonner d’utiliser les scaphandres pour récupérer les machines et mettre la « Dame » en état de décoller. Les abris, le matériel de camp et une partie des stocks seraient abandonnés et incendiés par la mise à feu des réacteurs. L’opération prit trois bonnes heures car la prudence élémentaire interdisait d’envoyer à l’extérieur plus de quatre hommes à la fois. De temps en temps, un indigène invisible expédiait, sans beaucoup de conviction, une flèche en direction des mannequins lents et maladroits, mais invulnérables. Honnis cela, aucune réaction.

Quand tout ce qui était récupérable eut réintégré les cales, Skorianov convoqua l’équipage pour une ultime conférence. Jeebee, tout en surveillant les écrans de contrôle qui lui fournissaient une vision panoramique de l’extérieur, pouvait les entendre par la trappe entre les deux étages.

— Parfait, messieurs, résuma Skorianov. La « Dame Ruandiva » n’a plus qu’à rentrer glorieusement à Terra-Port. Une bonne partie de ses marchandises de traite et son matériel sont perdus, son vaillant équipage a été vidé de cette planète par quelques milliers de sauvages bardés de sagaies et son officier de navigation conservera une minuscule cicatrice au biceps. Je doute qu’on nous reçoive avec des fanfares. Nous serons la risée de tous les tripots du Système Solaire, mais je ne vois pas ce que nous pouvons y changer.

Chad risqua une question :

— Pourquoi ne pas décoller pour nous poser un peu plus loin ? Rien ne nous dit que cette attitude hostile s’étend à toute la planète.

Diego haussa les épaules.

— La « Dame » consomme plus de carburant en dix minutes de vol atmosphérique qu’en un mois dans l’hyperespace. Nous ne pouvons pas sautiller sur cette planète comme une ménagère dans un supermarché. Même si nous pouvions refaire du carburant sur une des bases satellisées du Centaure, la facture serait trop lourde. Nous ne sommes pas les vaillants gars aux yeux clairs de la Marine Spatiale, mais des boutiquiers ambulants censés faire des bénéfices.

— De toute façon, interrompit le Maître de Fret, la monnaie d’échange des Egaïens se limite aux fourrures de Glam, aux Pierres Vives et au peu de Graines Vertes qu’ils sont fichus de récolter. La concentration de ces marchandises en un point précis demanderait du temps et nous en manquerions vite.

Le silence morose qui suivit fut rompu par la voix excitée de Jeebee, à l’étage supérieur.

— Capitaine, je crois que nous avons un visiteur !

Skorianov escalada en trois bonds l’échelle verticale, les cinq autres sur ses talons. Sur l’écran central, apparaissait l’image d’un guerrier à cheval qui avançait, seul et au pas, vers le vaisseau. Chad remarqua tout de suite combien cet homme était différent des indigènes filmés par les précédentes expéditions.

Les bandelettes de peau qui flottaient à ses poignets et à ses chevilles, le large bandeau de cuir peint entourant la tête, les sagaies coincées sous la cuisse montraient bien qu’ils avaient devant eux un homme de guerre, non un de ces Egaïens paisibles que décrivaient les rapports. Blaibeck eut un long sifflement :

— Un nomade des Plaines. Voilà qui explique bien des choses. Ou ils ont conquis la région, ou ils passent par ici au hasard d’une migration. Et celui-ci m’a tout l’air d’un coriace.

Sur l’écran, ils virent le guerrier mettre pied à terre. Avec la dignité d’un seigneur, il renvoya son poney qui trotta vers les arbres, puis il se défit de toutes ses armes et de son bandeau. Quand il n’eut plus sur lui qu’un pagne de cuir et ses mocassins, il tira de sa ceinture deux dagues identiques et posa l’une d’elles sur la première marche de l’échelle de coupée. Après quoi, il s’assit dans une attitude hiératique à quelques mètres, devant le sas, planta devant lui le second poignard et attendit.

Les sept Terriens restaient muets. Di Varga, malgré lui, gloussa :

— Un bon vieux duel ! Qui va chercher la gloire dans la Marine Spatiale ? Vive la Boutique et sa bravoure à la noix pour feuilleton vidéo !

Il commença à défaire sa tunique, imité par Kemal, puis par tous les autres. Après ces mois de presque totale inaction, la perspective d’en découdre physiquement les galvanisait. La voix cinglante de Skorianov les figea :

— Aux ordres ! Où vous croyez-vous ? En bordée ? Sans parler de la blessure récente de l’Officier de Navigation Di Varga, nous sommes quatre dont les compétences techniques sont indispensables pour ramener la « Ruandiva » : Blaibeck, Di Varga, Kemal et moi. C’est regrettable, mais c’est ainsi.

Le capitaine les avait dégrisés d’un coup. Il poursuivit :

— Désolé, Katon, mais pas question pour vous non plus.

Katon Maider fixa ses bottes sans répondre, et Chad réalisa soudain que Maider n’était pas intégré à leur groupe. Malgré sa compétence, dix ou quinze générations de servage héréditaire avaient fait de lui un être différent. Il était « serf d’origine », et en était parfaitement conscient lui-même.

— Il ne reste donc que Jeebee et Chad, poursuivit Skorianov. Je ne les connais pas assez bien pour savoir lequel a les meilleures chances. Alors, décidez entre vous.

Le capitaine leur tourna le dos et s’absorba dans la contemplation des écrans.

D’une de ses poches, Diego sortit un demi-Crédit qu’il posa en équilibre sur son pouce. Du regard, il interrogea Jeebee.

— Soleil.

— Comète, compléta machinalement Brinner.

D’une chiquenaude, Diego fit tournoyer la pièce puis il la saisit au vol et la plaqua sur la console de navigation.

— Comète, annonça Jeebee sans cacher sa déception.

Di Varga aida Brinner à ôter sa vareuse.

— En lice, preux chevalier. Le dragon, en bas, doit commencer à trouver le temps long.

L’ironie cachait mal l’inquiétude. Chad réalisa soudain que, dans ce duel, sa vie n’était pas le seul enjeu.

*
* *

En descendant les marches de l’échelle de coupée, Brinner examinait son adversaire. À peine plus grand que lui, l’Egaïen dégageait une puissance latente et contenue. À l’écran, sa peau avait paru très pigmentée mais Chad voyait maintenant que son corps était recouvert d’une soyeuse fourrure brune.

Les yeux dorés, presque clos et réduits à deux fentes de lumière dans le visage sombre, les oreilles pointues et mobiles placées haut sur la boîte crânienne étaient les seuls indices d’une ascendance partiellement féline. Chad y ajouta la denture lorsque la créature retroussa la lèvre supérieure découvrant deux canines longues et effilées.

L’Egaïen s’était levé mais il ne prit son poignard que lorsque Chad eut atteint la dernière marche. L’Américain ramassa son arme et la trouva solide et bien équilibrée. Du coin de l’œil, il constata que plusieurs centaines d’indigènes avaient quitté le couvert des arbres pour observer le combat. La plupart étaient sans armes ou portaient leurs arcs à l’épaule.

Adoptant la même garde, penchés en avant sans se quitter des yeux, les duellistes commencèrent une sorte de danse rituelle circulaire, chacun observant l’autre, guettant l’attaque. Chad avait assisté une fois à une rixe au couteau et il en avait retenu une chose : au poignard, il n’existe pas de second round. Dès le premier engagement, une des deux lames trouve la chair vulnérable et le combat est terminé.

L’Egaïen tenta une feinte au visage pour obliger Chad à remonter sa garde. Le jeune homme esquiva d’une rapide flexion des genoux. L’autre voulut profiter de ce qu’il prenait pour une ouverture et chargea. Par chance ou par un simple réflexe de pratiquant des Arts Martiaux, Brinner, au lieu de rompre, suivit le mouvement. Il s’effaça et, de la hanche droite, déséquilibra le guerrier. Avec un cri de rage, celui-ci voulut résister et bascula. Brinner interposa simplement son arme entre le corps sombre et le sien, l’Egaïen eut un terrifiant soubresaut, roula sur le dos et ne bougea plus.

Chad, en se relevant, n’éprouvait aucun sentiment de triomphe. Il venait de poignarder le premier extraterrestre que le destin avait placé devant lui. Cela n’avait rien d’exaltant.

Lorsqu’il fut évident que le vaincu ne bougeait plus, un concert de hurlements s’éleva autour de la clairière. Les guerriers s’approchèrent, faisant claquer leurs paumes sur leurs carquois de cuir. Au-dessus de lui, Chad entendit fonctionner le verrou du sas. Skorianov apparut, flanqué de Kemal et de Blaibeck. Tous trois étaient armés.

En deux minutes, la clairière fut noire d’indigènes mais pas une flèche n’était sortie des carquois. Un guerrier, au pelage presque blanc et dont les armes étaient serties de Pierres Vives, leva la main et les hurlements cessèrent. La masse sombre et hérissée de sagaies s’écarta pour ouvrir une allée jusqu’à l’orée de la forêt. Un cavalier sortit du couvert des arbres, tenant par la bride un poney harnaché. Il s’immobilisa à quelques pas de Chad et lui tendit les rênes de l’animal tandis qu’un autre Egaïen déposait devant lui les armes de son adversaire vaincu.

De la passerelle, Skorianov lança :

— Ramassez les armes, Brinner ! Jouez leur jeu.

Obéissant à une impulsion, Chad caressa les naseaux soyeux du poney, une merveilleuse monture que son poil lisse et bleuté pouvait seul différencier des infatigables chevaux afghans des Mongols de la Horde d’Or. La bride rejoignait un mors assez semblable à celui qu’utilisaient les cavaliers de la Terre. La bête semblait un peu nerveuse mais franche.

Sans réfléchir davantage, l’excellent cavalier qu’était Brinner sauta sur le poney. L’absence de selle ou d’étriers ne le gênait guère, il adorait monter à cru. L’animal fit d’abord un écart et tenta de se cabrer puis, docile à l’appel de la botte, il s’envola vers la forêt.

Beaucoup plus grisé maintenant qu’à la fin de son duel, Chad fit galoper le cheval entre les groupes de guerriers qui l’assourdissaient de leurs encouragements.

Quand il mit enfin pied à terre devant le sas, Skorianov arborait un large sourire.

*
* *

Assis en tailleur sous l’auvent de la tente de peau, le capitaine, Blaibeck et Chad mâchonnaient une tige d’herbe à rêver.

Les rapports des précédentes expéditions étaient formels. Le suc végétal, qui avait sur les Egaïens un effet hallucinatoire, était inopérant sur l’organisme terrien. Les trois hommes ruminaient donc la tige fade et fibreuse qu’on leur avait offerte, par simple courtoisie.

Sous leurs yeux, dans un vacarme abrutissant, se déroulaient depuis trois heures les danses des chasseurs nomades. À cet instant, le Terrien Chad Brinner était probablement l’homme le plus populaire de cette région équatoriale d’Egaïa. D’immenses tambours de bois creux avaient relayé la nouvelle de son exploit à plusieurs dizaines de kilomètres à la ronde. Le capitaine avait fini par installer devant lui la machine traductrice permettant de répondre aux longues tirades flatteuses des chefs de Clans venus l’honorer et le féliciter.

Il se confirmait que l’adversaire de Chad, unanimement détesté par sa propre tribu, avait été un duelliste redoutable. Brinner se rendait compte qu’il avait bénéficié d’une invraisemblable chance durant leur combat.

Assis à côté des trois hommes, les chefs de Clans baignaient dans l’extase provoquée par l’herbe à rêver. Pourtant, cinq humanoïdes au pelage grisonnant qui devaient appartenir à une sorte de clergé local s’abstenaient de toucher à la drogue. L’un d’eux se pencha sur l’épaule de Skorianov et il désigna la machine à traduire, indiquant ainsi qu’il voulait communiquer avec lui. Dans le vacarme des tambours, Chad ne put saisir les phrases qui s’échangeaient. Le visage du capitaine se rembrunit mais il finit par acquiescer. De la main, il invita les deux autres Terriens à se rapprocher :

— Ils désirent admettre l’un d’entre nous dans leur Ordre. Je n’arrive pas à leur faire préciser si c’est une initiation ou un simple rite honorifique.

— Ils ont dit lequel de nous trois ?

— Oui, naturellement. Brinner est l’heureux élu.

Le Maître de Fret et son apprenti digérèrent l’information.

— Je n’aime pas beaucoup ça, continua le capitaine, mais ils garantissent qu’il n’y a aucun danger. Deux des prêtres ont déjà eu des contacts avec la précédente mission et le rapport les décrit comme dignes de confiance.

— Il faut courir le risque, capitaine. En refusant, nous reviendrons à la situation de ce matin.

— Chad a raison, approuva Blaibeck. Un refus serait une offense.

— Très bien, concéda Skorianov. Mais restez sur vos gardes, Brinner. Ceux-là ont quelque chose dans le crâne et vous ne les retournerez pas comme un vieux gant avec un numéro de cirque.

Chad se leva, et Blaibeck lui dit quelque chose à l’oreille. Pendant ce temps, le capitaine demandait à Kemal par radio de préparer un second traducteur.

Les cinq prêtres au pelage gris accompagnèrent Chad jusqu’au vaisseau et l’attendirent au pied du sas. Le Turc lui remit la seconde boîte à traduire puis Chad passa par sa cabine et prit dans le coffre de Blaibeck un minuscule écrin. Il contenait deux globes laiteux, gros comme des œufs de pigeon et enrobés de mousse plastique : deux minuscules grenades, assez puissantes pour souffler un char d’assaut. Chad referma l’écrin et le glissa dans sa poche.

Au bas de l’échelle, le plus âgé des prêtres-sorciers lui fit signe de brancher le traducteur. Il parla ensuite, en prenant soin de rester à portée du micro. Chad trouva à ce langage des sonorités faites de feulements, de roulement d’arrière-gorge avec, parfois, une note aiguë ou plaintive de félin coléreux.

Le traducteur, version miniaturisée des machines déjà connues au XXe siècle, n’avait gagné ni en subtilité ni en qualité littéraire. Sa voix artificielle se borna à dire :

— Homme du ciel – viens – lieu sacré – fraterniser.

Chad fit signe qu’il avait compris et emboîta le pas aux cinq créatures grises.

*
* *

Ce que la machine avait traduit par « lieu sacré » était une petite clairière cernée de troncs gigantesques et couverte de branches touffues qui se rejoignaient au centre, en une voûte si épaisse qu’on ne voyait pas les étoiles. Au centre, crépitait un feu de bois.

Accroupis autour du feu, d’autres hommes gris attendaient. Les cinq prêtres saluèrent et firent signe à Chad de prendre place dans le cercle. Puis, durant de longues minutes, chacun s’absorba dans la contemplation des flammes.

Soudain, tous les prêtres relevèrent la tête pour regarder Brinner. Celui-ci allongea le bras vers le traducteur pour le mettre en marche mais l’homme gris, à sa droite, posa une main armée de griffes brunes sur son poignet pour l’arrêter. Chad comprit alors que la machine était inutile. Mais pourquoi la lui avoir laissé apporter ? Et pourquoi l’avoir utilisée avec les autres membres de l’équipage ?

— Parce que les étrangers à la Secte des Fils de la Nuit ne sont pas admis à connaître ce qui ne les concerne pas.

Ainsi, les Egaïens n’étaient pas des sauvages primitifs, adroits à la guerre et à la chasse, mais incapables de voir dans les Terriens autre chose que des demi-dieux dispensateurs d’objets rares et merveilleux !

— Partiellement exact. Les guerriers, chasseurs et paysans correspondent assez bien à cette description. Mais la caste héréditaire des Prêtres est dissemblable.

— J’ai remarqué la différence de fourrure, mais je croyais que les hommes gris étaient des Egaïens plus âgés.

— Non. Vous assimilez notre fourrure à celle de votre tête qui blanchira au fil des saisons. Ceux de notre caste naissent gris. Même nos petits sont déjà identifiables. Vous le verrez si vous venez à nos villages.

— Alors, vous nous autorisez à commercer comme les autres expéditions ?

— Bien sûr. Vous avez vaincu en duel le chef d’une minorité violente opposée à votre venue. C’est un service que vous avez rendu à notre peuple.

— Mais alors, je n’ai…

Le fil des réflexions de Chad parut se durcir, puis céder brutalement. Une vague d’affolement le submergea quand il réalisa que son esprit n’était plus à lui seul, que d’autres présences y étaient infiltrées. Il dut rassembler toute son énergie pour ne pas s’enfuir à toutes jambes.

Du cercle des prêtres monta un gémissement plaintif. En quelques secondes, une marée d’amitié, de compréhension et de sympathie calma Chad. En lui, les concepts reprirent forme :

— Détendez-vous. Maîtrisez votre peur. Pour communiquer avec vous, qui n’êtes pas de notre race, nos esprits doivent rester ouverts et nous sommes très vulnérables à un spasme émotionnel comme celui que vous venez d’éprouver.

Au fur et à mesure que Chad rationalisait la situation, elle devenait supportable. L’effet apaisant des intentions amicales qui lui parvenaient commençait à agir.

— Ainsi, nous pouvons converser sans l’aide du langage ?

— Oui. Vous êtes en train de le faire. Nous dirigeons nos pensées vers votre conscience et nous recevons les vôtres.

Chad se souvint de Clélia et de Rani Vanaki.

— Pouvez-vous lire mes pensées ? Même celles que je voudrais dissimuler ?

Il est difficile d’imaginer un silence mental mais ce fut pourtant ce que perçut Brinner. Il formula de nouveau sa question avec plus d’insistance et la réponse vint :

— Oui. Nous connaissons toutes vos pensées, même certaines que vous aimeriez cacher ou dont vous n’avez pas conscience. Par exemple

Un des prêtres avait relevé la tête et Chad eut la sensation que les deux canines pointues se découvraient en un sourire ironique.

— … par exemple, nous savons que vous êtes venu à nous sans armes visibles mais que vous avez dans une poche deux objets de mort.

L’Américain se sentit rougir jusqu’à la racine des cheveux. La suite vint, hâtive, avec une note d’excuse :

— Nous comprenons votre méfiance. Mais vous voyez maintenant qu’elle était injustifiée.

— Pourquoi m’avez-vous choisi, plutôt que celui qui commande notre groupe ?

— Nous vous avons choisi dès que votre nef a été assez proche d’Uroko pour que nous vous sondions tous les sept. Comme les autres vaisseaux, le vôtre n’avait à son bord, à part vous, que des hommes qui poursuivent des buts sans noblesse. Vous, vous cherchez une femelle de votre espèce afin de lui rendre sa liberté et de lui offrir, si elle le veut, le meilleur de vous. Alors nous vous avons un peu aidé à gagner votre duel, ce matin.

Sophie… Sophie mentionnée télépathiquement par des extraterrestres à fourrure grisonnante…

— Ne commettez pas l’erreur de croire votre race et ses motivations uniques ! Nous éprouvons pour certaines de nos femelles des sentiments analogues.

— Ainsi, vous m’avez aidé pour le combat ?

— Oui, car vous n’auriez pu gagner seul. Nous avons handicapé mentalement votre adversaire au moment favorable.

Chad encaissa l’information qui rabaissait sensiblement son ego.

— Quels buts poursuivez-vous ? Qu’espérez-vous de moi ?

— D’abord, que vous ayez à notre égard des sentiments amicaux. Ensuite, que vous soyez un allié qui influence favorablement nos rapports avec votre peuple. Jusqu’ici, nous avons eu la chance que les Terriens s’abstiennent de peser sur nous. Nous désirons que cela continue.

— Puisque vous pouvez connaître mes pensées, vous devez savoir que mon statut, au sein de mon Clan, est médiocre. L’influence dont je dispose sur ma planète est nulle.

— … Pour l’instant… !

Énigmatiquement, le flux d’informations cessa tout d’un coup. Il reprit au bout de quelques secondes :

— Homme Chad Brinner, avant que vous retourniez auprès de vos compagnons, nous devons vous montrer quelque chose.

Deux guerriers sans arme, visiblement terrorisés, apparurent. Ils escortaient un indigène garrotté, et qui semblait plongé dans une hébétude totale. Dès que leur prisonnier se fut effondré, les guerriers tournèrent les talons et la forêt les engloutit. La transmission reprit :

— Cet homme est un criminel endurci. Il a été capturé après avoir commis quatre meurtres dans des conditions monstrueuses. Nous n’avons pas l’habitude de nous ériger en juges, mais il est utile de faire une exception en votre présence. Faites le vide en vous et fermez du mieux possible votre esprit, mais conservez les yeux ouverts.

Subitement, l’air s’était chargé d’une tension extrême. L’homme ligoté sortit de son abrutissement pour gémir de façon de plus en plus stridente. Les prêtres gris étaient maintenant debout. Les cris du prisonnier devaient s’entendre jusqu’au vaisseau et Chad dut se boucher les oreilles.

Il se rendit compte alors que la douleur qu’il éprouvait n’était pas physique mais qu’une houle de haine brute assaillait son esprit. Pris de nausée, il ne pouvait détacher son regard du captif qui, l’écume aux lèvres, se tordait sur le sol, en proie à des convulsions. Enfin, le pauvre diable poussa un dernier cri et se brisa net comme un ressort surtendu.

Instantanément, le torrent de rage haineuse cessa de tourbillonner dans la clairière. Brinner, lui, vacillait sur ses jambes.

L’un des hommes gris ramassa la boîte de communication et la lui tendit. Chad la prit machinalement, conscient de son inutilité.

— Chad Brinner, ami des Fils de la Nuit, nous ne nous rencontrerons plus mentalement jusqu’à votre départ. Nous n’avons pas pris plaisir à faire ce que vous avez vu mais il nous fallait vous convaincre que nous ne sommes pas totalement désarmés. Demain, vos compagnons et vous pourrez commercer librement dans toute la région.

Les hommes gris s’inclinèrent, tournèrent les talons et disparurent sous les grands arbres. Chad fut reconduit au vaisseau par celui qui l’avait guidé et il trouva Kemal, de garde à l’échelle de coupée. Le Turc était inquiet. Chad le rassura en quelques mots.

C’était la première fois depuis plusieurs heures qu’il utilisait la parole pour communiquer avec quelqu’un. Après la fantastique expérience du contact mental avec les prêtres égaïens, il éprouvait la sensation d’une perte irréparable dont il lui serait difficile de se consoler.

*
* *

Les semaines suivantes furent épuisantes. À son retour, Chad avait fait un rapport au capitaine, omettant de révéler ce qu’il savait des facultés mentales des prêtres gris. Il eût été incapable de préciser pourquoi il avait sacrifié ainsi sa fidélité à l’équipage de la « Dame » au profit des Egaïens. Il sentait simplement que c’était mieux ainsi. D’ailleurs, si la situation se gâtait, il serait toujours temps d’avertir Skorianov. De toute évidence, le clergé gris n’était pas hostile à la présence des Terriens, dans la mesure où ceux-ci se conduisaient bien.

Durant les jours qui suivirent, Chad eut la sensation déplaisante d’être nu sous les yeux d’observateurs silencieux et invisibles. Peu à peu, son travail relégua cette impression au second plan et elle finit par disparaître.

Ils passèrent cinq semaines sur Egaïa, trente-cinq jours de discussions interminables entre Blaibeck et les chefs de Clans pour obtenir au meilleur prix les peaux, les Pierres Vives ou les champignons séchés qui rempliraient les cales.

L’équipage travaillait en deux groupes, l’un au vaisseau et l’autre aussi loin que la Sauterelle pouvait le transporter. Chad avait la chance de faire partie de l’équipe de la Sauterelle. Il eut ainsi l’occasion d’observer de près la culture primitive d’Uroko III.

C’était pour lui une sensation très étrange, un peu comme s’il assistait à la naissance de sa propre civilisation. Il était d’ailleurs sûr que les Egaïens atteindraient un jour l’âge industriel, peut-être même rapidement, s’ils continuaient à avoir des contacts avec le reste de la galaxie.

Quel aurait été l’impact de missions commerciales galactiques au sein de la Gaule préromaine, avant la conquête de César ? Les simples traces laissées par les comptoirs grecs et phéniciens en donnaient une idée.

Le trente-cinquième jour, après un échange de cadeaux avec les principaux chefs de Clans, la « Dame Ruandiva » décolla majestueusement et plongea bientôt dans l’hyperespace. Avec les autres membres de l’équipage, Chad était maintenant impatient de retrouver le sol de la planète mère. Durant les quarts interminables, Kemal énumérait les tripots de Terra-Port qu’il comptait visiter pour y boire, s’y battre et parfaire sa réputation d’amant infatigable auprès des jolies serves attachées à ces louches établissements.

Chad avait d’autres plans, dont le point de départ se situait dans le bureau de Sham-Ihn-Khaa.

Mais le destin marche parfois plus vite que les plans qu’on se mêle d’établir à sa place.