Les poules ont mis un siècle pour
apprendre à ne pas traverser la route

J.-P. de T. : Revenons aux changements techniques qui devraient nous amener ou non à nous détourner des livres. Sans doute les instruments de la culture sont-ils aujourd’hui plus fragiles et moins durables que ne l’étaient nos incunables, qui résistent merveilleusement au temps. Pourtant ces nouveaux outils, que nous le voulions ou non, bouleversent nos habitudes de penser et nous éloignent de celles que le livre a induites.



U.E. : La vitesse avec laquelle la technologie se renouvelle nous oblige à un rythme insoutenable de réorganisation continuelle de nos habitudes mentales, en effet. Tous les deux ans, il faudrait changer d’ordinateur puisque c’est précisément ainsi que sont conçus ces appareils : pour devenir obsolètes après un certain délai, les réparer revenant plus cher que les remplacer. Chaque année il faudrait changer de voiture parce que le nouveau modèle présente des avantages en termes de sécurité, de gadgets électroniques, etc. Et chaque nouvelle technologie implique l’acquisition d’un nouveau système de réflexes, lequel exige de nous de nouveaux efforts, et cela dans un délai de plus en plus court. Il a fallu près d’un siècle aux poules pour apprendre à ne pas traverser la route. L’espèce a fini par s’adapter aux nouvelles conditions de circulation. Mais nous ne disposons pas de ce temps.



J.-C.C. : Pouvons-nous véritablement nous adapter à un rythme qui va s’accélérant d’une manière que rien ne justifie ? Prenons l’exemple du montage des images au cinéma. Nous sommes arrivés à un rythme si rapide, avec les vidéoclips, que nous ne pouvons pas aller plus vite. Au-delà, nous ne verrions plus rien. Je prends cet exemple pour montrer de quelle manière une technique a engendré son propre langage et comment le langage, en retour, a forcé la technique à évoluer, et ce de manière toujours plus hâtive, plus précipitée. Dans les films d’action américains, ou prétendus tels, que nous voyons aujourd’hui, aucun plan ne doit durer plus de trois secondes. C’est devenu une espèce de règle. Un homme rentre chez lui, ouvre la porte, accroche son manteau, monte au premier étage. Il ne se passe rien, aucun danger ne le menace, et la séquence est découpée en dix-huit plans. Comme si la technique portait l’action, comme si l’action était dans la caméra même, et non pas dans ce qu’elle nous montre.

Au début, le cinéma est une simple technique. On pose une caméra fixe et on filme une scène de théâtre. Des acteurs entrent, font ce qu’ils ont à faire et sortent. Puis, très vite, on se rend compte qu’en mettant une caméra dans un train en mouvement, les images défilent dans la caméra, puis sur l’écran. La caméra peut posséder, élaborer et restituer un mouvement. Elle s’est donc mise à bouger, prudemment d’abord, dans les studios, puis elle est devenue peu à peu un personnage. Elle s’est tournée vers la droite, ensuite vers la gauche. Après quoi, il a fallu coller les deux images ainsi obtenues. C’était le début d’un nouveau langage, par le montage. Buñuel, qui était né en 1900, donc avec le cinéma, me racontait que lorsqu’il allait voir un film en 1907 ou 1908 à Saragosse, il y avait un « explicador » muni d’un long bâton, chargé d’expliquer ce qui se passait à l’écran. Le nouveau langage n’était pas encore compréhensible. Il n’était pas assimilé. Depuis, nous nous y sommes habitués, mais les grands cinéastes, aujourd’hui encore, ne cessent de le raffiner, de le perfectionner et même – heureusement – de le pervertir.

Comme pour la littérature, nous connaissons au cinéma un « langage noble », volontiers grandiloquent et pompier, un langage ordinaire, banal, et même un argot. Nous savons aussi, comme Proust le disait des grands écrivains, que chaque grand cinéaste invente, au moins en partie, son propre langage.



U.E. : Dans une interview, l’homme politique italien Amintore Fanfani, né au début du siècle passé et donc à une époque où le cinéma n’était encore pas vraiment populaire, expliquait qu’il n’allait pas souvent au cinéma parce que tout simplement il ne comprenait pas que le personnage qu’il voyait en contrechamp était le même qu’il avait vu de face à l’instant précédent.



J.-C.C. : Il fallait prendre en effet des précautions considérables pour ne pas égarer le spectateur, qui entrait dans un nouveau territoire d’expression. Dans tout le théâtre classique, l’action a la même durée que ce que nous voyons. Il n’y a pas de coupure à l’intérieur d’une scène de Shakespeare ou de Racine. Sur scène et dans la salle, le temps est le même. Godard a été un des premiers, je crois, dans A bout de souffle, à filmer une scène dans une chambre avec deux personnages et à ne retenir au montage que des moments, des fragments de cette longue scène.



U.E. : La bande dessinée avait depuis longtemps, me semble-t-il, pensé cette construction artificielle du temps de la narration. Mais pour moi qui suis un amateur et collectionneur de bandes dessinées des années trente, je suis incapable de lire les albums les plus récents, disons les plus avant-gardistes. En même temps, il ne faut pas se voiler la face. J’ai joué avec mon petit-fils qui, à sept ans, s’essayait à un de ces jeux électroniques qu’il affectionne et j’ai été sévèrement battu sur le score de 10 à 280. Pourtant je suis un ancien joueur de flipper et souvent, quand j’ai un moment, je joue sur mon ordinateur à tuer des monstres venus de l’espace, dans toutes sortes de guerres galactiques, avec même un certain succès. Mais là, j’ai dû m’incliner. Pourtant même mon petit-fils, aussi doué soit-il, ne sera peut-être plus capable à vingt ans de comprendre la nouvelle technologie de son temps. Il y a ainsi des domaines de la connaissance où il est impossible de prétendre se maintenir très longtemps au fait des nouvelles évolutions. Vous ne pouvez pas être un chercheur d’exception en physique nucléaire au-delà des efforts que vous avez dû déployer, quelques années durant, pour absorber toutes les données et vous maintenir à flot. Après, vous devenez enseignant ou vous rentrez dans les affaires. Vous êtes un génie à vingt-deux ans parce que vous avez tout compris. Mais à vingt-cinq ans, vous devez passer la main. Même chose pour le joueur de foot. Après un certain âge, vous devenez entraîneur.



J.-C.C. : J’étais allé voir Lévi-Strauss sur la suggestion d’Odile Jacob, qui souhaitait que nous fassions ensemble un livre d’entretiens. Mais il a très aimablement refusé en me disant : « Je ne veux pas redire ce que j’ai mieux dit autrefois. » Belle lucidité. Même en anthropologie, vient un temps où les jeux, vos jeux, nos jeux, sont faits. Lévi-Strauss, qui a tout de même fêté ses cent ans !



U.E. : Je suis incapable d’enseigner aujourd’hui, pour les mêmes raisons. Notre insolente longévité ne doit pas nous masquer le fait que le monde des connaissances est en révolution permanente et que nous n’avons pu en saisir pleinement quelque chose que l’espace d’un temps nécessairement limité.



J.-C.C. : Comment pouvez-vous expliquer maintenant cette faculté d’adaptation de votre petit-fils, capable à sept ans de maîtriser ces nouveaux langages qui nous demeurent, malgré tous nos efforts, étrangers ?



U.E. : Voilà un enfant, semblable aux autres enfants de son âge, qui dès l’âge de deux ans a été exposé quotidiennement à toutes sortes d’excitations que nous ne connaissions pas à ma génération. Lorsque j’ai apporté mon premier ordinateur à la maison, en 1983, mon fils avait exactement vingt ans. Je lui ai montré ma nouvelle acquisition, lui proposant de lui en expliquer le fonctionnement. Il m’a répondu qu’il n’était pas intéressé. Je me suis donc mis dans un coin pour me lancer dans l’exploration de mon nouveau jouet et j’ai rencontré, bien entendu, toutes sortes de difficultés (souvenez-vous qu’à l’époque nous écrivions en DOS, avec des langages de programmation comme Basic ou Pascal, nous ne disposions pas de Windows qui a changé notre vie). Mon fils, me voyant un jour dans l’embarras, s’est approché de mon ordinateur et m’a dit : « Tu devrais plutôt faire comme ça. » L’ordinateur a fonctionné.

J’ai résolu en partie ce mystère en imaginant que, lorsque j’étais absent, il s’en servait à loisir. Mais demeurait la question de savoir comment, alors que nous avions eu l’un et l’autre accès à la machine, il avait fait pour apprendre plus vite que moi. Il avait donc déjà le pouce informatique. Vous et moi, nous avions intégré certains gestes comme tourner la clé pour faire démarrer la voiture, tourner l’interrupteur. Là il s’agissait de cliquer, de simplement appuyer. Mon fils avait une longueur d’avance.



J.-C.C. : Tourner ou cliquer. La remarque est pleine d’enseignement. Si je pense à notre usage du livre, notre œil va de gauche à droite et de haut en bas. Avec l’écriture arabe et persane, avec l’hébreu, c’est le contraire. L’œil va de droite à gauche. Je me suis demandé si ces deux mouvements n’avaient pas eu une influence sur les mouvements de caméra au cinéma. La plupart des travellings, dans le cinéma occidental, vont de gauche à droite, alors que j’ai souvent vérifié le contraire dans le cinéma iranien, pour ne citer que celui-là. Pourquoi ne pas imaginer que des habitudes de lecture puissent conditionner nos modes de vision ? Les mouvements instinctifs de nos yeux ?



U.E. : Alors il faudrait s’assurer qu’un agriculteur occidental commence à labourer son champ en allant de gauche à droite pour revenir de droite à gauche, et un agriculteur égyptien ou iranien de droite à gauche pour revenir de gauche à droite. Parce que le tracé du labour correspond exactement à l’écriture en boustrophédon. Sauf que dans un cas on commencerait par la droite et dans l’autre par la gauche. C’est une question très importante qui à mon sens n’a pas été suffisamment étudiée. Les nazis auraient pu immédiatement identifier un paysan juif. Mais revenons à nos moutons. Nous avons parlé du changement et de son accélération. Mais nous avons dit aussi qu’il existait des nouveautés techniques qui ne changeaient pas, à savoir le livre. Nous pourrions y ajouter la bicyclette et même les lunettes. Pour ne pas parler de l’écriture alphabétique. Une fois la perfection atteinte, impossible d’aller plus loin.



J.-C.C. : Je reviens, si vous me permettez, au cinéma et à cette étonnante fidélité à lui-même. Vous dites qu’avec Internet nous revenons à l’ère alphabétique ? Je dirais que le cinéma est toujours un rectangle projeté sur une surface plane, et cela depuis plus de cent ans. Il est une lanterne magique perfectionnée. Le langage a évolué, mais la forme reste la même. Les salles s’équipent de plus en plus pour accueillir le cinéma en relief, et aussi la « vision globale ». Espérons qu’il ne s’agit pas de simples procédés de foire…

Est-ce que nous pourrons un jour, pour ne parler que de la forme, aller plus loin ? Est-ce que le cinéma est jeune ou vieux ? Je n’ai pas de réponse. Je sais que la littérature est vieille. C’est ce qu’on me dit. Mais peut-être n’est-elle pas si vieille que ça, au fond… Peut-être devrions-nous éviter de jouer ici les Nostradamus au risque de voir nos propos bientôt démentis.



U.E. : A propos de prévisions démenties, j’ai reçu une grande leçon dans ma vie. Je travaillais à l’époque, je parle des années soixante, pour une maison d’édition. Nous parvient alors l’ouvrage d’un sociologue américain présentant une analyse très intéressante des nouvelles générations et annonçant l’émergence d’une nouvelle génération en col blanc et cheveux crew cut, à la militaire, totalement désintéressée de la politique, etc. Nous décidons de le faire traduire, mais la traduction est mauvaise et je consacre plus de six mois à la réviser. Mais pendant ces six mois, nous étions passés du début de l’année 67 aux émeutes de Berkeley et à celles de mai 68, et les analyses du sociologue nous paraissaient singulièrement caduques. Alors j’ai pris le manuscrit et je l’ai jeté à la poubelle.



J.-C.C. : Nous avons parlé de supports durables en nous moquant de nous-mêmes, de nos sociétés qui ne savent pas comment stocker durablement notre mémoire. Mais je crois que nous aurions besoin tout aussi bien de prophètes durables. Ce futurologue de Davos qui, aveugle et sourd à la crise financière qui approchait, annonçait un baril à 500 dollars, pourquoi aurait-il raison ? D’où tient-il sa double vue ? A-t-il un diplôme de prophète ? Le baril est monté à 150 dollars, puis nous l’avons vu redescendre au-dessous de 50, sans aucune explication raisonnable. Il remontera peut-être, ou descendra encore. Nous n’en savons rien. Le futur n’est pas une profession.

Le propre des prophètes, vrais comme faux, est toujours de se tromper. Je ne sais plus qui disait : « Si l’avenir est l’avenir, il est toujours inattendu. » La grande qualité de l’avenir, c’est d’être perpétuellement surprenant. J’ai toujours été frappé par le fait que, dans la grande littérature de science-fiction qui va du début du XXsiècle à la fin des années cinquante, pas un auteur n’a imaginé la matière plastique, laquelle a pris une place si considérable dans notre existence. Nous nous projetons toujours dans la fiction, ou dans l’avenir, à partir de ce que nous connaissons. Mais l’avenir ne procède pas du connu. Il y aurait mille exemples à citer. Lorsque, dans les années soixante, je partais travailler sur un scénario au Mexique avec Buñuel, dans un endroit toujours très reculé, j’emportais une petite machine à écrire portative avec un ruban noir et rouge. Si par malheur le ruban cassait, je n’avais aucune possibilité d’en trouver un de rechange à Zitacuaro, la ville voisine. J’imagine le confort qu’aurait représenté pour nous un ordinateur ! Mais nous étions alors bien en peine de l’anticiper.



J.-P. de T. : L’hommage rendu ici au livre cherche simplement à montrer que les technologies contemporaines sont loin de l’avoir disqualifié. Peut-être d’ailleurs devons-nous relativiser, dans certains cas, les progrès que ces technologies sont censées représenter. Je pense notamment à l’exemple que vous donniez, Jean-Claude, d’un Restif de La Bretonne imprimant à l’aube ce dont il avait été le témoin dans la nuit.



J.-C.C. : C’est un exploit indéniable. Le grand collectionneur brésilien José Mindlin m’a montré une édition des Misérables publiée et imprimée à Rio, en portugais, en 1862, c’est-à-dire l’année même de la publication du livre en France. Deux mois seulement après Paris ! Pendant que Victor Hugo écrivait, Hetzel, son éditeur, envoyait le livre, chapitre après chapitre, aux éditeurs étrangers. Autrement dit, la diffusion de l’œuvre était à peu près celle de ces best-sellers aujourd’hui proposés dans plusieurs pays et en plusieurs langues simultanément. Il est parfois utile de relativiser nos prétendues prouesses techniques. Dans le cas de Victor Hugo, les choses allaient plus vite qu’aujourd’hui.



U.E. : Dans le même esprit, Alessandro Manzoni a publié Les Fiancés en 1827 et connu un très grand succès grâce à une trentaine d’éditions pirates dans le monde entier, mais qui ne lui ont pas rapporté un sou. Il a voulu faire une édition illustrée avec l’éditeur Redaelli de Milan et le graveur Gonin de Turin et en contrôler la publication, fascicule après fascicule. Un éditeur napolitain l’a piraté semaine après semaine et il a perdu tout son argent dans cette affaire. C’est encore une illustration de la relativité de nos prouesses techniques. Mais il y aurait bien d’autres exemples. Au XVIsiècle, Robert Fludd publiait en un an trois ou quatre livres. Il vivait en Angleterre. Les livres étaient publiés à Amsterdam. Il recevait les épreuves, les corrigeait, contrôlait les gravures, retournait l’ensemble… mais comment faisait-il ? Ce sont des livres de six cents pages illustrés ! Il faut croire que les postes fonctionnaient mieux que les nôtres ! Galilée était en correspondance avec Kepler et tous les savants de son temps. Il était immédiatement informé d’une découverte.

Peut-être pouvons-nous cependant apporter un bémol à cette comparaison qui semble avantager l’ancien temps. J’ai fait traduire dans les années soixante (en qualité d’éditeur) le livre de Derek de Solla Price, Little Science, Big Science. L’auteur y démontrait à l’aide de statistiques que le nombre de publications scientifiques au XVIIe était tel qu’un bon scientifique pouvait se tenir au courant de tout ce qui paraissait, alors qu’il est impossible, aujourd’hui, à ce même scientifique, de prendre seulement connaissance des « abstracts » concernant les articles publiés dans son domaine de recherche. Peut-être ne dispose-t-il plus, même avec des moyens de communication plus performants, du temps qu’avait un savant comme Robert Fludd pour mener à bien tant de projets éditoriaux…



J.-C.C. : Prenez nos clés USB et autres méthodes pour stocker l’information et l’emporter avec nous. Là encore nous n’avons rien inventé. A la fin du XVIIIsiècle, les aristocrates transportaient avec eux, durant leurs déplacements, dans de petites valises, des bibliothèques de voyage. En trente ou quarante volumes, en format de poche, ils ne se séparaient pas de tout ce qu’une honnête personne se devait de connaître. Ces bibliothèques, bien sûr, n’étaient pas évaluées en gigas, mais le principe était acquis.

Cela m’évoque une autre forme de « raccourci », celle-ci plus problématique. Dans les années soixante-dix, j’habitais à New York dans un appartement mis à ma disposition par un producteur de cinéma. Il n’y avait pas de livres dans cet appartement, sauf une bibliothèque contenant « les chefs-d’œuvre de la littérature mondiale in digest form ». Voilà une chose à proprement parler irréelle : Guerre et Paix en cinquante pages, Balzac en un volume. Je n’en revenais pas. Tout était là, mais incomplet, mutilé. Quel travail gigantesque pour pareille absurdité !



U.E. : Il y a abrégé et abrégé. On a mené en Italie, dans les années 1930-1940, une expérience extraordinaire appelée « La Scala d’Oro ». Il s’agissait d’une série de livres répartis par âges. Il y avait la série de 7 à 8 ans, celle de 8 à 9 ans, et ainsi jusqu’à 14 ans, l’ensemble illustré de façon merveilleuse par les meilleurs artistes de l’époque. Tous les grands chefs-d’œuvre de la littérature y avaient trouvé leur place. Pour pouvoir le rendre accessible au public concerné, chaque ouvrage avait été récrit par un bon écrivain pour la jeunesse. Bien entendu, ils étaient un peu ad usum delphini. Par exemple Javert ne se suicidait pas, il donnait seulement sa démission. Je dois dire que lorsque, plus âgé, j’ai lu Les Misérables dans la version originale, j’ai enfin appris toute la vérité sur Javert. Mais je dois reconnaître que l’essentiel m’avait été transmis.



J.-C.C. : Seule différence : cette bibliothèque en raccourci, dans l’appartement du producteur, était destinée à des adultes. Et même, je l’ai soupçonné, peut-être était-elle là pour être montrée, pour être vue, plus que pour être lue. Cela dit, les mutilations sont de tous les temps. Au XVIIIsiècle, les premières pièces de Shakespeare traduites en français par l’abbé Delille se terminent toutes bien, de façon convenable et morale, comme vos Misérables dans la collection « La Scala d’Oro ». Hamlet ne meurt pas, par exemple. A part Voltaire qui en avait traduit, assez bien d’ailleurs, quelques petits passages, c’était la première fois que le public français pouvait lire Shakespeare, dans cette version édulcorée. Cet auteur que l’on disait barbare et sanglant n’était que galanterie et sirop.

Vous savez comment Voltaire a traduit « To be or not to be, that is the question » ? « Arrête, il faut choisir et passer à l’instant / De la vie à la mort ou de l’être au néant. » Pas mal, au fond. Il est possible que le titre de Sartre, L’Etre et le Néant, soit emprunté à cette traduction de Voltaire.



J.-P. de T. : Vous citiez, Jean-Claude, ces premières clés USB que furent les bibliothèques de voyage que les lettrés transportaient déjà avec eux au XVIIIsiècle. Avez-vous le sentiment que la plupart de nos inventions sont la réalisation de rêves anciens de l’humanité ?



U.E. : Le rêve de voler hante l’imaginaire collectif depuis des temps immémoriaux.



J.-C.C. : Je crois en effet que de nombreuses inventions de notre temps sont la concrétisation de rêves très anciens. Je le disais à mes amis scientifiques Jean Audouze et Michel Cassé, lorsque nous travaillions ensemble sur nos Conversations sur l’invisible. Un exemple : je me suis récemment replongé dans le fameux livre VI de L’Enéide, où Enée descend aux Enfers pour y retrouver ces ombres qui, pour les Romains, étaient à la fois les âmes de ceux qui avaient déjà vécu mais aussi les âmes de ceux qui vivraient un jour. Le temps est ici aboli. Le royaume des ombres de Virgile préfigure un espace-temps einsteinien. Je relisais quelques pages de ce voyage en me disant que Virgile était déjà descendu dans le monde virtuel, dans les entrailles d’un immense ordinateur, où se pressent des avatars silencieux. Tous les personnages que vous croisez dans ce monde-là ont été quelqu’un ou ont la possibilité d’être un jour quelqu’un. Marcellus est dans L’Enéide un jeune homme merveilleux sur lequel on comptait beaucoup, du vivant de Virgile, et qui malheureusement est mort très jeune. Lorsqu’on s’adresse à ce jeune homme pour lui dire : « Toi, tu seras Marcellus » (Tu Marcellus eris), alors que les lecteurs savent qu’il est mort, j’y vois toute la dimension virtuelle, toute la potentialité de celui qui aurait pu être quelqu’un d’inoubliable, peut-être le sauveur providentiel que l’on attendait, et qui n’aura été que Marcellus, un jeune mort.

Comme si Virgile avait eu la prescience de ce monde virtuel dans lequel nous sommes en train de nous complaire. Cette descente aux Enfers est un très beau thème, que la littérature universelle a différemment abordé. C’est le seul moyen qui nous ait été offert de vaincre à la fois l’espace et le temps, c’est-à-dire de pénétrer dans le royaume des morts, ou des ombres, et de voyager à la fois dans le passé et dans l’avenir, dans l’être et dans le néant. D’atteindre ainsi à une forme d’immortalité virtuelle.

Un autre exemple m’a toujours frappé. Dans le Mahâbhârata, une reine, qui s’appelle Gandhari, se trouve enceinte et ne parvient pas à accoucher. Or elle doit impérativement le faire afin que son enfant naisse avant celui que porte sa belle-sœur, car le premier-né sera roi. Elle demande à une servante vigoureuse de se saisir d’une barre de fer et de lui taper sur le ventre, de toutes ses forces. Jaillit alors de son vagin une boule de fer qui roule sur le sol. Elle veut la jeter, la faire disparaître, lorsque quelqu’un lui recommande de couper cette boule en cent morceaux et de placer chaque morceau dans une jarre, lui prédisant qu’ainsi lui naîtront cent fils. Ce qui, en effet, se produit. N’est-ce pas déjà une image de l’insémination artificielle ? Ces jarres ne préfigurent-elles pas nos éprouvettes ?

Et nous pourrions sans effort multiplier les exemples. Toujours dans le Mahâbhârata, du sperme est conservé, transporté, réutilisé. La Vierge Marie, une nuit, à Calanda, vient remplacer la jambe coupée d’un paysan espagnol : voici déjà une greffe. Et combien de clonages, de sperme utilisé après la mort du mâle ? Combien, même, de chimères que nous pensions disparues à jamais dans des nuées lointaines – tête de bouc, queue de serpent, griffes de lion – et que nous voyons ressurgir dans les rêveries des laboratoires ?



U.E. : Ce ne sont pas les rédacteurs du Mahâbhârata qui voyaient dans le futur. C’est le présent qui réalise les rêves des hommes qui nous ont précédés. Vous avez parfaitement raison. Nous sommes par exemple sur le point de donner réalité à la Fontaine de jouvence. Nous vivons de plus en plus vieux et nous sommes capables de terminer nos jours dans une forme insolente.



J.-C.C. : Dans cinquante ans, nous serons tous des créatures bioniques. Je vous regarde par exemple, Umberto, avec des yeux artificiels. J’ai subi une opération des cristallins il y a trois ans, au moment où s’annonçait une cataracte, ce qui me dispense désormais de me servir de lunettes, pour la première fois de ma vie. Et le résultat de l’opération est garanti cinquante ans ! Aujourd’hui mes yeux se portent comme un charme, mais l’un de mes genoux me trahit. Je dois donc décider, ou non, de le changer. Une prothèse m’attend quelque part. Au moins une.



J.-P. de T. : Le futur est imprévisible. Le présent est entré dans une mue continuelle. Le passé, censé offrir un socle de référence et de réconfort, se dérobe. Engageons-nous des entretiens sur l’impermanence ?



J.-C.C. : Le futur ne tient pas compte du passé, mais pas davantage du présent. Les avionneurs travaillent aujourd’hui sur des avions qui seront prêts dans vingt ans, mais conçus pour fonctionner avec du kérosène qui alors n’existera peut-être plus. Ce qui me frappe vraiment, c’est la complète disparition du présent. Nous sommes obsédés comme jamais par les modes rétro. Le passé nous rattrape à toute vitesse, bientôt nous serons soumis aux modes du trimestre précédent. L’avenir est comme toujours incertain et le présent progressivement se rétrécit et se dérobe.



U.E. : A propos de ce passé qui nous rattrape. J’ai installé sur mon ordinateur les meilleures radios du monde et j’ai une collection d’une quarantaine de Oldies. Quelques radios américaines proposent un programme exclusivement inspiré des années 1920 et 1930. Toutes les autres offrent d’explorer les années 1990, déjà considérées comme le plus lointain passé. Un récent sondage proposait le nom de Quentin Tarantino comme le meilleur réalisateur de tous les temps. Le public interrogé n’avait dû visionner ni Eisenstein, ni Ford, ni Welles, ni Capra, etc. C’est toujours le défaut de ce genre d’enquête. J’ai écrit un livre, dans les années soixante-dix, sur la manière de conduire sa thèse universitaire, livre traduit dans toutes les langues. La première recommandation que je faisais dans ce livre, où je donnais vraiment des conseils à propos de tout, était de ne jamais choisir un sujet contemporain. Ou bien la bibliographie est manquante ou elle est sujette à caution. Choisissez toujours, disais-je, un sujet classique. Or la majorité des thèses, aujourd’hui, portent sur des questions contemporaines. Je reçois ainsi des quantités de thèses consacrées à mon œuvre. C’est fou ! Mais comment faire une thèse sur un type qui est encore vivant ?



J.-C.C. : Si notre mémoire est courte, alors, effectivement, c’est ce proche passé qui presse le présent et le pousse, le bouscule vers un futur qui a pris la forme d’un immense point d’interrogation. Peut-être déjà d’exclamation. Où est passé le présent ? Le merveilleux moment que nous sommes en train de vivre et que des conspirateurs multiples tentent de nous dérober ? Je reprends contact avec ce moment-là, parfois, dans ma campagne, en écoutant la cloche de l’église donner calmement toutes les heures une sorte de « la » qui nous rappelle à nous-mêmes. « Tiens, il n’est que cinq heures… » Comme vous, je voyage beaucoup, je me perds dans les couloirs du temps, dans les décalages horaires et j’ai besoin, de plus en plus, de renouer avec ce présent qui nous devient insaisissable. Sinon, j’aurais l’impression d’être perdu. Et même, peut-être, d’être mort.



U.E. : La disparition du présent dont vous parlez n’est pas seulement due au fait que les modes, qui duraient autrefois trente ans, durent aujourd’hui trente jours. C’est aussi le problème de l’obsolescence des objets dont nous parlons. Vous consacriez quelques mois de votre vie à apprendre à faire de la bicyclette mais ce bagage, une fois acquis, était valable pour toujours. Désormais vous consacrez deux semaines à comprendre quelque chose d’un nouveau programme informatique et lorsque vous le maîtrisez à peu près, un nouveau est proposé, imposé. Ce n’est donc pas un problème de mémoire collective qui se perdrait. Ce serait plutôt pour moi celui de la labilité du présent. Nous ne vivons plus un présent placide mais nous sommes dans l’effort de nous préparer constamment au futur.



J.-C.C. : Nous nous sommes installés dans le mouvant, le changeant, le renouvelable, l’éphémère, dans une époque où paradoxalement, nous l’avons dit, nous vivons de plus en plus longtemps. Sans doute l’espérance de vie de nos grands-parents était-elle plus courte que la nôtre, mais ils s’installaient dans un présent immuable. Le grand-père de mon oncle, un propriétaire terrien, faisait ses comptes au premier janvier pour l’année à venir. Les résultats de l’année passée préfiguraient, à peu de chose près, ce que serait l’année suivante. Rien ne changeait.



U.E. : Nous nous préparions autrefois à cet examen final qui ponctuait une longue phase d’apprentissage : en Italie, l’examen de maturité ; en Allemagne l’Abitur ; en France le baccalauréat. Après cela, personne n’était plus tenu d’apprendre, sauf l’élite qui allait à l’université. Le monde ne changeait pas. Ce que vous saviez, vous pouviez l’utiliser jusqu’à votre mort et jusqu’à celle de vos enfants. A dix-huit ou vingt ans, les gens entraient en retraite épistémologique. L’employé d’une société doit, de nos jours, constamment réactualiser ses connaissances sous peine de perdre son emploi. Le rite de passage que symbolisaient ces grands examens de fin d’études n’a plus aucune signification.



J.-C.C. : Ce que vous dites valait aussi, par exemple, pour les médecins. Le bagage qui était le leur à la sortie de leurs études restait valable pour le restant de leur carrière. Et ce que vous dites de cet apprentissage sans fin auquel chacun est désormais astreint est tout aussi valable pour ceux qui sont dits « en retraite ». Combien de personnes âgées ont-elles dû s’initier à l’informatique, qu’elles n’avaient évidemment pas pu connaître pendant leur période d’activité ? Nous sommes condamnés à être d’éternels étudiants, comme le Trofimov de La Cerisaie. Tant mieux, peut-être, au fond. Dans les mondes que nous appelons primitifs, qui ne changent pas, les vieux ont le pouvoir, puisque ce sont eux qui transmettent à leurs enfants les connaissances. Quand le monde est en révolution permanente, ce sont les enfants qui apprennent l’électronique à leurs parents. Et leurs enfants, que leur apprendront-ils ?