La revanche des filtrés
J.-P. de T. : Il me semble qu’il faut revenir à cette situation que crée la mise à disposition d’une mémoire incontrôlable avec Internet. Comment traiter ce matériau, cette diversité, ces contradictions, cette abondance ?
J.-C.C. : Ce qu’Internet nous donne est en effet une information brute, sans aucune distinction, ou presque, sans contrôle des sources ni hiérarchisation. Or chacun a besoin non seulement de vérifier mais aussi de donner du sens, c’est-à-dire d’ordonner, de placer son savoir à un moment de son discours. Mais selon quels critères ? Nos livres d’histoire, nous l’avons dit, ont été souvent écrits à partir de préférences nationales, d’influences parfois passagères, de choix idéologiques qui se faisaient sentir ici ou là. Aucune histoire de la Révolution française n’est innocente. Danton est le grand homme des historiens français du XIXe siècle, il a des statues et des rues partout à son nom. Puis il tombe en disgrâce, convaincu de corruption, et Robespierre l’Incorruptible, soutenu par des historiens marxistes comme Albert Matthiez, revient en force. Il parvient à se faire attribuer quelques rues dans les banlieues communistes, et même un métro à Montreuil-sous-Bois. Demain, qui ? Quoi ? Nous ne le savons pas. Nous avons donc besoin d’un point de vue, ou au moins de quelques repères, pour aborder cet océan tumultueux du savoir.
U.E. : Je vois un autre danger. Les cultures opèrent leur filtrage en nous disant ce qu’il faut conserver et ce qu’il faut oublier. Dans ce sens-là, elles nous offrent un terrain commun d’entente, y compris à l’égard des erreurs. Vous pouvez comprendre la révolution qu’opère Galilée seulement à partir des théories de Ptolémée. Il nous faut partager l’étape Ptolémée pour accéder à l’étape Galilée et nous rendre compte que le premier s’était trompé. Toute discussion entre nous ne peut se faire que sur la base d’une encyclopédie commune. Je peux même vous démontrer que Napoléon n’a jamais existé – mais seulement parce que nous avons appris tous les trois qu’il a existé. C’est là la garantie de la continuité du dialogue. Ce sont ces grégarismes qui autorisent le dialogue, la création et la liberté. Avec Internet, qui vous donne tout et qui vous condamne, comme vous venez de le dire, à opérer un filtrage non plus par la médiation de la culture mais de votre propre chef, nous courons le risque de disposer désormais de six milliards d’encyclopédies. Ce qui empêchera toute entente.
C’est un peu de la science-fiction, car il y aura toujours des forces qui pousseront les gens à adhérer aux mêmes croyances, je veux dire qu’il y aura toujours l’autorité reconnue de ce qu’on appelle la communauté scientifique internationale, à laquelle nous faisons confiance parce que nous voyons qu’elle est capable de revoir et de corriger de façon publique ses conclusions, et cela chaque jour. C’est à cause de notre confiance dans la communauté scientifique que nous croyons dur comme fer qu’il est vrai que la racine carrée de 2 est 1,4142135623730 9504880168872420969807856967187537694807317667973799073 (je ne la connais pas par cœur, j’ai contrôlé sur mon ordinateur de poche). Autrement dit, quelle autre garantie aurait une personne normale que cela est vrai ? On pourrait dire que les vérités scientifiques resteront plus ou moins valables pour tous parce que, si nous ne partagions pas les mêmes notions mathématiques, il serait impossible de bâtir une maison.
Mais il suffit de circuler un peu sur Internet pour trouver des groupes qui mettent en cause des notions que nous croyons partagées par tous, en soutenant, par exemple, que la Terre est creuse à l’intérieur et que nous vivons sur sa surface interne, ou encore que le monde a été réellement créé en six jours. Par conséquent, le risque de rencontrer plusieurs savoirs différents existe. Nous étions persuadés qu’avec la globalisation tout le monde penserait de la même façon. Nous avons un résultat en tous points contraire : elle contribue au morcellement de l’expérience commune.
J.-C.C. : A propos de ce foisonnement, à travers lequel chacun est tenu de se frayer son chemin coûte que coûte, je songe parfois au panthéon indien avec ses trente-six mille divinités majeures et ses divinités secondaires, en nombre illimité. Malgré cet éparpillement du divin, il y a cependant de grands dieux qui sont communs à tous les Indiens. Pourquoi ? Il existe un point de vue qu’on appelle en Inde le point de vue de la tortue. Vous placez une tortue sur le sol, les quatre pattes dépassant de sa carapace. Elles représentent les quatre points cardinaux. Vous montez sur la tortue qui est un des avatars de Vishnu et vous choisisssez, dans les trente-six mille divinités que vous apercevez autour de vous, celles qui vous parlent particulièrement. Après quoi vous tracez votre chemin.
C’est pour moi la même chose, ou à peu près, que le chemin personnel que nous pouvons effectuer sur Internet. Chaque Indien a ses divinités personnelles. Et pourtant, tous partagent une communauté de croyances. Mais je reviens au filtrage. Nous avons tous été éduqués au travers de filtrages réalisés avant nous. C’est le propre de toute culture, comme vous l’avez rappelé. Mais il n’est évidemment pas interdit de mettre ces filtrages en question. Et nous ne nous en privons pas. Un exemple : pour moi, les plus grands poètes français, à part Rimbaud et Baudelaire, sont inconnus. Ce sont les poètes baroques licencieux et précieux du début du XVIIe siècle, que Boileau et les classiques ont frappés de mort soudaine. Ils s’appellent Jean de Lacépède, Jean-Baptiste Chassignet, Claude Hopil, Pierre de Marbeuf. Ce sont des poètes que je connais parfois par cœur mais que je ne peux trouver que dans des éditions originales, c’est-à-dire publiées de leur temps, rares et chères. Ils n’ont presque jamais été réédités. Je confirme qu’ils comptent parmi les plus grands poètes français, infiniment supérieurs à Lamartine, à Alfred de Musset, qu’on nous a pourtant vendus comme les plus éminents représentants de notre poésie. Musset a laissé quatorze œuvres et je fus heureux de découvrir un jour qu’Alfred Jarry l’avait appelé quatorze fois nul.
Notre passé n’est donc pas figé. Rien n’est plus vivant que le passé. Je vais un peu plus loin. Lorsque j’ai adapté Cyrano de Bergerac d’Edmond Rostand pour en faire un film, avec Jean-Paul Rappeneau nous avons voulu mettre l’accent sur le personnage de Roxane qui est, dans la pièce, assez négligé. Je m’amusais à raconter l’histoire en disant que c’était celle d’une femme. Comment ça, l’histoire d’une femme ? Oui, une femme qui a trouvé l’homme idéal, il est beau, intelligent, généreux, il n’a qu’un défaut : il est deux.
Roxane goûtait particulièrement les poètes de ce temps-là, de son temps. Pour familiariser la comédienne, Anne Brochet, avec son personnage, celui d’une provinciale intelligente et sensible, montée à Paris, je lui ai mis entre les mains des exemplaires originaux de ces poètes oubliés. Et non seulement ces poètes lui ont plu, mais nous en avons fait ensemble, au Festival d’Avignon, une lecture. Il est donc possible de ressusciter, même pour un moment, des morts injustement condamnés.
Et je parle bien de morts, de vrais morts. Nous devons nous souvenir que certains de ces poètes ont été brûlés en place de Grève, en plein XVIIe siècle, parce qu’ils étaient des libertins, rebelles, souvent homosexuels et toujours insolents. Ce fut le cas de Jacques Chausson, puis de Claude Petit. Nous avons de ce dernier un sonnet écrit sur la mort de son ami, coupable de sodomie, de libertinage, et brûlé en 1661. Le bourreau passait aux prisonniers une chemise tout imbibée de soufre de telle sorte que le feu embrasât très vite le condamné, et l’étouffât. « Amis, on a brûlé le malheureux Chausson. » C’est ainsi que commence le sonnet de Claude Petit. Il raconte l’affreux supplice et termine en disant, faisant allusion à la chemise de soufre qui s’embrase : « Il mourut à la fin comme il avait vécu / En montrant, le vilain, son cul à tout le monde. »
Claude Petit sera brûlé à son tour, un an plus tard. Peu de gens savent cela. Nous sommes à l’époque des succès de Corneille, de Molière, de la construction de Versailles, dans notre « Grand Siècle ». Voilà donc une autre forme de filtrage : brûler des hommes. Il y a eu par bonheur, et merci à la bibliophilie, à la fin du XIXe siècle, un bibliophile, Frédéric Lachèvre, qui s’est passionné pour ces poètes et qui les a republiés, à petit nombre d’exemplaires. Grâce à lui nous pouvons encore les lire.
U.E. : Vous parlez des poètes baroques français oubliés. Dans la première moitié du XXe siècle, la plus grande partie de la poésie baroque italienne était totalement occultée par les programmes scolaires italiens parce qu’elle était regardée comme un moment de décadence. J’appartiens à la génération qui, à l’université, non pas au lycée, en écoutant des maîtres innovateurs, a redécouvert le baroque et à tel point, en ce qui me concerne, qu’il a inspiré mon roman L’Ile du jour d’avant, qui se situe à cette période. Mais nous avons aussi contribué à réviser notre vision du Moyen Age, révision entreprise déjà dans la seconde moitié du XIXe siècle. J’ai travaillé sur l’esthétique du Moyen Age. Il existait alors deux ou trois savants qui s’en étaient occupés de façon sublime, mais la classe intellectuelle continuait à renâcler et il fallait persévérer. Mais votre non-découverte et notre redécouverte du baroque sont dues aussi au fait que la France n’a pas eu un véritable baroque en architecture. Le XVIIe siècle français est déjà classique. Tandis que l’Italie a, à la même époque, Bernini, Borromini qui sont, en architecture, en correspondance absolue avec cette poésie. Vous n’êtes donc pas passés à travers le vertige de l’architecture. L’église Saint-Sulpice n’est pas du baroque. Je ne veux pas être méchant et dire comme Huysmans qu’elle est le modèle de toutes les gares françaises.
J.-C.C. : Il n’empêche qu’il y a situé une partie de l’action de son roman Là-bas.
U.E. : J’aime tout le quartier de Saint-Sulpice, même l’église. Simplement elle ne m’évoque pas le grand baroque italien, ou même bavarois, même si son architecte, Servandoni, était italien.
J.-C.C. : Lorsque Henri IV fait construire la place des Vosges, à Paris, elle est déjà très ordonnée, en effet.
U.E. : Bien que conçus à la Renaissance, les châteaux de la Loire à l’exemple de Chambord, sont-ils en définitive les seuls exemples d’un baroque français ?
J.-C.C. : En Allemagne, le baroque est l’équivalent du classique.
U.E. : C’est pourquoi Andreas Gryphius est pour eux un grand poète et doit correspondre probablement à vos poètes français oubliés. Maintenant, je vois aussi une autre raison qui pourrait expliquer que le baroque darde ici ou là avec plus ou moins d’éclat. Le baroque surgit au milieu d’une période de décadence politique comme c’est le cas en Italie, quand le pouvoir central en France, au contraire, se renforce considérablement à la même époque. Un roi trop puissant ne peut autoriser ses architectes à se laisser aller à leur fantaisie. Le baroque est libertaire, anarchique.
J.-C.C. : Presque rebelle. La France est alors sous le diktat de la sentence terrible de Boileau qui dit : « Enfin Malherbe vint et le premier en France / Fit sentir dans ses vers une juste cadence. » Boileau, oui, qui est l’antipoète par excellence. Maintenant pour citer une autre figure longtemps méconnue et récemment redécouverte, exact contemporain de notre taliban français, il nous faut mentionner Baltasar Gracián, auteur notamment de L’Homme de cour.
U.E. : Il existe une autre figure importante, à l’époque. A peu près au moment où Gracián travaillait en Espagne à son Oraculo manual y arte de prudencia (L’Homme de cour), en Italie Torquato Accetto écrivait De l’honnête dissimulation. Gracián et Accetto s’accordent sur bien des points. Mais tandis que Gracián conseille d’adopter à la cour un comportement en parfait désaccord avec ce que l’on est dans le souci de mieux briller, Accetto prescrit d’opter pour une conduite qui permette de cacher ce que l’on est dans le souci premier de se protéger. Ce sont des nuances, bien sûr, opérées par les auteurs de ces deux traités de la simulation, l’une pour mieux paraître, l’autre pour mieux disparaître.
J.-C.C. : L’auteur italien qui n’a jamais eu besoin de réhabilitation dans ce domaine est évidemment Machiavel. Pensez-vous d’ailleurs qu’il existe, dans le domaine des sciences, les mêmes injustices s’appliquant à quelques grandes figures oubliées ?
U.E. : La science est meurtrière, mais dans un autre sens. Elle tue l’idée précédente si celle-ci est invalidée par une découverte plus récente. Les savants, par exemple, croyaient que les ondes circulaient dans l’éther. Une fois démontré que l’éther n’existe pas, personne n’a plus le droit d’en parler. Et l’hypothèse abandonnée reste alors une matière pour l’histoire de la science. Malheureusement, la philosophie analytique aux Etats-Unis, dans son désir inaccompli de ressembler à la science, a assumé le même point de vue. Il y a quelques décennies, au département de philosophie de Princeton, on pouvait lire : « Interdit aux historiens de la philosophie ». Au contraire, les sciences humaines ne peuvent pas oublier leur histoire. Un philosophe analytique m’a demandé une fois pourquoi il aurait à s’embarrasser de ce que les stoïciens avaient dit sur telle ou telle question. Ou bien il s’agit d’une bêtise et elle ne nous intéresse pas. Ou bien il s’agit d’une idée valable et il est peu probable que l’un d’entre nous ne la formule pas tôt ou tard.
Je lui ai répondu que les stoïciens avaient peut-être soulevé d’intéressants problèmes, depuis lors abandonnés, mais qu’il nous fallait redécouvrir toutes affaires cessantes. S’ils avaient vu juste, je ne vois pas pourquoi il nous aurait fallu attendre que quelque génie américain redécouvrît cette idée fort ancienne, tout imbécile européen la connaissant déjà. Ou alors, si le développement de telle idée jadis émise avait conduit à une impasse, il convenait dès lors de le savoir pour ne pas emprunter à nouveau un chemin qui ne menait nulle part.
J.-C.C. : Je vous citais nos grands poètes français méconnus. Parlez-moi des auteurs italiens oubliés. Injustement oubliés.
U.E. : J’ai parlé des baroques mineurs, bien que le plus important d’entre eux, Giovan Battista Marino, à l’époque, fût plus célèbre en France qu’en Italie. Pour le reste du XVIIe siècle, nos grands hommes étaient des scientifiques et des philosophes, comme Galilée ou Bruno, ou Campanella, qui appartiennent au « syllabus » universel. Si notre XVIIIe siècle a été très faible, lorsque nous le comparons à ce qui se passait en France à la même époque, nous ne pouvons pourtant pas passer sous silence le cas Goldoni. Moins connus sont les philosophes italiens des Lumières, à savoir Beccaria, le premier qui a parlé contre la peine de mort. Mais le plus grand penseur du XVIIIe siècle italien a été sans aucun doute Vico, qui a anticipé la philosophie de l’histoire du XIXe siècle. Il a été davantage réévalué dans le monde anglo-saxon qu’en France.
Giacomo Leopardi est sans doute un des plus grands poètes du XIXe siècle, dans n’importe quelle langue, mais il reste peu connu en France, malgré de bonnes traductions. Mais, surtout, Leopardi a été un grand penseur et comme tel il n’est pas même reconnu en Italie. C’est curieux. Il y a quelques années, son immense Zibaldone (réflexions philosophiques absolument non systématiques sur tout, et même un peu plus) a été traduit en français, mais il n’a touché qu’une petite minorité de philosophes ou d’italianistes. Même chose pour Alessandro Manzoni : ses Fiancés ont connu plusieurs traductions françaises (dès leur parution et encore récemment), mais il n’a jamais conquis un vaste public. Dommage, car je le considère comme un grand romancier.
Il existe même des traductions des Confessions d’un Italien d’Ippolito Nievo, mais pourquoi les Français devraient-ils le lire puisque même les Italiens ne le relisent pas (à moins que ce ne soit une bonne raison pour le faire) ? J’ai honte d’avouer que je ne l’ai lu, en entier, que tout récemment. Une découverte. On le disait ennuyeux. Ce n’est pas vrai. L’ouvrage est prenant. Peut-être devient-il un peu lourd dans le deuxième volume, mais le premier est d’une grande beauté. D’ailleurs il est mort à trente ans au cours de guerres garibaldiennes, et d’une façon mystérieuse. Le roman a paru après sa mort, sans qu’il ait eu le temps de le réviser. Un cas littéraire et historique passionnant.
Je pourrais encore citer Giovanni Verga. Mais surtout, peut-être, ce mouvement littéraire et artistique des années 1860-1880, d’une grande modernité, que nous appelons la Scapigliatura. Il est peu connu des Italiens eux-mêmes, alors que ses représentants étaient à la hauteur de ce qui se faisait à la même époque à Paris. Les « Scapigliati », ce sont les « échevelés », les « bohémiens ».
J.-C.C. : Nous avons en France le groupe des Hirsutes, que fondèrent quelques membres des Hydropathes, lesquels se retrouvaient notamment au Chat Noir, à la fin du XIXe siècle. Mais je veux ajouter quelque chose à ce que vous disiez du XVIIIe siècle. Entre la Phèdre de Racine et le Romantisme, en France, cent vingt ou cent trente années se passent sans qu’un seul poème soit écrit. Les versificateurs ont, bien entendu, pondu et publié des milliers de vers, des millions peut-être, mais aucun Français n’est capable de citer un seul de ces poèmes. Je vous mentionnerai Florian, qui est un fabuliste ordinaire, l’abbé Delille, Jean-Baptiste Rousseau, mais qui les a lus et surtout qui pourrait aujourd’hui les lire ? Qui peut lire encore les tragédies de Voltaire ? Très célébrées à l’époque, au point que l’auteur fut couronné de son vivant dans la salle de la Comédie-Française, elles nous tombent aujourd’hui des yeux. Parce que ces « poètes », ou qui se croyaient tels, se contentaient d’appliquer les règles du siècle précédent, édictées par Boileau. Jamais on a écrit autant de vers et jamais aussi peu de poèmes. Pas un seul en plus d’un siècle. Quand vous vous contentez d’appliquer les règles, toute surprise, tout éclat, toute inspiration s’évapore. C’est la leçon que j’essaie de faire passer, parfois, auprès des jeunes cinéastes. « Vous pouvez continuer à faire des films, c’est relativement facile, et oublier de faire du cinéma. »
U.E. : Dans ce cas précis, le filtrage a du bon. Il est préférable de ne pas se souvenir de ces « poètes » dont vous parlez.
J.-C.C. : Oui, ce fut un filtrage implacable et juste, cette fois. Tous au gouffre d’oubli. Il semble que le talent, que la nouveauté, l’audace, étaient passés du côté des philosophes, des prosateurs comme Laclos, Lesage ou Diderot et chez deux auteurs de théâtre, Marivaux et Beaumarchais. Avant que ne s’ouvre notre grand siècle du roman, le XIXe.
U.E. : Tandis que la grande époque du roman anglais est déjà le XVIIIe siècle avec Samuel Richardson, Daniel Defoe… Les trois grandes civilisations du roman sont incontestablement la France, l’Angleterre et la Russie.
J.-C.C. : Il est toujours frappant de constater qu’une inspiration artistique peut soudain disparaître. Si vous prenez l’histoire de la poésie française, mettons de François Villon aux Surréalistes, vous citerez des écoles poétiques qui tour à tour ont régné sur les lettres, comme la Pléiade, les Classiques, les Romantiques, les Symbolistes, les Surréalistes, etc. Mais vous ne trouverez aucun vestige poétique, aucune inspiration nouvelle dans la période qui va de 1676, la date de Phèdre, à un auteur comme André Chénier.
U.E. : Silence de la poésie qui correspond à une des époques les plus glorieuses de la France.
J.-C.C. : Où le français était la langue diplomatique de toute l’Europe. Et je peux vous dire que j’ai cherché ! Même dans la littérature populaire, un peu partout. Rien à sauver.
U.E. : Les genres littéraires ou picturaux se créent par imitation et influence. Prenons un exemple. Un écrivain commence, le premier, à composer un bon roman historique qui connaît un certain succès : il se trouve immédiatement plagié. Si je découvre qu’en écrivant un roman d’amour il est possible de gagner de l’argent, je ne vais pas me priver d’essayer à mon tour. De la même façon que dans la latinité s’est formé le cénacle des poètes qui parlaient d’amour, comme Catulle, Properce. Le roman moderne, dit « bourgeois », naît en Angleterre dans des circonstances économiques bien particulières. Les auteurs vont écrire des romans pour les femmes des commerçants ou des marins, qui sont par définition toujours en voyage, des femmes qui savent lire et qui ont du temps pour ça. Mais également pour leurs femmes de chambre, les unes et les autres disposant de chandelles pour lire la nuit. Le roman bourgeois est né dans le contexte d’une économie marchande et s’adresse essentiellement à des femmes. Et lorsqu’on découvre que monsieur Richardson racontant l’histoire d’une femme de chambre gagne de l’argent, il y a aussitôt d’autres prétendants au trône qui se présentent.
J.-C.C. : Les courants créatifs sont souvent nés de petits groupes de gens qui se connaissaient et qui partageaient, au même moment, les mêmes désirs. Presque des copains. Tous les surréalistes que j’ai pu fréquenter m’ont dit qu’ils s’étaient sentis appelés vers Paris, peu de temps après la fin de la Première Guerre mondiale. Man Ray venait des Etats-Unis, Max Ernst d’Allemagne, Buñuel et Dalí d’Espagne, Benjamin Péret de Toulouse, pour rencontrer à Paris leurs semblables, ceux avec lesquels ils allaient inventer des images, des langages nouveaux. C’est le même phénomène avec la « Beat generation », la Nouvelle Vague, les cinéastes italiens qui se rassemblent à Rome, etc. Même avec les poètes iraniens du XIIe et du XIIIe siècle, qui surgissent au milieu de rien. J’ai envie de les citer, ces poètes admirables qui ont pour nom Attar, Roumi, Saadi, Hafez, Omar Khayyam. Tous se connaissaient et tous ont avoué ce que vous pointiez, c’est-à-dire l’influence décisive du prédécesseur. Puis soudain les conditions changent, l’inspiration se dessèche, les groupes se déchirent quelquefois, se dispersent toujours, et l’aventure tourne court. Dans le cas de l’Iran, les terribles invasions mongoles ont joué leur rôle.
U.E. : Je me souviens d’un beau livre d’Allan Chapman où on montrait comment à Oxford au XVIIe siècle, autour de la Royal Society, il y avait eu un essor extraordinaire des sciences physiques à cause de la présence d’une série de savants de premier rang qui s’influençaient les uns les autres. Trente ans plus tard, c’était fini. Même expérience à Cambridge pour les mathématiques, au début du XXe siècle.
J.-C.C. : En ce sens, le génie isolé paraît inconcevable. Les poètes de la Pléiade, Ronsard, du Bellay, Marot, sont des amis. Même chose pour les classiques français. Molière, Racine, Corneille, Boileau se connaissent tous, au point qu’on a pu raconter – non sans absurdité – que Corneille avait écrit les pièces de Molière. Les grands romanciers russes entretiennent une correspondance, et même avec leurs homologues en France : Tourgueniev et Flaubert, par exemple. Si un auteur veut éviter d’être victime d’un filtrage, il lui est conseillé de s’allier, d’adhérer à un groupe, de ne pas rester isolé.
U.E. : Le mystère Shakespeare vient du fait qu’on ne comprend pas comment un simple acteur a pu accoucher de cette œuvre géniale. On en arrive à imaginer que le théâtre de Shakespeare a pu être écrit par Francis Bacon. Mais non. Shakespeare n’était pas isolé. Il vivait au milieu d’une société savante, et parmi les autres poètes élisabéthains.
J.-C.C. : Maintenant, une question à laquelle je ne connais pas de réponse. Pourquoi une époque semble-t-elle élire un langage artistique à l’exclusion de tous les autres ? La peinture et l’architecture en Italie, à la Renaissance ; la poésie en Angleterre au XVIe siècle ; le théâtre en France au XVIIe siècle ; la philosophie ensuite ; le roman en Russie et en France au siècle suivant, etc. Je me suis toujours demandé, par exemple, ce qu’aurait pu faire Buñuel de sa vie si le cinéma n’avait pas existé. Je me souviens aussi des jugements définitifs de François Truffaut : « Il n’y a pas de cinéma anglais, il n’y a pas de théâtre français. » Comme si le théâtre était anglais et le cinéma français. Ce qui est évidemment trop abrupt.
U.E. : Vous avez raison de dire qu’il nous est impossible de résoudre pareille énigme. Cela nous amènerait à prendre en compte une infinité de facteurs. A peu près comme prévoir la position d’une balle de tennis dans l’océan, à un moment donné. Pourquoi pas de grande peinture en Angleterre au temps de Shakespeare, tandis qu’en Italie au temps de Dante il y avait Giotto et, à l’époque de l’Arioste, Raphaël ? Comment naît l’Ecole française ? Vous pouvez toujours expliquer que François Ier fait venir Vinci en France et que celui-ci semble ensemencer ce qui va devenir l’Ecole française. Mais qu’aurez-vous expliqué ?
J.-C.C. : Je m’attarde un instant, non sans nostalgie, sur la naissance du grand cinéma italien. Pourquoi est-il apparu en Italie, et juste à la fin de la guerre ? Influences de siècles de peinture venant à la rencontre d’une extraordinaire passion de jeunes cinéastes pour la vie d’un peuple ? C’est vite dit. Nous pouvons analyser les circonstances, les vraies raisons nous échapperont toujours. Surtout si nous nous demandons : et pourquoi a-t-il si soudainement disparu ?
Il m’est arrivé souvent de comparer Cinecittà à un grand atelier où travailleraient en même temps Titien, Véronèse, le Tintoret et tous leurs élèves. Vous savez sans doute que lorsque le pape a fait venir Titien à Rome, on raconte que le cortège qui l’accompagnait était long de sept kilomètres. C’était comme un grand studio qui aurait déménagé. Mais cela suffit-il à expliquer la naissance du néoréalisme et de la comédie italienne ? Et l’apparition de Visconti, d’Antonioni, de Fellini ?
J.-P. de T. : Est-il concevable d’imaginer une culture qui n’aurait enfanté aucune forme d’art ?
U.E. : C’est très difficile à dire. On l’a cru de certaines régions du monde. Il a suffi souvent de s’y rendre et d’enquêter un peu pour découvrir qu’il existait là des traditions que nous étions les seuls à méconnaître.
J.-C.C. : Il faut aussi bien se rendre compte que dans les cultures traditionnelles anciennes, le culte des grands créateurs n’existe pas. D’immenses artistes ont pu s’y exprimer sans « signer » leurs œuvres. Et surtout sans se considérer, et sans être considérés, comme des artistes.
U.E. : Ils n’ont pas non plus la culture de l’innovation, qui est la marque de l’Occident. Il y a donc des cultures où l’ambition des « artistes » est de répéter très fidèlement le même motif décoratif et de transmettre ce savoir hérité de leurs pairs à leurs élèves. S’il existe des variations dans leur art, vous ne les percevez pas. Lors d’un voyage en Australie, j’ai été particulièrement sensible à l’expérience de vie des aborigènes, pas ceux qui ont été aujourd’hui à peu près tous décimés par l’alcool et la civilisation, mais ceux qui ont vécu sur ces terres avant que les Occidentaux n’y débarquent. Or, que faisaient-ils ? Dans l’immense désert australien, nomades qu’ils étaient, ils poursuivaient leur exploration en tournant toujours en rond. Le soir ils capturaient un lézard, un serpent dont ils faisaient leur repas et au matin, ils repartaient. Si au lieu de tourner en rond, ils avaient un instant poursuivi en ligne droite, ils auraient gagné la mer où un festin les attendait. En tous les cas, aujourd’hui comme hier, leur art est fait de cercles qui nous évoquent une sorte de peinture abstraite, d’ailleurs fort belle. Un jour, lors de ce voyage, nous nous rendons dans une réserve où se trouve une église chrétienne avec son prêtre. Celui-ci nous montre une grande mosaïque, dans le fond du bâtiment, où naturellement on ne voit que des cercles. Le prêtre nous dit que ces cercles, selon les aborigènes, représentent la Passion du Christ, bien qu’il ne puisse expliquer pourquoi. Mon fils, alors adolescent et sans grande éducation religieuse, se rend compte que les cercles sont au nombre de quatorze. C’est évidemment les quatorze stations de la Via Crucis.
Le chemin de croix était rendu, par eux, comme une sorte de mouvement perpétuel et circulaire ponctué de quatorze stations. Ils ne pouvaient donc pas se dégager de leurs propres motifs, de leur imaginaire. Mais il y avait cependant, dans une tradition de répétition, une certaine innovation. Essayons de ne pas trop fantasmer. Je reviens au baroque. Nous avons expliqué l’absence de baroque en France en disant que la monarchie s’était constituée en pouvoir central très fort, pouvoir qui ne pouvait s’identifier qu’avec un certain classicisme. C’est sans doute pour les mêmes raisons que la période dont vous parlez, la fin du XVIIe et le XVIIIe siècle, n’a pas connu de véritable inspiration poétique. La grandeur de la France exigeait alors une manière de discipline antinomique avec la vie artistique.
J.-C.C. : Nous pourrions presque dire que la période du plus grand rayonnement de la France est celle où elle s’est privée de poésie. Où elle est restée presque sans émotion, presque sans voix. Au même moment l’Allemagne traversait la révolution du Sturm und Drang. Parfois je me demande s’il n’y a pas dans le pouvoir contemporain, que représentent des hommes comme Berlusconi et Sarkozy, qui se flattent en toute occasion de ne pas lire, une certaine nostalgie de ce temps-là, où les voix insolentes s’étaient tues, où le pouvoir n’était que prosaïque. Notre président paraît avoir une antipathie naturelle, par moments, pour La Princesse de Clèves. Homme pressé, il ne voit pas l’utilité de cette lecture et il y revient, avec une insistance troublante. Imaginons tous les auteurs que nous pourrions entasser, aux côtés de Madame de Lafayette, dans la grande fosse, dans le long silence des inutiles. A propos : vous avez échappé, en Italie, au Roi-Soleil.
U.E. : Nous avons connu plutôt des princes solaires qui, à la tête des cités, ont favorisé une créativité exceptionnelle, et ce jusqu’au XVIIe siècle. Après ce n’est qu’un lent déclin. L’équivalent de votre Roi-Soleil était le pape. Ce n’est donc pas un hasard si, sous le règne des plus grands souverains pontifes, l’architecture et la peinture ont été particulièrement fécondes. Mais pas de littérature. La grande époque littéraire de l’Italie est celle où les poètes travaillent chez les seigneurs des petites villes comme Florence, Ferrare – et non pas à Rome.
J.-C.C. : Nous parlons toujours du filtrage, mais comment opérer lorsqu’il s’agit d’une époque par rapport à laquelle nous manquons de recul ? Imaginons qu’on me demande de présenter Aragon dans une histoire de la littérature française. Qu’est-ce que je vais raconter ? Aragon et Eluard, issus du surréalisme, ont écrit, plus tard, d’horribles hyperboles communisantes : « L’univers de Staline est toujours renaissant… » Eluard restera sans doute comme poète, Aragon peut-être comme romancier. Pourtant ce que je garde de lui, pour le moment, ce sont ses chansons, que Brassens et d’autres ont mises en musique. Il n’y a pas d’amour heureux ou Est-ce ainsi que les hommes vivent ? J’aime encore beaucoup ces textes qui ont accompagné et fleuri ma jeunesse. Mais je me rends bien compte qu’il s’agit d’un simple épisode dans l’histoire de la littérature. Qu’en restera-t-il pour les générations nouvelles ?
Autre exemple dans le cinéma. Lorsque j’ai fait mes classes, il y a cinquante ans, le cinéma avait environ cinquante ans. Nous avions alors de grands maîtres que nous apprenions à admirer et dont nous disséquions les œuvres. Un de ces maîtres était René Clair. Buñuel disait que trois metteurs en scène pouvaient faire ce qu’ils voulaient, je vous parle des années trente : Chaplin, Walt Disney et René Clair. Aujourd’hui, dans les écoles de cinéma, personne ne sait qui est René Clair. Il est passé, dirait le Père Ubu, à la trappe. C’est à peine si on se rappelle son nom. Même chose pour les « Allemands » des années trente qu’affectionnait particulièrement Buñuel : Georg Wilhelm Pabst, Fritz Lang et Murnau. Qui les connaît, qui les cite, qui les prend en exemple ? Fritz Lang survit sans doute, au moins dans la mémoire des cinéphiles, à cause de M le maudit. Mais les autres ? Le filtrage se fait donc de manière insensible, invisible, au sein même des écoles de cinéma, et ce sont les étudiants qui décident. Tout d’un coup, un de ces « filtrés » réapparaît parce qu’un de ses films a été diffusé ici ou là, et qu’il a étonné. Parce qu’un livre a été publié sur cet auteur. Mais c’est tellement rare. Il est donc possible de dire qu’au moment même où le cinéma commence à entrer dans l’histoire, il entre déjà dans l’oubli.
U.E. : Même chose pour l’entre-deux-siècles et les trois couronnes qui étaient en Italie D’Annunzio, Carducci et Pascoli. D’Annunzio a été le grand poète national jusqu’au fascisme. Après la guerre, on a redécouvert Pascoli comme l’avant-garde de la poésie du XXe siècle. Carducci était alors regardé comme un rhétoricien, et il a disparu. Mais il y a maintenant un mouvement en faveur de Carducci pour dire que, finalement, ce n’était pas mal du tout.
Les trois couronnes de la génération suivante ont été Giuseppe Ungaretti, Eugenio Montale et Umberto Saba. On s’interrogeait pour savoir lequel des trois méritait le Nobel et, en 1959, il est allé à Salvatore Quasimodo. Montale, qui est sans doute le plus grand poète du XXe siècle italien (et selon moi un des tout premiers poètes du XXe siècle en général) a reçu son Nobel seulement en 1975.
J.-C.C. : Pour ma génération, le premier cinéma du monde, pendant vingt-cinq ou trente ans, a été le cinéma italien. Nous attendions chaque mois la sortie de deux ou trois films italiens que nous ne voulions rater sous aucun prétexte. Ils faisaient partie de notre vie, plus encore que de notre culture. Un triste jour, ce cinéma s’est desséché et vite éteint. La télévision italienne qui coproduisait les films, nous a-t-on dit, en est largement responsable. Mais ce cinéma a souffert aussi, très certainement, de ce phénomène mystérieux d’épuisement dont nous avons parlé. Tout d’un coup les forces vives manquent, les auteurs vieillissent, les acteurs aussi, les œuvres se répètent, quelque chose d’essentiel s’est perdu en route. Ce cinéma italien n’est plus, mais il a été l’un des plus grands.
Que reste-t-il de ces trente années qui nous ont fait rire et vibrer ? Fellini m’enchante toujours. Antonioni me semble encore très respecté. Avez-vous vu Le Regard de Michelangelo, son dernier court-métrage ? C’est un des plus beaux films du monde ! Antonioni a tourné en 2000 ce film qui ne dure pas plus de quinze minutes, sans un mot, où il se met en scène lui-même, pour la seule fois de sa vie. On le voit entrer dans l’église Saint-Pierre-aux-Liens, à Rome, seul. Il s’approche lentement du tombeau de Jules II et tout le film est un dialogue, sans un mot prononcé, un va-et-vient de regards entre Antonioni et le Moïse de Michel-Ange. Tout ce que nous disons là, cette frénésie de paraître et de parler qui marque notre époque, cette agitation sans objet, est ici mis en question par le silence même et le regard du cinéaste. Il est venu dire adieu. Il ne reviendra plus, et il le sait. Il est venu rendre une dernière visite, lui qui s’en va, au chef-d’œuvre incompréhensible, qui restera. Comme pour l’interroger une dernière fois. Comme pour essayer de percer un mystère auquel les mots n’ont pas accès. Le regard qu’Antonioni lui jette en partant, avant de sortir, est pathétique.
U.E. : Il me semble que nous avons un peu trop oublié Antonioni, ces dernières années. Au contraire, Fellini n’a pas cessé de grandir depuis sa mort.
J.-C.C. : Il est sans doute celui que je préfère, même s’il n’est toujours pas à sa vraie place.
U.E. : Durant sa vie, à une époque d’extrême engagement politique, Fellini était perçu comme un rêveur qui n’était pas intéressé par la réalité sociale. La redécouverte de son cinéma après sa mort a permis de réévaluer son œuvre. J’ai revu récemment à la télévision La Dolce Vita. C’est un chef-d’œuvre immense.
J.-C.C. : Lorsqu’on parle de cinéma italien, beaucoup pensent d’abord à Pietro Germi, à Luigi Comencini, à Dino Risi, à la comédie italienne. J’ai un peu peur qu’on ne finisse par oublier ceux qui pour nous, à l’époque, étaient des demi-dieux. Un réalisateur comme Milos Forman eut envie de faire du cinéma en voyant dans son adolescence les films du néoréalisme italien, en particulier ceux de Vittorio de Sica. Pour lui, il y avait le cinéma italien d’un côté, Chaplin de l’autre.
U.E. : Nous revenons à notre hypothèse. Lorsque l’Etat est trop puissant, la poésie se tait. Lorsque l’Etat est en crise totale, comme c’est le cas en Italie depuis l’après-guerre, alors l’art est libre de dire ce qu’il doit dire. La grande saison du néoréalisme se déploie quand l’Italie est en miettes. Nous n’étions pas encore entrés dans l’ère dite du miracle italien (c’est-à-dire la renaissance industrielle et commerciale des années 1950). Rome ville ouverte est de 1945, Paisà de 1947, Le Voleur de bicyclette de 1948. Venise au XVIIIe siècle était encore une grande puissance commerciale mais déjà en route vers son déclin. Pourtant elle a eu Tiepolo, Canaletto, Guardi, et Goldoni. Donc lorsque le pouvoir s’éclipse, certains arts se trouvent stimulés, d’autres non.
J.-C.C. : Durant l’époque où Napoléon exerce un pouvoir absolu, c’est-à-dire entre 1800 et 1814, il n’y a pas un seul livre publié en France qui se lise encore aujourd’hui. La peinture est pompeuse, bientôt pompière. David, qui était un grand peintre avant Le Sacre, devient tout à fait fade et plat. Il finira tristement en Belgique en peignant des mièvreries antiques. Pas de musique. Pas de théâtre. On rejoue les pièces de Corneille. Napoléon, quand il se rend au théâtre, va voir Cinna. Madame de Staël est obligée de s’exiler. Chateaubriand est détesté par l’autorité. Son chef-d’œuvre, les Mémoires d’outre-tombe, qu’il commence à rédiger secrètement, ne sera publié que partiellement de son vivant, et beaucoup plus tard. Les romans qui ont fait sa gloire sont hélas, aujourd’hui, illisibles. Etrange cas de filtrage : ce qu’il écrivait pour ses nombreux lecteurs nous tombe des mains et ce qu’il écrivait en solitaire, pour lui-même, nous enchante.
U.E. : C’est l’histoire de Pétrarque. Il a passé sa vie en travaillant à sa grande œuvre en latin, Africa, convaincu qu’elle deviendrait la nouvelle Enéide, qu’elle lui apporterait la gloire. Il n’écrivait les sonnets qui l’ont à jamais rendu célèbre que lorsqu’il n’avait rien de mieux à faire.
J.-C.C. : La notion de filtrage dont nous débattons me fait naturellement penser à ces vins que nous filtrons avant de les boire. Il existe maintenant un vin qui présente cette qualité d’être « non filtré ». Il garde toutes ses impuretés qui parfois apportent des saveurs très particulières que le filtrage, par la suite, lui enlève. Peut-être avons-nous goûté à l’école à une littérature trop filtrée et manquant pour cette raison de saveurs impures.