21
Cinq septembre. Bientôt, les tempêtes d’équinoxe et la mer « fermée ». La houle devient forte. Tantôt l’étrave plonge dans les flots, tantôt elle se dresse vers le ciel. Le navire amiral chevauche les vagues ; il tangue si fort, parfois, que son éperon d’airain accroche les nuages. Mais on ne peut pas réduire la voilure : il faut profiter du vent du nord pour éloigner l’Antonia de ses ennemis. Cap au sud. Toujours plus au sud.
L’Imperator a froid. Trois jours qu’il ne mange pas, dort à peine – même la nuit il se tient sur le pont, là, à la proue, enveloppé dans son manteau rouge. Plusieurs fois, la Reine lui a fait demander de la rejoindre dans sa chambre : a-t-il vraiment besoin de veiller la nuit, quand le vent faiblit et que les rameurs prennent le relais ? Il ne répond pas.
Au début, c’est à la poupe qu’il était. À la poupe de sa propre galère de commandement. Sur la dunette, avec le pilote. Il scrutait la mer pour voir combien de ses navires l’avaient suivi, combien s’étaient sortis de la nasse où, depuis des semaines, Octave les piégeait. Derrière, à l’horizon, tout était rouge en même temps : le soleil couchant et les vaisseaux qui brûlaient.
Quand, du regard, il avait commencé à faire l’inventaire autour de lui, il avait vu de tout : des « forteresses » à huit rangs de rames qui avaient jeté par-dessus bord leurs tours de bois et tous leurs engins de guerre ; une dizaine de quinquérèmes, dont l’une portait encore, fiché dans son flanc, juste au-dessus de la ligne de flottaison, l’éperon et la préceinte d’une petite galère octavienne ; des trirèmes, les unes comme neuves, d’autres, les rames brisées ; et, par hasard, au milieu des cuirassés, plusieurs bateaux de transport, lents et ventrus. Quarante navires sauvés, quarante au plus sur deux cent cinquante ! Loin devant eux, filant comme une volée de sauterelles, l’escadre égyptienne que Cléopâtre avait réussi à préserver – l’Antonia aux voiles pourpres et soixante navires de combat. Son escadre, sa précieuse escadre à laquelle elle tenait comme à la prunelle de ses yeux et qu’elle avait obtenu de ne pas engager… Le reste, les navires à dix rangs de rames qu’on n’avait pu armer faute de rameurs, il avait dû, la veille, donner l’ordre de les saborder au fond du golfe d’Actium.
Rapidement, les galères d’Octave avaient renoncé à donner la chasse aux fugitifs : elles n’avaient pas emporté leurs voiles – c’est là-dessus qu’Antoine avait compté quand, juste avant la bataille, il avait obligé sa flotte à charger les siennes. Seuls des pirates ralliés aux octaviens, et toujours prêts pour la course, eux, s’étaient entêtés à poursuivre les navires échappés, réussissant à couler une quadrirème attardée, puis à prendre à l’abordage le gros transport où l’on avait entassé sa vaisselle d’argent : vaincu, l’Imperator, et, en plus, ridiculisé ! En se faufilant, ces brigands s’étaient même approchés de sa galère de commandement ! Il avait dû défendre son propre pont au javelot, aux côtés de ses matelots. C’est alors qu’il avait envoyé aux Égyptiens un signal de détresse : l’Antonia avait ralenti l’allure et il était monté à son bord. « La Reine te prie de l’excuser, avait susurré un esclave emplumé, elle se repose dans ses appartements. » Parfait ! Elle ne voulait pas le voir ? Lui non plus ! Pas avant longtemps !
Une dernière fois, il avait regardé la mer depuis l’arrière du trois-mâts : espérait-il, après deux heures de voile, apercevoir au loin les « citadelles flottantes » de Sosius, Sosius qui, le matin encore, commandait son aile gauche, Sosius l’ami de toujours ? Mais derrière l’Antonia, il n’y avait plus rien à voir, que le long sillage du bateau, qui blanchissait comme un sentier.
Quand il a compris que tout espoir était perdu, il est passé à la proue. Il guette. Depuis deux jours, il guette – ou fait semblant de guetter. À l’avant, ce ne sont pas les écueils qu’il craint, mais l’attaque d’un de ces détachements légers – des petites birèmes à peine pontées – qu’Agrippa, l’amiral d’Octave, a placés en embuscade tout au long de la côte grecque, de Leucade jusqu’à Méthoné, ces birèmes qui, depuis le printemps, coulent les lourds convois de blé égyptien et affament ses troupes. « Prends du repos, Général, est venu lui dire le Syrien Alexas, nous sommes là, nous veillerons. » Mais il s’obstine, reste à la proue, immobile ; s’y tient jour et nuit. Comme s’il était encore bon à quelque chose ! Comme s’il y avait encore « quelque chose » à sauver…
Parfois, épuisé, il cesse de feindre, garde un moment la tête entre les mains. C’est dans cette position que l’ont surpris tout à l’heure Alexas et le capitaine égyptien : ils venaient lui demander le mot de passe pour la nuit. Ils parlaient en grec ; machinalement, Antoine a répondu en latin, et par un dicton romain : « Personne ne peut défaire le fil que les Destins ont filé. » Presque aussitôt, il s’est aperçu de sa bévue, mais n’a pas cherché à la rattraper. Après tout, ce mélange des langues et des nations, c’est ce dont il avait rêvé. Comme Alexandre… Alexandre auquel, maintenant, Octave oppose Romulus ! Romulus, soyons sérieux, Romulus dont tout l’empire tenait entre quatre sillons de charrue ! Et Apollon ? Apollon contre Dionysos ! Il en est à revendiquer des dieux « nationaux », cet étriqué du carafon ! Interdire Isis, chasser les mages et les Chaldéens, tout cela pour mieux remettre en selle Mars Vengeur et Jupiter Tonnant ! César serait bien étonné de voir son héritier si borné…
Il est vrai qu’il serait bien étonné aussi de voir son premier lieutenant pleurer à la proue d’un navire en fuite – puisque, maintenant qu’il a échoué, c’est comme un fuyard que les Mécène et les Messala vont le présenter… Entre ses larmes, entre les vagues, il croit voir se lever la grande ombre admirée : « Combien de fois t’ai-je dit, Marc Antoine, que tu n’étais pas un politique, ni un stratège ? Un excellent tacticien, oui, et le meilleur des orateurs, le plus brave des soldats. Mais stratège, non.
— Pourtant, César, à Alésia, qui t’a sauvé ?… Et à Pharsale ? À Pharsale, c’est ma cavalerie qui était en face de Pompée, moi qui supportais le choc !
— Vrai. Il n’empêche que j’étais là, derrière toi.
— Pas à Philippes, tout de même ! Quand j’ai vengé ta mort… Brutus et Cassius, à Philippes, je les ai affrontés tout seul. L’issue du combat semblait si douteuse que ton petit-neveu s’était caché dans un fourré, il avait même jeté son bâton de commandement et son manteau – pour fuir plus vite… J’ai gagné tout seul, César. Sans lui, sans toi, et sans les dieux !
— Dans la furia, Antoine, tu as gagné dans la furia. C’est ton registre : l’impétuosité… Tu viens d’essayer la furia refroidie, permets-moi de constater que ce n’est pas un succès. La furia, cela ne se remet pas au lendemain ! Plus de dix-huit mois que tu as quitté Éphèse… Et un an depuis Athènes ! Plancus, Titius, Dellius, Silanus et Domitius “Barberousse”, tous tes amis enfin, te l’ont dit et répété : tu tardais trop…
— Ils m’ont tous trahi ! Tous !
— On ne trahit que ceux qui vont perdre, Marc Antoine.
— Ah… Et Brutus ?
— Brutus m’a trahi parce que j’allais perdre, le peuple romain ne veut pas d’un roi. Je sais ce que tu vas me dire : ils ont tort, ils n’ont rien compris. Je sais aussi que tu as récupéré tous mes plans, tous mes dossiers, et que tu t’y conformes scrupuleusement – en “fils” fidèle… Mais, Antoine, réfléchis, ce sont des plans d’avant ma mort ! Comment peux-tu les appliquer à la lettre sans prendre en compte le fait, précisément, que je suis mort ? Assassiné en plein Sénat à cause de ces idées que tu suis bêtement : conquête de l’empire parthe, fusion de l’Orient et de l’Occident, monarchie à la mode grecque, divinités universelles… Vous poursuivez mes projets, elle et toi, comme si rien ne s’était passé entre hier, où je refaisais le monde avec quelques bons esprits, et aujourd’hui, treize ans après. Treize ans après mon assassinat… Braves cœurs, mes enfants, mais petites têtes !
— Mettons que je ne sois pas un grand politique, en effet. Mais comme stratège, je ne vois pas où sont mes fautes : je ne pouvais pas attaquer il y a deux ans, j’étais en sous-effectifs !
— Et ça ne s’est pas arrangé depuis, n’est-ce pas ? Résultat, tu as quand même fini par te battre, Marc Antoine, mais acculé, et à un contre deux ! Compte tenu de la situation, on peut dire qu’à Actium tu as fait de ton mieux, c’est avant, bien avant, que tu avais perdu la bataille ! La disproportion des forces ne se rattrape que par le mouvement, fainéant !… Allez, mon pauvre Antoine, cesse de geindre, le destin est une longue patience qui prépare de loin ses coups de dés : tu n’avais pas mérité de gagner… Maintenant, va la rejoindre : elle aussi, elle a honte. C’était sa première bataille, tu sais. Elle aussi, elle a pleuré. Pas trop longtemps, tu la connais – déjà, elle reprend espoir, tire des plans –, mais elle a besoin de toi, de ta parole, de ton souffle, de tes bras : elle n’arrête pas de t’envoyer des messagers… Et tout à l’heure, ce petit plateau de viandes séchées qu’elle t’a fait porter par une servante très déshabillée, c’était gentil, non ? Mais toi, d’un ton rogue : “Je n’ai pas faim !” À moins que tu n’aies l’intention de te laisser mourir d’inanition – ce qui n’a rien d’héroïque –, il faudra bien que tu te décides à manger. Autant que ce soit maintenant que demain ! D’ailleurs, tu es trempé comme une soupe – les embruns, les larmes… Un homme qui pleure ! Regarde-toi, Antoine, ton manteau d’Imperator dégouline, ta tunique te colle aux fesses – tu trouves que c’est une tenue, pour un général romain ? Dans un quart d’heure, elle tentera le tout pour le tout, t’enverra ses femmes de chambre, Iras et Charmion, les “inséparables”… Elles te proposeront de venir t’abriter un instant à l’arrière pour passer des vêtements secs – pour toi elles ont préparé une robe parfumée, ne refuse pas : elles te déshabilleront, t’essuieront, ce sont des jeunes femmes très expérimentées. Puis, quand tu seras réchauffé, elles te pousseront doucement vers la chambre : elle t’attend là, dans l’ombre, avec une coupe de vin grec… Baise-la, Marc Antoine, c’est la seule chose que tu fasses mieux que moi, ne l’en prive pas : baise-la. »