Rien de plus éphémère
que les supports durables

J.-P. de T. : Nous nous interrogeons sur la pérennité des livres à une époque où la culture semble faire le choix d’autres outils, peut-être plus performants. Mais que penser de ces supports censés stocker durablement l’information et nos mémoires personnelles, je pense aux disquettes, aux cassettes, aux CD-ROM, et auxquels nous avons déjà tourné le dos ?



J.-C.C. : En 1985, le ministre de la Culture, Jack Lang, m’a demandé de créer et de prendre la responsabilité d’une nouvelle école de cinéma et de télévision, la Fémis. J’ai réuni à cette occasion quelques très bons techniciens sous la direction de Jack Gajos et présidé aux destinées de cette école pendant dix ans, de 1986 à 1996. Pendant ces dix années, j’ai dû naturellement me tenir au courant de toutes les nouveautés dans les domaines qui étaient les nôtres.

Un des vrais problèmes que nous avions à résoudre était, tout simplement, de montrer des films aux étudiants. Lorsque nous regardons un film pour l’étudier, pour l’analyser, il faut pouvoir interrompre la projection, revenir en arrière, s’arrêter, avancer quelquefois image par image. Exploration impossible avec une copie classique. Nous possédions alors les cassettes vidéo, mais qui s’usaient très vite. Après trois ou quatre ans d’utilisation, elles ne nous étaient plus d’aucun secours. C’est à cette même époque que s’est créée la Vidéothèque de Paris, qui se proposait de conserver tous les documents photographiques et filmés sur la capitale. Nous avions alors le choix, pour archiver des images, entre la cassette électronique et le CD, ce que nous appelions alors des « supports durables ». La Vidéothèque de Paris a fait le choix de la cassette électronique et a investi dans ce sens. Ailleurs, on expérimentait aussi des disques souples, dont les promoteurs disaient mille merveilles. Deux ou trois ans plus tard est apparu en Californie le CD-ROM (Compact Disc Read-Only Memory). Nous tenions enfin la solution. Un peu partout se succédaient des démonstrations mirifiques. Je me rappelle le premier CD-ROM que nous avons vu : il concernait l’Egypte. Nous étions épatés, conquis. Tout le monde s’inclinait devant cette innovation qui paraissait régler toutes les difficultés auxquelles nous, professionnels de l’image et de l’archivage, nous nous heurtions depuis longtemps. Or les usines américaines qui fabriquaient ces merveilles ont fermé, il y a déjà sept ans.

Cependant, nos téléphones portables et autres iPods sont capables d’exploits sans cesse élargis. Les Japonais, nous dit-on, y écrivent et proposent leurs romans. Internet, devenu mobile, traverse l’espace. On nous promet aussi le triomphe individuel de la VOD (Video On Demand), des écrans pliables et plusieurs autres prodiges. Qui sait ?

J’ai l’air de vous parler d’une très longue période, qui semble avoir duré des siècles. Mais il s’agit d’une vingtaine d’années tout au plus. L’oubli va vite. De plus en plus vite, peut-être. Ce sont là des considérations banales, sans aucun doute, mais le banal est un bagage nécessaire. En tout cas au début d’un voyage.



U.E. : Il y a quelques années seulement, la Patrologie latine de Migne (221 volumes !) a été proposée en CD-ROM au prix, si je me souviens bien, de 50 000 dollars. A ce prix, la Patrologie n’était accessible qu’aux grandes bibliothèques, et non pas aux pauvres chercheurs (bien que, parmi les médiévistes, on se soit mis à pirater joyeusement les disquettes). Désormais, avec un simple abonnement, vous pouvez accéder à la Patrologie en ligne. Même chose pour l’Encyclopédie de Diderot, proposée naguère par le Robert en CD-ROM. Aujourd’hui je la trouve en ligne pour rien.



J.-C.C. : Quand le DVD est apparu, nous tenions enfin, pensions-nous, la solution idéale qui réglerait à jamais nos problèmes de stockage et de vision partagée. Je ne m’étais jamais constitué jusque-là de filmothèque personnelle. Avec le DVD, je me suis dit que je disposais, finalement, de mon « support durable ». Mais pas du tout. On nous annonce maintenant des disques d’un format très réduit, nécessitant l’achat d’appareils de lecture nouveaux, et qui pourront contenir, comme pour l’e-book, un nombre considérable de films. Nos bons vieux DVD passeront donc eux aussi à la trappe, à moins que nous ne conservions les anciens appareils qui nous permettaient de les visionner.

C’est d’ailleurs une des tendances de notre temps : collectionner ce que la technologie s’ingénie à démoder. Un de mes amis, cinéaste belge, conserve dans sa cave dix-huit ordinateurs, simplement pour pouvoir regarder d’anciens travaux. Tout cela pour dire qu’il n’y a rien de plus éphémère que les supports durables. Ces considérations habituelles, qui sont devenues comme une rengaine, sur la fragilité des supports contemporains, peuvent amener deux amateurs d’incunables, ce que nous sommes vous et moi, à doucement sourire, n’est-ce pas ? Je vous ai descendu de ma bibliothèque ce petit livre imprimé en latin à la fin du XVsiècle, à Paris. Regardez. Si nous ouvrons cet incunable, nous pouvons lire sur la dernière page, imprimé en français : « Ces présentes heures à l’usage de Rome furent achevées le vingt-septième jour de septembre l’an mille quatre cent quatre-vingt-dix-huit pour Jean Poitevin, libraire, demeurant à Paris en la rue Neuve-Notre-Dame. » « Usage » est écrit « usaige », le système de datation pour indiquer l’année a été abandonné, mais nous pouvons encore le déchiffrer assez facilement. Nous pouvons donc encore lire un texte imprimé il y a cinq siècles. Mais nous ne pouvons plus lire, nous ne pouvons plus voir, une cassette électronique ou un CD-ROM vieux de quelques années à peine. A moins de conserver nos vieux ordinateurs dans nos caves.



J.-P. de T. : Il faut insister sur la rapidité croissante à laquelle se démodent ces nouveaux supports, nous condamnant à réaménager toutes nos logistiques de travail et de stockage, nos modes de pensée…



U.E. : Accélération qui contribue à l’effacement de la mémoire. C’est sans doute un des problèmes les plus épineux de notre civilisation. D’un côté, nous inventons plusieurs instruments pour conserver la mémoire, toutes formes d’enregistrements, de possibilités de transporter le savoir – c’est sans doute un avantage considérable en comparaison de ces époques où il fallait recourir à des mnémotechniques, à des techniques pour se souvenir, tout simplement parce qu’on ne pouvait pas avoir à sa disposition tout ce qu’il convenait de savoir. Les hommes ne pouvaient alors se fier qu’à leur mémoire. D’un autre coté, au-delà de la nature périssable de ces instruments, qui fait en effet problème, nous devons reconnaître aussi que nous ne sommes pas équitables face aux objets culturels que nous produisons. Pour ne citer qu’un exemple de plus, les originaux des grandes créations de la bande dessinée : ils sont horriblement coûteux parce que très rares (maintenant, une page d’Alex Raymond coûte une fortune). Mais pourquoi sont-ils si rares ? Tout simplement parce que les journaux qui les publiaient, une fois les planches reproduites, les jetaient à la poubelle.



J.-P. de T. : Quelles étaient ces mnémotechniques en usage avant l’invention de ces mémoires artificielles que sont nos livres ou nos disques durs ?



J.-C.C. : Alexandre est à la veille de prendre une fois encore une décision aux conséquences incalculables. On lui a raconté qu’il existe une femme qui peut prédire l’avenir avec certitude. Il la fait venir afin qu’elle lui enseigne son art. Elle lui dit qu’il faut allumer un grand feu et lire l’avenir dans la fumée qui s’en dégage, comme dans un livre. Elle met toutefois le conquérant en garde. Pendant qu’il scrutera la fumée, il ne devra en aucun cas penser à l’œil gauche d’un crocodile. A l’œil droit à la rigueur, mais jamais à l’œil gauche.

Alors Alexandre renonça à connaître l’avenir. Pourquoi ? Parce que, dès qu’on vous a mis en demeure d’éviter de penser à quelque chose, vous ne pensez plus qu’à ça. L’interdiction fait obligation. Impossible, même, de ne pas y penser, à cet œil gauche de crocodile. L’œil de la bête s’est emparé de votre mémoire, de votre esprit.

Parfois, se souvenir, comme pour Alexandre, et ne pas être capable d’oublier, est un problème, et même un drame. Il y a des gens doués de cette faculté de retenir tout, à partir précisément de recettes mnémotechniques très simples, et qu’on appelle des mnémonistes. Le neurologue russe Alexandre Luria les a étudiés. Peter Brook s’est inspiré d’un livre de Luria pour son spectacle Je suis un phénomène. Si vous racontez quelque chose à un mnémoniste, il ne peut pas l’oublier. Il est comme une machine parfaite mais folle, il enregistre tout, sans discernement. C’est un défaut, en l’occurrence, et non pas une qualité.



U.E. : Tous les procédés mnémotechniques utilisent l’image d’une ville ou d’un palais dont chaque partie ou lieu est associé à l’objet qu’il s’agit de mémoriser. La légende rapportée par Cicéron dans le De oratore raconte que Simonide assistait à un dîner en compagnie de hauts dignitaires de la Grèce. A un moment de la soirée, il quitte l’assemblée, juste le temps que les convives disparaissent sous l’effondrement du toit de la maison, qui les tue tous. Simonide est appelé pour identifier les corps. Il y parvient en essayant de se souvenir de la place que chacun occupait autour de la table.

L’art mnémotechnique est donc celui d’associer des représentations spatiales à des objets ou à des concepts de façon à les rendre solidaires les uns des autres. C’est parce qu’il a associé l’œil gauche du crocodile à la fumée qu’il doit scruter qu’Alexandre, dans votre exemple, ne peut plus agir librement. Les arts de la mémoire se retrouvent encore au Moyen Age. Mais à partir de l’invention de l’imprimerie, on devrait penser que l’usage de ces moyens mnémotechniques se soit peu à peu perdu. C’est pourtant l’époque où se publient les plus beaux livres de mnémotechnique !



J.-C.C. : Vous parliez des originaux des grandes créations de la bande dessinée jetés à la poubelle après publication. Ce fut la même chose avec le cinéma. Que de films ont ainsi disparu ! C’est à partir des années 1920 ou 1930 que le cinéma devient en Europe le « septième art ». Dès lors, cela vaut tout de même la peine de conserver des œuvres qui appartiennent désormais à l’histoire de l’art. Raison pour laquelle les premières cinémathèques se créent, en Russie d’abord, puis en France. Mais du point de vue américain, le cinéma n’est pas un art, il est aujourd’hui encore un produit renouvelable. Il faut constamment refaire un Zorro, un Nosferatu, un Tarzan, et donc bazarder les anciens modèles, les vieux stocks. L’ancien, surtout s’il est de qualité, pourrait faire concurrence au nouveau produit. La cinémathèque américaine a été créée, tenez-vous bien, dans les années soixante-dix ! Ce fut une longue et dure bataille pour trouver des subventions, pour intéresser les Américains à l’histoire de leur propre cinéma. De même, la première école de cinéma au monde a été russe. Nous la devons à Eisenstein, pour qui il était indispensable d’établir une école de cinéma du même niveau que les meilleures écoles de peinture ou d’architecture.



U.E. : En Italie, au début du XXsiècle, un grand poète comme Gabriele D’Annunzio écrit déjà pour le cinéma. Il participe à l’écriture du scénario de Cabiria avec Giovanni Pastrone. En Amérique, il n’aurait pas été pris au sérieux.



J.-C.C. : Ne parlons même pas de la télévision. Conserver les archives de la télévision paraissait au début une absurdité. La création de l’INA, chargé de conserver les archives audiovisuelles, a représenté un changement radical de perspective.



U.E. : J’ai travaillé à la télévision en 1954 et je me souviens que tout était en direct et qu’on n’utilisait pas alors d’enregistrement magnétique. Il y avait un machin qu’ils appelaient Transcriber, avant de découvrir que ce mot n’existait pas dans les télés anglo-saxonnes. Il s’agissait tout simplement de filmer l’écran avec une caméra. Mais comme il s’agissait un dispositif fastidieux et coûteux, on devait opérer des choix. Beaucoup de choses ont été ainsi perdues.



J.-C.C. : Je peux vous donner un bel exemple dans ce domaine. C’est presque un incunable de la télévision. Dans les années 1951 ou 1952, Peter Brook a tourné pour la télévision américaine un King Lear avec Orson Welles dans le rôle principal. Mais ces émissions étaient diffusées sans aucun support et rien ne pouvait être conservé. Il se trouve que le King Lear de Brook a été filmé. En d’autres termes, là aussi, quelqu’un a filmé l’écran de télévision au moment où le film était programmé. C’est maintenant une pièce maîtresse du musée de la Télévision à New York. Par bien des aspects, cela me rappelle l’histoire du livre.



U.E. : Jusqu’à un certain point. L’idée de collectionner les livres est très ancienne. Il n’est donc pas arrivé aux livres ce qui est arrivé aux films. Le culte de la page écrite, et plus tard du livre, est aussi ancien que l’écriture. Les Romains déjà voulaient posséder des rouleaux et les collectionner. Si nous avons perdu des livres, c’est pour d’autres raisons. On en a fait disparaître pour des raisons de censure religieuse, ou bien parce que les bibliothèques avaient tendance à brûler à la première occasion, de la même façon que les cathédrales, parce que les unes et les autres étaient en grande partie construites en bois. Une cathédrale ou une bibliothèque qui brûle, au Moyen Age, c’est à peu près comme un film sur la guerre dans le Pacifique qui montre un avion qui tombe. C’était normal. Le fait que la bibliothèque dans Le Nom de la rose finisse par brûler n’est en aucune manière un événement extraordinaire à cette période.

Mais les raisons pour lesquelles les livres brûlaient étaient en même temps celles qui vous invitaient à les mettre en lieu sûr et donc à les collectionner. C’est ce qui fonde le monachisme. C’est probablement la venue des barbares à Rome à plusieurs reprises, et leur habitude d’incendier la ville avant de repartir, qui a fait songer à trouver un lieu sûr pour y placer les livres. Et quoi de plus sûr qu’un monastère ? On a donc commencé à placer certains livres hors d’atteinte des menaces qui pesaient sur la mémoire. Mais en même temps, naturellement, en faisant le choix de sauver certains livres et pas d’autres, on a commencé à filtrer.



J.-C.C. : Alors que le culte des films rares commence seulement à exister. Vous trouverez même des collectionneurs de scénarios. A la fin d’un tournage, le scénario finissait autrefois, la plupart du temps, dans la poubelle, comme les planches de bandes dessinées dont vous parliez. Cependant, dès les années quarante, certains ont commencé à se demander si, le film achevé, le scénario ne conservait pas malgré tout une certaine valeur. Au moins marchande.



U.E. : Maintenant nous connaissons le culte des scénarios célèbres, comme celui de Casablanca.



J.-C.C. : Surtout, évidemment, lorsque le scénario porte des indications manuscrites du metteur en scène. J’ai vu des scénarios de Fritz Lang avec ses propres annotations devenir, par une dévotion proche du fétichisme, objets de bibliophilie, et d’autres que les amateurs faisaient précieusement relier. Mais je reviens un instant à la question que j’évoquais plus tôt. Comment, aujourd’hui, se constituer une filmothèque, quel support choisir ? Impossible de conserver chez soi des copies de films sur support argentique. Il faudrait une cabine de projection, une salle spéciale, des locaux de stockage. Les cassettes magnétiques, nous le savons, perdent leurs couleurs, leur définition et s’effacent vite. Les CD-ROM sont terminés. Les DVD ne feront pas long feu. Et d’ailleurs, comme nous l’avons dit, il n’est même pas certain que nous disposions dans l’avenir de l’énergie suffisante pour faire fonctionner toutes nos machines. Pensons à la grande panne d’électricité à New York, en juillet 2006. Imaginons qu’elle s’étende et se prolonge. Sans électricité, tout est irrémédiablement perdu. En revanche, nous pourrons encore lire des livres, dans la journée, ou le soir à la bougie, quand tout l’héritage audiovisuel aura disparu. Le XXsiècle est le premier siècle à laisser des images en mouvement de lui-même, de sa propre histoire, et des sons enregistrés – mais sur des supports encore mal assurés. Etrange : nous n’avons aucun son du passé. Nous pouvons imaginer sans doute que le chant des oiseaux était le même, le bruit des ruisseaux…



U.E. : Mais pas les voix humaines. Nous découvrons dans les musées que les lits de nos ancêtres étaient de petites dimensions : donc les gens étaient plus petits. Ce qui implique, nécessairement, un autre timbre de voix. Lorsque j’écoute un vieux disque de Caruso, je me demande toujours si la différence entre sa voix et celle des grands ténors contemporains est due seulement à la qualité technique de l’enregistrement et du support, ou bien au fait que les voix humaines du début du XXe étaient différentes des nôtres. Entre la voix de Caruso et celle de Pavarotti, il y a des décennies de protéines et de développement de la médecine. Les immigrés italiens aux Etats-Unis au début du XXsiècle mesuraient, disons, un mètre soixante, tandis que leurs petits-fils atteignaient déjà un mètre quatre-vingts.



J.-C.C. : Lorsque je m’occupais de la Fémis, j’ai demandé une fois aux étudiants en son, comme exercice, de reconstituer certains bruits, certaines ambiances sonores du passé. A partir d’une satire de Boileau, « Les Embarras de Paris », je proposais aux étudiants d’en établir la bande sonore. En précisant que les pavés étaient en bois, les roues des carrosses en fer, les maisons plus basses, etc.

Le poème commence ainsi : « Qui frappe l’air bon Dieu de ces lugubres cris ? » Qu’est-ce qu’un cri « lugubre » au XVIIsiècle, à Paris, la nuit ? Cette expérience, plonger dans le passé par les sons, est assez fascinante, bien que difficile. Comment vérifier ?

En tout cas, si la mémoire visuelle et sonore du XXsiècle s’efface lors d’une gigantesque panne d’électricité, ou de toute autre manière, il nous restera encore et toujours le livre. Nous trouverons toujours le moyen d’apprendre à lire à un enfant. Cette idée de la culture en perdition, de la mémoire en péril, est ancienne, nous le savons. Sans doute aussi ancienne que la chose écrite elle-même. Je vous en donne une autre illustration, empruntée à l’histoire de l’Iran. Nous savons qu’un des foyers de la culture persane a été l’Afghanistan d’aujourd’hui. Or, lorsque la menace mongole se précise à partir du XIe et du XIIsiècle – et les Mongols détruisaient tout sur leur passage –, les intellectuels et les artistes de Balkh, par exemple, parmi lesquels le père du futur Rumi, s’en vont en emportant leurs manuscrits les plus précieux. Ils partent vers l’ouest, vers la Turquie. Rumi vivra jusqu’à sa mort, comme beaucoup d’exilés iraniens, à Konya, en Anatolie. Une anecdote montre un de ces fugitifs, réduit sur la route de l’exil à la plus extrême misère et se servant des livres précieux qu’il a emportés comme oreiller. Livres qui doivent valoir aujourd’hui une petite fortune. J’ai vu à Téhéran, chez un amateur, une collection de manuscrits anciens illustrés. Une merveille. Donc la même question s’est posée à toutes les grandes civilisations : que fait-on d’une culture menacée ? Comment la sauver ? Et que sauver ?



U.E. : Et lorsque la sauvegarde a lieu, lorsqu’on trouve le temps de mettre les emblèmes de la culture en lieu sûr, il est plus facile de sauver le manuscrit, le codex, l’incunable, le livre, que la sculpture ou à la peinture.



J.-C.C. : Il reste tout de même cette énigme irrésolue : tous les volumina, les rouleaux de l’Antiquité romaine, ont disparu. Les patriciens romains entretenaient pourtant des bibliothèques riches de milliers d’ouvrages. Nous pouvons en consulter quelques-uns à la Bibliothèque Vaticane mais la plupart d’entre eux ne sont pas parvenus jusqu’à nous. Le fragment de manuscrit le plus ancien d’un Evangile que nous ayons conservé date déjà du IVsiècle. A la Vaticane, je me souviens d’avoir admiré un manuscrit des Géorgiques de Virgile daté du IVe ou du Vsiècle. Splendide. La moitié supérieure de chaque page était une illustration. Mais je n’ai jamais vu un volumen complet de ma vie. Les écrits les plus anciens, les manuscrits de la mer Morte en l’occurrence, je les ai vus à Jérusalem, dans un musée. Ils avaient été conservés grâce à des conditions climatiques tout à fait particulières. De même les papyrus égyptiens qui sont, je crois, parmi les plus anciens de tous.



J.-P. de T. : Vous citez comme support de ces écrits le papyrus, peut-être le papier. Sans doute devons-nous considérer aussi ici des supports plus anciens qui appartiennent d’une manière ou d’une autre à l’histoire du livre…



J.-C.C. : Bien entendu. Les supports de l’écrit sont multiples, stèles, tablettes, tissus. Et il y a écrit et écrit. Mais plus que le support, nous intéresse le message que ces fragments nous ont transmis, échappé d’un passé à peine concevable. Je voudrais – car je l’ai reçu ce matin – vous montrer une image que j’ai découverte dans un catalogue de vente aux enchères. Il s’agit de l’empreinte d’un pied du Bouddha. Représentons-nous bien les choses. Imaginons que le Bouddha marche. Il s’avance dans sa légende. Un des signes physiques qui le caractérisent est qu’il porte des inscriptions sur la plante des pieds. Inscriptions essentielles, cela va sans dire. Lorsqu’il marche, il imprime donc cette marque sur le sol, comme si chacun de ses pas était une gravure.



U.E. : Ce sont les empreintes au Théâtre chinois sur Hollywood Boulevard, avant la lettre !



J.-C.C. : Si vous voulez. Il enseigne en marchant. Il suffit de lire ses traces. Et cette empreinte, bien évidemment, n’est pas n’importe quelle empreinte. Elle résume à elle seule tout le bouddhisme, autrement dit les cent huit préceptes qui représentent tous les mondes animés et inanimés, et que domine l’intelligence du Bouddha.

Mais nous y voyons également toutes sortes de stupas, des petits temples, des roues de la Loi, des animaux, ainsi que des arbres, de l’eau, de la lumière, des nagas, des offrandes, tout cela contenu dans une seule empreinte de la taille de la plante du pied du Bouddha. C’est de l’imprimerie avant l’imprimerie. Une impression emblématique.



J.-P. de T. : Autant d’empreintes, autant de messages que les disciples vont s’employer à déchiffrer. Comment ne pas lier la question des origines de l’histoire de l’écrit à celle de la constitution de nos textes sacrés ? C’est pourtant à partir de ces documents constitués selon des logiques qui nous échappent que vont s’ériger les grands mouvements de la foi. Mais sur quelles bases exactement ? Quelle valeur accorder à ces traces de pas ou à nos « quatre » Evangiles, par exemple. Pourquoi quatre ? Pourquoi ceux-là ?



J.-C.C. : Pourquoi quatre, en effet, alors qu’il en existait un assez grand nombre ? Et même : bien après que ces quatre Evangiles eurent été choisis, par des hommes d’Eglise réunis en concile, on a continué à en trouver d’autres. C’est au XXsiècle seulement qu’a été découvert l’Evangile dit selon Thomas, qui est plus ancien que ceux de Marc, Luc, Matthieu et Jean, et qui ne contient que des paroles de Jésus.

La plupart des spécialistes s’accordent aujourd’hui à reconnaître qu’il a même existé un Evangile originel appelé le Q Gospel – c’est-à-dire l’Evangile source, d’après le mot allemand « Quelle » – qu’il est possible de reconstituer à partir des Evangiles selon Luc, Matthieu et Jean qui font tous les trois référence aux mêmes sources. Cet Evangile originel a totalement disparu. Cependant, pressentant son existence, les spécialistes ont travaillé à le reconstituer.

Qu’est-ce donc qu’un texte sacré ? Un brouillard, un puzzle ? Dans le cas du bouddhisme, les choses sont quelque peu différentes. Le Bouddha n’a, lui non plus, rien écrit. Mais, à la différence de Jésus, il a parlé pendant beaucoup plus longtemps. Il est admis que Jésus a eu deux ou trois ans d’activité de prédication, au plus. Le Bouddha, même sans écrire, a enseigné au moins durant trente-cinq ans. Un disciple très proche, Ananda, au lendemain de sa mort, a commencé à retranscrire ses paroles, assisté par le groupe qui l’avait suivi. Le Sermon de Bénarès, premières paroles du Bouddha, texte qui contient les fameuses « Quatre Nobles Vérités », connues par cœur et soigneusement retranscrites, et qui constitue l’enseignement de base de toutes les écoles bouddhiques, représente un feuillet, pas davantage. Le bouddhisme, au départ, c’est un feuillet. Et ce simple feuillet, par la suite, à partir des retranscriptions d’Ananda, a engendré des millions de livres.



J.-P. de T. : Un feuillet conservé. Peut-être parce que tous les autres ont disparu. Comment le savoir ? C’est la foi qui prête à ce texte une valeur particulière. Mais peut-être l’enseignement véritable du Bouddha était-il consigné dans des traces de pas ou des documents aujourd’hui effacés ou disparus ?



J.-C.C. : Peut-être serait-il intéressant en effet de nous placer dans une situation dramatique classique : le monde est menacé et nous devons sauver certains objets de culture pour les placer en un lieu sûr. La civilisation est menacée, par exemple, par une gigantesque catastrophe climatique. Il faut faire vite. Nous ne pouvons pas tout protéger, tout emporter. Que choisirions-nous ? Quel support ?



U.E. : Nous avons vu que les supports modernes deviennent rapidement obsolètes. Pourquoi courir le risque de nous encombrer d’objets qui risqueraient de demeurer muets, illisibles ? Nous avons fait la preuve scientifique de la supériorité des livres sur tout autre objet que nos industries de la culture ont mis sur le marché ces dernières années. Donc, si je dois sauver quelque chose de facilement transportable et qui a fait la preuve de sa capacité à résister aux outrages du temps, je choisis le livre.



J.-C.C. : Nous comparons nos techniques modernes, plus ou moins adaptées à nos vies de gens pressés, à ce qu’ont été le livre et ses modes de fabrication, de circulation. Je vous donne un exemple de la manière dont le livre peut aussi suivre le mouvement de l’Histoire au plus près, se plier à son rythme. Pour écrire Les Nuits de Paris, Restif de La Bretonne marche dans la capitale et décrit simplement ce qu’il voit. En a-t-il vraiment été le témoin ? Les commentateurs en discutent. Restif était connu pour être un homme qui fantasmait, qui imaginait volontiers le monde qu’il présentait comme réel. Par exemple, chaque fois qu’il rapporte une coucherie avec une pute, il découvre qu’elle est une de ses filles.

Les deux derniers volumes des Nuits de Paris sont écrits sous la Révolution. Restif non seulement rédige le récit de sa nuit, mais il le compose et l’imprime au matin, sur une presse, dans un sous-sol. Et comme il ne parvient pas à se procurer du papier durant cette époque troublée, il ramasse dans les rues, au cours de ses promenades, des affiches, des tracts qu’il fait bouillir, obtenant ainsi une pâte de très mauvaise qualité. Le papier de ces deux derniers volumes n’est pas du tout celui des premiers. Autre caractéristique de son travail, il imprime en abrégé, parce qu’il manque de temps. Il met « Rev. », par exemple, pour « Révolution ». C’est étonnant. Le livre lui-même dit la hâte d’un homme qui veut à toute force couvrir l’événement, aller aussi vite que l’Histoire. Et si les faits rapportés ne sont pas vrais, alors Restif est un prodigieux menteur. Par exemple il a vu un personnage qu’il appelle « le toucheur ». Cet homme se promenait discrètement dans la foule autour de l’échafaud et, chaque fois qu’une tête tombait, il mettait la main au cul d’une femme.

C’est Restif qui a parlé des travestis, qu’on appelait alors des « efféminés », sous la Révolution. Je me rappelle aussi une scène sur laquelle nous avons beaucoup rêvé, avec Milos Forman. Un condamné est amené à l’échafaud avec d’autres, dans une charrette. Il a son petit chien avec lui, qui l’a suivi. Avant de monter vers le supplice, il se tourne vers la foule pour savoir si quelqu’un veut s’en charger. L’animal est très affectueux, précise-t-il. Il le tient dans ses bras, il l’offre. Et la foule lui répond par des injures. Les gardes s’impatientent et arrachent le chien des mains du condamné, qui est aussitôt guillotiné. Le chien, en gémissant, va lécher le sang de son maître, dans la corbeille. Exaspérés, les gardes finissent par tuer le chien à coups de baïonnette. Alors la foule se déchaîne contre les gardes. « Assassins ! Vous n’avez pas honte ? Qu’est-ce qu’il vous avait fait, ce malheureux chien ? »

Je me suis un peu égaré, mais le défi de Restif – un livre-reportage, un livre « en direct » – me paraît unique. Revenons à la question : quels livres tenterions-nous de sauver en cas de malheur ? Le feu se déclare dans votre maison, savez-vous quels ouvrages vous chercheriez d’abord à protéger ?



U.E. : Après que j’ai parlé si bien des livres, laissez-moi vous dire que j’arracherais mon disque dur externe de 250 gigas, contenant tous mes écrits des trente dernières années. Après quoi, si j’en avais encore la possibilité, je chercherais à sauver bien entendu un de mes livres anciens, pas nécessairement le plus coûteux, mais celui que j’aime davantage. Seulement voilà : comment choisir ? Je suis attaché à un très grand nombre d’entre eux. J’espère n’avoir pas le temps d’y réfléchir trop longtemps. Disons que j’irais peut-être prendre le Peregrinatio in Terram Sanctam, de Bernhard von Breydenbach, Speier, Drach, 1490, sublime pour ses gravures sur plusieurs feuillets repliés.



J.-C.C. : Pour ma part je prendrais sans doute un manuscrit d’Alfred Jarry, un d’André Breton, un livre de Lewis Carroll qui contient une lettre de lui. Une triste histoire est arrivée à Octavio Paz. Sa bibliothèque a brûlé. Une tragédie ! Et vous pouvez imaginer ce qu’était la bibliothèque d’Octavio Paz ! Riche de tous les ouvrages que les surréalistes du monde entier lui avaient dédicacés. Ce fut la grande douleur de ses deux dernières années.

Si on me posait la même question à propos des films, je serais plus embêté pour répondre. Pourquoi ? Tout simplement parce que, encore une fois, beaucoup de films ont disparu. Il y a même des films auxquels j’ai travaillé qui sont irrémédiablement hors d’usage. Une fois le négatif perdu, le film n’existe plus. Et même si le négatif existe quelque part, c’est souvent toute une histoire pour le retrouver, et cela coûte cher d’en tirer une copie.

Il me semble que l’univers de l’image, et du film en particulier, illustre à merveille la question de l’accélération exponentielle des techniques. Nous sommes nés vous et moi dans le siècle qui, le premier dans l’Histoire, a inventé de nouveaux langages. Si nos entretiens se déroulaient cent vingt ans plus tôt, nous ne pourrions évoquer que le théâtre et le livre. La radio, le cinéma, l’enregistrement de la voix et des sons, la télévision, les images de synthèse, la bande dessinée n’existeraient pas. Or, chaque fois qu’une nouvelle technique apparaît, elle veut faire la démonstration qu’elle dérogera aux règles et contraintes qui ont présidé à la naissance de toute autre invention dans le passé. Elle se veut fière et unique. Comme si la nouvelle technique charriait avec elle, automatiquement, une aptitude naturelle pour ses nouveaux utilisateurs à faire l’économie de tout apprentissage. Comme si elle apportait d’elle-même un nouveau talent. Comme si elle s’apprêtait à balayer tout ce qui l’a précédée, faisant du même coup des analphabètes retardataires de tous ceux qui oseraient la refuser.

J’ai été témoin de ce chantage toute ma vie. Alors que, en réalité, c’est le contraire qui se passe. Chaque nouvelle technique exige une longue initiation à un nouveau langage, d’autant plus longue que notre esprit est formaté par l’utilisation des langages qui ont précédé la naissance de ce nouveau venu. A partir des années 1903-1905 se forme un nouveau langage du cinéma qu’il faut absolument connaître. Beaucoup de romanciers s’imaginent pouvoir passer de l’écriture d’un roman à celle d’un scénario. Ils se trompent. Ils ne voient pas que ces deux objets écrits – un roman et un scénario – utilisent en réalité deux écritures différentes.

La technique n’est en aucune façon une facilité. C’est une exigence. Faire une pièce de théâtre pour la radio, rien de plus compliqué.