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À bord de L’Oregon, les préparatifs de départ avançaient à la vitesse de l’éclair.
Cabrillo passa un coup de téléphone au remplaçant du capitaine du port.
— Ne vous inquiétez pas, dit-il après avoir menti en assurant que sa direction lui avait ordonné de partir immédiatement, nous avons un autre bateau actuellement à Manille, qui viendra chercher la cargaison de feux d’artifice pour la transporter aux États-Unis. Il sera là après-demain.
Le capitaine sembla prendre cela pour argent comptant. Comme il était tard et qu’il n’avait pas beaucoup à faire, il se montra bavard.
— Nous partons pour Singapour, lui répondit Cabrillo, mais on ne m’a pas donné la nature de la cargaison, je sais seulement que nous devons y être dans soixante-douze heures.
Singapour était à mille trois cents milles à vol d’oiseau et d’après ce qu’on lui avait raconté, le capitaine jugea que L’Oregon aurait du mal à avancer à vingt nœuds de l’heure. L’homme ignorait que si le navire quittait le port au lever du soleil, il pourrait être à Singapour le lendemain midi. Il ignorait également que L’Oregon ne se rendait pas du tout à Singapour.
— Oui, renchérit Cabrillo, ça va être coton, mais les ordres sont les ordres. Est-ce que le pilote est en route ?
Le capitaine du port répondit par l’affirmative et Cabrillo se hâta de mettre fin à la conversation.
— Nous allons guetter son arrivée, conclut-il, et merci à vous.
Cabrillo raccrocha et se tourna vers Hanley. Il était quatre heures quarante et une du matin.
— On dirait qu’il a mordu, dit Cabrillo. Ordonne à la vigie de guetter l’arrivée du bateau du pilote.
Hanley acquiesça.
— L’hélicoptère est de retour avec Adams et Reyes et j’ai ordonné que l’on ferme toutes les écoutilles. Ce qui veut dire qu’il faudra retrouver les Zodiac en pleine mer.
— Quelles sont les dernières nouvelles ?
— Seng et Huxley attendent toujours à l’entrée de l’égout, dit Hanley en regardant sa montre. Murphy a reçu l’ordre de faire sauter un tunnel intérieur pour bloquer l’écoulement de peinture et permettre au moins aux quatre sauveteurs de s’enfuir. Lors de notre dernière communication, il y a quelques minutes, Hornsby, Jones et Meadows ne s’étaient toujours pas montrés avec le Bouddha.
— Je n’aime pas ça, fit Cabrillo.
— J’ai dû prendre une décision pendant que tu t’occupais du marchand d’art, déclara Hanley. Si l’hélicoptère qui saupoudre l’eau n’avait pas donné le change aux Chinois, non seulement nous perdions les hommes qui sont dans le tunnel, mais aussi les sauveteurs.
— Je sais, Max, dit Cabrillo. Tu suis seulement les règles.
Les deux hommes se regardèrent dans les yeux. Puis Éric Stone les appela.
— Messieurs, dit-il en leur montrant un écran, nous venons de détecter une vague due au choc d’une explosion.
Murphy appuyait à fond sur la manette des gaz du Zodiac. Le trio de bateaux passait en trombe dans le tunnel qui menait à la baie. Ils n’avaient que trois mètres d’avance sur la vague de l’explosion, mais depuis qu’ils avaient atteint leur vitesse maximum, l’écart restait constant.
— Essaie de joindre Seng par radio, cria Murphy, et dis-lui ce qui se passe.
Kasim hocha la tête et prit son micro.
— Eddie, cria-t-il dans le micro, nous avons la cible avec nous. Dégagez l’issue, on arrive à toute vitesse.
— Compris, déclara Seng qui se trouvait non loin de la canalisation.
Quelques instants auparavant, Seng et Huxley avaient entendu le rugissement de l’explosion et ils étaient remontés à bord de leur Zodiac. Ils s’écartaient tout juste du rivage quand Kasim avait appelé. Seng fit pivoter le Zodiac et s’éloigna dans la baie en accélérant. Une fois qu’ils eurent atteint la limite du rideau de pluie et de brouillard, il remit le cap sur la terre et braqua un projecteur sur la sortie de l’égout.
— Appelle L’Oregon, dit-il à Huxley, et préviens-les que l’équipe numéro deux est en train de sortir.
Le bateau du pilote s’arrêta le long de L’Oregon. Un remorqueur, un peu plus loin, attendait également les instructions du pilote. Celui-ci débarqua de son bateau et emprunta une échelle pour monter sur le pont, qu’il contempla avec incrédulité : il était jonché de câbles et de machines rouillées, la cheminée polluait l’air alentour avec sa fumée noire et huileuse. Ce bateau suppliait que l’on mette fin à ses souffrances et qu’on l’envoie à la casse.
— Quel vieux tas de ferraille, marmonna le pilote dans sa barbe.
Un homme surgit de derrière un pilier.
— Je suis le capitaine Smith, déclara-t-il. Bienvenue à bord.
Le capitaine était vêtu d’un vieux pantalon de pluie et d’un ciré jaunes, tachés de graisse et de poussière. Son visage était couvert d’une barbe jaunie par la nicotine au bord de la bouche, et lorsqu’il sourit, il découvrit ses chicots jaunes.
— Je suis prêt à vous guider hors du port, déclara le pilote en restant à une distance raisonnable de l’homme pour éviter son odeur.
— Par ici, dit le capitaine en tournant les talons.
Le pilote suivit le capitaine qui se faufilait parmi l’enchevêtrement de matériel qui encombrait le pont, jusqu’à un escalier métallique rouillé qui montait à la timonerie. Au beau milieu de l’escalier, le pilote s’accrocha à la rampe et elle lui resta dans la main.
— Capitaine ! appela-t-il.
Smith se retourna et descendit quelques marches jusqu’au pilote. Puis il prit le morceau de fer rouillé dans sa main et le balança sur le fouillis du pont.
— Je consignerai ça dans le livre de bord, dit-il en faisant volte-face pour gravir les dernières marches jusqu’à la timonerie.
Le pilote secoua la tête. Plus tôt il en aurait fini avec ce bateau, mieux il s’en porterait.
Six minutes plus tard, le navire était orienté dans la bonne direction et presque sorti du port. Le pilote ordonna qu’on détache le câble du remorqueur et L’Oregon vogua vers le large de ses propres ailes.
Derrière, le sommet qui surplombait Macao disparaissait peu à peu dans la pluie et le brouillard. Seules les lumières de l’aéroport demeuraient visibles.
— Dans combien de temps peut-on vous déposer ? demanda Cabrillo au pilote.
Celui-ci indiqua, à quelques encablures, la balise du chenal, dont le puissant faisceau lumineux transperçait la brume. D’ici quelques minutes, il aurait quitté ce vieux rafiot.