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Je voudrais comprendre en quoi Marc Antoine s’est trompé. Dans sa campagne contre les Parthes, où est la faute ? S’est-il mis en marche trop tard ?

Il ne s’est pas alangui dans les bras de Cléopâtre, pourtant ! Non, il a quitté Antioche et ses amours dès les premiers beaux jours ; et s’il n’est arrivé qu’au début de l’automne devant la première citadelle ennemie, c’est que, par le nord, la route était longue et difficile. Surtout pour une armée de cent mille hommes, qu’accompagnaient cinquante mille valets d’armes, trente mille mulets et d’énormes machines de guerre. Ce détour par l’Arménie et les Portes Caspiennes pour surprendre Ecbatane, la capitale d’été des souverains parthes (aujourd’hui Hamadan, en Iran), ce détour était une folie : deux mille kilomètres de cols, de gorges, de hauts plateaux, des marécages, des déserts, et là-bas, au bout du bout, à moins de six jours de marche de l’objectif, sous les murs d’une ville mède qui résiste, la neige ! La neige qui tombe à gros flocons dès octobre ! Une folie…

Personne, pourtant, pas même César, ne pouvait mesurer l’ampleur du risque. À l’époque, les généraux n’ont pas de cartes ; tout au plus disposent-ils de récits de voyages et de « périples culturels » façon Guides Bleus ; car aucun géographe n’a eu l’idée de reporter en deux dimensions les contours des montagnes et la courbe des fleuves. Seules les côtes font l’objet de relevés détaillés, mais sous la forme, surprenante, d’itinéraires linéaires : le roseau taillé du cartographe ne tourne pas quand la côte tourne, mais quand, sur le papyrus, il arrive au bout de la ligne ; alors, comme le laboureur parvenu au bout du sillon, il repart en sens inverse… Voilà pourquoi les soldats se fient plus volontiers aux on-dit des marchands (qui sous-estiment, malheureusement, les contraintes militaires) et aux indications des guides indigènes (souvent trompeuses). Dans l’ignorance des vraies distances et des particularités du relief, les Romains cantonnés en Syrie remontent donc jusqu’au Caucase pour soumettre le Tigre et l’Euphrate, Babylone et Ctésiphon…

Mais pouvaient-ils agir autrement ? Pas sûr. Jusqu’alors, l’attaque frontale s’était révélée coûteuse. Dans les plaines de Mésopotamie, dans ces plaines trop larges où l’on voit l’adversaire venir de loin, les Parthes écrasaient toujours les armées romaines. Après quoi, emportés par l’élan, ils poussaient volontiers jusqu’à la Méditerranée, histoire de prendre un bain de pieds. Quatre ans plus tôt, ils avaient ainsi visité la Syrie et la Judée en « touristes » exigeants, avant d’aller admirer Smyrne, Milet et le temple d’Éphèse, d’où ils souhaitaient rapporter quelques « petits souvenirs » pour leur famille… Si l’on voulait ôter à ces pique-assiettes sanguinaires toute envie de voyager chez les autres, il fallait les battre chez eux ; et, pour les battre, les déconcerter. Donc cap au nord, en direction des montagnes.

Surgir à l’improviste : le procédé militaire n’est pas neuf. Dans une guerre conventionnelle, la victoire dépend toujours des mêmes recettes géographiques éprouvées : arriver où l’ennemi ne vous attend pas, en surmontant un obstacle réputé infranchissable ; tenir une hauteur, fut-ce une taupinière, en espérant que les badernes d’en face rangeront leurs troupes dans une cuvette ; éviter de charger en terrain lourd ; et, quand l’armée est en ordre de marche, ne jamais laisser traîner son arrière-garde. Ah, justement la voilà, l’erreur d’Antoine : l’arrière-garde…

À l’aller, à la fin de l’aller, alors qu’ils venaient de pénétrer en territoire ennemi, les hommes étaient si fatigués que la colonne s’étirait sur des kilomètres, et les plus lents, naturellement, étaient les dix mille légionnaires qui escortaient les trois cents chariots de matériel et d’engins – dont un bélier sur roues de cinquante mètres de long. En tombant sur cette troupe embarrassée et isolée, les premiers détachements de cavalerie ennemis avaient eu la partie belle. Résultat : deux légions exterminées et toutes les machines de siège détruites, sans espérance de les renouveler puisqu’il n’y avait pas de bois dans ce pays. Les événements s’enchaînaient ensuite selon une logique implacable : faute de tours mobiles, échec devant Phraaspa, capitale de la Médie-Atropatène ; nécessité, pour prendre la ville, d’aménager une rampe de terre contre les murailles, d’où nouvelle perte de temps, et arrivée du gros des armées parthes ; attaques répétées de leurs archers à cheval, qui désorganisent le chantier et ralentissent encore les travaux du siège ; là-dessus, apparition de la neige, du froid et de la faim. Bientôt, les assiégeants craignent d’être assiégés ; il faut plier bagage, battre en retraite. Et là, c’est la curée : les Parthes et les Mèdes s’en donnent à cœur joie. Les Romains, contraints – pour éviter le déploiement de la cavalerie ennemie – de revenir par des chemins de montagne plus étroits qu’à l’aller, des steppes sans villages, sans eau, sans troupeaux, les Romains, le ventre creux et les pieds gelés, doivent livrer dix-huit batailles en vingt-sept jours…

Comme les bridgeurs rancuniers qui rejouent inlassablement les parties qu’ils n’ont pas gagnées, les généraux malchanceux refont leurs guerres perdues. À Maison-Blanche, un petit port entre Beyrouth et Sidon, Marc Antoine, au milieu des débris de son armée, fait pour la centième fois le compte des erreurs et des trahisons. Car ce sont les trahisons qui ont rendu les erreurs irrémédiables. Certes, il avait imprudemment laissé s’effilocher son armée, mais, outre les deux légions commises à la protection du train d’équipage, il avait chargé son allié Artavasdès, le roi d’Arménie, fort de ses treize mille soldats, de veiller sur l’arrière-garde. Or, quand il a vu l’ennemi attaquer, Artavasdès n’a pas levé le petit doigt. À prétendu ensuite qu’il s’était engagé pour annexer la Médie, mais pas pour combattre les Parthes, auxquels, personnellement, rien ne l’opposait. Il est l’ami des Romains, mais les ennemis de ses amis ne sont pas forcément ses ennemis… Du reste, quelques semaines plus tard, quand il a vu que Phraaspa résistait et que les Parthes accouraient, toujours plus nombreux, au secours de la capitale des Mèdes, il est reparti. Carrément. Avec buccins et trompettes. Reparti pour l’Arménie en laissant Antoine se débrouiller seul avec l’hiver, la faim, et la flèche du Parthe, dans un pays inconnu…

« Ordure ! Enfoiré ! Putide ! Artavasdès, je te chie sur la tête ! » Antoine se verse du vin. Il ne veut plus d’échanson, plus d’esclaves, plus même d’ordonnance ; il boit sans compagnon. Il boit dans un gobelet de terre cuite, en se servant d’un pichet de poterie, comme dans les tavernes. Et, comme dans les tavernes, il boit assis. Sur une chaise de bois dur devant une table haute que le vin bon marché, épais, violet, a tachée d’auréoles. Il ne supporte plus de rester couché avec ses officiers pour bavarder. Tel un veuf ou un orphelin, il ne s’allonge que pour dormir. Seul face à la mer, assis loin du camp, il attend.

Et boit. Et se parle comme parlent les militaires romains, comme écrivent les poètes latins quand un traducteur pudibond ne les censure pas : « Je vais te faire ta fête, enculé ! Le pal, Artavasdès, le pal, et je te jure que tu le sentiras passer ! Avoue-le, avoue-le donc que ce salaud d’Octave t’a payé pour me lâcher ! » Il bougonne et boit – un vin de pays, non filtré, non coupé, pas même assaisonné, un breuvage immonde –, il boit pour se punir, et quand il a trop bu, il boxe dans le vide, contre son « petit beau-frère » : à Brindisi, Octave lui avait promis vingt mille fantassins en échange des cent trente navires de guerre dont l’armée d’Occident avait besoin pour reconquérir la Sicile ; lui, Antoine, toujours loyal, avait aussitôt exécuté sa part du marché, et Octave, grâce à ces renforts, avait pu écraser les pirates siciliens ; mais des vingt mille soldats qui devaient, en contrepartie, rejoindre l’armée d’Orient, pas l’ombre d’un ! « Tu vas me les cracher, mes légionnaires, dis ? Tu vas me les lâcher, cul-serré ? »

Un faux-jeton, doublé d’un tortueux, voilà ce qu’il est, le frère chéri d’Octavie : intrigues minables, mensonges à rallonges, finasseries à la petite semaine ! « J’en ai marre de tes salades, tu m’entends ? »

Il parle tout seul derrière sa table, tape du poing, puis il pleure. Il pleure les trente-deux mille soldats et les six mille chevaux qu’il a perdus entre Phraaspa et Beyrouth : la moitié du contingent romain – puisque le reste de la grande armée avait été fourni par les royaumes alliés… La plupart des hommes sont tombés dans les montagnes de Médie, mais huit mille encore sont morts dans la deuxième partie de la retraite – entre les montagnes glacées d’Arménie et les monts du Taurus. « Tu es reparti trop tôt, Général, lui disaient alors les vieux centurions. Quand nos gars ont réussi à repasser l’Araxe et que les Parthes nous ont lâché la grappe, fallait nous laisser souffler. Les hommes étaient au bout du rouleau, et le foutu hiver de ce pays de merde faisait que commencer ! Nos bonshommes, ils se trouvaient peinards dans cette vallée, au moins ils avaient de quoi bouffer… Mais toi, après deux semaines, t’avais déjà plus qu’une idée : qu’on replie nos tentes, qu’on recharge le barda ! Sous la neige ! Tu nous as remis en route trop tôt, Général, comme un qu’aurait le feu aux fesses… »

Voilà, on y est : parti trop tard d’Antioche – à cause de l’Égyptienne ; parti trop tôt d’Artashat – à cause de l’Égyptienne… Pendant la retraite, les vieux troupiers eux-mêmes, avec leurs pieds enveloppés dans des chiffons volés aux cadavres, leurs barbes constellées de cristaux de gel, leurs capuchons de fortune taillés dans les peaux de loup des musiciens morts, les vieux troupiers en rigolaient, même si leurs lèvres crevassées saignaient dès qu’ils riaient : « T’as la quéquette qui te démange, hein, Général ? » Et lui, qui marchait à pied comme eux, avec eux, finissait par blaguer avec eux, comme eux : « Tu vois, Quintus, c’est pas tant que ça me démange par-devant, c’est que je voudrais pas que ça me cuise par-derrière ! »

Il savait bien que ses légionnaires auraient préféré lui voir accepter l’invitation du roi d’Arménie : « Ah, mon ami, dans quel état sont tes troupes ! Par Zeus, c’est à pleurer… Prends tes quartiers d’hiver chez moi. Au bord de l’Araxe, tes légionnaires seront comme des dieux sur l’Olympe. Dans trois mois, ils repartiront ragaillardis… Tu me connais, Antoine – je ne suis pas l’ennemi des Parthes, c’est vrai, ma sœur a épousé leur roi, mais je n’en reste pas moins le meilleur ami du peuple romain. Fais-moi confiance, ton cauchemar est terminé »… Est-ce que tu crois, Artavasdès, que tu vas me baiser deux fois ? Fuir, ah fuir cette canaille au plus vite ! Avant qu’il n’ouvre ses frontières aux Parthes pour qu’ils finissent le travail, ou qu’il ne l’achève lui-même !

Antoine peut être diplomate, mais c’est d’abord un soldat. Pour lui, qui a trahi trahira. Les Romains ont beau le croire épris de sortilèges orientaux, il n’aime ni les paroles trop fleuries, ni les traités contradictoires, ni les palabres infinies. Il reste un homme de l’ouest, un Occidental plutôt carré : le chien qui a mordu mordra… Alors, il a remercié poliment Artavasdès, l’a assuré lui aussi de son amitié, et il a foncé sans attendre à travers l’Arménie. À travers la Cappadoce et la Commagène aussi, car plus aucune région n’était sûre maintenant que la nouvelle de sa défaite s’était répandue : tous des hyènes ! À marches forcées, il avait décidé de regagner la Méditerranée, cette côte de Phénicie dont il venait de donner les ports à Cléopâtre. Là, et seulement là, il trouverait un asile sûr. Et les auxiliaires à pied, qui portaient le bât depuis qu’on avait perdu les mulets, tombaient, épuisés, aussitôt recouverts par la neige. Des briscards qui avaient vingt ans de service se battaient à mort pour une poignée d’orge ou mangeaient de l’herbe – quand ils en trouvaient ! Ceux qui ne mouraient pas de froid mouraient de dysenterie.

Face à la mer qu’il ne voit pas, et aux premières fleurs des collines, Marc Antoine boit du poison. Le poison violent du souvenir et celui, plus fort encore, du vin acide, du vin raide – le vitriol de l’oubli. Le pichet, le gobelet laissent sur la table des traces violacées, il promène son doigt sur ces mouillures, les étire et les ramifie. Dans ces taches de vin, il ne voit pas, ne peut pas voir – en ces temps où les cartes n’existent pas – le plan des pays qu’il n’a pas conquis, des villes qu’il n’a pas prises… Que dessine-t-il, alors, sur le bois ? Des étoiles filantes ? des guirlandes fanées ? ou les chapelets de boyaux qui sortaient des ventres crevés ? Taches de vin, taches de sang. La lie et les caillots. Parfois, les coudes sur la table et la tête dans les bras, il s’endort, assommé.

 

C’est pourquoi il n’a pas aperçu les voiles à l’horizon. Ni entendu là-bas, sur le port, les clameurs qui saluent l’accostage du premier navire – celui de la Reine.

Quand il est sorti de sa torpeur, elle était là. Enfin, presque : elle montait vers lui sur le chemin pierreux, entourée de sa garde celte rutilante et des principaux officiers romains – en guenilles, eux.

Il devrait se lever, bien sûr, marcher à sa rencontre, mais il est trop saoul et, en même temps, trop lucide : il craint de ne plus tenir debout, de tituber, de s’effondrer ; alors il reste assis derrière sa table. Elle fait signe à son escorte de s’arrêter. Maintenant, il la voit s’avancer seule dans le grand soleil de midi. Elle est en tenue de parade : sur sa tête, la perruque ; sur son front, le cobra dressé ; un châle pourpre noué entre les seins ; et, sous sa robe de lin blanc, des cothurnes à semelles de bois pour se grandir.

Il hoche la tête : avec ces chaussures-là, elle va se casser la figure, la pauvre fille, elle est dingue ! Elle se tord les pieds dans les cailloux, elle a beau marcher avec componction, elle va se ramasser, et qui est-ce qui rigolera si Sa Majesté s’étale ? Lui, le vaincu, l’ivrogne, le bon à rien ! Alexandre le Petit ! Tiens, pour commencer, il va se resservir une grande rasade, Alexandre le Petit ! Noyer son chagrin, se noyer dans le chagrin : « À la tienne, Majesté », et cul sec !

Elle n’est pas tombée et se tient devant lui, raide comme la Justice, dans un silence emphatique. Il baisse les yeux, fixe son gobelet vide et lâche, l’air buté : « Je ne savais pas que c’étaient déjà les Ptolémaia ! » Les Ptolémaia, le carnaval d’Alexandrie, qui a lieu tous les quatre ans – on défile, on se déguise, on promène des phallus géants, on s’accoutre en satyres, en bacchantes, on contrefait l’amour… La plus formidable mascarade du monde !

Elle dit : « Tu as souhaité la visite de la reine d’Égypte. C’est la reine d’Égypte qui vient te saluer, Imperator. »

Elle regarde avec insistance la tunique sombre d’Antoine, sa barbe de six mois, qu’il ne taille plus : « Et cette reine ne s’attendait pas, Général, à te trouver en grand deuil… Qui as-tu perdu ? » Il en a le souffle coupé. Trente mille hommes, il a perdu trente mille hommes, un détail ! Et il le lui a écrit, expressément : trente mille. Est-ce qu’elle se fiche de lui ? Déjà, elle poursuit : « Nous savons, à Alexandrie, que tu as porté aux Parthes des coups redoutables. Et Rome n’ignore plus, à l’heure qu’il est, que l’Égypte t’a témoigné son admiration en triplant spontanément sa contribution à l’effort militaire… De qui portes-tu le deuil, Imperator ? Mes vaisseaux ont hissé l’oriflamme de la victoire, et tes hommes sont dans la joie : mes intendants ont commencé à leur distribuer des gratifications… »

Une version à l’usage du Sénat romain, à l’usage d’Octave : il est saoul, mais pas au point de sous-estimer le sang-froid politique de la dame. Quelle maestria ! De ses mains tachées de vin, il applaudit en ricanant. N’empêche, puisqu’ils ne sont qu’entre eux, qu’ils sont tous les deux, que personne ne les entend, elle pourrait lui épargner son numéro, la grande souveraine ! lui témoigner un peu de pitié ! Mais elle prend plaisir à ironiser : « De qui portes-tu le deuil ? », ah la garce ! et « gratifications »… Gratifications ! Le croit-elle trop ivre pour se souvenir qu’il s’agit tout bonnement de la solde de ses hommes, car, depuis des semaines, ces malheureux n’ont pas touché un sou ; même ici, en « pays ami », les survivants n’ont rien à manger, rien à se mettre. Il a vendu toute sa vaisselle d’argent – enfin, celle qui lui restait après le pillage de ses bagages –, mais il n’a même pas eu de quoi nourrir les blessés ! Et voilà que sa femme, qu’il a tant attendue, tant espérée – dont il escomptait plus que de l’aide, de la compassion –, cette femme, parce qu’elle est reine, joue les donneuses de leçons et l’invite, du haut de ses semelles de bois, à mieux se tenir. Mais il « s’est tenu », bon sang ! De Phraaspa jusqu’à Beyrouth il s’est tenu, et il a tenu ses bonshommes ! Sait-elle combien il est difficile d’empêcher qu’une défaite ne se transforme en déroute, qu’une retraite ne tourne à la débandade ? Eh bien, ce désastre-là, au moins, lui, Antoine, l’a évité ! Piètre stratège, peut-être, mais bon général !

En vérité, elle sait tout cela. Par Dellius, le légat qu’il avait envoyé à Alexandrie pour la chercher, elle sait que, dans l’épreuve, son mari a été admirable. Et il ne s’agit pas deau bénite de courVingt siècles après, quand on lit le récit des événements, « admirable » sonne presque petit : Antoine est un chef que ses succès affaiblissent mais que ses revers élèvent, un homme que l’adversité porte au-dessus de lui-même, que le malheur grandit.

Artisan de la victoire à Pharsale, vainqueur à Philippes, il ne donna jamais mieux sa mesure que pendant la retraite de Parthie : les dix-huit attaques de l’ennemi menées contre son armée en fuite, il les repoussa toutes ; et s’il n’arrivait pas à remporter une victoire décisive, c’est que les archers parthes, sachant qu’il manquait de cavaliers pour les poursuivre, se repliaient aussitôt qu’ils perdaient. Et revenaient dès le lendemain, comme une nuée de moustiques… Acculé, jamais il ne perdit son génie tactique ; il inventa même une manœuvre nouvelle, dont il n’imaginait pas à quel sort brillant elle était promise : « la tortue ». Le premier rang d’infanterie lourde forme un carré et met un genou en terre, en s’abritant derrière ses hauts boucliers concaves ; à l’intérieur de ce rempart improvisé, on met en sécurité les enseignes, les bagages et l’infanterie légère qui, levant au-dessus des têtes ses boucliers plats, forme la toiture de l’abri : en deux minutes, les boucliers s’emboîtent les uns dans les autres comme des écailles, s’ajustent comme les tuiles d’un toit, et les légions deviennent aussi invulnérables aux flèches des archers et aux balles de plomb des frondeurs que si elles étaient blindées ; seuls des cavaliers pourraient encore tenter d’attaquer cette carapace, mais les lances, réapparaissant aussitôt entre les boucliers, transformeraient la « tortue » en hérisson…

Il est rare, dans l’Histoire, qu’un chef d’armée fasse progresser la technique militaire à l’occasion d’une défaite, mais plus rare encore qu’il obtienne de troupes démoralisées, pressées de toutes parts, l’exécution parfaite d’une manœuvre inédite. Marc Antoine y parvint pourtant. Sans doute parce que son armée, assoiffée, affamée, harcelée jour et nuit, ne se sentit jamais abandonnée. Dans la retraite, l’ex-lieutenant de César tint bon, courant de l’avant à l’arrière pour rassurer ses soldats, et combattant au premier rang ; pas une fois il ne laissa à son sort un traînard ou un blessé, il l’aurait plutôt porté sur son dos ! Voilà pourquoi, jusqu’au bout, ses hommes lui gardèrent leur confiance et pourquoi, en mourant, ils le bénissaient encore, lui embrassaient les mains. Jamais, non plus, il ne laissa la discipline se relâcher : tous les soirs, et par tous les temps, les survivants plantaient leurs aigles, montaient le camp, et il inspectait les troupes, ses pauvres troupes amaigries et loqueteuses. Quand une centurie s’était mal comportée, il la « décimait » dans les règles, désignant au hasard un homme sur dix et le faisant décapiter. Il n’y eut pas de déserteurs…

Mais qu’est-ce qu’elle croit, la très digne reine d’Égypte, qu’il est facile de tuer le soir des hommes qu’on a passé la journée à sauver ? qu’il est tout simple de condamner des vieux bougres à la mâchoire édentée, aux bras couturés de cicatrices, des gamins exténués, des innocents au visage émacié, qui ont juste suivi le mouvement, le premier mouvement de recul, et qui regardent maintenant leur général – leur bourreau – avec des yeux agrandis par la peur ? « De qui portes-tu le deuil ? »

À la Reine, il montre son gobelet en terre : « Gratifications, ouais, gratifications… J’espère que j’aurai droit à une “gratification”, moi aussi. J’adore me saouler la gueule dans de la belle argenterie…

— J’ai tout ce qu’il faut à bord de mon navire. Et même du vin de Falerne.

— Celui-ci est parfait. » Et, joignant le geste à la parole, il attrape la cruche, jette la tête en arrière, et s’en verse directement une lampée dans le gosier. Enfin, le gosier, c’est façon de parler : en ce moment, il est un peu maladroit dans ses mouvements, n’est-ce pas, il a trempé sa tunique, éclaboussé la table…

Elle voit mieux, cette fois, de quelle sorte de breuvage il s’agit : du vin de deuxième pression, où il y a plus à manger qu’à boire – quantité de débris noirâtres, restes de feuilles, petits bouts de vrilles… Pire que la piquette du soldat ! Il ne s’autorise plus que cette soupe visqueuse.

« C’est dégoûtant, dit-elle.

— Ça tombe bien. Je suis un homme de guerre, moi, très chère ! Et la guerre, c’est dégoûtant. »

Il a baissé la tête, s’est remis à pousser du doigt, sur la table, les gouttes noirâtres, les résidus de grappes, la poussière de lie. Il cache ses larmes. Sans lever les yeux, il dit d’une voix entrecoupée : « Tu sais comment il est mort, Flavius ? Quatre flèches, toutes de face, il y en avait une qui lui ressortait dans le dos avec quelque chose de spongieux au bout – un morceau de foie, ou de poumon… Je lui ai dit qu’il allait guérir. » Il pleure en silence, les yeux baissés. Puis reprend d’un air de défi : « J’avais demandé à Rhamnus de me couper la tête après ma mort, et de l’enterrer, je ne voulais pas que les Parthes en fassent ce qu’ils ont fait de celle de Crassus : un cadeau aux noces de leur prince – petit présent pour la mariée, puis accessoire dans la pièce qu’on donnait… Quelle pièce, déjà ? Bon, je suis trop saoul ! Toi qui sais tout, dans quelle pièce est-ce qu’il faut une tête ? Les Suppliantes ? Non. Les Troyennes ? Non plus. Allons, allons, un petit effort, ma Reine ! Tout le monde sait ça… Ah, j’y suis, les Bacchantes, bien sûr ! je me ressers un petit godet, tiens, c’est mérité ! Les Bacchantes, voilà ce qu’ils ont joué, les Parthes, avec la cabèche de Crassus… Sacré Euripide : la maman coupe la tête à son fils en croyant que c’est la tête d’un lion ! Elle avait un peu forcé sur l’hypocras, la chasseresse, c’est dangereux de boire comme ça… Et mon aide de camp, le petit Sextus, tu te souviens de lui ? Sextus qui enlevait son cheval comme un Pégase face à l’obstacle ? Il est mort entre mes bras – mais des bras, lui n’en avait plus : ces salauds les avaient élagués au cimeterre… Ah oui, la guerre, c’est à vomir, ma mignonne ! Plus ignoble que ma tunique sale et mon picrate du pauvre ! Et en plus, ça ne sent pas la myrrhe, ça sent la merde. Des milliers de soldats qui bouffent des racines et qui ont la courante, tu imagines ? “Retirons-nous, citoyens, en bon ordre et dans la dignité !” Tu parles !… Dégueulasse. Oh, j’oubliais : toi, tu gardes de la retenue en toutes circonstances – pensez, une Ptolémée ! –, tu ne dis pas “dégueulasse”, tu dis “répugnant”, “déplaisant”, “dé-goû-tant”… »

Pour le tirer de son accablement, elle avait voulu le piquer au vif. C’est gagné. Elle pose sa petite main claire sur la main sale et dit seulement : « Je suis là maintenant, Marc, et je ne suis ni dégoûtée ni dégoûtante. »