Eloge de la bêtise

J.-P. de T. : Ainsi êtes-vous, si je ne me trompe, deux amoureux de la bêtise…



J.-C.C. : Amoureux fidèles. Elle peut compter sur nous. Lorsque nous avons entrepris, dans les années soixante, avec Guy Bechtel, notre Dictionnaire de la bêtise qui a connu plusieurs éditions, nous nous sommes dit : Pourquoi ne s’attacher qu’à l’histoire de l’intelligence, des chefs-d’œuvre, des grands monuments de l’esprit ? La bêtise, chère à Flaubert, nous semblait infiniment plus répandue, cela va de soi, mais aussi plus féconde, plus révélatrice et en un sens plus juste. Nous avons écrit une introduction que nous avons appelée « Eloge de la bêtise ». Nous proposions même de donner des « cours de bêtise ».

Tout ce qui a été écrit d’idiot sur les Noirs, les Juifs, les Chinois, les femmes, les grands artistes, nous paraît infiniment plus révélateur que les analyses intelligentes. Lorsque le très réactionnaire Monseigneur de Quélen, sous la Restauration, déclare en chaire de Notre-Dame, devant un auditoire d’aristocrates qui sont pour la plupart des émigrés revenus en France : « Non seulement Jésus-Christ était fils de Dieu, mais encore il était d’excellente famille du côté de sa mère », il nous dit beaucoup de choses, non seulement sur lui-même, ce qui n’aurait qu’un intérêt relatif, mais sur la société et la mentalité de son temps.

Je me souviens aussi de cette perle qu’on trouve chez Houston Stewart Chamberlain, antisémite notoire : « Quiconque prétend que Jésus-Christ était juif est ou ignorant ou malhonnête. »



U.E. : J’aimerais cependant que nous parvenions à une définition. C’est sans doute, pour notre sujet, d’une particulière importance ! J’ai fait une distinction, dans un de mes livres, entre l’imbécile, le crétin et le stupide. Le crétin ne nous intéresse pas. C’est celui qui amène sa cuillère vers son front au lieu de viser sa bouche, c’est celui qui ne comprend pas ce que vous lui dites. Son cas est réglé. L’imbécillité, elle, est une qualité sociale, et vous pouvez même l’appeler autrement puisque pour certains, « stupide » et « imbécile » sont la même chose. L’imbécile est celui qui va dire ce qu’il ne devrait pas dire à un moment déterminé. Il est l’auteur de gaffes involontaires. Le stupide est différent, son défaut n’est pas social mais logique. A première vue, on a l’impression qu’il raisonne de façon correcte. Il est difficile de reconnaître du premier coup ce qui ne colle pas. C’est pourquoi il est dangereux.

Je dois donner un exemple. Le stupide va dire : « Tous les habitants du Pirée sont athéniens. Tous les Athéniens sont grecs. Donc tous les Grecs sont habitants du Pirée. » Vous avez le soupçon que quelque chose ne marche pas parce que vous savez qu’il y a des Grecs qui sont des Spartiates, par exemple. Mais vous n’êtes pas capable de démontrer où et comment il s’est trompé. Il vous faudrait connaître toutes les règles de la logique formelle.



J.-C.C. : Pour moi le stupide ne se contente pas de se tromper. Il affirme haut et fort son erreur, il la proclame, il veut que tous l’entendent. C’est même surprenant de voir combien la stupidité est claironnante. « Maintenant nous savons de source sûre que… » et suit une connerie énorme.



U.E. : Vous avez tout à fait raison. Si vous clamez avec insistance une vérité commune, banale, elle devient aussitôt une stupidité.



J.-C.C. : Flaubert dit que la bêtise c’est de vouloir conclure. L’imbécile veut parvenir de lui-même à des solutions péremptoires et définitives. Il veut clore à jamais une question. Mais cette bêtise, qui est souvent reçue comme une vérité par une certaine société, est pour nous, avec le recul de l’histoire, extrêmement instructive. L’histoire de la beauté et de l’intelligence à laquelle nous limitons notre enseignement, ou plutôt à laquelle d’autres ont limité notre enseignement, n’est qu’une très infime partie de l’activité humaine, nous l’avons dit. Peut-être même faudrait-il envisager – d’ailleurs, vous vous y appliquez – une histoire générale de l’erreur et de l’ignorance, en plus de la laideur.



U.E. : Nous avons parlé d’Aetius et de la manière dont il a rendu compte des travaux des présocratiques. Nul doute : ce type était stupide. Quant à la bêtise, après ce que vous en avez dit, il me paraît qu’elle n’est pas identique à la stupidité. Ce serait plutôt une manière de gérer la stupidité.



J.-C.C. : De façon emphatique, souvent déclamatoire.



U.E. : On peut être stupide sans être complètement bête. Stupide par accident.



J.-C.C. : Oui, mais alors on n’en fait pas métier.



U.E. : On peut vivre de la bêtise, c’est vrai. Dans l’exemple que vous citiez, dire que Jésus, du côté de sa mère, était d’une « excellente famille », n’est pas selon moi une absolue stupidité. Tout simplement parce que, du point de vue de l’exégèse, c’est vrai. Je crois que nous sommes ici résolument du côté de l’imbécillité. Je peux dire que quelqu’un est d’une bonne famille. Je ne peux pas le dire de Jésus-Christ parce que c’est moins important, tout de même, que d’être fils de Dieu. Donc Quélen dit une vérité historique mais mal à propos. L’imbécile parle toujours à mauvais escient.



J.-C.C. : Je pense à cette autre citation : « Je ne suis pas d’une bonne famille. Mes enfants si. » A moins qu’il ne s’agisse d’un humoriste, voilà au moins un imbécile satisfait. Et revenons à Monseigneur de Quélen. Il s’agit tout de même d’un archevêque de Paris, d’un esprit certes très conservateur mais exerçant une grande autorité morale, à ce moment-là, en France.



U.E. : Alors corrigeons notre définition. La bêtise c’est une façon de gérer avec orgueil et constance la stupidité.



J.-C.C. : Oui, pas mal. Nous pourrions aussi enrichir nos entretiens de citations empruntées à tous ceux, et ils sont nombreux, qui ont cherché à démolir ceux que nous considérons aujourd’hui comme nos grands auteurs, ou artistes. Les insultes sont toujours beaucoup plus éclatantes que les louanges. Il faut admettre et comprendre ça. Un vrai poète se fraie son chemin à travers un orage d’insultes. La Cinquième de Beethoven était « un fracas d’obscénités », « la fin de la musique ». On ne se doute pas non plus des noms illustres qui figuraient dans cette guirlande d’insultes accrochées au cou de Shakespeare, Balzac, Hugo, etc. Et Flaubert lui-même disant de Balzac : « Quel homme aurait été Balzac s’il eût su écrire. »

Et puis il y a la bêtise patriotique, militariste, nationaliste, raciste. Vous pouvez vous pencher sur le Dictionnaire de la bêtise à l’article consacré aux Juifs. Les citations parlent moins de la haine que de la simple bêtise. De la bêtise méchante. Exemple : les Juifs ont naturellement le goût de l’argent. La preuve : lorsqu’une mère juive a un accouchement difficile, il suffit d’agiter près de son ventre des pièces d’argent pour que le petit enfant juif apparaisse les mains tendues. Cela fut écrit en 1888 par un certain Fernand Grégoire. Ecrit et publié. Et Fourier disant que les Juifs sont « la peste et le choléra du corps social ». Et Proudhon lui-même notant dans ses carnets : « Il faut renvoyer cette race en Asie, ou l’exterminer. » Ce sont des « vérités » offertes par des gens qui se disent souvent de science. Des « vérités » qui font froid dans le dos.



U.E. : Diagnostic : stupidité ou crétinisme ? Un cas d’épiphanie de l’imbécillité (dans le sens où je l’entends) est offert par Joyce lorsqu’il rapporte une conversation avec Mister Skeffington : « J’ai su que votre frère est mort », dit Skeffington. « Et il avait seulement dix ans », lui dit-on. Skeffington répond : « C’est quand même douloureux. »



J.-C.C. : La bêtise est souvent proche de l’erreur. C’est cette passion pour la bêtise qui m’a toujours rapproché de votre recherche du faux. Voilà deux chemins rigoureusement ignorés par l’enseignement. Chaque époque a sa vérité d’un côté et ses imbécillités notoires de l’autre, énormes, mais ce n’est que cette vérité que l’enseignement se charge d’enseigner, de transmettre. En quelque sorte, la bêtise est filtrée. Oui, il y a un « politiquement correct » et un « intelligemment correct ». Autrement dit, une bonne façon de penser. Que nous le voulions ou non.



U.E. : C’est le test du papier de tournesol qui permet de déterminer si nous sommes en présence d’un acide ou d’une base. Le test du tournesol nous permettrait de savoir, dans chacun de ces cas, si nous sommes en présence d’un stupide ou d’un imbécile. Mais pour revenir à votre rapprochement entre la bêtise et le faux : le faux n’est pas forcément l’expression de la stupidité ou de l’imbécillité. C’est tout simplement une erreur. Ptolémée croyait de bonne foi que la Terre était immobile. Il commettait une erreur faute d’informations scientifiques. Mais peut-être allons-nous découvrir demain que la Terre ne tourne pas autour du Soleil et nous rendrons alors hommage à la sagacité de Ptolémée.

Agir de mauvaise foi, c’est dire le contraire de ce qu’on croit vrai. Mais nous commettons toujours l’erreur de bonne foi. L’erreur traverse donc toute l’histoire de l’humanité, et tant mieux, d’ailleurs, sinon nous serions des dieux. La notion de « faux », que j’ai étudiée, est en réalité très subtile. Il y a le faux qui résulte de l’imitation de quelque chose qualifié d’original et qui doit conserver avec son modèle une identité parfaite. Il y aura entre l’original et le faux une indiscernabilité, au sens leibnizien. L’erreur réside ici dans le fait d’attribuer une valeur de vérité à quelque chose qu’on sait être erroné. Il y a aussi le raisonnement faux de Ptolémée qui, parlant de bonne foi, se trompe. Mais il ne s’agit pas ici de faire croire que la Terre est immobile, parce que nous savons qu’en réalité elle tourne autour du Soleil. Non. Ptolémée croit vraiment que la Terre est immobile. La falsification n’a rien à voir avec ce que nous considérons avec le recul, s’agissant de Ptolémée, comme un savoir simplement erroné.



J.-C.C. : Avec cette précision qui ne va pas faciliter notre effort de définition : Picasso avouait qu’il pouvait faire lui aussi de faux Picasso. Il s’est même vanté d’avoir fait les meilleurs faux Picasso du monde.



U.E. : Chirico a avoué lui aussi avoir commis de faux Chirico. Et je dois avouer avoir moi-même produit un faux Eco. Un magazine satirique italien, une sorte de Charlie Hebdo, avait préparé un numéro spécial du Corriere della Sera à propos de l’arrivée des Martiens sur la Terre. Evidemment il s’agissait d’un faux. Ils m’ont demandé un faux article de moi-même, en forme de parodie de Eco.



J.-C.C. : C’est une manière de s’évader de soi-même, de sa chair, de sa matière. Sinon de son esprit.



U.E. : Mais d’abord de nous critiquer, de mettre en exergue nos poncifs, car ce sont ces poncifs que je vais devoir répéter pour « faire du Eco ». L’exercice qui consiste à produire un faux de soi-même est donc très sain.



J.-C.C. : Même chose pour cette enquête sur la bêtise qui nous a pris plusieurs années. Ce fut une longue période où, Bechtel et moi, nous ne lisions, avec acharnement, que de très mauvais livres. Nous épluchions les catalogues des bibliothèques et, à la lecture de certains titres, nous nous faisions une idée du trésor qui nous attendait. Lorsque vous découvrez dans votre liste un titre comme De l’influence du vélocipède sur les bonnes mœurs, vous pouvez être certain d’y trouver votre miel.



U.E. : Le problème se présente lorsque le fou interfère avec votre propre vie. Comme je l’ai déjà dit, j’ai consacré une enquête aux fous publiés par les vanity press, et il était évident pour moi que je résumais leurs idées avec ironie. Or certains d’entre eux n’ont pas perçu cette ironie et m’ont adressé un courrier pour me remercier d’avoir pris leur pensée au sérieux. Même chose avec le Pendule de Foucault, qui s’en prenait aux « porteurs » de vérité et qui a suscité parfois chez eux des manifestations d’enthousiasme inattendues. Je reçois encore (ou mieux, ma femme ou ma secrétaire qui les filtrent) des coups de fil de la part d’un certain Grand Maître des Templiers.



J.-C.C. : Je vous cite, pour rire un peu, une lettre publiée dans notre Dictionnaire de la Bêtise, et vous en comprendrez tout de suite la raison. Nous l’avons trouvée dans la Revue des Missions apostoliques (oui, nous avons lu même ça). Un prêtre remercie son interlocuteur de lui avoir fait parvenir une eau miraculeuse, laquelle a eu sur « le malade » une influence très positive, mais « à son insu ». « Je lui en ai fait boire sans qu’il s’en doutât pendant neuf jours, et lui qui, pendant quatre ans, était resté entre la vie et la mort, lui qui, pendant quatre ans aussi, m’avait résisté avec une opiniâtreté désespérante et des blasphèmes qui font frémir, expira doucement après sa neuvaine, dans les sentiments d’une pitié d’autant plus consolante qu’elle était moins attendue. »



U.E. : La difficulté que nous éprouvons pour décider si ce type-là est un crétin, un stupide ou un imbécile vient du fait que ces catégories sont des types idéaux, des Idealtypen, comme diraient les Allemands. Or nous trouverons la plupart du temps chez un même individu un mélange de ces trois attitudes. La réalité est bien plus complexe que cette typologie.



J.-C.C. : Je n’étais pas revenu sur ces questions depuis des années, mais je suis frappé de vérifier encore une fois combien l’étude de la bêtise est stimulante. Non seulement parce qu’elle remet en question la sacralisation du livre, mais parce qu’elle nous amène à découvrir que nous avons été, chacun de nous, à tout moment, capables de proférer des âneries semblables. Nous sommes toujours au bord de dire une stupidité. Ainsi cette phrase que je vous livre, émanant tout de même de Chateaubriand. Il parle de Napoléon, qu’il n’aimait guère, et il écrit : « C’est, en effet, un grand gagneur de batailles, mais hors de là, le moindre général est plus habile que lui. »



J.-P. de T. : Pouvez-vous préciser cette passion que vous partagez pour ce qui dans l’humain rend compte toujours de ses limites, de ses imperfections ? Est-elle chez vous l’expression cachée d’une compassion ?



J.-C.C. : A un moment donné de ma vie, vers trente ans, après en avoir terminé avec mes études supérieures et accompli le tour classique des humanités, il se produisit un déclic. J’étais soldat en Algérie pendant la guerre, en 1959-1960… Et là, soudain, j’ai découvert la totale inutilité, j’allais dire futilité, de ce qu’on m’avait appris. J’ai lu à ce moment-là des textes sur la colonisation, textes d’une stupidité et d’une violence dont je n’avais pas idée, que personne n’avait jamais mis sous mes yeux. J’ai commencé à me dire que j’aurais intérêt à sortir des sentiers trop battus pour découvrir les alentours, les terrains vagues, les buissons, même les marécages. Guy Bechtel, de son côté, avait fait le même chemin que moi. Nous nous étions connus en khâgne.



U.E. : Je crois que, d’une manière sensiblement différente, nous sommes bien sur la même longueur d’onde. J’ai écrit, dans le texte que vous m’aviez demandé comme conclusion à votre encyclopédie sur La Mort et l’Immortalité1, que pour pouvoir accepter l’idée de notre fin, il fallait se convaincre que tous ceux qui restaient après nous étaient des cons et qu’il ne valait pas la peine de passer plus de temps avec eux. C’est une façon paradoxale d’avancer une vérité qui est que, durant toute notre vie, nous avons cultivé les grandes vertus de l’humanité. L’être humain est une créature proprement extraordinaire. Il a découvert le feu, bâti des villes, écrit de magnifiques poèmes, donné des interprétations du monde, inventé des images mythologiques, etc. Mais, en même temps, il n’a pas cessé de faire la guerre à ses semblables, de se tromper, de détruire son environnement, etc. La balance entre la haute vertu intellectuelle et la basse connerie donne un résultat à peu près neutre. Donc, en décidant de parler de la bêtise, nous rendons en un certain sens hommage à cette créature qui est mi-géniale, mi-imbécile. Et dès que nous nous rapprochons de la mort, comme c’est notre cas à tous les deux, alors nous commençons à penser que la connerie l’emporte sur la vertu. C’est évidemment la meilleure manière de se consoler. Si un plombier vient pour réparer une fuite dans ma salle de bain, en me prenant beaucoup d’argent au passage et si, une fois parti, nous découvrons que la fuite est toujours là, je me consolerai en disant à ma femme : « C’est un crétin, sinon il ne réparerait pas, et fort mal, les baignoires qui fuient. Il serait professeur de sémiologie à l’université de Bologne. »



J.-C.C. : La première chose que l’on découvre en étudiant la bêtise c’est qu’on est un imbécile soi-même. Evidemment. On ne traite pas impunément les autres d’imbéciles sans se rendre compte que leur bêtise est précisément un miroir qu’ils nous tendent. Un miroir permanent, précis et fidèle.



U.E. : Ne tombons pas dans le paradoxe d’Epiménide qui dit que tous les Crétois sont des menteurs. Puisqu’il est crétois, il est menteur. Si un con vous dit que tous les autres sont des cons, le fait qu’il soit un con n’empêche pas qu’il vous dise peut-être la vérité. Si maintenant il ajoute que tous les autres sont des cons « comme lui », alors il fait preuve d’intelligence. Ce n’est donc pas un con. Parce que les autres passent leur vie à faire oublier qu’ils le sont.

Existe aussi le risque de tomber dans un autre paradoxe qui a été énoncé par Owen. Tous les gens sont des cons, excepté vous et moi. Et vous, d’ailleurs, au fond, si j’y pense…



J.-C.C. : Notre esprit est délirant. Tous les livres que nous collectionnons vous et moi témoignent de la dimension proprement vertigineuse de notre imaginaire. Il est particulièrement difficile de distinguer la divagation et la folie d’un côté, de la bêtise de l’autre.



U.E. : Un autre exemple de stupidité qui me vient est celui de Nehaus, auteur d’un pamphlet sur les Rose-Croix écrit à l’époque où, en France, vers 1623, on s’interrogeait pour savoir s’ils existaient ou n’existaient pas. « Le seul fait qu’ils nous cachent qu’ils existent est la démonstration de leur existence », affirme cet auteur. La preuve qu’ils existent est qu’ils nient exister.



J.-C.C. : C’est un argument que je me sens prêt à accepter.



J.-P. de T. : Peut-être, c’est une proposition, pouvons-nous regarder la bêtise comme un mal ancien que nos nouvelles technologies, accessibles à tous, contribueraient à combattre ? Pourriez-vous souscrire à ce diagnostic positif ?



J.-C.C. : Je me défends de regarder notre époque avec pessimisme. C’est trop facile, ça court les rues. Et pourtant… Je vous cite une réponse de Michel Serres à un journaliste qui l’interrogeait, je ne sais plus dans quelles circonstances, sur la décision de construire le barrage d’Assouan. Un comité avait été créé, rassemblant des ingénieurs hydrauliques, des spécialistes des différents matériaux, des bétonneurs, peut-être même des écologistes, mais il n’y avait là ni philosophe ni égyptologue. Michel Serres s’en étonnait. Et le journaliste s’étonnait qu’il s’en étonnât. « A quoi aurait bien pu servir un philosophe dans un tel comité ? demanda-t-il. — Il aurait remarqué l’absence de l’égyptologue », répondit Michel Serres.

A quoi peut servir en effet un philosophe ? Cette réponse n’a-t-elle pas un lien merveilleux avec notre sujet du moment, la bêtise ? A quel âge de la vie, et de quelle manière, devons-nous rencontrer la stupidité, la vulgarité, l’entêtement idiot et cruel qui sont notre pain quotidien et avec lesquels nous devrons vivre ? Il existe en France une sorte de débat – il y a des débats sur tout – à propos de l’âge auquel on pourrait s’initier à la philosophie. C’est aujourd’hui en terminale que nos lycéens la découvrent. Mais pourquoi pas plus tôt ? Et pourquoi ne pas initier également les enfants à l’anthropologie, qui est une ouverture vers le relativisme culturel ?



U.E. : Il est incroyable que dans le pays le plus philosophique au monde, l’Allemagne, on n’enseigne pas la philosophie au lycée. En Italie, en revanche, sous l’influence de l’historicisme idéaliste allemand, nous avons une initiation à l’histoire de la philosophie qui dure trois ans, ce qui est bien différent de ce qui est proposé en France où il s’agit d’une initiation à l’activité philosophique. Je crois qu’il n’est pas inutile de savoir quelque chose de ce que pensaient les philosophes, des présocratiques jusqu’à nos jours. Le seul risque pour l’étudiant naïf est de croire que celui qui pense en dernier a raison. Mais je n’ai pas idée de ce que produit sur les jeunes gens l’enseignement de la philosophie tel qu’il est conçu en France.



J.-C.C. : Je garde de cette année le sentiment d’avoir été totalement perdu. Le programme était divisé en plusieurs parties : philosophie générale, psychologie, logique et morale. Mais comment peut-on concevoir un manuel de philosophie ? Et d’ailleurs, quid des cultures qui n’ont pas connu ce que nous appelons la philosophie ? C’est la remarque sur l’anthropologie que je faisais à l’instant. La notion de « concept philosophique », par exemple, est purement occidentale. Essayez d’expliquer ce qu’est un « concept » à un Indien, même très raffiné, ou la « transcendance » à un Chinois ! Et élargissons notre propos à la question de l’éducation sans prétendre évidemment la résoudre. Depuis la réforme dite de Jules Ferry, l’école en France est gratuite mais elle est aussi obligatoire pour tous. Ce qui veut dire que la République se doit d’apprendre la même chose à tous les citoyens, sans restriction, tout en sachant très bien qu’une majorité va décrocher en chemin, le but du jeu étant en définitive, par sélection, de former les élites qui dirigeront le pays. Système dont je suis un profiteur parfait : sans Jules Ferry, je ne serais pas là à parler avec vous. Je serais aujourd’hui un vieux paysan sans le sou du sud de la France. Qui sait ce que je serais d’ailleurs ?

Tout système éducatif, nécessairement, est un reflet de la société qui l’a vu naître, qui l’a élaboré, qui l’a imposé. Cependant, à l’époque de Jules Ferry, la société française et la société italienne étaient totalement différentes de ce qu’elles sont aujourd’hui. Sous la IIIe République, 75 % des Français sont encore des paysans, les ouvriers représentent peut-être 10 ou 15 %, et ce que nous appelons les élites encore moins. Ces 75 % de paysans sont aujourd’hui 3 ou 4 % et le même principe éducatif est toujours en vigueur. Or, à l’époque de Jules Ferry, ceux qui ne parvenaient pas à faire quelque chose de leur scolarité trouvaient des emplois dans l’agriculture, l’artisanat, le monde ouvrier, la domesticité. Tous ces emplois ayant peu à peu disparu, au profit d’emplois dits de service, ou de cadres, ceux qui sont rejetés avant ou après le bac sont aujourd’hui en chute libre. Rien n’est là pour les accueillir, pour amortir cette chute. Notre société s’est métamorphosée et le système éducatif reste grosso modo le même, au moins dans ses principes.

Ajoutez que les femmes sont aujourd’hui beaucoup plus nombreuses à se lancer dans des études supérieures et qu’elles viennent disputer aux hommes un nombre d’emplois qui n’a pas augmenté dans les secteurs traditionnellement convoités. Pourtant, si les métiers de l’artisanat ne passionnent plus les foules, ils continuent à éveiller quelques vocations. J’ai été, il y a quelques années, membre d’un jury qui décernait des prix aux meilleurs candidats exerçant ce que nous appelons les métiers d’art, qui sont le sommet de l’artisanat. J’ai été stupéfait en découvrant les matières et les techniques que ces gens utilisaient et maîtrisaient, et leurs talents. Dans ce domaine en tout cas, rien n’est perdu.



U.E. : Oui, il y a dans nos sociétés, où le problème de l’emploi se pose à tous, des jeunes gens qui redécouvrent les métiers artisanaux. C’est un fait avéré en Italie et sans doute aussi en France et dans d’autres pays occidentaux. Lorsqu’il m’arrive de rencontrer ces nouveaux artisans et qu’ils remarquent mon nom sur ma carte de crédit, je m’aperçois bien souvent qu’ils ont lu certains de mes livres. Les mêmes artisans, il y a cinquante ans, puisqu’ils n’avaient pas suivi le parcours scolaire jusqu’à son terme, n’auraient probablement pas lu ces livres. Ceux-là ont donc poursuivi leur formation supérieure avant de s’adonner à un métier manuel.

Un ami me racontait qu’il avait dû, avec un collègue philosophe, prendre un jour un taxi à l’université de Princeton, à New York. Le chauffeur est, dans la version de mon ami, un ours dont le visage disparaît sous de longs cheveux hirsutes. Il engage la conversation pour savoir un peu à qui il a affaire. Ils expliquent alors qu’ils enseignent à Princeton. Mais le chauffeur veut en savoir davantage. Le collègue, un peu agacé, dit qu’il s’occupe de la perception transcendantale à travers l’épochê… et le chauffeur le coupe en lui disant : « You mean Husserl, isn’t it ? »

Il s’agissait, naturellement, d’un étudiant en philosophie qui faisait le taxi driver pour payer ses études. Mais à l’époque, un chauffeur de taxi connaissant Husserl était un spécimen tout à fait rare. Vous pouvez tomber aujourd’hui sur un chauffeur qui vous fait écouter de la musique classique et vous interroge sur votre dernier ouvrage de sémiotique. Ce n’est pas complètement surréaliste.



J.-C.C. : Ce sont dans l’ensemble de bonnes nouvelles, non ? Il me semble même que les périls écologiques, qui ne sont pas feints, loin de là, peuvent aiguiser notre intelligence et nous épargner de nous endormir trop longtemps et trop profondément.



U.E. : Nous pouvons insister sur les progrès de la culture, qui sont manifestes et touchent des catégories sociales qui en étaient traditionnellement exclues. Mais en même temps, il y a davantage de bêtise. Ce n’est pas parce que les paysans d’autrefois se taisaient qu’ils étaient bêtes. Etre cultivé ne signifie pas nécessairement être intelligent. Non. Mais aujourd’hui tous ces gens veulent se faire entendre et, fatalement, ils font entendre dans certains cas leur simple bêtise. Alors disons qu’une bêtise d’autrefois ne s’exposait pas, ne se faisait pas connaître, alors qu’elle vitupère de nos jours.

En même temps, cette ligne de partage entre intelligence et bêtise est sujette à caution. Lorsque je dois changer une ampoule, je suis un parfait crétin. Avez-vous en France des variations autour de « Combien faut-il de… pour changer une ampoule » ? Non ? Nous en avons en Italie une série considérable. Avant, les protagonistes étaient les citoyens de Cuneo, une ville du Piémont. « Combien faut-il de gens de Cuneo pour changer une ampoule ? » La solution est cinq : un qui tient l’ampoule et quatre qui font tourner la table. Mais l’histoire existe aussi aux Etats-Unis. « Combien de Californiens pour changer une ampoule ? — Quinze : un qui change l’ampoule et quatorze pour partager l’expérience. »



J.-C.C. : Vous parlez des gens de Cuneo. Cuneo est dans le nord de l’Italie. J’ai l’impression que pour chaque peuple, les gens très bêtes sont toujours au Nord.



U.E. : Bien entendu, car c’est au Nord qu’on trouve le plus de personnes qui souffrent d’un goitre, c’est au Nord que sont les montagnes qui symbolisent l’isolement, c’est du Nord encore que surgissaient les barbares qui allaient fondre sur nos villes. C’est la vengeance des gens du Sud qui ont moins d’argent, qui sont techniquement moins développés. Lorsque Bossi, le chef de la Ligue du Nord, un mouvement raciste, est descendu à Rome la première fois pour prononcer un discours, les gens brandissaient dans la ville des placards où on pouvait lire : « Lorsque vous viviez encore dans les arbres, nous étions déjà des tapettes. »

Les gens du Sud ont toujours reproché aux gens du Nord de manquer de culture. La culture est parfois le dernier ressort de la frustration technologique. Notez que désormais les gens de Cuneo ont été remplacés en Italie par les carabinieri. Mais nos gendarmes ont eu le génie de jouer de cette réputation qui leur était faite. Ce qui était dans une certaine mesure une preuve de leur intelligence.

Après les gendarmes est venu le tour de Francesco Totti, le footballeur, qui a généré un véritable feu d’artifice. Totti a réagi en publiant un livre pour recueillir toutes les histoires qu’on racontait sur son compte et il a donné les bénéfices des ventes à des organisations caritatives. La source s’est tarie d’elle-même et chacun a révisé son jugement sur lui.



1- . La Mort et l’Immortalité, Encyclopédie des savoirs et des croyances, sous la dir. de Frédéric Lenoir et Jean-Philippe de Tonnac, Bayard, 2004.