Tous les livres que nous n’avons pas lus

J.-P. de T. : Vous avez cité durant ces entretiens des titres nombreux, divers et souvent étonnants, mais une question, si vous me permettez : avez-vous lu ces ouvrages ? Un homme cultivé doit-il avoir nécessairement lu les livres qu’il est censé connaître ? Ou bien lui suffit-il de se faire son opinion, laquelle, une fois arrêtée, le dispense à tout jamais de les lire ? J’imagine que vous avez entendu parler de l’ouvrage de Pierre Bayard Comment parler des livres que l’on n’a pas lus. Parlez-moi donc des livres que vous n’avez pas lus.



U.E. : Je peux commencer, si vous voulez. J’ai participé à New York à un débat avec Pierre Bayard et je crois que, sur ces questions, il dit des choses très justes. Il y a plus de livres dans ce monde que nous ne disposons d’heures pour en prendre connaissance. Il ne s’agit même pas de lire tous les livres qui ont été produits, mais seulement les livres les plus représentatifs d’une culture en particulier. Nous sommes donc profondément influencés par des livres que nous n’avons pas lus, que nous n’avons pas eu le temps de lire. Qui a réellement lu Finnegans Wake, je veux dire du premier au dernier mot ? Qui a vraiment lu la Bible, de la Genèse à l’Apocalypse ? En ajoutant les uns aux autres tous les extraits que j’ai lus, je peux me vanter d’en avoir lu un bon tiers. Mais pas davantage. Pourtant j’ai une idée assez précise de ce que je n’ai pas lu.

J’avoue que j’ai lu Guerre et Paix seulement à l’âge de quarante ans. Mais j’en savais l’essentiel avant de le lire. Vous avez cité le Mahâbhârata : jamais lu, même si j’en possède trois éditions en trois langues différentes. Qui a lu Les Mille et Une Nuits de la première page à la dernière ? Qui a lu vraiment le Kâma-Sûtra ? Pourtant tout le monde peut en parler, et certains le mettre en pratique. Le monde est donc plein de livres que nous n’avons pas lus mais dont nous savons à peu près tout. La question est donc de savoir comment nous connaissons ces livres. Bayard dit qu’il n’a jamais lu l’Ulysse de Joyce mais qu’il est en mesure d’en parler à ses étudiants. Il peut dire que le livre raconte une histoire qui se situe dans une seule journée, que le cadre est Dublin, le protagoniste un Juif, la technique employée le monologue intérieur, etc. Et tous ces éléments, même s’il ne l’a pas lu, sont rigoureusement vrais.

A la personne qui entre chez vous pour la première fois, découvre votre imposante bibliothèque et ne trouve rien de mieux que de vous demander : « Vous les avez tous lus ? », je connais plusieurs façons de répondre. Un de mes amis répondait : « Davantage, monsieur, davantage. »

Pour ma part j’ai deux réponses. La première c’est : « Non. Ces livres-là sont seulement ceux que je dois lire la semaine prochaine. Ceux que j’ai déjà lus sont à l’université. » La deuxième réponse est : « Je n’ai lu aucun de ces livres. Sinon, pourquoi les garderais-je ? » Il y a bien entendu d’autres réponses plus polémiques pour humilier davantage encore et même pour frustrer l’interlocuteur. La vérité est que nous avons tous chez nous des dizaines, ou des centaines, voire des milliers (si notre bibliothèque est imposante) de livres que nous n’avons pas lus. Pourtant, un jour ou l’autre, nous finissons par prendre ces livres en main pour réaliser que nous les connaissons déjà. Alors ? Comment connaissons-nous des livres que nous n’avons pas lus ? Première explication occultiste que je ne retiens pas : des ondes circulent du livre à vous. Seconde explication : au cours des années il n’est pas vrai que vous n’avez pas ouvert ce livre, vous l’avez maintes fois déplacé, peut-être même feuilleté, mais vous ne vous en souvenez pas. Troisième réponse : durant ces années vous avez lu un tas de livres qui citaient ce livre-là, lequel a fini par vous devenir familier. Il y a donc plusieurs façons de savoir quelque chose des livres que nous n’avons pas lus. Heureusement, sinon où trouver le temps pour relire quatre fois le même livre ?



J.-C.C. : A propos des livres, dans nos bibliothèques, que nous n’avons pas lus, et que sans doute nous ne lirons jamais : il y a probablement chez chacun de nous l’idée de mettre de côté, de placer quelque part des livres avec lesquels nous avons un rendez-vous, mais plus tard, beaucoup plus tard, peut-être même dans une autre vie. Elle est terrible, la lamentation de ces mourants qui constatent que leur heure dernière est venue et qu’ils n’ont pas encore lu Proust.



U.E. : Lorsqu’on me demande si j’ai lu tel ou tel livre, par précaution je réponds toujours : « Vous savez, je ne lis pas, j’écris. » Alors tout le monde se tait. Il y a parfois des questions insistantes. « Avez-vous lu Vanity Fair, le roman de Thackeray ? » J’ai fini par céder à cette injonction et, à trois reprises, j’ai essayé de le lire. Mais le roman m’est tombé des mains.



J.-C.C. : Vous venez de me rendre un grand service car je m’étais promis de le lire. Merci.



U.E. : A l’époque où j’étais à l’université à Turin, je logeais dans une chambre au collège universitaire. Contre une lire que nous faisions glisser dans la main du chef de la claque, nous pouvions assister aux représentations données au théâtre communal. En quatre ans d’université, j’ai vu tous les chefs-d’œuvre du théâtre ancien et contemporain. Mais comme le collège fermait ses portes à minuit et demi et que la soirée au théâtre finissait rarement à temps pour nous permettre de regagner nos chambres, j’ai vu tous les chefs-d’œuvre du théâtre sans les dernières cinq ou dix minutes. Plus tard j’ai fait la connaissance de mon ami Paolo Fabbri qui, lorsqu’il était étudiant, pour gagner un peu d’argent, contrôlait les billets à l’entrée du théâtre universitaire d’Urbino. Ainsi il ne pouvait assister au spectacle qu’un quart d’heure après le lever de rideau, une fois que tous les spectateurs étaient entrés. Il manquait donc le début, et moi la fin. Il nous fallait absolument nous apporter mutuellement assistance. C’est ce que nous avons toujours rêvé de faire.



J.-C.C. : Je me demande de la même façon si j’ai bien vu les films que je crois avoir vus. Sans doute ai-je vu des extraits à la télévision, lu des ouvrages qui en parlaient. J’en connais le résumé, des amis m’en ont parlé. Un trouble s’établit dans ma mémoire entre les films que je suis certain d’avoir vus, ceux que je suis certain de ne pas avoir vus et tous les autres. Par exemple Les Niebelungen, le film muet de Fritz Lang : j’ai devant moi des images de Siegfried tuant le dragon dans une forêt magnifique, construite en studio. Les arbres paraissaient faits de ciment. Mais ai-je vu ce film ? Ou seulement cet extrait-là ? Viennent ensuite les films que je suis sûr de ne pas avoir vus et dont je parle comme si je les avais vus. Quelquefois même avec un surcroît d’autorité. Nous nous trouvions un jour à Rome avec Louis Malle et des amis français et italiens. Une conversation s’engage sur le film de Visconti, Il Gattopardo. Nous sommes, Louis et moi, de deux avis différents et, comme nous sommes gens du métier, nous nous efforçons de faire prévaloir nos points de vue. L’un de nous deux aimait le film, l’autre le haïssait : je ne sais plus qui était pour, qui était contre. Peu importe. Toute la table nous écoute. Je suis soudain pris d’un doute et je demande à Louis : « As-tu vu ce film ? » Il me répond : « Non. Et toi ? — Moi non plus. » Les gens qui nous écoutaient se montrèrent indignés, comme si nous leur avions fait perdre leur temps.



U.E. : Lorsqu’il y a une chaire disponible dans une des universités italiennes, une commission nationale se réunit pour attribuer le poste au meilleur candidat. Chaque commissaire reçoit alors des montagnes de publications de tous les candidats. On raconte l’histoire d’un de ces commissaires dans le bureau duquel s’entassent ces documents. On lui demande quand exactement il trouvera le temps de les lire et il répond : « Je ne les lirai jamais. Je ne veux pas me laisser influencer par des gens que je suis censé juger. »



J.-C.C. : Il avait raison. Une fois lu le livre, ou vu le film, vous allez être tenu de défendre votre opinion personnelle alors que, si vous ne savez rien de l’œuvre, vous tirerez parti des opinions des autres dans leur pluralité, leur diversité, vous y chercherez les meilleurs arguments, vous lutterez contre votre paresse naturelle, et même contre votre goût qui n’est pas forcément le bon…

Il y a une autre difficulté. Je prends l’exemple du Château de Kafka que j’ai lu jadis. Mais j’ai vu par la suite deux films très librement adaptés du Château, dont celui de Michael Haneke, qui ont passablement déformé ma première impression et forcément brouillé mes souvenirs de lecture. Est-ce que je ne pense pas au Château, désormais, à travers les yeux de ces cinéastes ? Vous disiez que le théâtre de Shakespeare que nous lisions aujourd’hui est forcément plus riche que celui qu’il a écrit, parce que ces pièces ont absorbé toutes les grandes lectures et interprétations qui se sont succédé depuis que la plume de Shakespeare crissait rapidement sur le papier. Et je le crois. Shakespeare s’enrichit et se fortifie sans cesse.



U.E. : J’ai dit comment les jeunes gens en Italie découvraient la philosophie, non pas à travers l’activité philosophique comme en France, mais à travers l’histoire de la discipline. Je me souviens de mon professeur de philo, un homme extraordinaire. C’est grâce à lui que j’ai fait des études de philosophie à l’université. Il y a vraiment des éléments de la philosophie que j’ai compris par sa médiation. Il est probable que cet excellent professeur n’avait pas pu lire tous les ouvrages auxquels son cours faisait référence. Cela veut donc dire que beaucoup des livres dont il me parlait, avec enthousiasme et compétence, lui étaient véritablement inconnus. Il ne les connaissait qu’à travers les histoires de la philosophie.



J.-C.C. : Lorsque Emmanuel Le Roy Ladurie était responsable de la Bibliothèque nationale, il s’est livré à une étude statistique assez étrange. Entre la constitution de la Bibliothèque nationale, à partir de la Révolution, mettons dans les années 1820, et nos jours, plus de deux millions de titres n’ont jamais été demandés. Pas une seule fois. Peut-être s’agit-il de livres sans aucun intérêt, des ouvrages de piété, des recueils d’oraisons, de sciences approximatives comme vous les aimez, de penseurs justement oubliés. Lorsqu’il s’est agi de constituer le fonds de la Bibliothèque nationale, au début, on amenait des tombereaux d’ouvrages, en vrac, dans la cour de la rue de Richelieu. Il fallait alors les recevoir, les classer, sans doute à la hâte. Après quoi les livres entraient pour la plupart dans un long sommeil, où ils sont encore.

Maintenant, je me place du côté de l’écrivain ou de l’auteur que nous sommes tous les trois. Savoir que nos livres traînent sur un rayonnage sans que personne songe à s’en emparer, n’est pas une idée très réconfortante. J’imagine que ce n’est pas, Umberto, le cas de vos ouvrages ! Quel est le pays qui leur réserve le meilleur accueil ?



U.E. : En termes de tirage, c’est peut-être l’Allemagne. Si vous vendez deux cent ou trois cent mille exemplaires en France, c’est un record. En Allemagne il faut aller au-delà du million pour être bien considéré. Les tirages les plus bas, vous les trouvez en Angleterre. Les Anglais préfèrent en général emprunter les livres dans des bibliothèques. L’Italie, quant à elle, doit se situer immédiatement avant le Ghana. En revanche les Italiens lisent beaucoup de magazines, plus que les Français. C’est la presse, en tout cas, qui a trouvé un bon moyen de ramener des non-lecteurs vers les livres. Comment ? Cela s’est passé en Espagne et en Italie, et non pas en France. Le quotidien offre à ses lecteurs, pour une somme très modeste, un livre ou un DVD avec le journal. Cette pratique a été dénoncée par les libraires mais elle a fini malgré tout par s’imposer. Je me souviens que, lorsque Le Nom de la rose a été ainsi proposé gratuitement en accompagnement du journal La Repubblica, le journal a vendu deux millions de copies (au lieu des 650 000 habituels) et mon livre a donc touché deux millions de lecteurs (et si on considère que le livre va peut-être intéresser toute la famille, disons prudemment quatre millions).

Il y avait là peut-être, en effet, de quoi inquiéter les libraires. Or, six mois plus tard, en contrôlant les ventes du semestre en librairie, on a vu que la vente de l’édition de poche n’avait diminué celles-ci que d’une façon insignifiante. Donc ces deux millions n’étaient tout simplement pas des gens qui fréquentaient habituellement les librairies. Nous avions gagné un public nouveau.



J.-P. de T. : Vous exprimez l’un et l’autre un avis plutôt enthousiaste sur la pratique de la lecture dans nos sociétés. Les livres ne sont désormais plus réservés à des élites. Et s’ils se trouvent en compétition avec d’autres supports, toujours plus séduisants et performants, ils résistent et font la preuve que rien ne peut les remplacer. La roue, encore une fois, se révèle indépassable.



J.-C.C. : Il y a vingt ou vingt-cinq ans, un jour, je prends le métro à la station Hôtel-de-Ville. Sur le quai se trouve un banc et sur ce banc un homme qui a posé près de lui quatre ou cinq livres. Il est en train de lire. Les métros passent. Je regarde cet homme qui ne s’intéresse à rien d’autre qu’à ses livres, et je décide de m’attarder un peu. Il m’intéresse. Je finis par m’approcher et une brève conversation s’engage. Je lui demande aimablement ce qu’il fait là. Il m’explique qu’il vient tous les matins à huit heures et demie et reste jusqu’à midi. Il sort alors, pendant une heure, pour aller déjeuner. Puis il regagne sa place et reste sur son banc jusqu’à dix-huit heures. Il conclut par ces mots que je n’ai jamais oubliés : « Je lis, je n’ai jamais rien fait d’autre. » Je le quitte, car j’ai l’impression de lui faire perdre son temps.

Pourquoi le métro ? Parce qu’il ne pouvait pas rester dans un café toute la journée sans consommer et sans doute ne pouvait-il s’offrir ce luxe. Le métro était gratuit, il y faisait chaud, et le va-et-vient des gens ne le dérangeait en aucune façon. Je me suis demandé, et je me demande encore, s’il s’agissait là du lecteur idéal ou d’un lecteur totalement perverti.



U.E. : Et que lisait-il ?



J.-C.C. : C’était très éclectique. Romans, livres d’histoire, essais. Il me semble qu’il y avait chez lui davantage une sorte de dépendance au fait même de lire qu’un réel intérêt pour ce qu’il lisait. On a dit que la lecture est un vice impuni. Cet exemple montre qu’elle peut devenir une véritable perversion. Peut-être même un fétichisme.



U.E. : Lorsque j’étais enfant, une voisine me donnait un livre chaque année pour Noël. Un jour elle m’a demandé : « Dis-moi Umbertino, tu lis pour savoir ce qu’il y a dans le livre que tu lis ou pour l’amour de lire ? » Et j’ai dû admettre que je n’étais pas toujours passionné par ce que je lisais. Je lisais pour le goût de lire, n’importe quoi. C’est une des grandes révélations de mon enfance !



J.-C.C. : Lire pour lire, comme vivre pour vivre. Nous connaissons aussi des gens qui vont au cinéma pour voir des films, c’est-à-dire des images qui bougent, dans un certain sens. Peu importe, parfois, ce que le film montre ou raconte.



J.-P. de T. : Est-ce qu’on a pu repérer comme une addiction à la lecture ?



J.-C.C. : Bien entendu. Cet homme dans le métro en est un exemple. Imaginez-vous quelqu’un qui chaque jour consacrerait quelques heures à la marche mais qui ne porterait aucune attention au paysage, aux gens qu’il croiserait, à l’air qu’il respirerait. Il y a un fait de marcher, de courir, comme il y a un fait de lire. Que pouvez-vous retenir des livres que vous avez lus de cette manière ? Comment se souvenir de ce qu’on a lu lorsqu’on a parcouru dans la même journée deux ou trois livres ? Au cinéma, parfois, des spectateurs s’enferment pour voir quatre ou cinq films par jour. C’est le sort des journalistes et des jurés dans les festivals. Difficile de s’y reconnaître.



U.E. : J’en ai fait une fois l’expérience. J’avais été nommé juré au Festival de Venise. J’ai cru devenir fou.



J.-C.C. : Lorsque vous sortez de la salle de projection, titubant, après avoir visionné votre ration quotidienne, même les palmiers de la Croisette, à Cannes, vous paraissent faux. Le but ce n’est pas de voir à tout prix ou de lire à tout prix, mais de savoir que faire de cette activité et comment en tirer une nourriture substantielle et durable. Est-ce que les amateurs de lecture rapide goûtent véritablement ce qu’ils lisent ? Si vous faites l’économie des longues descriptions dans Balzac, est-ce que vous ne perdez pas précisément ce qui fait la marque profonde de son œuvre ? Ce qu’il est le seul à vous donner ?



U.E. : Comme ceux qui, dans un roman, cherchent les guillemets annonçant un dialogue. Il a pu m’arriver dans ma jeunesse, en lisant des récits d’aventures, de sauter certains passages pour parvenir aux dialogues suivants.

Mais poursuivons sur notre thème. Celui des livres que nous n’avons pas lus. Il existe un moyen de favoriser la lecture, c’est celui qu’a imaginé l’écrivain Achille Campanile. Comment le marquis Fuscaldo est-il devenu l’homme le plus savant de son temps ? Il avait hérité de son père une immense bibliothèque mais il s’en fichait royalement. Un jour, en ouvrant un livre par hasard, il trouve entre deux pages un billet de mille lires. Il se demande s’il en sera de même avec les autres livres et passe le reste de sa vie à feuilleter systématiquement tous les livres reçus en héritage. Et c’est ainsi qu’il devient un puits de science.



J.-P. de T. : « Ne lisez pas Anatole France ! » Le conseil ou le « déconseil » de lire, tel que le pratiquaient les surréalistes, n’a-t-il pas pour conséquence d’attirer l’attention sur des ouvrages qu’on n’aurait jamais eu l’intention de lire sans cela ?



U.E. : Les surréalistes n’ont pas été les seuls à déconseiller de lire certains auteurs, ou certains livres. Il s’agit d’un genre de critique polémique qui a, sans doute, toujours existé.



J.-C.C. : Breton avait établi une liste des auteurs à lire et à ne pas lire. Lisez Rimbaud, ne lisez pas Verlaine. Lisez Hugo, ne lisez pas Lamartine. Etrangement : lisez Rabelais, ne lisez pas Montaigne. Si vous suivez à la lettre ses conseils, vous passerez peut-être à côté de quelques livres intéressants. Je dois dire malgré tout que cela m’a épargné de lire, par exemple, Le Grand Meaulnes.



U.E. : Vous n’avez pas lu Le Grand Meaulnes ? Alors vous n’auriez jamais dû écouter Breton. Le livre est merveilleux.



J.-C.C. : Il n’est peut-être pas trop tard. Je sais que les surréalistes ont hautement fulminé contre Anatole France. Mais lui, je l’ai lu. J’y ai pris du plaisir souvent, avec La Révolte des anges par exemple. Mais quelle dent ils gardaient contre lui ! A sa mort, ils recommandaient de l’enfermer dans l’une de ces longues boîtes en fer qu’ont les bouquinistes, le long des quais de la Seine, au milieu de ces vieux livres qu’il avait tant aimés et de le jeter à la Seine. Nous sentons bien, là aussi, une haine de la vieille poussière livresque, inutile, encombrante et le plus souvent stupide. Cela dit, la question demeure : les ouvrages qui n’ont ni brûlé, ni été mal transmis ou mal traduits, ni censurés, et qui tant bien que mal sont parvenus jusqu’à nous, sont-ils véritablement les meilleurs, ceux que nous devons lire ?



U.E. : Nous avons parlé des livres qui n’existent pas ou qui n’existent plus. Des livres non lus et en attente d’être lus, ou de ne pas être lus. Je voudrais maintenant parler des auteurs qui n’existent pas et que pourtant nous connaissons. Des personnalités du monde de l’édition se retrouvent un jour autour d’une table à la Foire du livre de Francfort. Il y a là Gaston Gallimard, Paul Flamand, Ledig-Rowohlt et Valentino Bompiani. Autant dire l’état-major de l’édition en Europe. Ils commentent cette nouvelle folie qui s’est emparée de l’édition et qui consiste à surenchérir sur de jeunes auteurs qui n’ont pas encore fait leurs preuves. L’un d’entre eux a l’idée d’inventer un auteur. Son nom sera Milo Temesvar, auteur du déjà réputé Let me say now pour lequel l’American Library a déjà offert ce matin-là cinquante mille dollars. Ils décident donc de faire circuler ce bruit et de voir ce qui va se passer.

Bompiani revient à son stand et nous raconte l’histoire à moi et à mon collègue (nous travaillons à l’époque pour lui). L’idée nous séduit et nous commençons à nous promener dans les allées de la foire en répandant en catimini le nom bientôt fameux de Milo Temesvar. Le soir, au cours d’un dîner, Giangiacomo Feltrinelli vient vers nous, très excité et nous dit : « Ne perdez pas votre temps. J’ai acheté les droits mondiaux de Let me say now ! » Depuis cette époque, Milo Temesvar est devenu très important pour moi. J’ai écrit un article qui était le compte rendu d’un livre de Temesvar, The Patmos sellers, supposé être une parodie de tous les vendeurs d’apocalypse. J’ai présenté Milo Temesvar comme un Albanais qui avait été chassé de son pays pour déviationnisme de gauche ! Il avait écrit un livre inspiré par Borges sur l’emploi des miroirs dans le jeu des échecs. Pour son ouvrage sur les apocalypses, j’avais même proposé un nom d’éditeur qui était très clairement inventé. J’ai su qu’Arnoldo Mondadori, à l’époque le plus grand éditeur italien, avait fait découper mon article sur lequel il avait noté, en rouge : « Acheter ce livre à tout prix. »

Mais Milo Temesvar n’en est pas resté là. Si vous lisez l’introduction au Nom de la rose, un texte de Temesvar y est cité. J’ai donc retrouvé le nom de Temesvar dans certaines bibliographies. Récemment, pour faire une parodie du Da Vinci Code, j’ai cité certains de ses ouvrages en géorgien et en russe, prouvant ainsi qu’il a consacré à l’ouvrage de Dan Brown de savantes études. J’ai donc vécu toute ma vie avec Milo Temesvar.



J.-P. de T. : Vous avez en tout cas réussi tous les deux à définitivement déculpabiliser tous ces gens qui possèdent sur leurs rayonnages tant de livres qu’ils n’ont pas lus et ne liront jamais !



J.-C.C. : Une bibliothèque n’est pas forcément constituée de livres que nous avons lus ou même que nous lirons un jour, il est en effet excellent de le préciser. Ce sont des livres que nous pouvons lire. Ou que nous pourrions lire. Même si nous ne les lirons jamais.



U.E. : C’est la garantie d’un savoir.



J.-P. de T. : C’est une sorte de cave à vin. Il n’est pas utile de tout boire.



J.-C.C. : J’ai constitué également une assez bonne cave et je sais que je vais laisser des bouteilles remarquables à mes héritiers. D’abord parce que je bois de moins en moins de vin et que j’en achète de plus en plus. Mais je sais que, si l’envie me prenait, je pourrais descendre dans ma cave et liquider mes plus beaux millésimes. J’achète des vins en primeur. Ce qui veut dire que vous les achetez l’année de la récolte et que vous les recevez trois ans plus tard. L’intérêt est que, s’il s’agit d’un bordeaux de qualité par exemple, les producteurs le gardent en fûts puis en bouteilles dans les meilleures conditions possibles. Pendant ces trois ans, votre vin s’est bonifié et vous avez évité de le boire. C’est un excellent système. Trois ans plus tard, vous avez en général oublié que vous aviez commandé ce vin. Vous recevez un cadeau de vous à vous. C’est délicieux.



J.-P. de T. : Ne faudrait-il pas faire de même avec les livres ? Les mettre de côté, pas forcément dans une cave, mais les laisser mûrir.



J.-C.C. : Cela combattrait en tout cas le très fâcheux « effet de la nouveauté », qui nous oblige à lire parce que c’est nouveau, parce que ça vient de paraître. Pourquoi ne pas garder un livre « dont on parle » et le lire trois ans plus tard ? C’est une méthode que j’utilise assez souvent avec les films. Comme je n’ai pas le temps de voir tous ceux que je devrais voir, je garde quelque part ceux que je vais un jour me décider à regarder. Quelque temps plus tard, je constate que l’envie et la nécessité de les voir sont passées, pour le plus grand nombre. En ce sens, l’achat en primeur est sans doute, déjà, un filtrage. Je choisis ce que j’aimerai boire dans trois ans. C’est au moins ce que je me dis.

Ou bien, autre méthode, vous pouvez vous en remettre au filtrage que peut opérer pour vous un « expert », plus compétent que vous et qui connaît vos goûts. Je m’en suis ainsi remis à Gérard Oberlé, pendant des années, pour me signaler les livres que je devais acheter, quels que fussent mes moyens financiers du moment. Il ordonnait, j’obéissais. C’est ainsi que j’ai fait l’acquisition, lors de notre première rencontre, de Pauliska ou la perversité moderne, mémoires récents d’une Polonaise, un roman de la fin du XVIIIsiècle que je n’ai jamais revu depuis ce temps déjà ancien.

Il y a là une scène que j’ai toujours rêvé d’adapter au cinéma. Un homme, qui est un imprimeur, découvre un jour que sa femme est infidèle. Il en a la preuve : une lettre qu’elle a reçue de son amant et qu’il a trouvée. Le mari compose alors le contenu de cette lettre sur sa presse à imprimer, dénude sa femme, l’attache sur une table et lui imprime la lettre sur le corps, le plus profondément possible. Le corps nu et blanc devient papier, la femme crie de douleur et, à jamais, se transforme en livre. C’est comme une préfiguration de La Lettre écarlate, de Hawthorne. Ce rêve, imprimer une lettre d’amour sur le corps d’une femme coupable, c’est véritablement une vision d’imprimeur, ou à la rigueur d’écrivain.