CHAPITRE PREMIER

L’homme entre deux âges tira de son paquet une Gitane tordue qu’il alluma après l’avoir redressée entre ses doigts courts, sans quitter Brinner des yeux.

— Alors vous êtes journaliste ?

C’était plus une constatation qu’autre chose. Il avait, sur son bureau, la carte de presse de Chad ainsi que les accréditifs des deux journaux de New York dont il était le correspondant à Paris. L’homme de la police reprit :

— C’est vous qui nous avez signalé la disparition en avril dernier, n’est-ce pas ?

Chad acquiesça avec lassitude. Le policier prit un dossier et l’étala bien à plat sur le buvard taché d’encre. C’était une mince chemise dont Chad connaissait le contenu sans même l’avoir eue entre les mains : la copie de sa première déposition, le 7 avril, des notes manuscrites signalant ses démarches successives pour faire activer les recherches, et sans doute les résultats des vérifications faites par la police aux anciens domiciles de Sophie. Il savait déjà ce qu’allait dire le Français au moment même où celui-ci ouvrit la bouche :

— Résumons-nous, monsieur Brinner. Le 7 avril, pour la première fois, vous signalez à la police ce que vous appelez « la disparition anormale » de Sophie Desmarques, 26 ans, française, dont vous aviez fait la connaissance quelques semaines auparavant à un bal de l’association France-USA. L’enquête subséquente devait nous apprendre que Mlle Desmarques a perdu ses parents très jeune, dans un accident. Elle a été élevée par une vieille tante, décédée il y a six ans. On ne lui connaît pas d’autre famille. Ceux qui l’ont approchée la décrivent comme une jeune fille jolie, séduisante mais discrète, sérieuse et menant une vie rangée…

Chad écoutait la voix ronronnante, les phrases sèches et administratives qui prétendaient rendre compte de ce qu’avait été Sophie. Car comment décrire, dans un rapport de police, la mobilité sensible de ses lèvres, les couleurs changeantes de ses yeux ? Comment traduire l’enchantement ?

— … vous ne nous avez pas caché avoir ébauché avec la jeune fille une idylle. Pourtant, cinq jours plus tard, Mlle Desmarques partait en vacances en accord avec l’entreprise qui l’employait. J’insiste sur le fait qu’il n’y avait rien là de précipité ; ce départ était prévu depuis plusieurs mois.

— Exact, interrompit l’Américain. Tout son entourage savait qu’elle partait pour la Suisse où elle avait retenu une chambre dans un hôtel-pension de Vevey à partir du lundi 2 mars. Mais elle a quitté son domicile parisien le samedi 28 février. Sa propriétaire est formelle, Sophie a réglé son dernier loyer par chèque le matin de son départ. Et cet hôtel au bord du Léman, nous savons qu’elle n’y est jamais arrivée.

— Mon cher monsieur, chaque année en France plusieurs milliers de jeunes femmes disparaissent. Sans vous écraser de statistiques, je peux vous affirmer que bon nombre de ces disparitions se produisent à l’occasion des vacances et que, dans 70 % des cas, la disparue reparaît au bout d’un délai variable en avouant à ses proches qu’elle a fait une fugue sur un coup de tête. Contrairement à ce que vous pensez sans doute, si notre police est moins moderne que celle de votre pays, elle n’est pas totalement inefficace.

« Nous avons vérifié tout ce qui pouvait l’être, et je puis vous affirmer que Mlle Desmarques n’a franchi aucune frontière cette année. Elle n’est pas allée à Vevey, a pris ses vacances ailleurs mais n’a pas jugé bon de vous en informer, voilà tout. »

— Des vacances de plus de sept mois ?

— Écoutez, monsieur Brinner. Je suis ici pour faire un travail qui ne m’amuse pas tous les jours. Je passe le plus clair de mon temps à identifier des gens à la morgue ou à en sortir d’autres de trous assez nauséabonds pour essayer ensuite de déterminer s’ils y sont tombés seuls ou avec l’aide de leur prochain. Alors faites-moi une faveur : oubliez Sophie Desmarques. Je suis obligé maintenant d’être brutal. Tout indique une fugue durable et bien préparée. D’accord, elle avait retenu une chambre, mais sans envoyer d’argent. L’hôtel de Vevey n’a jamais reçu le mandat qu’elle annonçait dans sa lettre.

— Sophie ne roulait pas sur l’or.

— Et sa chambre à Paris ? Le jour de son départ, elle a donné son congé définitif. Que comptait-elle faire si elle avait réellement l’intention de revenir de vacances pour reprendre son travail, un mois plus tard ? Loger à l’hôtel ?

Chad demeura silencieux. Il avait refait lui-même toutes ces investigations derrière les policiers dans le cours de l’été et aboutissait aux mêmes conclusions qu’il refusait d’admettre. Il ne pouvait leur en vouloir. Ils n’avaient jamais vu Sophie, ils ne savaient pas QUI elle était.

Le policier se taisait et Chad se sentit gagné par le découragement. Au fond, peut-être avaient-ils tous raison. Peut-être Sophie avait-elle décidé de disparaître bien avant leur première rencontre. Mais dans ce cas, pourquoi ces projets qu’ils avaient faits ensemble ? Pourquoi avait-elle insisté pour qu’il passe par Vevey en allant à Turin, afin de déjeuner avec elle ?

L’officier de police consulta sa montre :

— Monsieur Brinner, vous avez fait intervenir trois fois votre ambassade. Vous n’imaginez pas les problèmes que cela nous pose. Si vous le permettez, je vais vous donner un conseil ; dans quelques mois, votre Sophie refera surface, très probablement avec un cœur brisé. Vous aurez alors le beau rôle, si vous avez encore envie de le jouer. Mais, en attendant, soyez gentil, monsieur Brinner. Foutez-nous la paix et laissez-nous faire le boulot pour lequel nous sommes payés par les contribuables.

L’Américain se leva et sortit sans même prendre congé.

*
* *

À la réception de son hôtel, Brinner trouva un message de son journal lui demandant où en était son article sur le Salon. Une fois encore, il dut s’avouer qu’il négligeait de plus en plus son métier. Il fourra le télégramme dans sa poche et demanda qu’on lui monte un thermos de café. Pour la vingtième, peut-être la trentième fois, il s’enferma avec les mini-cassettes.

Comme beaucoup de journalistes, il avait l’habitude d’enregistrer ses interviews sur magnétophone. Il avait procédé ainsi pour son enquête sur la disparition de Sophie : des heures d’entretiens avec tous ceux qui avaient approché la jeune femme avant qu’on perde sa trace. Il connaissait les bandes par cœur, et se mit à jouer avec les touches de son Toshiba pour sauter d’un passage à l’autre. Il avait fini par faire un repiquage sur une seule cassette qui ne conservait que l’essentiel des conversations et les voix se succédaient, en fragments hachés :

— … oui, oui… je la reconnais bien… (serveuse du restaurant)… elle déjeunait ici tous les jours… avec qui ?… Oh, toujours seule… des fois avec une grande blonde… elles travaillaient ensemble (clic)…

— … non, monsieur… jamais revue… (le marchand de sacs)… elle a apporté ce sac il y a quatre mois… elle n’est jamais… (clic)…

— … Oh, très comme il faut, monsieur… (la logeuse de Sophie)… une jeune fille bien, vous savez… pourtant, avec son physique, elle aurait pu… mais pas du tout… elle ne sortait pas très souv… (clic).

— … ma foi, monsieur Brinner, elle a été durant trois ans une employée parfaite chez nous. (Chef de service de Sophie)… consciencieuse, compétente,… pas très liante, mais tout le monde a droit à sa vie privée, n’est-ce pas ?…

— … Gentille, monsieur, mais pas bavarde. (Amie de Sophie au bureau)… ça, non… gaie, ouverte, oui, mais discrète, ne se livrant pas beaucoup… Tenez, elle ne m’avait jamais parlé de vous… ni d’un autre, d’ailleurs, ça je vous le jure… (clic).

Chad se versa du café noir, ferma les yeux et tenta de faire le vide dans son esprit. Il avait éliminé les bandes relatives à ses échecs : l’employé au guichet des billets de train, les commerçants, les agences de voyages, tous ceux qui ne se rappelaient ni le visage de Sophie, ni rien de ce qui la concernait.

Sur une bande, il conservait les témoignages douteux : l’employé des Wagons-Lits qui « croyait » l’avoir vue en février sur le Paris-Vallorbe et aussi le contrôleur qui était certain de l’avoir aidée à charger sa valise sur la ligne d’Annemasse. Sans doute se trompaient-ils tous les deux. C’était au début mars que Sophie avait dû voyager.

Obstinément, Chad ramena la bande à son point de départ pour écouter des fragments brefs, sans suite. Quelque part dans cette enfilade de mots, de phrases, de voix, se trouvait le fil ténu qu’il cherchait depuis des mois…

— … elle déjeunait ici tous les… (clic)… apporté ce sac… (clic)… comme il faut, monsieur. Une jeune… (clic)… pour nous, elle a été pendant… (clic)… tous les jours avec une grande blonde… (clic-Retour)… gaie, ouverte, mais très… (clic)… elle n’est jamais revenue… (clic)… pourtant, avec son physique… (clic)… oui, oui, je la reconnais bien… (clic-Avance rapide)… une grande blonde, elle trav… (clic)… elle a apporté ce sac il y a quatre mois… STOP !!!

Alors qu’il écoutait, s’efforçant de rester neutre, de ne rien interpréter, il y avait eu, soudain, un déclic dans sa tête. Il ramena la bande en arrière, la gorge serrée. Il était sûr d’apercevoir l’extrémité du fil rompu des mois plus tôt.

— … non, monsieur, je ne l’ai jamais revue… Elle a apporté ce sac il y a quatre mois et n’est jamais revenue le prendre. La réparation a pourtant été faite et il n’y en a pas pour bien cher…

L’Américain coupa le magnétophone et regarda sa montre. Il lui restait encore deux heures avant la fermeture des magasins. En avril, il avait obtenu de la propriétaire la permission de visiter la chambre de Sophie, qui n’avait pas été encore relouée. La jeune fille, avait emporté toutes ses affaires, mais Chad avait découvert, coincé contre la glace de la cheminée de marbre, un ticket de réparation portant l’adresse d’un maroquinier proche. Il avait vu et interrogé celui-ci, mais sans penser à l’objet qu’elle lui avait confié. Le sac était-il le maillon qui lui manquait ?

À United Press, Chad trouva sans peine un jeune cycliste qu’il chargea de récupérer le sac avec le ticket. À six heures dix, il l’avait sur les genoux, dans sa voiture.

Il étala un mouchoir sur la banquette et entreprit de le fouiller. Le parfum subtil de Sophie imprégnait encore le cuir, comme un lien fragile par lequel il se sentait relié à elle.

L’exploration terminée, Chad contempla son butin : deux épingles à cheveux, un crayon à sourcils, un prospectus d’agence, trois tickets de bus utilisés et une contremarque d’entrée au Gaumont-Pathé. Rien d’autre.

La mort dans l’âme, il déplia le prospectus froissé. C’était une publicité pour ces week-ends organisés dans des châteaux, dont la mode durait déjà depuis quelques années. L’occasion pour des personnes seules d’acheter, pour un prix relativement modique, un semblant de vie sociale. Chad réalisa tout à coup combien Sophie avait dû être solitaire et en souffrir.

Il allait jeter le papier lorsqu’il remarqua, au dos, une suite de dates manuscrites dont l’une était soulignée :

28 FEVRIER/1er MARS :

WEEK-END « À LA CHÂTELAINE »

Brinner sentit sa gorge se nouer. Le week-end « À la Châtelaine » avait lieu près de Dijon. Il tira une carte de la boîte à gants. Dijon était bien sur l’itinéraire de Vallorbe.

Il repensa à l’homme des Wagons-Lits, qui prétendait avoir vu Sophie dans le Paris-Vallorbe, fin février.

Comme l’adresse de l’agence figurait sur le prospectus, il s’y rendit. C’était au premier étage d’un immeuble correct et sans prétentions. Sur la porte, une plaque de cuivre indiquait : « Agence Vanaki. »

Chad entra dans une pièce carrée, déserte pour le moment. Au mur, quelques dépliants représentaient les sites où se déroulaient les week-ends organisés par l’agence. Sur un panneau une trentaine de photos prises au flash de plusieurs groupes de convives à table.

Sur l’un des agrandissements, il crut reconnaître la coiffure délicatement torsadée de Sophie. Le visage était caché par le bras d’un dîneur qui levait son verre en riant mais on distinguait un foulard de soie, comme celui que portait la jeune fille au bal de France-USA.

Il examinait la photographie avec tant d’attention qu’il n’entendit pas la porte s’ouvrir derrière lui et la voix musicale, à l’accent presque imperceptible, le fit sursauter :

— Vous désirez des renseignements sur nos soirées, monsieur ?

La femme était d’une étonnante beauté, celle des modèles qu’on voit en couverture de Vogue ou du Harper’s Bazaar. Les yeux obliques avaient quelque chose d’oriental mais la peau ne laissait guère de doute sur la présence d’une certaine quantité de sang noir. Chad se dit que cette fille était une vivante énigme raciale. Elle s’avança :

— Je suis Clélia Vanaki et je dirige cette agence avec mon frère, Rani. Si vous voulez vous asseoir ?

Elle avait une voix douce, aux inflexions étudiées. Lorsqu’elle prit place derrière son bureau, la lumière fit briller son collier de métal, orné d’une seule pierre opalescente qui retint le regard de Chad Brinner. Il exposa son désir de participer à l’un des week-ends payants. Clélia Vanaki lui précisa les prix, les horaires, les vêtements qu’il lui faudrait.

Un moment plus tard, Chad remplissait un imprimé d’inscription pour le prochain week-end à Dijon. Il agissait sur impulsion mais cela lui semblait maintenant utile, souhaitable et même plaisant. Plus il écoutait les explications de la directrice et plus il se sentait heureux et détendu à la perspective de ces deux jours à la campagne. Il espérait bien que Clélia serait des leurs et qu’elle porterait encore ce magnifique bijou dont les couleurs changeantes…

Ce ne fut qu’au retour à son hôtel qu’il réalisa qu’il avait totalement oublié de lui parler de Sophie.

*
* *

Le point de rendez-vous était au bureau de l’agence, le samedi à treize heures trente.

Un minibus conduirait les invités à la gare et un autre les prendrait à Dijon pour les mener jusqu’au château, distant de quelques kilomètres.

Exprès, Chad arriva très en avance car il désirait revoir la photo. Il était maintenant sûr d’avoir reconnu le foulard de Sophie et ne put réprimer un mouvement d’humeur en constatant que le bureau avait été repeint et toutes les photos enlevées.

Clélia n’était pas là et les invités furent accueillis par un homme grand et bronzé qui se présenta comme son frère. Chad ne trouva entre eux aucune ressemblance, à l’exception de ces mêmes caractéristiques multi-raciales qui l’empêchaient de situer le frère et la sœur dans une branche bien définie de la famille humaine.

Cette fois, Brinner décida de passer à l’investigation directe, et demanda aussitôt au codirecteur si son agence avait déjà compté une Sophie Desmarques au nombre de ses clients.

Rani ouvrit un tiroir du bureau et en sortit un paquet de fiches. Après les avoir consultées sans empêcher Chad de vérifier avec lui, il eut un sourire navré :

— Non. Désolé, je n’ai personne de ce nom. En février, dites-vous ?

Il sembla faire un effort de mémoire :

— Non. Vraiment, je me souviendrais. Comme vous allez le voir, nos groupes ne comptent jamais plus d’une dizaine de personnes… pour créer une véritable intimité, vous comprenez ? Nous ne sommes pas une agence comme les autres. Cette jeune fille était de vos amies ?

À cet instant, il y eut un bruit sourd et un cri dans l’escalier. Rani Vanaki détourna la tête et, l’espace d’une seconde, Chad eut la certitude fulgurante que l’homme mentait, qu’il connaissait parfaitement les questions et leurs réponses, avant même qu’elles soient formulées. Cela ne dura qu’un instant et Rani se leva, s’excusant pour aller voir.

Un gros homme jovial entra en boitillant :

— Ça commence bien !… C’est ça, la première surprise : ne pas éclairer l’escalier ? Vous me voyez, en société auprès des jolies dames, avec un pied dans le plâtre ?

Il éclata d’un rire tonitruant tandis que Chad et Vanaki le guidaient vers un fauteuil. En fait, il s’était simplement tordu le pied en montant la dernière marche mais il appartenait à cette catégorie d’individus qui ne manquent jamais une occasion d’attirer l’attention sur eux.

Les uns après les autres, les invités arrivaient. Rani faisait les présentations, relançait adroitement la conversation dès qu’elle devenait languissante, en homme parfaitement rompu à son emploi. Lorsque tout le monde fut là, en tout quatre hommes et sept femmes, le petit groupe embarqua dans le minibus de l’agence qui attendait.

Ainsi commençait, pour Chad Brinner, le plus long voyage qu’il eût jamais accompli.