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Avril dans les rues d’Alexandrie. Le spectacle est sur les quais, près des temples, sous les portiques, et même aux carrefours où traînent les ibis mangeurs d’ordures – tout ce que le royaume compte de bateleurs, montreurs de singes, marcheurs de feu, afflue vers la ville. La Reine paye. À l’Hippodrome, on organise maintenant chaque semaine des « chasses » à l’hippopotame ; au Théâtre, on multiplie les concours de pyrrhique, une danse d’Asie Mineure où les jeunes gens font mine de s’affronter au sabre.
« Mais n’abusons pas des danses guerrières ! dit Cléopâtre. Inutile de rappeler la situation quand, au contraire, je cherche à distraire le peuple. » Du pain et des jeux. Pour les jeux, elle ne manque pas d’imagination. Ni d’argent pour le pain. « Ne pourrait-on donner aussi une représentation dans le Grand Gymnase ? Quelque chose d’un peu officiel… » Elle réfléchit à voix haute devant Mardion, ce vieil eunuque qu’elle a aimé plus que son propre père. « Une fête fédératrice, et qui soit une occasion supplémentaire de régaler le peuple à mes frais. Dans le genre des Donations : après la cérémonie, banquet sur l’Agora, vin à flots, tombola… Le mieux, je crois, serait de faire accéder Césarion à l’éphébie, qu’il puisse enfin apprendre le maniement des armes. Nous n’avons que trop tardé… Et pourquoi ne pas faire d’une pierre deux coups ? Antyllus pourrait prendre en même temps la toge virile…
— Mais il n’a pas l’âge requis, ce gamin ! Et aucune barbe au menton !
— Aucune barbe, peut-être, mais il enfile déjà mes servantes ! Si ce n’est pas viril, ça… J’imagine très bien l’intérêt du public pour ces deux enfants. Comme ils sont de nations différentes, nous pourrions avoir des festivités gréco-romaines, une nouveauté ! Nous ferions quelque chose d’original et de ravissant, j’en suis sûre. Et Marc serait enchanté de voir le fils de Fulvia associé au mien dans ces célébrations. Lui aussi a besoin de distractions… »
On avait appris, quelques semaines plus tôt, qu’une colonne d’octaviens emmenée par Gallus, général en chef des légions de Libye, avait fait sa jonction avec les rebelles de Cyrène et se dirigeait vers Paraitoniôn. En plein hiver ! Marc Antoine était parti aussitôt porter secours à la ville, seul port de l’ouest que les siens tenaient encore. Quand il arriva, Paraitoniôn s’était rendue… À peine de retour au Palais, il reçut un message des gladiateurs de Cyzique : Octave venait d’envoyer contre eux toute une armée, ils appelaient à l’aide. Mais comment le généralissime vaincu aurait-il pu secourir ceux qui volaient à son secours ?
Par la fenêtre du Palais, à la lueur rose du Phare, Antoine regarda Alexandrie dans la nuit : la digue, les quais, la mer… Un vent de sable soufflait sur la ville ; quelque part, du côté du désert, des chameaux blatéraient. Brusquement, il regretta les oliveraies d’Italie et l’odeur du romarin. Il but.
La Reine, elle, ne semblait pas affectée ; elle organisait d’autres dîners, d’autres fêtes, avec des danseuses aux cheveux dénoués, aux chevilles apparentes. Au Théâtre, on ne jouait plus que des farces satyriques, dont les acteurs nus portaient des masques barbus, des phallus postiches et des queues de chevaux attachées dans le dos. Très drôle, et très religieux : dionysiaque… Exactement ce qu’il fallait au peuple en ce moment.
« Donc, dit-elle à Mardion, tu charges notre meilleur barbier de découvrir un peu de duvet sur le menton d’Antyllus. En même temps que ce garçon prendra la toge virile et abandonnera sa médaille de naissance, nous offrirons ses quatre poils au dieu adéquat – prise de toge et déposition de barbe, une fête romaine “tout-en-un” qui ravira les légionnaires d’Antoine… Quant aux éphèbes de ma noblesse et à leurs parents, je verrais bien, avant la réunion au Grand Gymnase, une cérémonie plus intime au Sérapéum. Une liturgie nocturne avec des lampes pendues partout. Le problème, c’est l’huile d’olive. L’huile grecque commence à manquer. Penses-tu que si nous brûlions de l’huile de lin… ? Je sais, l’odeur est pénible. Alors, des torches ? Un délicieux parfum de résine qui flatterait les narines de notre grand dieu bleu ? Ah, j’y suis : de part et d’autre de sa statue, nous pourrions placer deux éléphants porteurs de flambeaux, des éléphants qui serviraient de candélabres. Ce serait superbe !… Tu me trouves futile, Mardion ?
— Je t’ai vue naître, Maîtresse, et je n’ai jamais connu de princesse si peu futile… Crois-tu que je ne sache pas pourquoi les parents ont hâte que leurs enfants grandissent ? C’est pour qu’ils les remplacent… » Il soupire. « Césarion, oui, bien sûr. Césarion éphèbe et majeur, c’est une bonne idée. Tu vas essayer de négocier ?
— Que puis-je faire d’autre ? »
Maintenant que son père avait recommencé à entraîner ses légions dans la plaine de Canope ou de Taposiris, que tout le monde était réconcilié et rassemblé, il y avait tant de fêtes dans la ville et dans l’île que Séléné, blasée, commençait à s’en lasser. Peut-être, à l’occasion de l’éphébie de Césarion, prêta-t-elle quand même quelque attention aux éléphants lumineux ? Si le petit Ptolémée Philadelphe fut content de les voir, elle le fut sûrement aussi – par amour pour lui.
De la période qui suivit ses voyages répétés à la Timonière mais précéda le moment des combats autour de la ville, elle n’a gardé en mémoire que des détails. Les cuisines du Palais, par exemple : une visite documentaire organisée pour elle par Diotélès. Il s’était aperçu que, dans son empyrée, elle n’avait jamais vu une gousse d’ail, ne connaissait les pois chiches qu’en purée, ignorait comment on pétrit un pain – connaissances pratiques qui, dans la vie courante, ne lui étaient guère nécessaires, mais dont le défaut l’empêchait parfois de comprendre une idylle de Théocrite ou un vers d’Homère.
De ces immenses cuisines d’Antirhodos, cachées derrière les coupoles du bâtiment des Bains, elle ne se rappellera que la rôtisserie, où elle a vu des esclaves tourner en même temps les broches d’une dizaine de sangliers. Elle avait interrogé le chef cuisinier pour savoir si ses parents donnaient un grand dîner. « Ce soir ? Pas du tout, les convives ne seront que douze. Une seule table, avec une banquette en demi-lune. Mais nous ne savons pas à quel moment ton père voudra manger – quelquefois, c’est dès qu’il entre dans la salle, d’autres fois il préfère commencer par boire du vin doux et bavarder. Faute de connaître l’heure du dîner, nous préparons plusieurs repas à la fois : les ordres de la Reine sont que l’Imperator n’attende jamais… » Ce gaspillage, dans l’unique souci de plaire à un vaincu, n’impressionna pas Séléné. Retenant seulement qu’il s’agissait d’un dîner intime, elle se demanda si, maintenant qu’ils avaient le droit de manger couchés « comme des grands », Césarion et Antyllus y participeraient.
Non, sans doute. Pas à un dîner comme celui-là, qui réunissait les débris de la confrérie des « Inimitables », les derniers fidèles : Canidius, Lucilius, Aristocratès et quelques autres. Ils s’étaient constitués en « corporation » onze ans plus tôt, comme les acteurs de mime ou les saleurs de cadavres. Après la capitulation des gladiateurs de Cyzique et la chute de Paraitoniôn, la Reine avait décidé, en riant, qu’ils devaient changer de nom : dorénavant, ils s’appelleraient « les Compagnons de la Mort ».