CHAPITRE V

Chad Brinner, serf de la Guilde des Marchands, rassembla ses maigres possessions dans son sac réglementaire. Son contrat prévoyait que, comme les autres membres de l’équipage, il percevrait une part des bénéfices de l’expédition, mais il devrait attendre le retour à Terra-Port pour que son compte soit crédité.

La « Dame Ruandiva » n’avait fait qu’une courte escale à la station orbitale de Vénus, le temps de transférer Chad sur la navette atmosphérique et de s’approvisionner en carburant. L’ordre était arrivé du Bureau Central de la Guilde par sub-radio, sans commentaires : « Débarquez Chad Brinner au spatioport de Vénus. Des instructions l’y attendent. »

C’est à peine si Blaibeck, plus amical qu’il voulait le paraître, avait eu le temps de déboucher un précieux flacon de Glosh centaurien en priant Kemal de chanter un air de circonstance. Juste avant de quitter son apprenti, Blaibeck avait glissé dans une poche de Chad son cadeau d’adieu. Cadeau étrange mais qui pouvait s’avérer utile. Il était difficile de se procurer des grenades miniatures.

Quelques heures plus tard, des centaines de milliers de kilomètres séparaient Brinner de ses camarades et de la « Dame ». Après la haute atmosphère uniformément nuageuse, l’arrivée au spatioport le déçut. L’endroit ressemblait à n’importe quelle base de lancement de la Terre. Une aire de ciment donnait sur un sas gigantesque qui permettait à la navette d’entrer sous le dôme énergétique couvrant les installations portuaires. Espérance, capitale vénusienne, était à deux kilomètres et un dôme similaire, mais beaucoup plus vaste, la protégeait contre la chaleur tropicale extérieure et les pluies diluviennes qui transformaient périodiquement la jungle en marécage.

Après les brèves formalités, Chad prit la rame souterraine qui le déposa en ville, non loin de l’hôtel où la Guilde lui avait réservé une chambre. À la réception, on lui remit la cartouche magnétique contenant ses instructions et un décodeur-lecteur. Il ne s’accorda pas même un verre au bar de l’hôtel et monta dans sa chambre où il ôta ses bottes, programma la clé de décodage et s’allongea sur le lit. Tout de suite, il identifia la voix :

« De : Sham Ihn Khaa, codirecteur, Section XXII, Guilde des Marchands – Terra —.

à : Chad Brinner, Serf de la Guilde – Spatioport Vénus. »

Chad sourit. N’importe quel aristocrate aurait fait suivre son nom de la liste de ses titres et distinctions. Mais Marchands et Navigants mettaient une ostentation voulue à se dispenser de ces enfantillages. La voix de Sham poursuivit :

« — Mon bien cher ami. J’ai sous les yeux un transcript du capitaine Skorianov. Il m’apprend que votre voyage est un succès honnête et que vous y avez fait bonne figure. J’ai décidé de vous faire débarquer sur Vénus car j’ai pour vous des projets. Vous recevrez sous peu un dossier complet et il serait souhaitable que vous meniez à bien la mission dont vous êtes chargé. Votre réussite influencerait favorablement la suite de votre carrière.

« Je vous avais promis de rechercher la serve Sophie Desmarques. Voici ce que j’ai pu apprendre : le contrat de cette jeune fille a été acheté d’abord par l’Union Générale des Transports de Surface. Pendant trois mois, elle a été stewardesse, chargée de veiller au confort des passagers sur les lignes intercontinentales d’UGTS.

« Au cours d’un voyage, elle a été prise en sympathie par Elisa Reuben van Reuben, en séjour d’agrément sur la planète mère. Grâce à l’influence de sa famille, celle-ci a obtenu que Sophie Desmarques reste auprès d’elle en qualité d’hôtesse permanente durant ses vacances sur terre. Sans doute s’est-elle entichée de votre amie puisqu’à son départ, le contrat Desmarques a été racheté à l’UGTS par la famille Reuben. La jeune Elisa n’étant pas majeure, c’est au nom de son oncle Arnold que le contrat a été transféré. Sophie Desmarques a quitté la terre en compagnie d’Arnold et d’Elisa quand ils ont regagné Vénus, où elle doit se trouver encore. Les Reuben contrôlent une bonne partie des entreprises vénusiennes et possèdent plusieurs milliers de serfs sur la Planète Verte, mais vous devriez localiser Sophie Desmarques, qui doit être au service immédiat de la famille.

« Avant de vous mettre au travail pour mon compte, je vous suggère d’entrer en contact avec notre agent à Espérance : Yosef Vanack, Quartier de la Confédération, 1092. Il acceptera de vous aider mais vos recherches devront être discrètes. C’est votre intérêt, le nôtre et celui de la jeune Desmarques.

« Il serait absurde de tenter de l’enlever, d’organiser sa fuite ou d’envisager toute autre idée romanesque. Elle est certainement bien traitée dans la maison Reuben ; en outre les autorités solariennes considèrent un serf en fuite comme un gibier sans protection légale.

Je vous souhaite bonne chance et succès. »

Chad coupa le contact et glissa la cartouche dans l’incinérateur. Il aurait voulu se ruer chez ce Vanack, mais il se maîtrisa. Sophie était peut-être à quelques centaines de mètres de lui mais Sham Ihn avait dépensé de coûteuses minutes de sub-radio pour lui demander prudence et discrétion.

Il prit une douche et fit nettoyer son uniforme tandis qu’un robot-serveur lui apportait son repas.

Il était près de cinq heures quand il demanda un véhicule. La nouvelle rotation axiale de la planète, modifiée par le Projet Nouvelle-Vénus en même temps que son orbite autour du soleil, lui laissait encore trois bonnes heures de jour.

Un robot-cab anti-gravitique l’attendait sur le toit de l’hôtel. Il ne lui fallut que trois minutes pour atteindre la terrasse du Bloc 1092, Quartier de la Confédération. Au cours du vol, il contempla Espérance qui s’étendait sous lui. C’était un assemblage harmonieux d’immeubles bas, surmontés de terrasses sur lesquelles stationnaient des véhicules semblables au sien. Pas d’avenues, rien que des ruelles étroites pour utiliser le plus possible de surface au sol. Espérance était sûrement truffée de tunnels comme celui que l’on empruntait pour venir de Vénus-Port.

Au-dessus de lui, Chad distinguait la distorsion irridescente du Dôme protégeant la ville de la chaleur et des turbulences extérieures. Depuis le déplacement orbital qui avait éloigné la planète du soleil, la température de surface n’était que d’une cinquantaine de degrés, mais demeurait invivable pour l’homme. À l’intérieur des dômes en revanche, le thermomètre oscillait entre vingt et vingt-cinq degrés.

Chad appliqua contre la cellule lectrice du robot-cab la plaquette enchaînée à son poignet, afin que le prix de la course soit débité sur le compte de la Guilde. Après quoi, un descenseur le conduisit à l’appartement de Yosef Vanack.

L’homme était petit et presque laid. Chad lui trouva une ressemblance avec un visage qu’il connaissait, sans le situer. Voyant son uniforme et le sigle des Marchands, Yosef Vanack s’effaça pour le laisser entrer.

Chad s’assit et attendit que son hôte eût composé deux cocktails sur le cadran du servo-bar. Avec un sourire qui masquait mal sa curiosité, l’homme tendit l’un des verres.

— C’est à moi qu’il appartient de vous souhaiter la bienvenue sur notre retardataire petite planète, n’est-ce pas ?

Les colons de Mars et de Vénus souffraient d’un complexe de provincialisme, Chad le savait.

— Mes instructions ne prévoyaient pas de rendez-vous précis, mais j’ai voulu prendre contact avec vous le plus vite possible, répondit-il.

— Vous avez eu raison.

Vanack dégustait son alcool avec une moue gourmande. Il le garda longtemps en bouche, puis demanda :

— Que pensez-vous de Vénus ? C’est votre premier séjour ?

Brinner acquiesça et s’excusa de ne pouvoir donner encore son opinion, n’ayant vu que les terrasses d’Espérance. Yosef eut un grand geste :

— Ah, mon cher ! Réservez votre jugement, ne dites rien, tant que vous n’aurez pas franchi la Barrière. Arrangez-vous pour emprunter, acheter, louer, voler s’il le faut, un tank de jungle, mais passez la Barrière. Personne ne peut parler de folie ou se prétendre artiste s’il n’a pas vu une fois le délire végétal de la jungle vénusienne.

Il fit une pause pour savourer une nouvelle gorgée, puis enchaîna :

— Lorsque nous sommes arrivés ici, je veux dire les Pionniers, le premier problème fut la production massive d’oxygène, phase initiale de toute terra-formation. N’importe quel vidéo touristique vous donnera une idée sommaire des techniques utilisées : les gigantesques masses d’eau vaporisées, les usines à chlorophylle, l’acclimatation forcée d’une flore tropicale pour amorcer le cycle oxycarbonique. Mais aucun film ne vous fera comprendre ce qu’est la jungle aussi bien qu’une sortie de dix minutes au-delà de la Barrière du dôme.

Le lyrisme de Yosef Vanack fit naître une lueur amusée dans les yeux bleus de Brinner et son hôte n’insista plus.

— Enfin, fit-il, j’espère vous avoir au moins donné l’envie d’essayer avant de rembarquer sur l’un de vos fichus astronefs. À moins que votre mission ne vous OBLIGE à sortir… ?

Il avait terminé sa phrase avec une nuance interrogative. Chad gagna du temps en buvant un peu d’alcool :

— En fait…

Derrière lui, une voix féminine enchaîna à sa place :

— En fait, M. Brinner n’a encore aucune idée de sa mission et sa visite est d’ordre strictement privé. Pour le moment, il se torture pour te soutirer une information, sans te dire ce qu’il compte en faire. Vois-tu, cousin Yosef, le mieux serait que tu me laisses me mêler à la conversation.

Chad se retourna. Éblouissante dans une robe longue et soyeuse, Clélia Vanaki traversa la pièce et composa elle-même sur le servo-bar le cocktail qu’elle désirait.

*
* *

Dès qu’il la vit, Chad sut pourquoi les traits de Yosef lui étaient familiers. Clélia Vanaki, Rani Vanaki, Yosef Vanack, la similitude des noms aurait dû le mettre sur la voie.

La jeune femme prit son verre et demanda :

— Eh bien, monsieur Brinner ? Pas trop de rancune ? Je dois avouer qu’il me reste encore, au fond de ce qui me tient lieu de conscience, un petit remords en ce qui vous concerne. Les autres, je me dis qu’en leur sauvant la vie, je leur rends service. Mais vous…

La rage froide qui envahissait Brinner se dissipa d’un coup. Sophie serait maintenant morte sans l’intervention de Clélia.

— Je ne suis pas stupide au point de nier que vous avez raison, parvint-il à dire. Et même moi, je dois avouer que… (il hésita)… je préfère finalement être tombé dans le piège.

Elle éclata de rire, avec une gaieté sincère qui la rendait sympathique et séduisante. Quel genre de femme pouvait envoyer en servitude des centaines d’innocents et rire ensuite avec cette candeur ?

Elle avait sans doute une réponse toute prête mais elle eut la délicatesse de ne pas la formuler, sans doute pour ne pas lui rappeler son don de télépathie. Par contre, Chad lut dans ses yeux qu’elle n’était pas indifférente au fait qu’il la trouvât belle.

— Eh bien, eh bien ! intervint Yosef. Vous oubliez, vous deux, que c’est moi que ce Terrien est venu voir ! Si vous consentiez au moins à me mettre au courant… ?

Chad s’étonna : Vanack n’était donc pas télépathe ?

Cette fois, Clélia lui fit carrément un signe de tête négatif. Une étrange complicité tacite s’établissait entre eux. Elle attaqua :

— Crois-tu, cousin Yosef, que tu doives absolument TOUT savoir ? La visite de M. Brinner ne concerne pas encore les affaires de la Guilde et je crois être plus compétente que toi pour l’aider à résoudre ses problèmes personnels. Laisse-moi m’en charger.

— Ma foi…

Le gros homme était indécis et Chad avait envie de le questionner au sujet de Sophie car il connaissait sûrement Vénus mieux que sa cousine, qui passait le plus clair de son temps en mission temporelle. Il allait parler quand Clélia renversa une pile de microfilms posés sur une console. Chad se leva pour l’aider à les remettre en place. Dès qu’ils furent proches, elle murmura :

— Taisez-vous, ne dites rien.

Cette autorité sans réplique l’exaspéra. Exprès, il se remémora les indigènes d’Egaïa et leurs prêtres télépathes qui pouvaient capter, mais aussi TRANSMETTRE les ondes mentales, ce qui leur donnait une TELLE supériorité… !

Entre les longs cils soyeux, passa un éclair de frustration. Il était payé de sa peine, Clélia n’était pas invulnérable.

Ils bavardèrent encore un moment en finissant leurs verres. Yosef Vanack était un fanatique de Vénus. Il leur parla du programme pour l’adaptation de la race humaine à la planète. La production d’oxygène ne posait plus de problème, mais la chaleur rendait illusoire l’espoir de survivre longtemps à l’extérieur des dômes climatisés. Les biologistes estimaient qu’il faudrait quelques décennies pour maîtriser le processus d’adaptation. Un programme similaire était mis en place sur Mars et Yosef en parla aussi avec enthousiasme.

Enfin, ils prirent congé, Clélia ayant insisté pour reconduire Chad à son hôtel avec son antigrav personnel. Il promit de reprendre contact avec Vanack dès qu’il aurait reçu ses instructions.

Dans l’ascenseur, ils n’échangèrent pas un mot. Ce n’est que sur le toit, en mettant l’appareil en route, qu’elle rompit le silence :

— Ainsi, vous l’aimez à ce point ?

Chad lui en voulut de cette intrusion. Presque hostile, il répondit :

— Cela vous paraît incompréhensible ?

— Dans une certaine mesure, oui. Vous connaissez mal notre société, mais vous y trouverez de grandes différences avec celle de votre XXe siècle. Notre liberté de mœurs choquerait sans doute les plus audacieux de vos non-conformistes. Compte tenu de notre longévité, nos mariages sont forcément temporaires et nos unions légales ne nous imposent pas la fidélité.

— Autrement dit, mon attitude envers Sophie vous semble anachronique et ridicule, c’est ça ?

— Ne soyez pas susceptible. Vous vous trompez d’ailleurs. Je trouve votre recherche obstinée fascinante. Je connais bien des citoyens libres capables d’une grande bravoure, mais aucun ne tenterait pour une femme une aventure comme celle que vous avez entreprise. Nous avons beaucoup gagné sur le plan de la richesse, du mode de vie et de la liberté des mœurs. Mais nous payons le prix de ces progrès. Il y a maintenant des choses dont nous ne sommes plus capables.

Brinner l’écoutait. Était-ce pour cette raison qu’elle semblait disposée à l’aider ?

— Oui, monsieur Brinner. Pour cela, et aussi pour une certaine façon que vous devez avoir de vous étirer en fermant les yeux comme un gros chat après…

Elle sentit qu’elle l’avait choqué et se tut.

— Quoi qu’il en soit, reprit-elle après un silence, je sais où se trouve votre Sophie. Nous irons demain, mais je ne vous promets pas que vous la verrez.

Sans secousses, l’antigrav se posa sur le toit de l’hôtel.

*
* *

Le lyrisme de Vanack n’avait pas traduit, même de loin, la réalité.

Le tank avait franchi la Barrière depuis deux bonnes heures. Crevant la masse délirante de fougères et de lianes, il progressait à vitesse variable suivant la nature des obstacles.

Sur son avant, un éperon horizontal en fer de lance taillait sans peine dans la masse verte. Lorsque la densité devenait trop forte, deux puissants lance-flammes calcinaient les tiges entrelacées dans un bouillonnement infernal de vapeur d’eau et de sève torturée.

Clélia, qui pilotait, apprit à Chad que la route qu’ils suivaient était parcourue plusieurs fois par mois. Mais la végétation vénusienne était incontrôlable et repoussait en quelques jours. Brinner demanda :

— Pourquoi ne pas faire partout des tunnels de liaison ?

— Parce qu’ils sont hors de prix. Il en existe pour relier les villes et les très grosses exploitations, mais ils doivent être en béton armé protégé à l’Éternaplast. Il faut un trafic important pour les amortir.

— Le tank est le seul autre mode de déplacement ?

— Oui. Le vol atmosphérique restera longtemps impossible à cause des turbulences.

— Pourquoi ne pas agrandir les dômes ?

— Le principe du champ de force est l’émission d’une barrière sphérique dont le générateur se trouve au centre exact, ce qui nous oblige à une enceinte circulaire. D’ailleurs la dimension de la bulle est fonction de la puissance du générateur. Espérance est encore notre plus grande ville parce qu’elle possède la plus grande bulle de la planète. Théoriquement, on pourrait produire une bulle protégeant la totalité de Vénus. Mais il faudrait installer son générateur au centre de la planète et il consommerait une demi-fois l’énergie du soleil.

— Pourtant, Espérance n’abrite qu’une partie de la population vénusienne ?

— À peine 1 %. Et nous avons peu de villes parce que les grands dômes sont trop coûteux. Chaque exploitation minière, chaque plantation, chaque résidence privée possède le sien. La surface déjà terraformée est une sorte de mer de jungle ponctuée de minuscules enclaves.

Clélia pressa deux boutons rouges sur le tableau de bord et le grondement des lance-flammes leur parvint. Où se dressait un instant plus tôt un mur de lianes, il n’y avait plus devant eux qu’un tunnel fumant.

— Que produit Vénus ? demanda Chad.

— Éléments riches, quelques dérivés chimiques à destination du Système et, pour son usage personnel, tout ce qui accepte de pousser et de se reproduire sous les dômes. Nous ne pouvons importer qu’une très faible partie de ce que nous consommons. « Hoss Elisa » est une exploitation maraîchère.

— Que signifie « Hoss Elisa » ?

— Maison d’Elisa, exploitation d’Elisa. Nous parlons tous le Basique mais nous commençons à nous forger un dialecte qui nous amuse lorsque nous sommes entre nous. « Hoss » doit venir d’une lointaine réminiscence de l’anglais « house » ou de l’allemand « Haus ». Quant à la « Maison d’Elisa », inutile de dire que c’est une idée du vieux Reuben. C’est un des plus féroces brasseurs de Crédits que je connaisse, mais sa nièce le mène par le bout du nez.

— Ils vivent ici ?

— C’est la maison de famille. Elisa l’habite presque toute l’année, car c’est l’une des plus luxueuses plantations de la planète. Reuben y invite souvent des amis qu’il veut épater. « Hoss Elisa » n’est sûrement pas rentable mais c’est sans importance. Reuben gagne son « fric » autrement.

Elle sourit, ravie d’avoir placé le mot archaïque.

Devant le tank, la muraille verte semblait moins épaisse. Clélia actionna un puissant signal sonore et, quelques secondes plus tard, une langue de feu parut venir à leur rencontre et stoppa à dix mètres d’eux. À l’extrémité du tunnel noirâtre qu’elle laissait en se retirant, ils virent le sas métallique.

Ils débouchèrent sur une aire dégagée qu’on devait entretenir régulièrement. Au-dessus du sas, un fronton indiquait : « HOSS ELISA ».

Chad éprouva une impression de détente après l’oppression de la route. Clélia cala stupidement, ils furent projetés en avant, et éclatèrent de rire. Elle remit en route, Chad regarda autour de lui et son rire s’étrangla.

À quelques mètres du sas, un homme entièrement nu était suspendu par les poignets à un poteau de bois. Des épaules aux cuisses, sa peau ruisselante de sueur était striée de coups de fouet.

Chad pâlit de rage et Clélia vacilla sous le choc qu’il lui transmettait sans en avoir conscience. Elle détourna la tête :

— Nous sommes une planète de pionniers, monsieur Brinner. Vos ancêtres américains sont passés par cette phase. Ce n’est pas plaisant à voir mais c’est inévitable.

— Mais pourquoi… ÇA ? parvint à demander Chad.

— Probablement une tentative d’évasion. Certains de ces pauvres bougres s’imaginent pouvoir traverser la jungle et s’embarquer clandestinement pour la Galaxie sait où ! S’ils sont repris rapidement, ils s’en tirent avec quelques coups de fouet et une heure de poteau, pour l’exemple. Sinon…

Elle laissa sa phrase en suspens et remit en route :

— N’ayez pas d’inquiétude pour Sophie. Ma cousine n’a rien d’un tyran et ses serves sont bien traitées. Cet homme a, sans doute, été puni par un contremaître et elle n’en est même pas informée.

Ils roulaient maintenant sur une allée cimentée et Chad réalisa soudain qu’elle avait dit d’Elisa : « ma cousine ».

*
* *

Cela ressemblait à une ferme modèle. Des bandes cimentées qui servaient à la circulation séparaient les parcelles cultivées, parfois sur plusieurs niveaux. Des hommes et des femmes en vêtements clairs allaient et venaient, portant des paniers et des outils très semblables à ceux qu’on utilisait, des milliers d’années plus tôt, dans le monde qui était alors celui de Chad. Les costumes évoquaient ceux des peones d’Amérique du Sud : jupes à la cheville et caracos de toile pour les femmes, pantalons et blouses clairs pour les travailleurs mâles. Beaucoup riaient et saluaient gaiement, sans voir qui occupait le tank encore fermé. Chad éprouva un vif soulagement. Après l’horrible spectacle du sas, il s’attendait à de longues files de gens titubant de fatigue sous les coups de surveillants aux mines patibulaires.

Ils stoppèrent devant une grande bâtisse rectangulaire de deux étages surmontés d’un toit en terrasse. Clélia déverrouilla la coupole et une bouffée d’air frais leur parvint, délicieuse, après ces heures dans le véhicule.

Un serf en livrée blanche à boutons d’or, portant un « E » gigantesque sur sa veste, les aida à mettre pied à terre tandis qu’un autre, un jeune garçon aux yeux vifs, se mettait aux commandes du tank qu’il conduisit à un enclos, non loin.

Sur le perron, surmonté d’un dais du plus parfait mauvais goût, une femme apparut, portant une tunique ajustée sur un pantalon soyeux. Elle sourit en reconnaissant Clélia qui la prit affectueusement par les épaules.

— Irahi ! Que je suis heureuse de te retrouver ici ! Chad, voici Irahi. Elle appartient à la famille depuis si longtemps qu’on ne sait plus lequel des Reuben avait acheté son contrat. Elle connaît plus d’histoires de Ghools, de génies et de succubes que n’importe qui. Je lui dois les meilleurs cauchemars de mon enfance et même certains de ceux que je fais encore aujourd’hui.

Chad faillit tendre la main, mais la femme grisonnante s’inclina, gardant les siennes à plat sur ses cuisses.

— Le Directeur Reuben est ici ? demanda Clélia.

— Non, mademoiselle. Il est à Gordukar jusqu’à demain.

— Tant pis ! Est-ce que nous pouvons nous changer ? Je suppose que ma cousine est là ?

— Mademoiselle Elisa est à l’extérieur. Elle a reçu de nouvelles carabines et, en ce moment, elle chasse chaque matin. Mais elle rentrera pour le repas.

— Eh bien ! Cela nous laisse du temps pour prendre un bain et récupérer. Vous en aurez besoin, mon cher. Si votre voyage dans les étoiles s’est déroulé sans incident, préparez-vous à en inventer. Elisa adore frissonner de peur.

Irahi claqua dans ses mains et une jeune fille apparut pour les conduire à leurs chambres. Le premier étage était occupé par les appartements des maîtres de maison et les chambres d’amis. Dans la sienne, Chad trouva une jeune serve souriante en robe moulante. Elle avait déjà préparé le lit pour qu’il s’y allonge, et il entendit couler un bain dans la pièce voisine. La jeune femme lui demanda s’il désirait se laver immédiatement et, sur sa réponse affirmative, entreprit de l’aider à se dévêtir. Chad la congédia sans rudesse, mais fermement. Si la petite était déçue, elle n’en laissa rien paraître et sortit. Décidément, ces robes à la chinoise n’étaient pas les seules notes asiatiques dans la vie locale.

L’Américain prit un bain rapide et endossa son meilleur uniforme, puis il s’examina dans le grand miroir au mur. La tunique bleu foncé lui collait au corps et le pantalon étroit, accroché bas sur les hanches, accentuait sa haute taille.

Soudain, un vacarme à l’extérieur attira son attention. Il jeta un coup d’œil par la fenêtre : un tank de jungle fonçait sur l’allée centrale. Des serfs fuyaient en tous sens, feignant la terreur avec des éclats de rire. Le véhicule stoppa devant le perron dans un grincement de chenilles. Une mince silhouette au visage auréolé de cheveux bruns longs et bouclés bondit du siège de pilotage et s’engouffra dans la maison. Une voix, derrière Chad, le fit se retourner :

— Elisa. Cette arrivée fracassante est tout à fait dans sa manière. Venez, nous allons déjeuner.

Ils descendirent l’escalier de cristal et Clélia dit à mi-voix :

— Attention, Chad. Je suis disposée à favoriser votre entreprise romanesque, mais vous pourriez facilement tout gâcher. Votre Sophie est ici, Irahi me l’a confirmé. Mais que l’un de vous deux fasse une sottise et je ne pourrai plus rien pour vous.

Avant d’entrer dans la pièce où une table avait été dressée, elle lui glissa encore :

— Une dernière chose. Ma cousine est ce que nous appelons une « latente », c’est-à-dire une télépathe en puissance qui ne peut encore lire clairement dans le cerveau de quelqu’un. Mais elle est très réceptive aux émotions. Ne lui donnez pas matière à inquiétude ou à suspicion.

La salle à manger donnait sur un balcon où couraient des fleurs grimpantes. À travers les tiges et les feuilles, on discernait l’extérieur, mais cet écran naturel protégeait les convives des regards indiscrets.

Les effusions entre Clélia et sa cousine furent joyeuses, bruyantes et désordonnées. Puis, Chad fut présenté à Elisa Reuben van Reuben, héritière d’une fantastique fortune, alliée par le sang à toutes les Familles vénusiennes, maîtresse et propriétaire légale de la femme qu’il aimait.

En s’inclinant respectueusement devant celle qui pouvait disposer de Sophie comme d’un jouet, Chad était muet de stupeur et d’amertume.

La comparaison avec un jouet ne s’appliquait que trop bien. Elisa Reuben van Reuben n’avait guère plus de quatorze ans.

*
* *

C’était une enfant ravissante. Chad, fut encore frappé par cet étrange air de famille commun à tous les Vénusiens de naissance libre qu’il rencontrait.

Consanguinité, sans doute, puisqu’ils étaient tous parents à un degré plus ou moins proche. Depuis l’âge héroïque des pionniers, les seuls apports de sang neuf étaient les serfs importés sur Vénus et ceux-ci n’avaient aucune chance d’entrer dans les Familles par des mariages légaux. Plus encore que sur Terra, le système des castes était rigoureusement maintenu sur les mondes coloniaux. Rien qu’à voir la suffisance de ces aristocrates prétentieux de la…

Il fut rappelé à l’ordre par un signe de Clélia qui avait sans doute capté ses réflexions. Combien y avait-il de télépathes dans cette maison ? Un sourire furtif le rassura.

— Vous seule ?

— Oui. (D’un léger battement de cils.)

Il eût aimé lui poser silencieusement d’autres questions mais Elisa menait la conversation. Sans arrogance mais sans équivoque, elle avait fait sentir à Chad l’honneur qu’elle lui faisait en l’acceptant à sa table. Le prestige de son uniforme de Navigateur de la Guilde n’effaçait pas sa condition de serf.

Il dut raconter en détail son voyage jusqu’à Uroko III. Elisa fut un peu déçue qu’il n’ait participé à aucune bataille, ni rencontré de dragons, de vilains ou d’extraterrestres visqueux.

Mais le teint bronzé de Chad, ses dents blanches et ses yeux clairs firent leur effet sur la nièce de Reuben van Reuben, qui ne désirait rien tant que jouer à la jeune fille. Clélia les observait et Chad eut l’impression qu’elle était satisfaite de la tournure que prenaient les choses.

Le repas était excellent. Chad avait vu dans la maison de nombreux robots-serveurs, mais le service était fait par des filles portant la même robe à la chinoise. Chad devait apprendre par la suite que l’un des snobismes de la classe supérieure consistait à utiliser du personnel serf pour des tâches dont une machine se fût acquittée mieux et à moindre prix.

Après le déjeuner, on s’installa sur les couchettes inclinables qui meublaient le balcon. Deux des filles de service poussèrent le robot-bar devant chaque convive pour qu’il compose le breuvage de son choix. Pour le dosage des alcools, on ne faisait sans doute pas confiance aux serves.

Le début d’après-midi parut interminable à Chad qui voyait approcher leur départ sans même avoir aperçu Sophie, qu’il savait si proche.

Elisa jouait la séductrice, en guettant ses réactions. Chad la trouvait maintenant exaspérante et devait faire très attention à ne pas trahir son agacement. Soudain, l’adolescente lança :

— Chad Brinner, à votre époque, aviez-vous déjà des turboglisseurs ?

Il fit non de la tête, bien qu’il se souvînt de ces appareils, déjà expérimentaux vers les années soixante. Elisa entreprit de le lui décrire comme si elle s’adressait à un rescapé de la période saxonne. Il se montra intéressé comme il convenait et le résultat fut immédiat.

— Alors, allons-y ! Mais…

Elle s’interrompit, feignant la sollicitude.

— Vous n’êtes pas obligé, vous savez ! Si cela vous ennuie…

— Pas du tout !

Brinner se leva avec enthousiasme. Il eût accepté de descendre aux enfers pour rompre le statu quo.

Ravie, Elisa prit à son cou un pendentif orné d’une splendide Pierre Vive, appuya sur le joyau et attendit.

— Tu viens avec nous, Clélia ? demanda-t-elle.

— Non, merci. J’aimerais dormir un peu avant de repartir. J’ai assez joué avec les commandes d’une machine, ce matin, et je dois recommencer tout à l’heure.

— Mais ça n’a rien à voir. Reuben prétend que le turbo est ce qui ressemble le plus au pilotage d’une fusée atmosphérique !

Chad, lui, surveillait l’escalier auquel Elisa tournait le dos. Quelqu’un descendait rapidement les marches, il distinguait maintenant les chevilles, puis le corps élancé. Il n’avait pas besoin d’en voir plus pour être certain.

Sophie !

*
* *

Elle avait fait halte contre la rampe, longue et mince dans sa robe asiatique découvrant sa jambe et laissant ses bras nus. Chad eut un instant de panique, sûr qu’elle allait crier son nom, se jeter vers lui. Elle dut pourtant saisir l’avertissement silencieux qu’il essayait désespérément de lui donner. Tout en surveillant Elisa, elle posa sur lui un regard calme.

Cependant, en dépit de leur contrôle apparent, leurs émotions à tous deux avaient dû affecter Elisa. Elle interrompit sa phrase et se retourna d’un bloc. Chad sentit le danger, tourna le dos à Sophie et s’inclina :

— Est-il nécessaire que je me change ?

Il avait intentionnellement forcé la chaleur de sa voix. La nièce de van Reuben redevint aussitôt l’adolescente enjôleuse :

— Oui, monsieur Brinner. Nous allons certainement être un peu mouillés.

— Très bien. Je vous rejoins.

Il sortit sans un regard à Sophie et entendit Elisa donner à celle-ci l’ordre de préparer ses vêtements de bateau.

Chad ne put voir l’expression de Clélia qui le suivait du regard tandis qu’il montait l’escalier.

Un regard empreint d’admiration.

*
* *

Ils se rendirent au port privé, avec un véhicule découvert qu’Elisa conduisit. Chad était assis à ses côtés tandis que Sophie avait pris place à l’arrière.

Alors que sa jeune maîtresse portait maintenant une sorte de short et une blouse de toile dégageant largement ses épaules brunes, Sophie avait conservé sa tunique, fermée de l’épaule à la hanche par un long magnétoclip. Chad en déduisit qu’elle n’embarquerait pas avec eux.

En quelques minutes, ils atteignirent le lac, dont une partie se trouvait enclose dans le champ de force du dôme. Ils longèrent la berge sur un kilomètre, dépassant un groupe de serfs qui se baignaient nus. Ils semblaient s’amuser beaucoup et les saluèrent avec de grands gestes et des cris joyeux.

Le turbo-glisseur était amarré derrière un bouquet d’arbres et Chad admira la perfection des lignes de cet engin de vitesse pure. Elisa stoppa la voiture et se précipita vers le bateau.

Chad arracha l’une de ses sandales, seul prétexte qu’il ait trouvé pour s’attarder. En rattachant la boucle, il dit, aussi rapidement qu’il le put :

— Sophie, je suis ici pour vous. Je ne sais pas encore comment je vous tirerai de là, mais j’y parviendrai. Ayez confiance, Sophie… je vous aime.

L’avait-elle entendu ? Elle n’avait pas fait un mouvement. Enfin, elle releva la tête et il vit son visage. Ses lèvres tremblaient et elle dit, si doucement qu’il l’entendit à peine :

— Chad… vous êtes vraiment venu… de si loin… de si loin.

Le désir insoutenable de la prendre contre lui, de lui murmurer, qu’elle n’avait plus rien à craindre, le brûlait comme un acide.

— Sophie, je vous en supplie… ayez confiance.

Elle le regarda pensivement, comme si elle revenait de très loin :

— Je vous crois, Chad… mais tout est… si fantastique.

Il se redressa. Elisa regardait dans leur direction. À quelle distance était-elle sensible à une vague émotionnelle émise par un autre être humain ?

Il n’osa frôler les doigts de Sophie, se contenta d’un regard et courut au bateau. Il devait à tout prix jouer son personnage. La petite avait embarqué et lui tendit la main pour l’aider.

Le siège s’enfourchait comme une selle, et Chad n’eut pas à feindre l’admiration. Il se pencha vers l’avant, colla son torse aux omoplates de la Vénusienne, et tous deux disparurent dans le cockpit profilé, entièrement transparent. Ils n’offriraient aucune résistance à l’air.

Elisa pressa un bouton et, de l’étrave, l’amarre fut larguée magnétiquement. La turbine ne produisait encore qu’un ronronnement doux et régulier. Riant d’excitation, Elisa cria :

— Prêt à décoller, astronaute ?

— Prêt, commandant ! répondit Chad en saisissant les poignées de sécurité devant l’adolescente.

Il avait entouré la taille de la conductrice de ses bras et sentit qu’elle trouvait cela agréable. Sur la berge, Sophie était occupée à sortir deux matelas gonflables de l’arrière de la voiture.

Elisa poussa d’un seul coup l’accélération à puissance maximale. Chad se félicita d’avoir assuré sa prise car ils décollaient littéralement et il avait failli se faire éjecter.

La turbine hurlait comme une sirène. Ils prenaient sans cesse de la vitesse et la rive défilait à une allure vertigineuse. Chad tourna la tête ; Sophie n’était plus qu’une tache verte. Elisa hurla pour se faire entendre :

— Ne bougez… surtout pas !

Il comprit. Le moindre déplacement de leur poids pouvait provoquer une catastrophe.

En quelques secondes, ils dépassèrent les serfs en train de se baigner. Le turbo-glisseur amorça un virage et Chad vit que la jeune pilote le maîtrisait parfaitement. Elle virait en réduisant sa vitesse à la limite extrême du dérapage sur l’eau calme.

Durant une bonne demi-heure, ils foncèrent au milieu de gerbes d’écume. À un moment, Elisa stoppa au milieu du lac et proposa à Chad de piloter. Les commandes étaient simples : un demi-volant inversé et la poignée des gaz à main droite.

Ils changèrent de place et Chad s’abandonna au plaisir de chevaucher cette splendide machine. Sa passagère avait encerclé son torse, négligeant les poignées. Il poussa plusieurs pointes dans les lignes droites, sans risquer de virages trop secs, puis prit sur lui de ramener l’engin vers le port privé. Sophie, assise dans la voiture, se leva en voyant revenir le bateau.

Se penchant par-dessus l’épaule de Brinner, Elisa reprit les commandes, car un banc de vase se trouvait devant la crique.

Soudain, elle perdit l’équilibre et bascula à l’eau. Dans sa chute sa main droite fit pivoter involontairement la poignée des gaz, libérant l’énergie furieuse de la turbine. L’appareil repartit à toute vitesse. Chad, sans réfléchir, plongea derrière la jeune fille.

Le turbo-glisseur, sur son élan, alla s’échouer sur la vase molle, hors de portée de la berge.

En remontant à la surface, Chad entendit Elisa qui s’ébrouait en riant. Elle l’implora d’une voix ravie :

— Sauvez-moi ! Je vous en supplie… j’ai tellement envie d’être sauvée par un héros !

Il la rejoignit en trois brasses et elle se laissa ramener. Dès qu’ils eurent pied, il la souleva et la trouva plus légère encore qu’il l’avait supposé. Sophie les attendait avec deux draps de bain. Tandis que Chad se séchait, Elisa quittait ses vêtements trempés derrière l’éponge que Sophie maintenait tendue. Elle s’en drapa ensuite et tous deux s’allongèrent sur les couchettes préparées par la serve. L’incident semblait avoir ravi la nièce de van Reuben. Chad la laissa s’allonger contre lui, sa tête aux boucles brunes posée sur son bras.

D’un container isothermique, Sophie tira des boissons glacées. Il était presque cinq heures et, avec une pointe de regret, Elisa suggéra de rentrer. Mais elle se nicha d’abord contre Chad, bien décidée à profiter jusqu’à la fin de l’épaule confortable :

— Sophie, va chercher le bateau. Tu le remettras à l’amarre et nous partirons après.

Chad la sentit se raidir. Elle se leva pourtant et leur tourna le dos. À la berge, elle défit le magnétoclip et sa robe glissa à ses pieds.

Chad ne s’attendait pas à ce qu’elle fût nue. En la voyant si belle, si souple, il réalisa qu’il la désirait comme il n’avait jamais désiré une femme auparavant.

Allongée contre lui, Elisa se méprit sur son émotion qu’elle percevait confusément. Elle ferma les yeux et murmura :

— J’aimerais bien être sauvée tous les matins par vous.

Chad l’entendit à peine. Il suivait des yeux Sophie qui nageait jusqu’au turbo-glisseur. Elle monta à bord, refusant de regarder dans sa direction.

Les yeux baissés, elle sauta sur la rive et remit sa robe sans prendre la peine de s’essuyer.

Elisa s’étira et ils se levèrent pour partir tandis que Sophie rangeait les couchettes et les récipients vides. Elle détournait sans cesse son visage, mais Chad vit qu’elle pleurait.

Conscient du danger qu’il courait s’il laissait le flux de ses émotions perturber Elisa, il imagina un problème de fret à loger dans les cales de la « Ruandiva ». Il ne fallait pas, il ne FALLAIT PAS qu’il se laisse aller à haïr Elisa.

*
* *

Jusqu’à la dernière minute, il crut qu’il n’aurait aucune chance de rester seul avec Sophie.

Elisa s’était enfermée avec elle pour s’habiller et redescendit seule.

Elle fit à Clélia un récit enjolivé de sa pseudo-noyade, insistant sur l’héroïsme de son sauveur. Clélia l’écoutait, mais Chad savait qu’elle était sensible au tourment qu’il endurait. Peu à peu, elle se rapprocha d’Elisa et lui parla à voix basse comme pour exclure Chad de la conversation. À la fin, comme si sa présence était devenue gênante pour leurs confidences, Clélia suggéra très naturellement :

— Monsieur Brinner, nous partons dans un quart d’heure. Vous devriez vous changer.

Il se dressa d’un bond et, feignant de réaliser qu’il était de trop, battit en retraite vers l’étage supérieur, remerciant mentalement Clélia de lui offrir cette chance.

Il se dirigeait vers sa chambre lorsqu’une porte s’ouvrit dans son dos.

Sophie était debout dans l’embrasure. Elle avait échangé sa robe contre une tunique-pantalon qui lui allait à ravir. Ses cheveux encore humides étaient réunis sur sa tête par un bandeau. Elle lui fit signe d’entrer.

Ils restèrent quelques instants face à face et silencieux, puis il fit un pas vers elle et elle se jeta dans ses bras. Le visage dans son épaule, elle murmura :

— Chad… Chad… comment avez-vous fait ?

Comme à Paris, elle avait parlé anglais avec cet accent français que Chad avait adoré dès leur première rencontre. Il la serra contre lui et brièvement, il lui conta sa quête désespérée après sa disparition.

Elle l’écoutait en silence et chercha sa main quand il lui apprit qu’il était devenu serf de la Guilde. Et quand il l’assura qu’il ne regrettait rien puisqu’il l’avait retrouvée, elle s’écarta et dit très doucement, comme si elle ne pouvait croire à ses propres paroles :

— Tout cela… tout cela et vous me connaissiez si peu…

Elle saisit sa nuque à deux mains et posa ses lèvres sur les siennes. Ils restèrent ainsi une éternité, seuls dans le Système solaire. Ce fut lui qui se dégagea doucement :

— Nous n’avons pas beaucoup de temps, ma chérie. Je suis venu pour vous reprendre et je vous reprendrai. Mais d’abord, nous avons une bataille difficile à gagner.

Elle eut un sourire amer.

— Il va falloir devenir riche, Chad, très riche. Elisa ne lâche pas facilement ce qui est à elle.

— Comment êtes-vous traitée par cette petite peste ?

— Très bien. Ne parlez pas d’Elisa de cette façon. C’est une gentille fille. Bien des serves envieraient ma situation.

Elle se retourna et désigna la pièce où ils se trouvaient, la coiffeuse encombrée, quelques vêtements épars sur le tapis.

— C’est sa chambre, la mienne est à côté. Je n’ai presque rien à faire qu’à ranger ses affaires et lui tenir compagnie. Elle n’est ni exigeante ni coléreuse. C’est une gentille petite héritière trop gâtée mais, dans d’autres circonstances, nous aurions pu être amies. Simplement, elle m’a achetée comme son bateau ou une de ses carabines. Je lui appartiens.

Sophie faisait un effort pour ne pas pleurer. D’en bas, leur parvint un éclat de rire juvénile. Ne pas haïr, ne pas détester Elisa van Reuben. Il caressa les cheveux clairs qui échappaient au bandeau bien serré. Sophie ferma les yeux. Il savait qu’il ne disposait plus que de quelques secondes quand il aurait fallu des heures. Une dernière fois, il l’étreignit avec passion.

— Je reviendrai, Sophie. Crois-moi, je reviendrai.

Il ne la revit plus jusqu’à leur départ de la plantation.

*
* *

Vingt minutes plus tard, ils étaient à bord du tank de jungle. La nièce de van Reuben leur avait fait promettre de revenir.

Tandis que Clélia conduisait sur la piste encore dégagée par leur passage précédent, Chad restait muet, profondément déprimé. Au bout d’un moment, la télépathe stoppa et se tourna vers lui.

— Chad, vous diffusez de telles ondes de désespoir que je serais capable de jeter cette masse de ferraille dans un trou d’eau pour en finir avec la vie.

Il s’excusa. Elle ne sembla pas lui tenir rigueur de son manque de gaieté, plutôt navrée de le voir ainsi.

— Je dois vous le dire, vous donnez à cette histoire de baignade des proportions ridicules. Je me suis baignée nue avec des amis une bonne centaine de fois et ça ne m’empêche pas de dormir.

Chad voulut répondre, puis renonça. À quoi bon ? Comment lui faire comprendre le sens du mot « dignité » quand on l’appliquait à des serfs ? Sophie était bien traitée, c’est-à-dire bien nourrie, bien vêtue, astreinte à un service facile et sans danger. Des millions de malheureuses auraient certainement envié le sort de la suivante favorite d’Elisa van Reuben.

— Je peux quand même vous fournir une précision qui devrait vous mettre de meilleure humeur, reprit Clélia. Avant que nous partions, j’ai sondé mentalement votre Sophie. Elle vous aime, Chad. Elle a été bouleversée quand vous lui avez raconté comment vous l’avez retrouvée et elle a une confiance absolue en vous. Je crois sincèrement qu’elle n’a jamais été aussi heureuse depuis son enregistrement comme serve légale.

Clélia posa amicalement une main sur son bras et il parvint à sourire. Il avait promis à Sophie de la sortir de là, mais quelles chances avait-il d’y réussir ?

La Vénusienne remit le tank en route.

*
* *

À l’hôtel, il trouva ses instructions, arrivées dans un container scellé. Il monta dans sa chambre pour en prendre connaissance après s’être muni d’un décodeur car le texte était certainement chiffré. Il mémorisa le tout, brûla l’original et la traduction en clair, suivant les ordres.

La situation de la colonie indépendante vénusienne était complexe. À l’époque du Projet Nouvelle-Vénus, les hommes qui débarquaient sur la planète verte devaient avoir une vocation de pionniers et accepter de vivre dans des conditions inhumaines.

Maintenant, si l’existence des colons restait provinciale, une société nouvelle était en train de se créer. Avec une économie qui, dans quelques décennies, se suffirait à elle-même, une néo-aristocratie faisait souche, dont les van Reuben donnaient une idée assez exacte.

En parcourant le mémorandum joint à ses ordres, Chad avait retrouvé l’éternel conflit des anciens empires coloniaux en révolte larvée contre leur métropole. Ce que lui confirmait le mémo, il l’avait déjà pressenti durant ses conversations avec Blaibeck. La Guilde des Marchands n’était pas SEULEMENT une organisation commerciale. Si les grands combinats se livraient une bataille féroce, la Guilde visait plus loin (ou plus haut ?) et il découvrait que ses agents ne s’occupaient pas que d’études de marchés. Sur Vénus, par exemple :

Item – L’ensemble des Contrats de Servage rachetés par des exploitations vénusiennes dépasse le million d’individus. La courbe d’importation des serfs en provenance de la terre accuse une hausse brutale depuis un an.

Item – Malgré cet important apport de matériel humain, les importations de machines robotisées n’ont cessé d’augmenter.

Item – Durant la période considérée, la production intérieure brute vénusienne n’augmente que de 22 % alors que même une évaluation pessimiste laissait prévoir 90 à 120 %.

Item – Quatre agents de la Guilde, chargés de s’informer discrètement, ont trouvé accidentellement la mort ces derniers mois. Des informations permettent de penser qu’au moins deux officiers du Corps de Contrôle chargés de missions similaires ont disparu dans des conditions mal connues.

Chad avait relu deux fois le dernier paragraphe avant d’incinérer le dossier. Sham avait certainement dicté lui-même le document. L’allusion au sort de ses prédécesseurs était un avertissement.

Ses « ordres » ne comportaient pas d’instructions ni de directives précises. La Guilde lui faisait simplement part de ses constatations concernant ces serfs absorbés par l’économie vénusienne sans qu’il y corresponde un accroissement de productivité.

Dans une enveloppe séparée, Sham lui avait expédié une documentation sur l’acclimatation sur Vénus d’une faune d’origine terrestre. Entre autres activités, la Guilde favorisait la diversification des écologies planétaires.

Quelques propriétaires avaient déjà fait les premiers pas dans ce sens, mais le moment semblait venu de peupler la jungle d’une faune susceptible d’aider la planète verte à vivre sur ses propres ressources.

Chad se demanda s’il serait judicieux d’importer des anguilles pour les cours d’eau vénusiens, ou peut-être des murènes tropicales, plus adaptables aux conditions extrêmes de température. De toute façon, quoiqu’il n’eût que de vagues notions sur le sujet, la couverture que lui avait choisie Sham Ihn Khaa n’était pas plus mauvaise qu’une autre. Un serf ne pouvait circuler sur Vénus sans éveiller de dangereuses curiosités.

Et puis, le moment venu, les anguilles se débrouilleraient bien toutes seules.