Notre connaissance du passé est due à des
crétins, des imbéciles ou des adversaires
J.-P. de T. : A travers les livres anciens que vous collectionnez, dialoguez-vous d’une certaine manière avec le passé ? Les livres anciens sont-ils pour vous un témoignage sur le passé ?
U.E. : J’ai dit que je collectionnais seulement des livres ayant une relation avec des choses erronées et fausses. Cela prouve que ces livres-là ne sont pas des témoins indiscutables. Pourtant, même s’ils mentent, ils nous enseignent quelque chose sur le passé.
J.-C.C. : Essayons de nous représenter un érudit au XVe siècle. Cet homme possède cent ou deux cents livres qui aujourd’hui, pour certains, peuvent être en notre possession. Il a aussi chez lui, sur ses murs, cinq ou six gravures représentant Jérusalem, Rome, des gravures très imparfaites. Il a du monde une représentation lointaine et vague. S’il veut vraiment connaître la Terre, il doit voyager. Les livres sont beaux, mais insuffisants et, comme vous le dites, souvent faux.
U.E. : Même dans la Chronique de Nuremberg, histoire illustrée du monde depuis la Création jusqu’aux années 1490, la même gravure est parfois utilisée plusieurs fois pour représenter des villes différentes. Ce qui veut dire que le souci de l’imprimeur est davantage d’illustrer que d’informer.
J.-C.C. : Nous avons constitué, avec ma femme, une collection qu’on pourrait nommer « Le voyage en Perse ». Les premiers ouvrages remontent au XVIIe siècle. Un des premiers, et des plus connus, est celui de Jean Chardin, daté de 1686. Un autre exemplaire du même livre, publié quarante ans plus tard, est un in-octavo, c’est-à-dire un petit format en plusieurs tomes. Dans le tome IX est enchâssé un dépliant sur les ruines de Persépolis qui doit bien faire, quand on le déplie, trois mètres de long : des planches gravées sont collées les unes à la suite des autres, et il faut renouveler l’exploit pour chaque exemplaire ! C’est un travail inimaginable.
Ce même texte est réimprimé une nouvelle fois au XVIIIe siècle avec exactement les mêmes gravures. Et une autre fois encore, cent ans plus tard, comme si cette Perse n’avait connu en deux siècles aucune espèce de transformation. Nous sommes maintenant à l’époque romantique. Rien, en France, ne ressemble au siècle de Louis XIV. Mais la Perse, dans les livres, est restée inchangée, immuable. Comme si elle était figée dans une certaine série d’images, comme si elle était incapable de changer, décision d’éditeur qui est en fait un jugement de civilisation, d’histoire. On continue ainsi à publier en France, jusqu’au XIXe siècle, comme livres scientifiques des ouvrages écrits et imprimés deux cents ans plus tôt !
U.E. : Les livres sont parfois fautifs. Mais parfois ce sont nos erreurs ou délires interprétatifs qui sont en jeu. J’ai écrit dans les années soixante un canular (publié dans Pastiches et Postiches). J’imaginais une civilisation du futur trouvant ensevelie dans un lac une boîte en titane contenant des documents mis en lieu sûr par Bertrand Russell à l’époque où il organisait les marches antiatomiques et où nous étions littéralement obsédés, plus qu’aujourd’hui, par la menace d’une destruction nucléaire (ce n’est pas que la menace ait diminué, au contraire, mais nous en avons pris l’habitude). Le canular tenait au fait que les documents sauvés étaient en réalité des textes de chansonnettes. Les philologues du futur tentaient alors de reconstituer ce qu’avait été cette civilisation disparue, la nôtre, à partir de ces chansons, interprétées comme le sommet de la poésie de notre temps.
J’ai su par la suite que mon texte avait été discuté dans un séminaire de philologie grecque où les chercheurs se demandaient si les fragments des poètes grecs sur lesquels ils travaillaient n’étaient pas de même nature.
Il est en effet préférable de ne jamais reconstruire le passé en s’appuyant sur une seule source. D’ailleurs la distance temporelle rend certains textes imperméables à toute interprétation. J’ai une belle histoire à ce sujet. Il y a une vingtaine d’années, la NASA, ou une autre organisation gouvernementale américaine, se demandait où ensevelir exactement des déchets nucléaires, qui conservent comme on sait un pouvoir radioactif pour une durée de dix mille ans – en tout cas il s’agit d’un chiffre astronomique. Leur problème était que si le territoire pouvait être trouvé quelque part, ils ne savaient pas de quel type de signal il faudrait l’entourer pour en interdire l’accès.
N’avons-nous pas, en deux ou trois mille ans, perdu les clés de lecture de plusieurs langages ? Si dans cinq mille ans les êtres humains disparaissent et que débarquent alors des visiteurs venus de l’espace lointain, de quelle manière leur expliquera-t-on qu’ils ne doivent pas s’aventurer sur le territoire en question ? Ces experts ont chargé un linguiste et anthropologue, Tom Sebeok, d’étudier une forme de communication pour pallier ces difficultés. Après avoir examiné toutes les solutions possibles, la conclusion de Sebeok fut qu’il n’existait aucun langage, même pictographique, susceptible d’être compris en dehors du contexte qui l’avait vu naître. Nous ne savons pas interpréter de manière certaine les figures préhistoriques retrouvées dans les grottes. Même le langage idéographique peut ne pas être véritablement compris. La seule possibilité, selon lui, aurait été de constituer des confréries religieuses qui auraient fait circuler en leur sein un tabou, « Ne pas toucher ceci », ou bien, « Ne pas manger cela ». Un tabou peut traverser les générations. J’avais eu une autre idée, mais je n’avais pas été payé par la NASA et je l’ai gardée pour moi. Il s’agissait d’ensevelir ces déchets radioactifs de manière que la première couche soit très diluée et donc très peu radioactive, la seconde l’étant davantage, et ainsi de suite. Si par mégarde notre visiteur enfouissait la main dans ces déchets, ou bien ce qui lui servait de main, il n’aurait perdu qu’une phalange. S’il s’obstinait, il perdait probablement un doigt. Mais nous pouvons être sûrs qu’il n’aurait pas persévéré.
J.-C.C. : Nous avons découvert les premières bibliothèques assyriennes alors que nous ne connaissions rien de l’écriture cunéiforme. Toujours cette question de la perdition. Que sauver ? Que transmettre et comment transmettre ? Comment être sûr que le langage que j’utilise aujourd’hui sera compris demain et après-demain ? Il n’y a pas de civilisation concevable si elle ne se pose pas cette question. Vous évoquez cette situation où tous les codes linguistiques ont disparu et où les langues demeurent muettes et obscures. Nous pouvons aussi imaginer le contraire. Si je fais aujourd’hui sur un mur un graffiti qui n’a aucun sens, il se trouvera demain quelqu’un qui affirmera l’avoir déchiffré. Je me suis amusé durant une année à inventer des écritures. Je suis sûr que d’autres pourraient, demain, leur trouver un sens.
U.E. : Naturellement, parce qu’il n’y a rien comme l’insensé pour produire de l’interprétation.
J.-C.C. : Ou l’interprétation pour produire de l’insensé. C’est ici l’apport des surréalistes, qui travaillaient à rapprocher des mots sans aucune parenté, ou relation, pour faire éclore un sens caché.
U.E. : Nous trouvons la même chose en philosophie. La philosophie de Bertrand Russell n’a pas engendré autant d’interprétations que celle de Heidegger. Pourquoi ? Parce que Russell est particulièrement clair et intelligible, alors que Heidegger est obscur. Je ne dis pas que l’un avait raison et l’autre tort. Pour ma part, je me méfie des deux. Mais lorsque Russell dit une bêtise, il la dit d’une façon claire, tandis que Heidegger, même s’il dit un truisme, nous avons du mal à nous en apercevoir. Pour passer à l’histoire, pour durer, il faut donc être obscur. Héraclite le savait déjà…
Une petite parenthèse : savez-vous pourquoi les présocratiques n’écrivaient que des fragments ?
U.E. : Parce qu’ils vivaient au milieu de ruines. Blague à part, nous ne conservons souvent la trace de ces fragments qu’à travers les commentaires qu’ils ont suscités, parfois plusieurs siècles plus tard. La plus grande partie de ce que nous savons sur la philosophie des stoïciens, qui fut probablement une réalisation intellectuelle dont nous mesurons encore mal l’importance, nous la devons à Sextus Empiricus qui a écrit pour réfuter leurs idées. Nous connaissons de la même façon plusieurs fragments présocratiques à travers les écrits d’Aetius qui était un parfait imbécile. Il suffit de lire ses témoignages pour s’en rendre compte. Nous pouvons donc douter que ce qu’il nous a rapporté soit tout à fait fidèle à l’esprit des philosophes présocratiques. Il faudrait citer encore le cas des Gaulois sous la plume de César, celui des Germains sous celle de Tacite. Nous savons quelque chose de ces peuples à travers les témoignages de leurs ennemis.
J.-C.C. : Nous pourrions dire la même chose des Pères de l’Eglise parlant des hérétiques.
U.E. : C’est un peu comme si nous ne connaissions la philosophie du XXe siècle qu’à travers les encycliques de Ratzinger.
J.-C.C. : Le personnage de Simon le Mage m’a fasciné. Je lui ai consacré un livre, autrefois. Contemporain du Christ, il n’est connu que par Les Actes des Apôtres, c’est-à-dire par ceux qui l’ont déclaré hérétique et l’ont accusé de ce qu’on appelle la « simonie », autrement dit l’intention qui aurait été la sienne d’acheter à saint Pierre les pouvoirs magiques de Jésus. C’est là tout ce que nous savons de lui, ou à peu près. Mais qui était-il en réalité ? Des disciples le suivaient, on le disait faiseur de miracles. Il ne pouvait pas être le ridicule charlatan que ses ennemis nous présentent.
U.E. : Nous savons des bogomiles, des pauliciens, par leurs adversaires, qu’ils mangeaient les enfants. Mais on disait la même chose des Juifs. Tous les ennemis de n’importe qui ont toujours mangé des enfants.
J.-C.C. : Une grande partie de notre connaissance du passé qui le plus souvent nous est parvenue par des livres, est donc due à des crétins, des imbéciles ou des adversaires fanatisés. C’est un peu comme si, toutes traces du passé ayant disparu, nous n’avions pour le reconstituer que les œuvres de ces fous littéraires, ces génies improbables sur le sort desquels André Blavier s’est longuement penché.
U.E. : Un personnage de mon Pendule de Foucault se demande si on ne peut pas se poser le même genre de question à propos des évangélistes. Peut-être Jésus a-t-il dit tout autre chose que ce qu’ils nous ont rapporté.
J.-C.C. : Qu’il ait dit autre chose est même probable. Nous oublions souvent que les plus anciens textes chrétiens que nous possédions sont les Epîtres de saint Paul. Les Evangiles sont plus tardifs. Or la personnalité de Paul, le véritable inventeur du christianisme, est complexe. Il a eu, pense-t-on, quelques vifs échanges avec Jacques, le frère de Jésus, à propos de la circoncision qui est alors une question fondamentale. Parce que Jésus de son vivant, et Jacques après la mort de son frère, continuaient à aller au Temple. Ils restaient juifs. C’est Paul qui a séparé le christianisme du judaïsme et qui s’est adressé aux « Gentils », c’est-à-dire aux non-Juifs. C’est lui le père fondateur.
U.E. : Bien entendu, comme il était d’une intelligence supérieure, il a compris qu’il fallait vendre le christianisme aux Romains si on voulait donner à la parole de Jésus un large retentissement. C’est pour cette raison que, dans la tradition qui vient de Paul, et donc dans les Evangiles, Pilate est lâche, certes, mais n’est pas véritablement coupable. Les vrais responsables de la mort de Jésus étaient donc les Juifs.
J.-C.C. : Et Paul a compris, sans doute, qu’il ne réussirait pas à vendre Jésus aux Juifs comme un nouveau dieu, comme le seul dieu, parce que le judaïsme est une religion encore neuve à l’époque, forte, conquérante même, prosélyte, alors que la religion gréco-romaine est en pleine décadence. Cela n’est pas le cas de la civilisation romaine elle-même, laquelle transforme méthodiquement le monde antique, l’uniformise et impose aux peuples cette pax romana qui va durer des siècles. L’Amérique conquérante de Bush n’a jamais été capable de proposer au monde, à partir d’une civilisation bien définie, et valable pour tous, ce type de paix.
U.E. : Si nous pensons à des fous indiscutables, nous devons mentionner les télé-évangélistes américains. Un rapide coup d’œil le dimanche matin sur les chaînes américaines suffit à vous donner une idée de l’étendue et de la gravité du problème. Ce que décrit Sacha Baron Cohen dans Borat n’est évidemment pas le fruit de son imagination. Je me souviens que dans les années soixante, pour pouvoir enseigner à la Oral Roberts University dans l’Oklahoma (Oral Roberts était un de ces télé-évangélistes du dimanche), il fallait répondre à des questions comme : « Do you speak in tongues ? » (« Avez-vous le don des langues ? »), ce qui sous-entend votre habilité à parler dans une langue que personne ne connaît mais que tout le monde comprend, phénomène décrit dans Les Actes des Apôtres. Un collègue a été accepté parce qu’il a répondu : « Not yet. » (« Pas encore. »)
J.-C.C. : J’ai en effet assisté à plusieurs offices aux Etats-Unis, avec imposition des mains, guérison factice, extase artificielle. C’est assez effrayant. Je me croyais par moments dans un asile d’aliénés. En même temps je ne crois pas qu’il faille trop s’inquiéter de ces phénomènes. Je me dis toujours que le fondamentalisme, l’intégrisme, le fanatisme religieux seraient graves, et même très graves, si Dieu existait, si Dieu, tout à coup, prenait le parti de ses dévots enragés. Mais jusqu’à présent, on ne peut pas dire qu’il se soit engagé aux côtés des uns ou des autres. Il me semble que ce sont là des mouvements ascendants puis descendants, dans la mesure où ils sont privés, forcément, de tout appui surnaturel et frappés dès le départ de nullité. Le danger est peut-être que les néo-créationnistes américains finissent par obtenir qu’on enseigne les « vérités » contenues dans la Bible comme des vérités scientifiques, et cela dans les écoles, ce qui serait une régression. Ils ne sont pas les seuls à vouloir ainsi imposer leurs vues. J’ai visité, il y a au moins quinze ans, rue des Rosiers, à Paris, une école rabbinique où des « professeurs » enseignaient que le monde avait été créé par Dieu il y a un peu plus de six mille ans, et que tous les vestiges préhistoriques avaient été disposés par Satan, pour nous tromper, dans les couches sédimentaires.
J’imagine que les choses n’ont guère changé. Nous pourrions rapprocher ces « enseignements » de celui de saint Paul brûlant la science grecque. La croyance est toujours plus forte que la connaissance, nous pouvons nous en étonner et le déplorer, mais c’est ainsi. Il serait excessif, cependant, de dire que ces enseignements pervers bouleversent le cours des choses. Non, les choses restent ce qu’elles sont. Il faut aussi rappeler que Voltaire était un élève des jésuites.
U.E. : Tous les grands athées sont sortis d’un séminaire.
J.-C.C. : Et la science grecque, même si on a tenté de la faire taire, a finalement triomphé. Même si le chemin de cette vérité est semé d’obstacles, de bûchers, de prisons, et parfois de camps d’extermination.
U.E. : La renaissance religieuse n’est pas liée à des périodes d’obscurantisme, au contraire. Elle fleurit dans les ères hyper-technologiques, comme la nôtre, elle correspond à la fin des grandes idéologies, à des périodes d’extrême dissolution morale. Nous avons alors besoin de croire à quelque chose. C’est à l’époque où l’Empire romain atteint sa plus grande puissance, lorsque les sénateurs s’affichent avec des prostituées et se mettent du rouge aux lèvres, que les chrétiens descendent dans les catacombes. Ce sont des mouvements de rééquilibrage plutôt normaux.
Il existe alors plusieurs expressions possibles de ce besoin de croire. Il peut se traduire par un intérêt pour la science des tarots, ou par l’adhésion à l’esprit New Age. Réfléchissons sur le retour de la polémique sur le darwinisme, non seulement de la part des fondamentalistes protestants mais aussi de celle des catholiques de droite (c’est en train de se passer en Italie). Depuis longtemps l’Eglise catholique ne se souciait plus de la théorie de l’évolution : on savait depuis les Pères de l’Eglise que la Bible parlait à travers des métaphores et que, par conséquent, les six jours de la Création pouvaient parfaitement correspondre à des ères géologiques. D’ailleurs la Genèse est très darwinienne. L’homme apparaît seulement après les autres animaux et il est fait avec de la boue. C’est donc à la fois un produit de la terre et le sommet d’une évolution.
La seule chose qu’un croyant voudrait sauver est que cette évolution n’a pas été casuelle mais le résultat d’un « dessein intelligent ». Cependant, la polémique actuelle ne concerne pas le problème du dessein, mais du darwinisme dans sa totalité. Nous avons donc assisté à une régression. Encore une fois, nous cherchons dans des mythologies le refuge aux menaces de la technologie. Et voilà que ce syndrome peut encore emprunter la forme d’une dévotion collective pour une personnalité comme Padre Pio !
J.-C.C. : Une rectification tout de même. Nous avons l’air de dénoncer la croyance comme mère de tous les crimes. Mais de 1933, date de l’arrivée de Hitler au pouvoir, à la mort de Staline, vingt ans plus tard, nous comptons sur notre planète près de cent millions de morts violentes. Plus, peut-être, que dans toutes les autres guerres de l’histoire du monde. Or le nazisme et le marxisme sont deux monstres athées. Lorsque le monde stupéfait se réveille après le massacre, il apparaît comme tout à fait normal de revenir à des pratiques religieuses.
U.E. : Mais les nazis criaient « Gott mit uns », « Dieu est avec nous », et ils pratiquaient une religiosité païenne ! Lorsque l’athéisme devient religion d’Etat comme en Union soviétique, il n’y a plus aucune différence entre un croyant et un athée. Tous les deux peuvent devenir des fondamentalistes, des talibans. J’ai écrit autrefois qu’il n’était pas exact que la religion était l’opium du peuple, comme l’a écrit Marx. L’opium l’aurait neutralisé, anesthésié, endormi. Non, la religion est la cocaïne du peuple. Elle excite les foules.
J.-C.C. : Disons, un mélange d’opium et de cocaïne. Il est vrai que l’intégrisme musulman semble reprendre aujourd’hui le flambeau de l’athéisme militant, et que nous pouvons regarder le marxisme et le nazisme, rétrospectivement, comme deux étranges religions païennes. Mais quels massacres !