26
Quand Séléné est entrée dans la chambre de sa mère, la Reine était dans l’embrasure d’une fenêtre. Rideaux tirés.
Séléné, qu’on avait envoyé chercher, n’osait pas parler. Elle attendait dans le noir sans bouger. À certains soupirs qui échappaient à sa mère, elle aurait pu croire que la Reine pleurait. Parfois Iras, debout près de sa Maîtresse, murmurait un mot ; mais des exclamations qui suivaient, la fillette ne saisissait que des bribes : « Hérode », « Syrie », « désespéré »…
Depuis que les enfants avaient tous été regroupés autour de leur mère dans le Palais Neuf d’Antirhodos (une île sans arbres, où Séléné avait toujours eu l’impression d’être emprisonnée), la petite princesse se sentait bizarre. Non pas malade, mais contagieuse. Quand elle traversait un vestibule, les courtisans s’écartaient et les serviteurs baissaient la tête.
Qu’était-il arrivé ? Un grand malheur ? Apparemment. Mais, dans son ignorance, Séléné ne pouvait imaginer qu’un grand malheur à sa taille, un malheur de son âge. La perte du royaume de Cyrénaïque et des légions de Libye, les conséquences politiques que les habiles en tiraient déjà, tout cela dépassait la compréhension d’une enfant.
Petite reine déchue de neuf ans à qui personne ne donnait d’explications, elle se sentait humiliée par le mouvement de recul qu’elle suscitait et se demandait si elle sentait mauvais… Pour se rassurer, elle se raccrochait à des précédents : n’avait-elle pas été troublée autrefois par l’installation au Palais des Mille Colonnes, le couronnement du Gymnase ou le voyage à Canope ? Elle avait eu honte, déjà. Et tout s’était bien terminé. Aujourd’hui, l’exécution du dioïcète, les silences de Césarion, le déménagement à Antirhodos et l’attitude fuyante des courtisans – bouleversements qui la jetaient dans une appréhension confuse – étaient peut-être, tout simplement, l’effet de ce qu’on appelle « grandir » ?
Mais le malaise, de nouveau, s’empara d’elle dans la chambre obscure de la Reine. Pourquoi si sombre ? Même la nuit, sa mère aimait les lumières. Dehors, d’ailleurs, il faisait encore jour. Et pourquoi ce bruit répété, pareil au sanglot d’une horloge à eau, ce bruit très improbable chez les rois, presque aussi choquant que le silence absolu dans lequel, goutte à goutte, il tombait ? Car, ce soir, il n’y avait pas de chansons, pas de flûte, pas de cithare – aucune musicienne dans la chambre royale… Brusquement, Séléné, prise d’angoisse, voulut fuir, elle ferma les yeux.
À ce moment-là, Iras se retourna et la vit. Séléné entendit distinctement la femme de chambre prononcer le mot « princesse ». Quand, enfin, la Reine lui fit face, elle semblait pareille à ce qu’elle avait toujours été, souriante et maîtresse d’elle-même. « Ma fille ! » dit-elle en lui tendant les bras avec cette grâce de danseuse qui embellissait tous ses gestes, « je t’ai fait venir pour te parer. Nous allons t’essayer mes bijoux… Charmion, ouvre donc ces rideaux, on se croirait dans mon tombeau ! Oh, mais c’est que la demoiselle a grandi… La voilà presque aussi grande que son jumeau, mais… »
Séléné compléta la phrase : « Mais moins belle. » Parce qu’elle restait distraite et préoccupée, elle avait dit à voix haute ce qu’elle croyait avoir seulement pensé. « Moins belle ? s’écria la Reine. Pourquoi ? Bien sûr que non, tu n’es pas moins belle ! Tu es… différente. Charmion, approche la lampe, que nous examinions ensemble les avantages de cette jeune personne. N’a-t-elle pas des yeux superbes ? Un regard doré. Avec une pointe de vert. Des paillettes de bronze dans des lacs d’or. Une merveille ! Tu épaissiras son trait de khôl, Charmion. Et tu lui passeras un soupçon de bleu sur les paupières… Et le nez ? Oh, le nez, par bonheur, n’est pas celui de mon père ! On trouve le nez aquilin très noble, mais, entre nous, le Roi mon père avait un profil affreux ! Moi-même, j’ai bien peur de ne pas avoir un profil avantageux – il est vrai que les hommes, de quelque façon qu’ils vous prennent, vous prennent rarement de profil ! » Les suivantes, heureuses de voir leur maîtresse si gaie, s’esclaffèrent. « Silence, jeunes beautés, ne souillons pas les oreilles de cette enfant ! Comment sont-elles, au fait, ses oreilles ? Petites, oui, c’est parfait. Reste la bouche. Qui s’améliore, non ? Les dents reprennent leur juste mesure. Les lèvres sont épaisses, certes, un peu charnues, mais c’est une disproportion qui s’arrangera avec le temps. Non, la vraie difficulté, à mon avis, c’est le front – qu’en dis-tu, Charmion ? Elle a le front bas, et trop de cheveux, c’est sûr. D’où ce déséquilibre dans le visage… Regardez, si on lui agrandissait le front en l’épilant et si, au lieu de tirer ses mèches en côtes de melon, on les gonflait au fer de chaque côté, on aurait une très jolie poupée… Bon, Iras, tu es coiffeuse : au travail ! Pour l’épilation, tu souffriras un peu, Séléné. Mais une femme passe sa vie à souffrir, autant t’habituer à la douleur dès maintenant, tu n’en jouiras que mieux des plaisirs qui la suivent… Un grand front, ma chérie, crois-moi, il te faut un grand front », et, baissant la voix, elle ajouta cette phrase terrible : « Nos guerres n’épargnent pas les enfants laids. »
Séléné ne revit jamais sa mère pleurer. Cependant, elle la surprit parfois, au milieu de ses femmes, sans maquillage ni coiffure. Ce relâchement était si peu dans les habitudes de la souveraine qu’on se détournait, gêné. L’Imperator ne lui rendait plus visite…
Depuis que Canidius, enfin parvenu à Alexandrie, lui avait appris la défection de ses quatre dernières légions d’Asie – celles de Syrie –, et qu’Hérode, son « ami », s’était précipité à Rhodes pour faire allégeance à Octave, Marc Antoine ne sortait plus de sa maison, cette « cabane » que, trois ans plus tôt, Cléopâtre avait ordonné de bâtir sur le port dès qu’il en avait exprimé le souhait. Le pavillon, en marbre blanc d’importation, se dressait à l’extrémité d’une jetée. Face à Antirhodos. Au milieu des flots, quoique sur le « continent ». Plus commode ? Peut-être, même si personne, à part quelques serviteurs, n’y avait accès. Cette retraite inviolable, le vaincu l’avait surnommée sa « Timonière » – en hommage au plus grand misanthrope que la terre eût porté, le philosophe Timon d’Athènes, qui, même lorsqu’il dînait seul, trouvait qu’il y avait un convive de trop…
Antoine, si chaleureux, amateur de banquets et de confréries, Antoine le causeur, l’orateur, le railleur, le blagueur à qui il fallait un public, Antoine qui ne détestait rien tant que la solitude, prétendait désormais, lui aussi, ne plus supporter la vue d’un être humain. Même Lucilius ? Même. Même Cléopâtre ? Idem. Qui sait ce qu’ils tramaient déjà, ces deux-là ? Tout le monde l’avait trahi, tout le monde ! Son malheur était sans exemple : Brutus, abandonné par la Fortune, se vantait au moins de n’avoir été trompé par aucun ami. Mais lui !
« Je suis surprise que tu sois surpris », lui avait rétorqué la Reine quand il était rentré, effondré, de Cyrénaïque. « Le mensonge, la lâcheté, la perfidie, il y a longtemps, Marc, que tu les avais prédits… Souviens-toi de ce que tu disais : “En politique, celui qui trahit son camp n’est pas un faible, c’est son camp qui s’est affaibli.” Marc, sois réaliste, depuis le temps que tu gouvernes, tu sais bien que tout est rapport de forces, qu’il n’y a pas de place pour le sentiment, tu l’as toujours su ! » Oui, peut-être. Il le savait, il le disait, mais il n’y croyait pas. Penser qu’Arkhélaos, le roi de Cappadoce, auquel il avait donné sa propre cousine en mariage… Et Hérode ! Hérode qu’il avait soutenu contre Cléopâtre elle-même… S’il avait offert la Judée à l’Égypte, comme la Reine l’en priait depuis dix ans, il serait toujours le chef des cohortes qu’il avait laissées là-bas ! Bien la peine de s’être privé de ces soldats pour soutenir les Juifs : Juifs et Arabes, hier rivaux, venaient de se réconcilier sur son dos ! Dans une dévotion commune au foutriquet, Thurinus le Glorieux !
Que restait-il de son empire d’Orient ? Rien : le Delta, ce petit triangle, qu’Octave attaquerait bientôt des deux côtés à la fois. Et pour défendre ce réduit, trois légions romaines encroûtées, une cavalerie égyptienne médiocre, et, bien sûr, la flotte de la Reine – en parfait état de marche, puisque à Actium elle n’avait pas livré de combat. Le meilleur moyen de ne pas abîmer son armée, c’est de ne jamais l’utiliser !
Il rabattait sa Timonière sur lui, comme César avait tiré sa toge sur sa tête en reconnaissant Brutus, son protégé, parmi ses assassins. Les conjurés avaient frappé leur maître de vingt-trois coups de poignard ; lui, Antoine, mourait de mille blessures, mille trahisons par où s’enfuyait son sang… Épuisé, il restait couché, ne gardant près de lui qu’un échanson muet auquel il tendait sa coupe sans un mot pour qu’il la remplît à ras bord.
Cléopâtre lui avait suggéré de profiter de l’hiver pour faire manœuvrer ses trois vieilles légions et entraîner un peu la cavalerie. Il n’en ferait rien. À quoi bon tromper ces pauvres troufions sur leur destin ? Pourquoi d’autres morts que lui ?
Il buvait. Revoyait le corps de César trahi, César assassiné au pied de la statue de Pompée. La tunique arrachée. À demi nu. Ses plaies sanglantes s’ouvrant comme des bouches, des bouches qui, sans voix, réclamaient justice. Une vengeance dont Antoine, son ami, s’était chargé… Mais qui vengera l’ami qui n’a plus d’amis ?
Il ne porte plus la toge. Refuse de se peigner. Ne se fait même pas raser : il veut garder la barbe épaisse des endeuillés. Il est veuf. Veuf de l’amitié. De la gloire, de l’espérance. De sa jeunesse, aussi. Il boit.
Cléopâtre, à qui il a fermé sa porte, lui expédie, alarmée, message sur message. Pour l’inviter à dîner, le prier de se joindre à une fête donnée pour les enfants, ou, simplement, le raisonner. Il ne lit rien de ces longues missives. Aux envoyés de la Reine, on ne laisse même pas passer la porte de la Timonière, et on leur rapporte bientôt, en guise de réponse, le rouleau même qu’ils ont déposé et dont le sceau n’est pas brisé…
Chaque matin en s’éveillant dans ce lit matrimonial où elle dort seule, la Reine craint d’apprendre la mort de son mari. Sitôt levée, elle lui adresse un nouveau messager, dont elle suit le bateau des yeux jusqu’au moment où il disparaît dans l’ombre du temple de Poséidon. Elle a ainsi dépêché à Antoine toutes sortes de gens – des eunuques, des philosophes, des Grecs, des Égyptiens, des Romains, et jusqu’à ses plus charmantes suivantes… Il n’a laissé personne entrer. Elle ne peut même pas lui faire savoir qu’elle a eu, pour sauver leur famille, une idée brillante. Une idée qu’avec Césarion ils commencent à mettre à exécution. Un projet si audacieux que sa réalisation lui prend maintenant tout son temps – et son argent : il s’agit de rien de moins que de faire passer sa flotte en mer Rouge !
Du temps des premiers Ptolémées, un petit canal reliait la mer Rouge au lac Timsah, à une cinquantaine de kilomètres au sud de Péluse. Maintenant ce canal, qui ne remontait pas jusqu’à la Méditerranée, est ensablé. Il en faudrait davantage, toutefois, pour arrêter la Reine des rois. Transporter ses vaisseaux d’une mer à l’autre, en empruntant le chenal où il existe et en roulant les navires sur le sable dès qu’il s’interrompt, lui paraît tout simple : « Hannibal n’a-t-il pas fait traverser les Alpes à ses éléphants ?
— C’était Hannibal…, objecte Césarion.
— Eh bien, ce sera Cléopâtre ! Quand tu étais un petit garçon et que tu te décourageais devant une tâche difficile, je ne t’ai jamais permis d’abandonner, tu protestais : “Mais, Mère, je n’y arrive pas !”, et que te répondais-je ? »
Il sourit. « Tu disais “Si ta vie en dépendait, tu y arriverais !”
— Nous y sommes : le succès de ce plan, nos vies en dépendent. Voilà pourquoi nous y arriverons. Impossible ou pas, ma flotte traversera les déserts, de Péluse à Héroopolis ! Octave n’est encore qu’à Athènes, c’est l’hiver, nous avons plusieurs mois devant nous.
— Et ensuite ? Quand nos bateaux seront en mer Rouge, que ferons-nous ?
— Ensuite, nous rejoindrons Ptolémaïs-des-Chasses, mon port africain, et nous y attendrons les vents d’été. Dès qu’ils souffleront, cap sur le pays des tigres, l’Inde d’Alexandre. Nous nous en emparerons… À propos d’Alexandre, j’ai l’intention d’emporter avec moi son cercueil de verre – je ne laisserai pas ce grand roi aux Romains ! Je ne leur laisserai pas non plus Antoine vivant. Césarion, comprends-moi : pour conquérir l’Inde, j’ai besoin de lui… À nos soldats il faut un chef, et tu n’as même pas commencé ta préparation militaire. Nous sommes juste bons, toi et moi, à superviser l’intendance et à commander le génie – faire voler les bateaux au-dessus des terres, comme des oiseaux, c’est un ouvrage de femme, un travail d’enfant… Pour les choses sérieuses, il nous faut un homme. Et Marc, quand il se bat, est plus qu’un homme, c’est un lion. Si beau, si brave ! Mais, en ce moment, il se complaît dans la déréliction, ne répond à aucun de mes messages. Heureux, encore, qu’il ne me renvoie pas dans une boîte la tête de mes messagers ! » Et elle rit de sa plaisanterie, ils rient ensemble, la mère et le fils ; sans malice, ils rient d’Antoine. « Mais je sais comment attirer cet ours hors de sa tanière. En tout cas, pour ça aussi j’ai une idée… »
L’idée, c’est d’envoyer Séléné là où tous les autres ont échoué. Une Séléné embellie, enrichie, « brodée », qui traversera la mer, seule dans la galère royale ; une enfant désarmée, désarmante ; une petite Antigone prête à conduire au bout du monde ce père vaincu, ce père aveugle. « Tu crois qu’il pourra résister longtemps à une scène comme celle-là ? »