Chaque livre publié aujourd’hui
est un post-incunable
J.-P. de T. : Cet échange perdrait probablement de sa pertinence si nous ignorions que vous êtes non seulement des auteurs, mais aussi des bibliophiles, que vous avez consacré votre temps et votre argent à rassembler chez vous des livres fort rares et fort coûteux, et selon des logiques particulières que j’aimerais que vous nous révéliez.
J.-C.C. : Au préalable, une histoire que m’a rapportée Peter Brook. Edward Gordon Craig, grand homme de théâtre, le Stanislavski du théâtre anglais, se trouve à Paris pendant la guerre 39-45 et ne sait que faire. Il a un petit appartement, un peu d’argent, il ne peut évidemment pas rentrer en Angleterre et, pour se désennuyer, il fréquente les bouquinistes des quais de Seine. Il y trouve et achète, par hasard, deux choses. La première c’est un répertoire des rues de Paris à l’époque du Directoire, avec la liste des gens qui habitent à tel ou tel numéro. La seconde est un carnet de tapissier de la même époque, d’un marchand de meubles, où celui-ci avait noté ses rendez-vous.
Craig mit côte à côte le répertoire et le carnet, et passa deux ans à établir les itinéraires précis du tapissier. Sur la base des informations fournies involontairement par l’artisan, il put reconstituer des histoires d’amour et même d’adultère sous le Directoire. Peter Brook, qui a bien connu Craig et qui a pu se rendre compte de la minutie de son enquête, me disait à quel point les histoires ainsi révélées étaient fascinantes. Si pour se rendre de tel endroit à tel autre, où l’attendait son client, il ne lui fallait qu’une heure et qu’il en avait pris en réalité le double, c’était probablement parce qu’il s’était arrêté en chemin. Mais pour quoi faire ?
Comme Craig, j’aime prendre possession d’un livre qui a appartenu à un autre avant moi. J’aime particulièrement la littérature populaire, voire grotesque et burlesque, française du début du XVIIe siècle, littérature qui, je l’ai dit, reste très déconsidérée. J’ai trouvé un jour un de ces livres qui avait été relié sous le Directoire, donc presque deux siècles plus tard, en plein maroquin, dignité considérable pour un livre aussi bon marché à l’époque. Il y a donc eu quelqu’un, sous le Directoire, qui a partagé le même goût que moi, à une époque où cette littérature n’intéressait strictement personne.
Je trouve pour ma part dans ces textes un rythme vagabond, imprévisible, qui ne ressemble à rien, une joie, une insolence, tout un vocabulaire que le classicisme a banni. La langue française a été mutilée par des eunuques comme Boileau, qui filtraient en fonction d’une certaine idée de l’« art ». Il a fallu attendre Victor Hugo pour retrouver un peu de cette richesse populaire confisquée.
J’ai aussi, autre exemple, un ouvrage de l’écrivain surréaliste René Crevel qui a appartenu à Jacques Rigaut, et dédicacé par celui-là à celui-ci. Or les deux hommes se sont tous les deux suicidés. Ce livre, et ce livre seul, crée pour moi une sorte de lien secret, fantomatique mais sanglant, entre deux hommes que leur mort, mystérieusement, rapproche.
U.E. : J’ai des livres qui ont pris une certaine valeur moins à cause de leur contenu ou de la rareté de l’édition qu’à cause des traces qu’y a laissées un inconnu, en soulignant le texte parfois de différentes couleurs, en écrivant des notes en marge… J’ai ainsi un vieux Paracelse dont chaque page ressemble à une dentelle, les interventions du lecteur paraissant comme brodées avec le texte imprimé. Je me dis toujours : d’accord, il ne faut pas souligner ou écrire dans les marges d’un livre ancien et précieux. En même temps, songeons à ce que serait l’exemplaire d’un livre ancien avec des notes de la main de James Joyce… Là, mes préventions s’arrêtent !
J.-C.C. : Certains prétendent qu’il y a deux sortes de livres. Le livre que l’auteur écrit et celui dont le lecteur prend possession. Pour moi, le personnage intéressant est aussi celui qui le possède. C’est ce qu’on appelle la ( provenance ». Tel livre « a appartenu à Untel ». Si vous possédez un livre qui provient de la bibliothèque personnelle de Mazarin, vous possédez un morceau de roi. Les grands relieurs parisiens du XIXe siècle n’acceptaient pas de relier n’importe quel livre. Le simple fait qu’un livre soit relié par Marius Michel ou Trautz-Bauzonnet est la preuve, aujourd’hui encore, qu’il avait à leurs yeux une certaine valeur. C’est un peu ce que j’ai raconté à propos de ce relieur iranien, qui prenait soin de lire et de rédiger un résumé. Et attention : si vous vouliez faire relier votre ouvrage par Trautz-Bauzonnet, il fallait attendre parfois cinq ans.
U.E. : Je possède un incunable du Malleus Maleficarum, ce grand et néfaste manuel pour les inquisiteurs et chasseurs de sorcières, relié par un « Moïse Cornu », autrement dit un Juif qui ne travaillait que pour les bibliothèques cisterciennes et qui signait chaque reliure (ce qui est particulièrement rare à cette époque, c’est-à-dire la fin du XVe siècle) par l’image justement d’un Moïse avec des cornes. Il y a là toute une histoire.
J.-C.C. : A travers l’histoire du livre, vous l’avez bien montré avec Le Nom de la rose, on peut reconstituer l’histoire de la civilisation. Avec les religions du Livre, le livre a servi non seulement de contenant, de réceptacle, mais aussi de « grand angle » à partir duquel on pouvait tout observer et tout raconter, peut-être même tout décider. Il était point d’arrivée et point de départ, il était le spectacle du monde, et même de la fin du monde. Mais je reviens un instant à l’Iran et au pays de Mani, le fondateur du manichéisme, un hérétique chrétien que les mazdéens considèrent comme un des leurs. Le grand reproche que Mani faisait à Jésus était, précisément, de ne pas avoir écrit.
U.E. : Sur le sable, une fois.
J.-C.C. : Ah ! Si Jésus avait écrit, disait-il, au lieu de laisser ce soin à d’autres ! Quel prestige, quelle autorité, quelle parole indiscutable ! Mais bon. Il préférait parler. Le livre n’était pas encore ce que nous appelons le livre et Jésus n’était pas Virgile. A propos justement des ancêtres du livre, des volumina romains, je reviens un instant à cette question de l’adaptation que réclament les progrès croissants des techniques. Il y a là encore un paradoxe. Quand nous faisons défiler un texte sur notre écran, ne retrouve-t-on pas quelque chose de ce que les lecteurs de volumina, de rouleaux, pratiquaient autrefois, autrement dit, la nécessité de dérouler un texte enroulé autour d’un support en bois, comme on en voit encore dans certains vieux cafés de Vienne ?
U.E. : Sauf que le déroulement n’est pas vertical, comme sur nos ordinateurs, mais latéral. Il suffit de se souvenir des Evangiles synoptiques, présentés en colonnes juxtaposées et qu’on lisait de gauche à droite en déroulant le rouleau. Et comme les rouleaux étaient lourds, on devait les poser peut-être sur une table.
J.-C.C. : Ou alors on confiait à deux esclaves le soin de les dérouler.
U.E. : Sans oublier que la lecture, jusqu’à saint Ambroise, se faisait à haute voix. C’est lui le premier qui commence à lire sans prononcer les mots. Ce qui avait plongé saint Augustin dans des abîmes de perplexité. Pourquoi à haute voix ? Si vous recevez une lettre écrite à la main, et très mal, vous êtes parfois obligé de vous aider en la lisant à haute voix. Je pratique souvent la lecture à haute voix lorsque je reçois des lettres de correspondants français, les derniers au monde à écrire encore à la main.
J.-C.C. : Nous sommes réellement les derniers ?
U.E. : Oui. C’est là l’héritage d’une certaine éducation, je n’en disconviens pas. C’était le conseil qu’on nous donnait d’ailleurs aussi autrefois. Une lettre tapée à la machine pouvait s’apparenter à une correspondance commerciale. Dans les autres pays, il est admis que pour être lu et compris, il est préférable d’écrire des lettres faciles à lire, et que l’ordinateur est alors notre meilleur allié. Les Français, non. Les Français continuent à vous envoyer des lettres manuscrites que vous êtes désormais incapable de déchiffrer. Au-delà du cas rarissime de la France, partout ailleurs on a perdu non seulement l’habitude d’écrire des lettres à la main, mais aussi de les lire. Le typographe d’autrefois était, lui, capable de déchiffrer toutes les calligraphies du monde.
J.-C.C. : Une chose demeure écrite à la main – mais pas toujours –, c’est l’ordonnance du médecin.
U.E. : La société a inventé les pharmaciens pour les déchiffrer.
J.-C.C. : Si la correspondance manuscrite se perd, ce sont des professions entières qui vont disparaître. Graphologues, écrivains publics, collectionneurs et marchands d’autographes… Ce qui me manque, avec l’usage de l’ordinateur, ce sont les brouillons. Surtout pour les scènes dialoguées. Il me manque ces ratures, ces mots jetés en marge, ce premier désordre, ces flèches qui partent dans tous les sens et qui sont une marque de vie, de mouvement, de recherche encore confuse. Et autre chose : la vision d’ensemble. Lorsque j’écris une scène pour le cinéma, et que j’ai besoin de six pages pour la raconter, j’aime avoir ces six pages écrites devant moi pour en apprécier le rythme, pour y déceler à l’œil d’éventuelles longueurs. L’ordinateur ne me le permet pas. Je dois imprimer les pages et les disposer devant moi. Qu’est-ce que vous écrivez encore à la main ?
U.E. : Mes notes pour ma secrétaire. Mais pas seulement. Je débute toujours un nouveau livre par des notes écrites. Je fais des croquis, des diagrammes qui ne sont pas faciles à réaliser avec l’ordinateur.
J.-C.C. : Cette question des brouillons m’évoque soudain une visite de Borges, en 1976 ou 1977. Je venais d’acheter ma maison à Paris, et elle se trouvait en travaux, en grand désordre. J’étais allé chercher Borges à son hôtel. Nous arrivons, nous traversons la cour, il est à mon bras puisqu’il ne voit presque pas, nous montons l’escalier et, sans me rendre compte de ma méprise, je crois bon de m’excuser du fouillis qu’il n’avait évidemment pas pu voir. Il me répond : « Oui, je comprends. C’est un brouillon. » Tout, même une maison en travaux, se ramenait chez lui à la littérature.
U.E. : A propos de brouillons, je voudrais évoquer un phénomène très évocateur lié aux changements culturels induits par les nouvelles techniques. Nous utilisons l’ordinateur mais nous imprimons comme des fous. Pour un texte de dix pages, j’imprime cinquante fois. Je vais tuer une douzaine d’arbres alors que je n’en tuais peut-être que dix avant l’entrée de l’ordinateur dans ma vie.
Le philologue italien Gianfranco Contini pratiquait ce qu’il appelait la « critique des scartafacci », c’est-à-dire l’étude des différentes phases par lesquelles l’œuvre est passée avant d’atteindre à sa forme définitive. Comment allions-nous donc poursuivre cette étude des variantes avec l’ordinateur ? Eh bien, contre toute attente, l’ordinateur ne supprime pas les étapes intermédiaires, il les multiplie. Lorsque j’écrivais Le Nom de la rose, c’est-à-dire à une période où je ne pouvais pas disposer d’un traitement de texte, je donnais à quelqu’un le soin de retaper le manuscrit sur lequel j’avais retravaillé. Après quoi je corrigeais la nouvelle version et je la donnais de nouveau à retaper. Mais on ne pouvait pas continuer à l’infini. A un moment donné, j’étais obligé de considérer la version que j’avais dans mes mains comme la définitive. Je n’en pouvais plus.
Avec l’ordinateur, au contraire, j’imprime, je corrige, j’intègre mes corrections, j’imprime à nouveau et ainsi de suite. C’est-à-dire que je multiplie les brouillons. On peut avoir ainsi deux cents versions d’un même texte. Vous donnez au philologue un surcroît de travail. Et ce ne sera pourtant pas la série complète. Pourquoi ? Il existera toujours une « version fantôme ». J’écris un texte A sur l’ordinateur. Je l’imprime. Je corrige. Voilà un texte B et je vais intégrer les corrections sur l’ordinateur : après quoi j’imprime de nouveau et je crois avoir dans mes mains un texte C (c’est ce que croiront les philologues du futur). Mais il s’agit en réalité d’un texte D, parce que, au moment de reporter les corrections sur l’ordinateur, j’aurais certainement pris des libertés et modifié davantage encore. Donc entre B et D, entre le texte que j’ai corrigé et la version qui, sur l’ordinateur, aura intégré ces corrections, il y a une version fantôme qui est la véritable version C. Même chose pour les corrections successives. Les philologues auront donc à reconstruire autant de versions fantômes qu’il y a eu d’aller-retour de l’écran au papier.
J.-C.C. : Une école d’écrivains américains, il y a quinze ans, s’est opposée à l’ordinateur sous le prétexte que les différents états du texte apparaissaient à l’écran déjà imprimés, parés d’une vraie dignité. Aussi paraissait-il difficile de les critiquer, de les corriger. L’écran leur donnait l’autorité, le prestige d’un texte déjà presque édité. Une autre école, au contraire, considère que l’ordinateur offre, comme vous le dites, la possibilité de corrections et d’améliorations à l’infini.
U.E. : Mais bien entendu, puisque le texte que nous voyons à l’écran est déjà le texte d’un autre. Vous allez donc pouvoir exercer toute votre férocité critique contre lui.
J.-P. de T. : Vous avez parlé, Jean-Claude, du livre avant le livre, avant même le codex, c’est-à-dire des rouleaux de papyrus, des volumina. C’est sans doute la partie de l’histoire du livre qui nous est la moins familière.
U.E. : A Rome, par exemple, il existait, à côté des bibliothèques, des boutiques où des livres étaient vendus sous forme de rouleaux. Un amateur allait chez le libraire pour lui commander, disons, un exemplaire de Virgile. Le libraire lui demandait de repasser dans quinze jours et le livre était copié spécialement pour lui. Peut-être avait-on en stock certains exemplaires pour les ouvrages les plus demandés. Nous avons des idées très imprécises sur l’achat des livres, et même après l’invention de l’imprimerie. Les premiers livres imprimés n’étaient d’ailleurs pas achetés reliés. Il fallait acheter des feuilles qu’il s’agissait ensuite de faire relier. Et la variété des reliures des ouvrages que nous collectionnons est une des raisons qui expliquent le bonheur que nous pouvons tirer de la bibliophilie. Cette reliure peut faire une différence considérable entre deux exemplaires du même livre, aussi bien pour l’amateur que pour l’antiquaire. C’est entre les XVIIe et XVIIIe siècles, je crois, qu’apparaissent les premiers ouvrages vendus déjà reliés.
J.-C.C. : C’est ce qu’on appelle les « reliures de l’éditeur ».
U.E. : Ce sont ceux qu’on peut voir dans les bibliothèques des nouveaux riches, achetés au mètre chez les bouquinistes par l’architecte d’intérieur. Mais il y avait aussi une autre façon de personnaliser les livres imprimés : c’était de laisser les grandes initiales non imprimées sur chaque page pour permettre aux enlumineurs de faire croire au possesseur qu’il détenait en réalité un manuscrit unique. Tout ce travail, évidemment, était fait à la main. Même chose si le livre comportait des gravures : chacune était rehaussée de couleurs.
J.-C.C. : Il faut aussi préciser que les livres étaient très chers et que seuls les rois, les princes, les riches banquiers pouvaient en faire l’acquisition. Le prix de ce petit incunable que j’ai pris dans ma bibliothèque était, au moment où il a été fabriqué, plus élevé sans doute qu’il ne l’est aujourd’hui. Rendons-nous compte du nombre de petits veaux qu’il faut tuer pour pouvoir réaliser ce type d’ouvrage, où toutes les pages sont imprimées sur peau de vélin, c’est-à-dire de veau mort-né. Régis Debray s’est demandé ce qui se serait passé si les Romains et les Grecs avaient été végétariens. Nous n’aurions aucun des livres que l’Antiquité nous a légués sur parchemin, c’est-à-dire sur une peau d’animal tannée et résistante.
Livres très chers, donc, mais à côté desquels existaient, et ce dès le XVe siècle, les livres de colportage, non reliés, utilisant du mauvais papier et vendus pour quelques sols. Ceux-ci voyageaient, dans les hottes des colporteurs, à travers toute l’Europe. De la même manière que certains érudits traversaient la Manche et les Alpes pour se rendre dans un monastère italien où se trouvait un ouvrage particulièrement rare et dont ils avaient le plus urgent besoin.
U.E. : On connaît la belle histoire de Gerbert d’Aurillac, le pape de l’an mil, Sylvestre II. Il apprend qu’une copie de la Pharsale de Lucain se trouve en la possession d’un certain personnage prêt à s’en séparer. Il promet en échange une sphère armillaire (un astrolabe sphérique) en cuir. Il reçoit le manuscrit et découvre qu’il manque les deux derniers chants. Il ignorait que Lucain s’était suicidé avant de les écrire. Alors, pour se venger, il n’envoie que la moitié de la sphère. Ce Gerbert était un savant et un érudit mais également un collectionneur. L’an mil est présenté souvent comme une période néandertalienne. Ce n’est évidemment pas le cas. Nous en avons ici une preuve.
J.-C.C. : De même il est inexact d’imaginer un continent africain sans livres, comme si les livres avaient été la marque distinctive de notre civilisation. La bibliothèque de Tombouctou s’est enrichie tout au long de son histoire des ouvrages que les étudiants, qui venaient rencontrer dès le Moyen Age les sages noirs du Mali, apportaient avec eux comme monnaie d’échange et qu’ils laissaient sur place.
U.E. : J’ai visité cette bibliothèque. Un de mes rêves a toujours été d’aller à Tombouctou avant de mourir. A ce propos j’ai une histoire qui apparemment n’a rien à voir avec notre sujet, mais qui nous dit quelque chose sur le pouvoir des livres. C’est en allant au Mali qu’il m’a été donné de découvrir le pays des Dogons, dont la cosmologie avait été décrite par Marcel Griaule dans son célèbre Dieu d’eau. Or les persifleurs disent que Griaule avait beaucoup inventé. Mais si vous allez maintenant interroger un vieux Dogon sur sa religion, il vous raconte exactement ce que Griaule a écrit – c’est-à-dire que ce que Griaule a écrit est devenu la mémoire historique des Dogons… Lorsque vous arrivez là-bas (ou mieux là-haut, au sommet d’une falaise extraordinaire), vous vous trouvez encerclé par des enfants qui vous demandent toutes sortes de choses.
J’ai interpellé un de ces enfants pour lui demander s’il était musulman. « Non, a-t-il répondu, je suis animiste. » Or, pour qu’un animiste puisse dire qu’il est animiste, il doit avoir fait quatre ans à l’Ecole Pratique des Hautes Etudes parce que, tout simplement, un animiste ne peut pas savoir qu’il l’est, comme l’homme de Néandertal ne savait pas qu’il était un homme de Néandertal. Voilà une culture orale désormais déterminée par des livres.
Mais revenons aux livres anciens. Nous expliquons que les livres imprimés circulaient davantage dans les milieux cultivés. Mais ils circulaient certainement bien davantage que les manuscrits, c’est-à-dire les codices qui les ont précédés, et donc l’invention de l’imprimerie représente sans aucun doute une véritable révolution démocratique. On ne peut concevoir la Réforme protestante et la diffusion de la Bible sans le secours de l’imprimerie. Au XVIe siècle, l’imprimeur vénitien Aldo Manuce aura même la grande idée de faire le livre de poche, beaucoup plus facile à transporter. On n’a jamais inventé de moyen plus efficace de transporter l’information, que je sache. Même l’ordinateur avec tous ses gigas doit être branché. Pas ce problème avec le livre. Je le répète. Le livre est comme la roue. Lorsque vous l’avez inventé, vous ne pouvez pas aller plus loin.
J.-C.C. : A propos de roue, c’est une des grandes énigmes que doivent résoudre les spécialistes des civilisations précolombiennes. Comment expliquer qu’aucune d’elles n’ait inventé la roue ?
U.E. : Peut-être parce que la plupart de ces civilisations étaient si haut perchées que la roue n’aurait pas pu concurrencer le lama.
J.-C.C. : Mais il y a de grandes étendues de plaines au Mexique. C’est une énigme bizarre, puisqu’ils n’avaient pas ignoré la roue pour confectionner certains jouets.
U.E. : Vous savez que Héron d’Alexandrie, au Ier siècle avant J.-C., est le père d’une quantité d’inventions incroyables mais qui sont demeurées précisément à l’état de jouets.
J.-C.C. : On raconte même qu’il avait inventé un temple dont les portes s’ouvraient automatiquement, comme celles de nos garages, aujourd’hui. Cela pour donner plus de prestige aux dieux.
U.E. : Seulement, il était plus facile de faire exécuter certains travaux par les esclaves que de réaliser ces inventions.
J.-C.C. : Mexico étant à quatre cents kilomètres de chaque océan, il existait des relais de coureurs qui apportaient le poisson frais sur la table de l’empereur en moins d’une journée. Chacun d’eux courait à toute vitesse pendant quatre ou cinq cents mètres, puis transmettait sa charge. Cela confirme votre hypothèse.
Je reviens à la diffusion des livres. A cette roue du savoir qui est parfaite, comme vous dites. Il faut se souvenir que le XVIe et déjà le XVe siècle sont en Europe des époques particulièrement troublées, où ceux que nous appellerions les intellectuels conservent des relations épistolaires fréquentes. Ils s’écrivent en latin. Et le livre, en ces temps difficiles, est un objet qui circule partout, aisément. Il est un des outils de la sauvegarde. De même, à la fin de l’Empire romain, certains intellectuels se retirent dans des couvents pour copier tout ce qu’on peut sauver d’une civilisation qui s’écroule, ils le sentent. Pratiquement, cela se passe à toutes les époques où la culture est en danger.
Dommage que le cinéma n’ait pas connu ce principe de sauvegarde. Connaissez-vous ce livre publié aux Etats-Unis joliment intitulé Photographies de films perdus ? Ne restent de ces films que quelques images à partir desquelles nous devons essayer de reconstituer le film lui-même. C’est un peu l’histoire de notre relieur iranien.
Mais il y a plus. La novélisation de films, c’est-à-dire le livre illustré tiré d’un film, est un procédé déjà ancien. Il remonte aux temps du cinéma muet. Or nous avons gardé certains de ces livres, tirés de films, alors que les films eux-mêmes ont disparu. Le livre a survécu au film qui l’a inspiré. Il existe ainsi, déjà, une archéologie du cinéma. Enfin, une question que je vous pose et pour laquelle je n’ai pas trouvé de réponse : pouvait-on entrer à la bibliothèque d’Alexandrie comme on entre à la Bibliothèque nationale, s’asseoir et lire un livre ?
U.E. : Je ne le sais pas non plus et je me demande si nous le savons. Nous devons nous demander d’abord combien de personnes savaient lire. Nous ne savons pas non plus combien de volumes possédait la bibliothèque d’Alexandrie. Nous sommes mieux renseignés sur les bibliothèques médiévales, et c’est toujours beaucoup moins que ce que nous pensons.
J.-C.C. : Parlez-moi de votre collection. Combien avez-vous d’incunables proprement dits ?
J.-P. de T. : Vous avez fait déjà référence plusieurs fois aux « incunables ». Nous avons compris de quoi il s’agissait, de livres anciens. Mais peut-on être plus précis ?
U.E. : Un journaliste italien, homme très cultivé d’ailleurs, avait écrit un jour à propos d’une bibliothèque en Italie qu’il s’y trouvait des incunables du XIIIe siècle ! On croit souvent qu’un incunable est un manuscrit enluminé…
J.-C.C. : Sont dits « incunables » tous les livres imprimés à partir de l’invention de l’imprimerie et jusqu’à la nuit du 31 décembre 1500. « Incunable », du latin incunabula, représente le « berceau » de l’histoire du livre imprimé, autrement dit tous les livres imprimés au XVe siècle. Il est admis que la date la plus probable d’impression de la Bible à quarante-deux lignes de Gutenberg (qui a l’inconvénient de ne comporter aucune date au colophon, c’est-à-dire dans la note informative qui se trouvait dans les dernières pages des livres anciens) est 1452-1455. Les années suivantes constituent ce « berceau », période qu’il est convenu de clore au dernier jour de l’année 1500, l’année 1500 appartenant encore au XVe siècle. De la même façon que l’année 2000 fait encore partie du XXe siècle. Voilà pourquoi, entre parenthèses, il était parfaitement inadéquat de fêter le début du XXIe siècle le 31 décembre 1999. Nous aurions dû le fêter le 31 décembre 2000, à la vraie fin du siècle. Nous avions parlé de ces questions lors de notre précédente rencontre1.
U.E. : Il suffit de compter sur ses doigts, non ? 10 fait partie de la première décade. Donc 100 fait partie de la centaine. Il faut parvenir au 31 décembre de l’année 1500 – quinze fois 100 – pour entamer une nouvelle centaine. Avoir fixé cette date arbitrairement est un acte de pur snobisme, car rien ne différencie un livre imprimé en 1499 d’un livre imprimé en 1502. Pour bien vendre un livre qui malheureusement n’a été imprimé qu’en 1501, les antiquaires l’appellent fort adroitement « post-incunable ». Dans ce sens-là, même ce livre-ci, celui qui sortira de nos entretiens, sera un post-incunable.
Maintenant, pour répondre à votre question, je ne possède qu’une trentaine d’incunables, mais j’ai certainement les « incontournables » (comme on aime dire aujourd’hui), comme par exemple l’Hypnerotomachia Poliphili, la Chronique de Nuremberg, les livres hermétiques traduits par Ficin, l’Arbor vitae crucifixae d’Ubertino Da Casale, qui est devenu un des personnages de mon Nom de la rose, et ainsi de suite. Ma collection est très orientée. Il s’agit d’une Bibliotheca Semiologica Curiosa Lunatica Magica et Pneumatica, autrement dit d’une collection consacrée aux sciences occultes et aux sciences fausses. J’ai Ptolémée, qui se trompait sur le mouvement de la Terre, mais je n’ai pas Galilée, qui avait raison.
J.-C.C. : Alors vous possédez forcément les œuvres d’Athanasius Kircher, esprit encyclopédiste comme vous les aimez et sans doute promoteur de pas mal d’idées fausses…
U.E. : J’ai toutes ses œuvres sauf la première, l’Ars magnesia, qu’on ne trouve pas en circulation bien qu’il s’agisse d’un petit livre sans images. Probablement n’en avait-on imprimé que très peu d’exemplaires à l’époque où Kircher n’était pas encore connu. Ce bouquin était tellement dépourvu de charme que personne n’a vraiment songé à le conserver avec soin. Mais j’ai aussi les œuvres de Robert Fludd et d’un certain nombre d’autres esprits lunatiques.
J.-P. de T. : Pouvez-vous dire un mot sur ce Kircher ?
J.-C.C. : C’est un jésuite allemand du XVIIe siècle qui a beaucoup vécu à Rome. Il est l’auteur de trente livres qui concernent aussi bien les mathématiques, l’astronomie, la musique, l’acoustique, l’archéologie, la médecine, la Chine, le Latium, la vulcanologie et j’en passe. Il a été parfois regardé comme le père de l’égyptologie, même si sa compréhension des hiéroglyphes assimilés à des symboles était entièrement erronée.
U.E. : Il n’empêche que Champollion n’aurait pas pu entreprendre son travail sans s’appuyer, non seulement sur la stèle de Rosette, mais également sur les reproductions publiées par Kircher. J’avais fait mon cours au Collège de France en 1992 sur la recherche d’une langue parfaite, et consacré une de mes classes à Athanasius Kircher et à son interprétation des hiéroglyphes. Ce jour-là, l’appariteur me dit : « Monsieur le Professeur, faites attention. Tous les égyptologues de la Sorbonne sont dans la salle, assis au premier rang. » Je me suis dit que j’étais perdu. J’ai fait attention, je ne me suis pas prononcé sur les hiéroglyphes, mais seulement sur les positions de Kircher. Je me suis alors rendu compte que les égyptologues ne s’étaient jamais occupé de Kircher (dont ils avaient entendu parler seulement comme d’un fou) ; ils se sont beaucoup amusés. Ce fut l’occasion de faire la connaissance de l’égyptologue Jean Yoyotte, qui m’a transmis une bibliographie précieuse sur la question de la perte et de la redécouverte de la clé des hiéroglyphes. L’exemple de la disparition d’une langue comme celle des anciens Egyptiens nous intéresse, évidemment, au moment où nous sentons poindre de nouveaux dangers sur l’héritage de la culture universelle.
J.-C.C. : Kircher est aussi le premier à publier une sorte d’encyclopédie sur la Chine, China monumentis illustrata.
U.E. : Il a été le premier à s’apercevoir que les idéogrammes chinois avaient une origine iconique.
J.-C.C. : Sans oublier son admirable Ars magna lucis et umbrae, où se trouve la première représentation d’un œil qui regarde des images mobiles à travers un plateau tournant, ce qui fait de lui l’inventeur théorique du cinéma. On dit d’ailleurs qu’il avait introduit en Europe l’usage de la lanterne magique. Il aura donc touché à tous les domaines de la connaissance de son temps. On pourrait dire de Kircher qu’il est une sorte d’Internet avant la lettre, c’est-à-dire qu’il savait tout ce que l’on pouvait savoir, et dans ce savoir il y avait 50 % d’exactitude et 50 % de fausseté, ou de fantaisie. Proportion qui est à rapprocher, peut-être, de ce que nous pouvons consulter sur nos écrans. En ajoutant tout de même, et c’est aussi pour cela que nous l’aimons, qu’il avait imaginé un orchestre de chats (il suffisait de tirer sur leurs queues) et une machine à nettoyer les volcans. Il se faisait descendre dans une grande corbeille au milieu des fumées du Vésuve, soutenu par une armée de petits jésuites.
Mais Kircher est recherché par les collectionneurs, avant tout, parce que ses ouvrages sont d’une exceptionnelle beauté. Je crois que nous sommes tous les deux des amateurs de Kircher, tout au moins de ses ouvrages si magnifiquement édités. Il ne m’en manque qu’un seul, mais sans doute un des plus importants, l’Œdipus aegyptiacus. Il est considéré comme un des plus beaux livres du monde.
U.E. : Pour moi le plus curieux c’est l’Arca Noe, avec la planche plusieurs fois repliée de la coupe de l’Arche avec tous les animaux, y compris les serpents qui se cachent dans le fond de la cale.
J.-C.C. : Et la magnifique planche du déluge. Sans oublier le Turris Babel. Il y montre, à partir de savants calculs, que la tour de Babel n’a pas pu être achevée parce que, si par malheur elle l’avait été, elle aurait fait pivoter la Terre sur son axe, du fait de sa hauteur et de son poids.
U.E. : Vous voyez l’image de la Terre qui a pivoté et la tour qui sort sur un côté, à l’horizontale, comme s’il s’agissait de son membre viril. Génial ! J’ai aussi les œuvres de Gaspar Schott, un disciple de Kircher, autre jésuite allemand, mais je ne vais pas faire étalage de mes possessions. La question que nous pouvons nous poser est celle des motivations qui guident le collectionneur vers tel ou tel objet de bibliophilie. Pourquoi collectionnons-nous tous les deux les œuvres de Kircher ? Il y a plusieurs considérations qui entrent en compte dans le choix d’un ouvrage ancien. Il peut y avoir le pur amour pour l’objet livre. Il existe des collectionneurs qui, possédant un ouvrage du XIXe siècle avec des pages non coupées, ne les couperont pour rien au monde. Il s’agit de protéger l’objet pour l’objet, de le garder intact, vierge. Il existe aussi des collectionneurs qui ne s’intéressent qu’aux reliures. Ils n’ont pas le souci du contenu des ouvrages possédés. Il y a ceux qui s’intéressent aux éditeurs et qui chercheront à mettre la main sur les ouvrages imprimés par Manuce, par exemple. Certains ne se passionnent que pour un titre. Ils voudront posséder toutes les éditions de La Divine Comédie. D’autres se limiteront à un seul domaine : la littérature française du XVIIIe siècle. Il y aura aussi ceux qui constituent leur bibliothèque autour d’un seul sujet. C’est mon cas : je collectionne, comme je l’ai dit, tout ce qui a trait à la science fausse, farfelue, occulte, ainsi qu’aux langues imaginaires.
J.-C.C. : Vous pouvez justifier ce choix étonnant ?
U.E. : Je suis fasciné par l’erreur, par la mauvaise foi et la stupidité. Je suis très flaubertien. Comme vous, j’adore la bêtise. J’ai décrit dans La Guerre du faux mes visites aux musées américains de reproductions d’œuvres d’art (y compris une Vénus de Milo en cire, avec ses bras). Dans Les Limites de l’interprétation, j’ai élaboré une théorie du faux et des faussaires. Et enfin, parmi mes romans, Le Pendule de Foucault est inspiré par les occultistes qui croient à tout avec fanatisme. Quant à Baudolino, le personnage central en est un faussaire génial, et après tout bienfaisant.
J.-C.C. : Sans doute aussi parce que le faux est le seul chemin possible vers le vrai.
U.E. : Le faux questionne toute tentative de fonder une théorie de la vérité. S’il est possible de le comparer à l’œuvre authentique qui l’a inspiré, il existe alors un moyen de savoir s’il s’agit ou non d’un faux. Il est plus difficile de démontrer qu’une œuvre authentique est authentique.
J.-C.C. : Je ne suis pas un vrai collectionneur. Toute ma vie j’ai acheté des livres simplement parce qu’ils me plaisaient. Par-dessus tout j’aime, dans une bibliothèque, le disparate, le voisinage d’objets divers, qui même s’opposent, se battent.
U.E. : Mon voisin à Milan collectionne seulement les livres qu’il trouve beaux, comme vous. Ainsi il peut avoir un Vitruve, un incunable de La Divine Comédie et un beau livre d’artiste contemporain. Ce n’est absolument pas mon cas. J’ai parlé de ma passion pour Kircher. Pour pouvoir posséder tous ses livres, pour obtenir par exemple cet Ars magnesia qui sûrement est le moins beau de la collection, je suis prêt à payer une fortune. A propos de mon voisin, il se trouve qu’il possède, tout comme moi, un exemplaire de l’Hypnerotomachia Poliphili, ou Songe de Poliphile, peut-être le plus beau livre du monde. Nous rigolons parce qu’en face de notre immeuble, dans le Castello Sforzesco, il y a une célèbre bibliothèque, la Trivulziana, qui possède un troisième exemplaire de l’Hypnerotomachia, ce qui doit représenter sans aucun doute la plus grande concentration au monde d’Hypnerotomachia dans un rayon de cinquante mètres ! Je parle bien entendu de la première édition incunable, celle de 1499, et non des éditions postérieures.
J.-C.C. : Vous continuez à enrichir votre collection ?
U.E. : Autrefois je courais partout pour dégoter des pièces curieuses. Je me limite maintenant à quelques déplacements. Je vise la qualité. Ou bien je cherche à combler les vides dans l’opera omnia d’un auteur. Comme c’est le cas pour Kircher.
J.-C.C. : L’obsession du collectionneur est souvent de mettre la main sur un objet rare, et pas tellement de le conserver. Je connais une anecdote étonnante à ce sujet. Il existait deux exemplaires du livre fondateur de la littérature brésilienne, Guarani, un roman édité à Rio vers 1840. L’un était dans un musée tandis que l’autre rôdait quelque part. Mon ami José Mindlin, ce grand collectionneur brésilien, apprend que le livre est en la possession d’une personne, à Paris, disposée à le vendre. Il prend un billet d’avion São Paulo-Paris et une chambre au Ritz pour aller à la rencontre de l’amateur d’Europe centrale propriétaire de l’exemplaire convoité. Les deux hommes s’enferment pendant trois jours dans une chambre du Ritz pour négocier. Trois jours de discussion âpre. Un accord est finalement trouvé et le livre devient la propriété de José Mindlin, qui reprend l’avion aussitôt. Au cours du vol, il a tout le loisir de découvrir l’exemplaire récemment acquis, quelque peu dépité de constater que le livre en lui-même n’offre rien de très extraordinaire, mais il s’y attendait. Il le tourne un peu dans tous les sens, cherche le détail rare, la singularité, puis il le repose à côté de lui. A l’arrivée au Brésil, il l’oublie dans l’avion. Il avait acquis l’objet mais cet objet, du même coup, avait perdu toute importance. Il se trouve que, par un petit miracle, le personnel d’Air France a remarqué le livre et l’a mis de côté. Mindlin a pu le récupérer. Il disait que cela ne lui avait fait, finalement, ni chaud, ni froid. Et je le confirme : le jour où j’ai dû me délester d’une partie de ma bibliothèque, je n’en ai pas ressenti de peine particulière.
U.E. : J’ai fait cette expérience, moi aussi. Le vrai collectionneur est davantage intéressé par la quête que par la possession, comme le vrai chasseur est concerné d’abord par la chasse et ensuite éventuellement par la préparation culinaire et la dégustation des animaux qu’il a abattus. Je connais des collectionneurs (et remarquez qu’on collectionne tout, livres, timbres-poste, cartes postales, bouchons de champagne) qui passent leur vie entière à confectionner une collection complète et qui, une fois cette collection constituée, la vendent ou même la donnent à une bibliothèque ou à un musée…
J.-C.C. : Je reçois comme vous un très grand nombre de catalogues de libraires. La plupart sont des catalogues de catalogues de livres. « Books on books », comme on les appelle. Il y a des ventes aux enchères où on ne vend que des catalogues de librairies. Certains datent du XVIIIe siècle.
U.E. : Je suis obligé de me débarrasser de ces catalogues, qui sont souvent de véritables objets d’art. Mais la place d’un livre aussi a un prix, nous en reparlerons. A présent, tous ces catalogues, je les apporte à l’université où je dirige un master ouvert aux futurs éditeurs. Il y a naturellement un cours sur l’histoire du livre. J’en garde seulement quelques-uns lorsqu’ils concernent les thématiques qui me sont chères, ou bien lorsqu’ils sont bougrement beaux. Certains de ces catalogues sont conçus non pas pour de véritables bibliophiles, mais pour les nouveaux riches qui veulent investir dans le livre ancien. Dans ce cas ils font penser davantage à des livres d’art. S’ils n’étaient pas envoyés gratuitement, ils coûteraient une fortune.
J.-P. de T. : Je ne peux m’empêcher de vous demander ce que coûtent ces incunables. Le fait d’en posséder quelques-uns fait-il de vous des personnes fortunées ?
U.E. : Cela dépend. Il y a des incunables qui désormais coûtent des millions d’euros et d’autres que vous pouvez acquérir pour quelques centaines seulement. Le plaisir du collectionneur est aussi de trouver un ouvrage rarissime et de le payer la moitié ou le quart de son prix. Même si cela devient de plus en plus rare, parce que le marché se réduit comme une peau de chagrin, il n’est toutefois pas absolument impossible de réaliser quelques bonnes opérations. Parfois un bibliophile peut même faire des achats convenables chez un antiquaire réputé pour être très cher. Un livre en latin en Amérique, même assez rare, n’intéressera pas les collectionneurs parce qu’ils ne lisent pas les langues étrangères et moins encore le latin ; à plus forte raison si on peut trouver ce texte dans les grandes bibliothèques universitaires. Ce qui les intéresse de manière obsessionnelle ce sera davantage une première édition de Mark Twain, par exemple (à n’importe quel prix). J’avais trouvé un jour chez Kraus, à New York, un antiquaire de grande tradition (qui malheureusement a fermé il y a quelques années), le De harmonia mundi de Francesco Giorgi, un livre merveilleux imprimé en 1525. J’en avais vu une copie à Milan mais je l’avais trouvée trop chère. Chez Kraus, parce que les grandes bibliothèques universitaires le détenaient dejà et que pour le collectionneur américain commun un livre en latin ne présentait aucun intérêt, je l’ai acheté pour un cinquième du prix proposé à Milan.
J’ai fait une autre bonne affaire en Allemagne. Une fois, dans un catalogue d’une séance de vente aux enchères contenant des milliers de livres classés par sections, je regarde presque par hasard la liste des ouvrages rassemblés sous la rubrique « Théologie ». Tout d’un coup, je découvre un titre, Offenbarung göttlicher Mayestat d’Aloysius Gutman. Gutman, Gutman… Le nom me dit quelque chose. Je fais une rapide recherche et je découvre que Gutman est considéré comme étant l’inspirateur des tous les manifestes rose-croix, mais que son livre n’avait jamais paru dans un catalogue sur le sujet, au moins dans les trente dernières années. On le proposait pour une mise à prix de départ de cent euros d’aujourd’hui. Je me suis dit que peut-être il pouvait échapper à l’attention des collectionneurs intéressés parce qu’il aurait dû normalement être présenté dans la section « Occulta ». L’enchère avait lieu à Munich. J’écris à mon éditeur allemand (qui est de Munich) de se porter acquéreur mais en n’offrant pas plus de deux cents euros. Il l’a eu pour cent cinquante.
Ce livre n’est pas seulement d’une rareté absolue, mais chaque page comporte en marge des notes en gothique de couleurs rouge, noire, verte qui en font un objet d’art en soi. Mais au-delà de ces coups de chance, ces dernières années, les enchères ont atteint des sommets inégalés du fait de la présence sur le marché d’acheteurs qui ne savent rien des livres mais à qui on a simplement dit que l’achat de vieux livres représentait un bon investissement. Ce qui est absolument faux. Si vous achetez un bon du Trésor à mille euros, vous pouvez le vendre peu de temps après soit au même prix, soit avec une petite ou une grande marge, sur un simple coup de fil à votre banque. Mais si vous achetez un livre mille euros, vous ne le revendrez pas demain mille euros. Le libraire aussi doit dégager une marge : il a engagé des frais pour le catalogue, pour sa boutique et ainsi de suite – et d’ailleurs, s’il est malhonnête, il essaiera de vous donner moins du quart de sa valeur sur le marché. Dans tous les cas, pour trouver le bon client, il faut du temps. Vous ferez de l’argent seulement après votre mort en confiant la vente de vos livres à Christie’s.
Il y a cinq ou six ans, un antiquaire de Milan m’a montré un merveilleux incunable de Ptolémée. Malheureusement, il me demandait l’équivalent de cent mille euros. C’était trop, au moins pour moi. Il est probable que si je l’avais acheté à ce prix, j’aurais eu toutes les peines du monde à le revendre au même prix. Or, trois semaines plus tard, un Ptolémée semblable a été cédé lors d’une enchère publique à sept cent mille euros. De soi-disant investisseurs s’étaient amusés à en faire monter le prix. Et depuis lors, je l’ai vérifié, chaque fois qu’il apparaissait dans un catalogue, il n’était jamais meilleur marché. A ce prix-là, le livre échappe aux véritables collectionneurs.
J.-C.C. : Il devient un objet de finance, un produit, et c’est assez triste. Les collectionneurs, les vrais amoureux des livres ne sont pas en général des gens de grosse fortune. Avec le passage par la banque, avec l’étiquette « investissement », là comme ailleurs, quelque chose se perd.
U.E. : D’abord, le collectionneur ne se rend pas aux ventes aux enchères. Ces enchères se tenant aux quatre coins de la planète, il lui faudrait des moyens considérables pour pouvoir être présent à chaque vente. Mais la seconde raison est que les libraires phagocytent littéralement la vente : ils se mettent d’accord entre eux pour ne pas faire monter les enchères, après quoi ils se revoient à l’hôtel et se redistribuent ce qu’ils ont acheté. Pour acheter un livre qu’on aime, il faut laisser passer parfois dix ans. Encore une fois, j’ai fait une des plus belles affaires de ma vie chez Kraus, à propos de cinq incunables reliés ensemble pour lesquels on demandait ce qui pour moi était évidemment trop cher. Mais chaque fois que je revenais chez eux, je plaisantais sur le fait qu’ils n’avaient toujours pas vendu les livres, signe qu’ils étaient peut-être trop chers. A la fin, le patron m’a dit que ma fidélité et mon obstination devaient être récompensées et il m’a cédé les livres pour la moitié, environ, de ce qu’il demandait auparavant. Un mois plus tard, dans un autre catalogue, un seul de ces incunables était évalué plus ou moins à deux fois ce que j’avais payé pour les cinq. Et dans le cours des années qui ont suivi, le prix de chacun des cinq n’a cessé de grimper. Dix ans de patience. Le jeu est amusant.
J.-C.C. : Croyez-vous que le goût des livres anciens va durer ? C’est la question que se posent, non sans inquiétude, les bons libraires. S’ils n’ont plus qu’une clientèle de banquiers, le métier est foutu. Plusieurs libraires que je connais me disent qu’il y a de moins en moins de vrais amateurs parmi les nouvelles générations.
U.E. : Il faut rappeler que les livres anciens sont nécessairement des objets en voie de disparition. Si j’ai un bijou très rare en ma possession, ou même un Raphaël, lorsque je meurs, ma famille le vend. Mais si j’ai une bonne collection de livres, j’indique en général sur mon testament que je veux qu’elle ne soit pas éparpillée parce que j’ai passé toute ma vie à la constituer. Alors, ou bien elle sera donnée à une institution publique, ou bien elle sera achetée, par le biais de Christie’s, par une grande bibliothèque, généralement américaine.
Tous ces livres disparaissent alors pour toujours du marché. Le diamant revient sur le marché chaque fois que son nouveau propriétaire meurt. Mais l’incunable, lui, est maintenant référencé dans le catalogue de la bibliothèque de Boston.
J.-C.C. : Il n’en sortira plus.
U.E. : Plus jamais. Donc, au-delà des dégâts produits par les soi-disant investisseurs, chaque exemplaire d’un livre ancien devient de plus en plus rare, et donc nécessairement de plus en plus coûteux. Quant aux nouvelles générations, je ne pense pas que le goût des livres rares y ait disparu. Je me demande plutôt s’il a jamais existé, les livres anciens ayant toujours coûté au-delà des possibilités financières des jeunes gens. Mais il faut aussi dire que, si quelqu’un est véritablement passionné, il peut devenir collectionneur sans dépenser trop. J’ai retrouvé dans mes rayons deux Aristote du XVIe siècle, achetés par curiosité dans ma jeunesse et qui (en voyant le prix écrit au crayon par le bouquiniste sur la page du titre) m’avaient coûté quelque chose comme deux euros d’aujourd’hui. Du point de vue d’un antiquaire, ce n’est évidemment pas grand-chose.
J’ai un ami qui collectionne les petits volumes de la BUR, la Bibliothèque Universelle Rizzoli, qui était l’équivalent de la Bibliothèque Reclam en Allemagne. Ce sont des livres parus dans les années cinquante, devenus très rares à cause de leur aspect fort modeste et, parce qu’ils ne coûtaient presque rien, personne ne se souciait de les conserver soigneusement. Pourtant, en reconstituer la série complète (presque un millier de titres) est une entreprise passionnante qui ne nécessite pas d’avoir de l’argent et d’aller chez un antiquaire de luxe, mais davantage d’explorer le petit marché aux puces (ou aujourd’hui eBay). On peut être bibliophile à bon prix. J’ai un autre ami qui collectionne de modestes éditions anciennes (mais non nécessairement originales) de poètes qu’il affectionne parce que, me dit-il, la lecture des poèmes dans une impression de l’époque a un autre « goût ».
Est-il un bibliophile pour autant ? Ou simplement un passionné de poésie ? Vous trouverez un peu partout des marchés de vieux livres où vous pourrez dénicher des éditions du XIXe siècle et même des premières éditions du XXe siècle, au prix d’une choucroute au restaurant (sauf si vous voulez la première édition des Fleurs du mal). J’avais un étudiant qui collectionnait seulement les guides touristiques des différentes villes, les plus périmés, qu’on lui vendait pour trois fois rien. Il en a tiré tout de même une thèse de doctorat sur la vision d’une ville à travers les décennies. Ensuite il a publié sa thèse. Il en a fait un livre.
J.-C.C. : Je peux raconter comment j’ai fait l’acquisition un jour d’un Fludd complet, en reliure uniforme d’époque. Sans doute un exemplaire unique. L’histoire commence dans une riche famille, en Angleterre, qui possède une bibliothèque précieuse et qui compte plusieurs enfants. Parmi eux, ce qui arrive souvent, un seul connaît la vraie valeur des livres. Lorsque le père meurt, le connaisseur dit nonchalamment à ses frères et sœurs : « Moi je prends juste les livres. Débrouillez-vous avec le reste. » Les autres sont enchantés. Ils ont les terres, l’argent, les meubles, le château. Mais le nouveau détenteur des livres, lorsqu’ils sont en sa possession, ne peut pas les vendre officiellement, sous peine d’alerter la famille qui se rendra compte, au vu des résultats de la vente, que « juste les livres » n’était pas rien, au contraire, et qu’ils se sont fait rouler. Il décide alors, sans en parler à sa famille, de les vendre secrètement à des courtiers internationaux, qui sont souvent des personnages fort étranges. Le Fludd m’est arrivé par l’entremise d’un courtier qui se déplaçait à vélomoteur, un sac plastique accroché au guidon, et dans ce sac il trimbalait parfois des trésors. J’ai mis quatre ans à payer cet ensemble mais personne, dans la famille anglaise, n’a pu savoir entre les mains de qui il avait terminé sa course, et à quel prix.
1- Entretiens sur la fin des temps, avec Jean-Claude Carrière, Jean Delumeau, Umberto Eco, Stephen Jay Gould, réalisés par Catherine David, Frédéric Lenoir et Jean-Philippe de Tonnac, Pocket, 1999.