19

Séléné venait de sauver son frère, Ptolémée Philadelphe, son « petit Horus » à elle, en allant rêver à Canope dans le sanctuaire de Sérapis. Pour guérir le dernier-né de la Reine, qui souffrait d’un abcès à la gorge et qu’Hadès semblait encore une fois attirer dans ses ténèbres, le médecin Olympos avait jugé qu’il fallait prendre les grands moyens : une incubation, et à Canope. En matière de guérisons, le dieu de Canope était plus puissant que celui d’Alexandrie. Mais impossible d’envoyer rêver chez lui un quelconque serviteur : seul un proche du patient – et un proche « de qualité » – pouvait l’amadouer. Séléné se proposa.

Pour son « bébé », comme elle aimait l’appeler, elle était prête à affronter ce qu’elle craignait le plus au monde : le dehors. Sortir du paradis, quitter l’ombre douce du Palais, entrer dans la lumière ; franchir l’enceinte protectrice du Quartier-Royal, traverser la ville, les cris, la foule ; voyager, au vu de tous, sur les routes et les canaux ; et dormir dans la cour du temple, au milieu des dévots qui viendraient la regarder sous le nez : « Une princesse ! » Ce que cette fille de la nuit redoutait le plus – le soleil et les inconnus –, ce qu’elle appréhendait par-dessus tout – être vue –, elle l’affronterait pour tirer son frère des griffes de Seth le Mauvais.

Quand elle monta dans la felouque d’or qui l’attendait sur le Maiandros, c’était la première fois depuis son retour de Syrie, cinq ans plus tôt, que Séléné franchissait les remparts de la ville et revoyait le lac, les touffes de papyrus, les jeunes sycomores que rebrousse le vent, et ces îlots d’herbes sauvages entre lesquels glissaient des barques aux silhouettes d’oiseaux. Voguant vers le dieu sauveur, elle voguait aussi vers l’Orient – le canal du Bon Génie, le Nil, le vert, la vie…

Des hommes attablés sous une tonnelle, apercevant sur le canal la felouque au baldaquin pourpre, s’attroupèrent le long de la berge en poussant des cris de joie : ils croyaient que c’était la Reine, rentrée victorieuse de ses voyages, qui venait visiter ses peuples. Bientôt, toutes les guinguettes – le canal en était bordé – déversèrent sur la rive leur clientèle avinée. Séléné, assise sous le dais comme une déesse, prit les ovations pour elle ; elle demanda à ses chasse-mouches de la cacher derrière leurs grands éventails de plumes : elle ne voulait pas être regardée. Mais bientôt, poussée par la curiosité, elle passa la main entre deux éventails pour écarter un peu les plumes : ici et là, pour quelques sous, on faisait griller en plein air des épis d’orge et des rougets que dévoraient à belles dents des marins crétois ou narbonnais ; accoudées aux balcons des lupanars, des filles plus pâles que la lune, maquillées à la céruse, apostrophaient le chaland ; d’autres, les cheveux dénoués, marchaient à l’ombre des dattiers, la tunique relevée jusqu’à la taille pour prouver qu’elles étaient complètement épilées.

La felouque royale glissait en silence, croisant de hautes barges où des marchands aux gros ventres enveloppés de lin rose banquetaient au son de la flûte phrygienne. Beaux comme le petit Horus des temples, des enfants nus fouillaient la boue du canal à la recherche de la monnaie que les voyageurs étrangers lançaient aux acrobates qui paradaient sur la berge. De vieilles esclaves accroupies sur les pontons des auberges tressaient, pour les dîneurs, des guirlandes de crocus et de roses. D’Éleusis jusqu’à Canope, le canal était « le lieu de tous les plaisirs », le symbole délicieux de la débauche – on y venait du monde entier pour mener, un seul jour où toute une semaine, la vie canopique

Ce spectacle bariolé parut à Séléné si réjouissant, l’odeur de la bière d’orge et du poisson frit, si nouvelle, qu’elle quitta l’abri de son dais à pompons pour rejoindre Diotélès, son pédagogueassis en scribe à la proue du bateau. Mais quand l’embarcation parvint en vue du Nil, à Skhédia, et qu’on longea les treillages ajourés derrière lesquels des groupes d’hommes et de femmes, encouragés de loin par les bateliers, se livraient à toutes sortes d’ébats, Diotélès rappela les porteurs d’éventails, qui se postèrent autour de la princesse. « C’est à moi de décider si je veux être vue ! s’écria-t-elle, fâchée. En plus, ces idiots me gênent, avec leurs dos : je ne vois rien du tout !

— Justement. Ils ne te protègent pas des regards, ils protègent tes regards… »

La petite devina, vexée, qu’il était question de pudeur. Elle se sentit, en même temps, coupable et outragée. Rentrant sous son dais, elle ferma les yeux et ne cessa plus, jusqu’à l’arrivée, de se demander en quoi la vision de ces gens en grappes aurait pu la blesser. Quel crime commettaient-ils ces gens-là ? Et de quoi s’était-elle rendue complice ?

Certes, dans une époque et un pays rien moins que pudibonds, une enfant de son âge, élevée dans un palais, avait eu mille occasions de voir – en peinture ou dans le marbre – des couples d’amants enlacés, des dieux virils au sexe dressé, des hermaphrodites attendrissants, des satyres violeurs, des Priape exaltés, sans parler de ces phallus géants que des fidèles promenaient en procession dans les rues pour honorer Dionysos et Osiris. Mais, si familiers que lui fussent ces objets d’art et ces instruments du culte, Séléné n’avait jamais pensé qu’ils renvoyaient à une quelconque réalité. D’autant que la réalité qu’elle connaissait – celle des eunuques et des enfants du Palais – ne lui suggérait aucun rapprochement de cet ordre. À huit ou neuf ans, la fille de Cléopâtre et de Marc Antoine était aussi innocente qu’un Caton l’aurait souhaité. Innocente à la manière de ces petits paysans qui, habitués à voir le bouc faire « ça » avec la chèvre, n’imaginent pas un instant que leurs parents pourraient « s’emboîter » aussi… Pourtant, des images confuses lui revenaient soudain à l’esprit : cette danse où l’on se couche l’un sur l’autre, elle l’avait vue autrefois, mais où ? Dans un banquet peut-être ? Des gens qui se dévoraient, renversaient les lampes… Déjà, elle n’aurait pas dû être là : pour s’effacer, elle avait fermé les yeux.

Le cliquetis cadencé des sistres mit fin à son angoisse : le pilote venait d’amarrer la felouque d’or au débarcadère du Grand Temple, où une délégation de prêtres au crâne rasé attendait la suite royale en secouant ces « hochets » métalliques.

 

Le dieu de Canope était moins impressionnant que celui d’Alexandrie. Plus petit, plus clair, et sans chien des Enfers. Un visage bienveillant, avec une barbe bouclée. Et, surtout, une garde-robe éblouissante : pendant les trois jours que Séléné passa dans le sanctuaire, Sérapis, devant son temple, changea trois fois de tenue. Bien sûr, la Reine sa mère portait aussi de jolies choses, mais le dieu semblait plus accessible : on pouvait, en touchant ses genoux, caresser son manteau, embrasser la précieuse étoffe en l’implorant ! Il le permettait. Ne repoussait personne – ni les mendiants, ni les repris de justice qui cherchaient asile dans ses murs : il avait l’air d’un si bon vieillard…

Le premier jour, elle remit à Sérapis-Osiris les cadeaux précieux qu’elle avait apportés et fit une libation d’eau du Nil sur les autels dédiés aux proches du dieu : Isis, sa sœur-épouse ; leur fils, l’enfant Horus ; et le chien Anubis « qui-ouvre-les-chemins »… En libations, elle se jugeait excellente. Libations « mineures », puisque aucune femme ne pouvait verser le sang ni le vin. Mais les autres liqueurs aimées des dieux, elle se trouvait aussi habile à les répandre qu’à dérouler des papyrus ou à faire des additions sur son boulier : jamais elle ne laissait tomber la moindre goutte ; elle pouvait verser le lait de la mamelle d’or dans la patère consacrée, puis retourner la patère sur l’autel sans tacher sa tunique ; ou plonger la louche à long manche dans le vase de parfum et la soulever jusqu’à l’officiant sans se salir les mains. Quand on est assez adroit pour aider à une libation d’huile de rose, on ne craint pas d’offrir de l’eau bénite ! Aussi le fit-elle à Canope, en présence des diacres porteurs de vases qui la félicitèrent. Elle fut si fière de leurs compliments qu’elle ne remarqua pas, sur le parvis, les bossus, les manchots, les idiots, les paralytiques que leurs familles traînaient, et tous ces visages déformés par les tumeurs, toutes ces plaies puantes, toutes ces civières, toutes ces béquilles, tous ces linges noirs de mouches, qui souillaient le sanctuaire du dieu guérisseur.

Un sacristain porteur de corbeille lui amena le scribe chargé d’interpréter les rêves que le dieu lui enverrait. Ce « traducteur » vivait à l’écart des autels, dans un oratoire ouvert sur la troisième cour. C’est là, couchée sur un lit de camp, que Séléné passa sa première nuit. D’autres fidèles s’étaient installés dans la petite cour pour faire décrypter leurs songes par l’équipe renommée qui officiait à l’abri du dernier portique ; même si le moment des prières était depuis longtemps passé et qu’on avait refermé sur le dieu les rideaux du saint des saints, ici la foule des malades allongés continuait à chuchoter, gémir, ronfler… Séléné ne put s’endormir qu’au matin, et quand son déchiffreur la réveilla, elle ne se souvenait d’aucun rêve : le dieu ne l’avait pas visitée.

Il fallut rester à Canope. En plein soleil. La femme de chambre qui remplaçait Cypris (interdite de bateau) ne songea même pas à déployer une ombrelle pour protéger sa princesse : elle baguenaudait en admirant les statues des dieux-pharaons dont la pierre était humide de parfums, et les pieds, usés par les caresses des suppliants. L’astrologue, de son côté, suivait dévotement les prostituées qui racolaient derrière les chapelles. Quant à Diotélès, il déversait, sans ménagement, ses réflexions théologiques dans les oreilles d’un inconnu, un cul-de-jatte qui n’avait aucun moyen de s’enfuir : « Tu vas me dire que les Juifs ont le droit d’avoir un dieu à eux… D’accord, mais ils le cachent ! Encore, si c’était un Apollon, un Ganymède, un Adonis, bref une merveille, on comprendrait, mais pas du tout : ses prêtres ne connaissent pas son visage ! Personne n’a vu de lui la moindre image. Un Tout-Puissant qui n’est même pas capable de faire savoir à ses fidèles s’il est jeune ou vieux, barbu ou imberbe, laisse-moi rire… »

Livrée à elle-même, Séléné se joignit aux processions, puis tenta d’apprivoiser les chats sacrés, longs « abyssins » tigrés qui circulaient, l’air dédaigneux, au milieu des pèlerins. Elle aimait les chats, surtout leurs yeux jaunes, car un jour, en la taquinant, Antyllus lui avait lancé : « Oh toi, coquine, avec tes yeux de chat ! » Prenant la plaisanterie pour un compliment, elle s’était persuadée qu’elle embellissait : non seulement elle était brodée, mais elle avait des yeux de chat… Elle courut d’un autel à l’autre derrière ceux qu’elle appelait, comme tous les indigènes, des « myéous », ni les Grecs ni les Romains n’ayant de mot pour désigner cette espèce exotique : le chat domestiqué. Assise au soleil, entourée d’une demi-douzaine de matous bien gras (les prêtres d’Isis-et-Sérapis, célibataires austères et végétariens, leur donnaient à manger les tripes grillées dont ils débarrassaient les autels), elle passa des heures délicieuses.

Elle fit ensuite plusieurs fois, en plein midi, le tour de la grande cour, regardant attentivement les ex-voto de plomb ou d’argent cloués aux murs : un bras, un torse, un œil – des incubants avaient remercié le dieu en lui dédiant la partie du corps qu’il avait guérie. D’autres avaient déposé, dans des corbeilles, d’affreuses figurines qui reproduisaient exactement leurs mutilations et leurs difformités afin que le dieu vît mieux où agir et comment opérer.

Elle, Séléné, que dédierait-elle à Sérapis si son petit frère ne mourait pas de l’abcès au cou qui l’empêchait de manger ? Et s’il mourait malgré tout, combien pèserait son âme ? Combien pesait l’âme de Ptolémée ? Sous la colonnade, elle vit, accrochées par centaines, les barques votives offertes au nom des défunts – barques de la nuit éternelle qui étincelaient au soleil. Elle se sentit un peu triste. La fumée des autels et des réchauds lui piquait les yeux. Il faisait chaud. La peau de la nuque et des bras lui cuisait ; un chat sacré vint se caresser à ses mollets, elle ne chercha même pas à l’attraper.

À sa servante, elle se plaignit de ses paupières, qui la démangeaient. Elle se frottait les yeux. Elle demanda à se coucher. Le scribe de l’oratoire proposa de la réveiller pendant la nuit pour l’aider à se rappeler les visites du dieu. À deux reprises, elle se souvint de ses rêves, en effet. La première fois, elle parla d’une boîte où elle se trouvait enfermée avec Alexandre et Ptolémée, elle avait peur, elle étouffait, il lui semblait que Ptolémée allait mourir quand, brusquement, un couteau avait ouvert la paroi de leur prison. « Et après ? interrogea le “traducteur de rêves”.

— Après ? Rien. Tu m’as réveillée au moment où j’avais peur. Peur du couteau… »

Tandis qu’elle se rendormait, le scribe prit des notes sur ses tablettes. Quelques heures plus tard, la voyant s’agiter dans son sommeil, il la réveilla de nouveau. « Je rêvais que j’avais très chaud. Devant moi, sur une charrette, je voyais mon petit frère qui avait trop chaud, lui aussi. Ses cheveux collaient à son front, il ne bougeait plus. Il était trempé de sueur. Les cheveux, surtout. Je criais “Vous ne voyez pas qu’il va mourir !”. Il y avait des gens autour de nous, mais personne n’entendait… J’avais tellement peur qu’il meure !

— Parfait ! dit le traducteur en repliant ses tablettes. Réjouis-toi, le dieu t’a exaucée ! » Il souriait : il la tenait enfin, son ordonnance !

Au matin, il livra son interprétation. Le placard, la boîte fermée dont la princesse avait rêvé, représentait le corps de son frère ; quant au couteau qui traversait la paroi, c’était le scalpel du médecin : le dieu conseillait clairement de délivrer le malade en incisant l’abcès qui lui rongeait la gorge. Le deuxième rêve était aussi limpide que le premier : la fièvre du prince était augmentée par l’excès de vêtements et de cheveux ; il convenait de le laisser nu et surtout, surtout, de lui raser la tête, comme à un enfant indigène. Que le coiffeur ait soin, toutefois, de lui laisser, sur le côté droit du crâne, la longue « mèche de l’enfance », cette boucle dHorus qui protège les jeunes garçons.

En recevant la précieuse ordonnance, Séléné fit remarquer à Diotélès, d’une petite voix plaintive, qu’elle souffrait beaucoup ; et elle montra ses bras nus, qui avaient pris la couleur de la brique. De la brique cuite. « Oïe ! fit Diotélès. Oïoïoïe ! » Ce Pygmée était plus grec que les Grecs. C’est pourquoi il ajouta « Otototoï ! », et il se précipita sur le coffret à onguents qu’il faisait suivre partout. Avant de remonter dans la felouque, il enduisit d’huile d’amande douce les bras et le visage de l’enfant, que la femme de chambre entortilla des pieds à la tête dans un grand châle. On aurait cru une momie. « Mes yeux aussi me brûlent, dit Séléné en rabattant un coin du châle sur son visage, je vais sûrement devenir aveugle… – Ototototoï !, hurla la femme de chambre. – Non, dit Diotélès après avoir soulevé le voile, tu as les yeux rougis parce que tu les as frottés, tu ne seras pas aveugle pour si peu ! » Mais, de nouveau, Séléné cacha son visage avec le châle, et on dut la porter jusqu’au bateau. Installée sous le dais, elle exigea, pour se protéger du soleil, un double rang d’éventails. « Voyons, Séléné, le soleil ne pénètre pas sous ton dais ! – Je ne veux plus rien voir, répliqua la princesse, j’ai trop mal. » Elle gardait les yeux fermés, écoutant les bruits de la rive sans vouloir les entendre.

De l’autre côté des éventails, Diotélès bavardait ; pour la femme de chambre, qui n’en pouvait mais, il dissertait sur les nombres à la façon de Pythagore, louant la perfection du chiffre trois et vantant la beauté du sept, qui symbolise Athéna, la déesse sans enfants et sans mère : le sept n’est-il pas le seul nombre qui n’engendre aucun nombre de la décade et n’est engendré par aucun ? « Tais-toi, Diotélès, tu m’ennuies », cria soudain Séléné de derrière ses éventails – elle n’aimait pas qu’il fît profiter les autres de sa science universelle, elle le voulait rien qu’à elle, comme un jouet. « Fais-moi des guilis !

— Non.

— Tu fais des guilis à toutes les petites filles sauf moi. Tu joues avec elles, tu ris avec elles ! Pas avec moi… Je veux des guilis ! Tout de suite !

— Non. »

Elle n’était plus brodée, ses beaux yeux de chat devenaient rouges, elle était sale comme une vieille statue huileuse. Le châle qui cachait son front, elle le tira jusqu’au menton ; et comme on chantait sur la berge, où des hommes et des femmes se poursuivaient en riant, elle se boucha les oreilles.

 

Par hasard, Ptolémée Philadelphe – le crâne dûment rasé – survécut à l’incision. L’abcès se vida, l’enfant guérit lentement. On invita Séléné à remercier Sérapis chez Isis Lokhias, dont le temple était tout près du Palais.

Depuis son expédition à Canope, la petite fille restait souffrante : ses bras avaient pelé, à la grande fureur d’Olympos qui fit raser la tête et tatouer le crâne de la femme de chambre et confisqua à Diotélès sa dépouille d’ancienne vedette – la vieille peau de lion dont il aimait encore s’envelopper. À cause de leur négligence à tous deux, les yeux de la princesse avaient recommencé à suppurer. Dans son paradis, elle portait maintenant en permanence un voile sur la figure pour éviter la brûlure du soleil, un voile brun épais qui ne laissait passer qu’une faible lumière. Elle marchait à pas comptés, par peur de tomber. Ne pouvait plus lire ni écrire. Pas même « dérouler ». Elle passait ses journées assise auprès du grand bassin de son jardin, avec ses musiciennes. La nourrice et les servantes s’empressaient – la petite reine n’avait-elle pas sacrifié sa santé pour sauver son frère ? Un tel dévouement méritait récompense : on prévenait ses moindres désirs, on la gavait de pistaches, de dattes fourrées, de flans au miel, de tortillons à la poêle. Ses demi-frères lui rendaient visite comme à une blessée. On en avait presque oublié que le moribond, c’était Ptolémée.

Antyllus, qui passait voir sa sœur chaque fois qu’il se rendait au Muséum, lui criait, d’aussi loin qu’il l’apercevait : « Ah, voilà la Fortune aux yeux bandés ! Garde ta maladie pour toi, Fortune, et cède-moi ta chance ! Fortuna, Fortunata, mon roseau de fer, n’essaie pas de m’apitoyer, tu vivras plus vieille que nous ! », et aussitôt, en vrai Romain, il « faisait la figue » pour conjurer le sort. Après quoi, il jouait aux osselets en la laissant gagner – à travers sa coiffe de veuve elle ne pouvait pas compter les points : « Ah, par Pollux, je perds encore ! Tous sur la même face : le coup du chien ! Ma petite taupe aux yeux d’ombre, tu as de la chance au jeu, tu seras chanceuse en tout ! »

Césarion, qu’Olympos et l’oculiste rassuraient sur les progrès du traitement, tentait de persuader sa sœur de retirer ses voiles de cendre, au moins dans son appartement : « Tu vas beaucoup mieux. Et dans ta chambre tu n’as rien à craindre, puisqu’on a fermé le volet. Cesse de te cacher ! Tu dois te réhabituer à la clarté, oser regarder… Notre chambellan a fait rouvrir les grandes salles de ton palais, les travaux sont terminés. Plus de galets par terre, ni de mosaïque sombre : une marqueterie d’onyx, rose et verte, lisse aux pieds et au regard – tu seras contente. Et, sur les parois, des jardins pleins d’oiseaux, des barques, des palmiers : les peintres ont ouvert tes murs sur le Nil ! Tu vas adorer ce que verront tes yeux. Seulement, il faut les ouvrir… » Quelquefois, désespérant de la convaincre, il se bornait à vérifier que ses études ne souffraient pas de sa réclusion. « Je n’ai pas besoin de lire, protestait-elle, j’ai une lectrice.

— Oui, mais, d’après Nicolas, tu aurais grand besoin d’écrire !

— Pourquoi ? Je dicte, et Diotélès écrit pour moi.

— Où en es-tu avec Homère ? Voyons ça. Quels étaient les devins du roi Priam ?

— Facile ! Cassandre et Hélénos, deux de ses enfants.

— Bien. Et ses conseillers ?

— Hector.

— Non, Hector était son général. J’ai dit “les conseillers”…

— Idaïos ! Euh, non. Agénor peut-être ? Ou un autre, mais je ne sais plus qui.

— C’est Polydamas. Tu ne récites pas tes listes assez souvent, Séléné. Philadelphe, lui, malgré tous ses ennuis, sait déjà par cœur les syllabes de deux lettres, et Iotapa connaît l’alphabet, même à l’envers. De l’oméga jusqu’à l’alpha, sans une erreur ! Ils finiront par en savoir plus que toi… Il faut travailler davantage, et quitter tes voiles de pleureuse ! Notre mère serait fâchée de voir sa fille attifée comme une Cassandre !

— Ça m’étonnerait ! À l’heure qu’il est, notre mère a d’autres choses en tête ! Oh pardon, Fils d’Amon, je ne voulais pas être insolente, ne me fais pas fouetter… »

Séléné venait d’apprendre par Diotélès, qui courait la ville pendant qu’elle dormait, que ses parents avaient quitté Samos avec toute la flotte. Maintenant, ils étaient à Athènes. Ils y donnaient de grandes fêtes en attendant l’arrivée des légions d’Arménie qui, par Byzance, la Thrace et la Macédoine, rejoignaient la Grèce à marches forcées : Rome avait déclaré la guerre à l’Égypte.

« Est-ce que les Romains vont nous envahir ? demanda-t-elle à son pédagogue.

— Bien sûr que non ! C’est en Grèce que ton père va se battre contre le chef des Romains.

— Mais mon père est romain…

— Eh bien, les Romains ne sont pas d’accord entre eux, c’est le problème.

— Mais l’Égypte ? L’Égypte est d’accord entre elle ? Oui ? Alors, mes parents vont gagner ! »