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Winston Spenser prit un papier et un crayon pour faire le compte de ses gains mal acquis. Sa commission de trois pour cent sur les deux cents millions de dollars du Bouddha d’or s’élevait à six millions, somme déjà coquette. D’ailleurs, elle représentait plus de cinq fois le revenu de Spenser l’année précédente, mais cela n’était qu’une goutte d’eau comparé à ce qu’il espérait gagner en revendant la statue.
Tout d’abord, il inscrivit en face des six millions de commission le coût de la fausse statue. Les artisans thaïlandais lui avaient demandé près d’un million pour cela. Ensuite, la société qu’il avait engagée à Genève pour transporter le Bouddha et lui fournir un fourgon blindé jusqu’au temple A-Ma lui avait extorqué un forfait d’un million ; quant à lui, il n’avait facturé que le dixième de cette somme à son client afin de ne pas éveiller ses soupçons. Pourboires et pots-de-vin, maintenant et dans quelques jours, lorsque Spenser ramènerait le véritable Bouddha d’or aux Etats-Unis, lui coûteraient encore un million. Bref, en ce moment précis, Spenser était, en tout état de cause, complètement fauché.
Le marchand d’art avait mobilisé toutes ses liquidités et ses possibilités de crédit pour financer cette opération et s’il ne tenait pas entre ses mains le chèque de sa commission, il serait dans le pétrin. S’il n’avait pas été absolument certain d’avoir un acheteur pour le Bouddha, il aurait eu de quoi s’inquiéter. Il arracha la feuille du bloc-notes, la déchira en tout petits morceaux et la jeta dans les toilettes en tirant la chasse d’eau. Puis il se versa un verre de scotch pour calmer le tremblement de ses mains. Il avait mis toute sa vie à se bâtir une réputation et si son crime était connu, elle disparaîtrait en quelques secondes.
L’or peut faire faire des choses bien étranges aux hommes.
À seize fuseaux horaires de là, il était presque minuit et le milliardaire de l’informatique de la Silicon Valley s’occupait à apporter quelques changements sur son tout nouveau yacht. Les plans du bateau long de cent sept mètres avaient été créés, dessinés et retouchés par ordinateur. Chaque pièce pouvait être mise en relief et changée, jusqu’aux vis qui attachaient les trente cabinets de toilette au pont. Pour le moment, le milliardaire s’amusait avec l’ameublement et la décoration et son ego se déchaînait.
L’ordinateur générerait un hologramme grandeur nature de lui pour accueillir les invités dans le salon du pont principal, ce qui était une idée grandiose, mais en ce moment, il essayait de décider quelle serait la meilleure police pour ses initiales, qui seraient brodées sur le tissu de tous les canapés et fauteuils. Quelques années plus tôt, il avait acquis un petit titre aristocratique britannique avec son blason, donc il inséra la police qu’il avait choisie pour le monogramme dans le blason et l’appliqua sur le tissu. « Mon profil, ce serait peut-être mieux, songea-t-il en contemplant la couronne royale. Comme ça les gens pourraient s’asseoir sur ma tête. » Cette idée le fit sourire ; il souriait toujours lorsque son employé de maison philippin entra dans la pièce.
— Maître, articula-t-il lentement. Je suis désolé de vous déranger, mais vous avez un appel longue distance d’outre-mer.
— Est-ce que la personne a dit son nom ?
— : Il a dit qu’il était un ami du gros doré, répondit l’homme.
— Passez-le-moi, ordonna le milliardaire en souriant, tout de suite.
Il était à peine quatre heures de l’après-midi à Macao et en attendant que le milliardaire prenne l’appel, Spenser se débattait avec un mécanisme d’altération de la voix qu’il avait installé sur son téléphone par satellite. Il venait d’insérer une batterie neuve et la petite lumière clignotait en vert, mais il se demandait tout de même si le brouilleur marcherait bien comme prévu.
— Ouais, fit le milliardaire en décrochant. Qu’est-ce que vous avez pour moi ?
— Êtes-vous toujours intéressé par l’acquisition du Bouddha d’or ? demanda une voix au son de machine.
— Bien sûr, dit le milliardaire.
Il tapa quelques commandes sur l’ordinateur relié à son téléphone pour contrer l’effet du brouilleur.
— Mais pas à deux cents millions, poursuivit-il.
— J’avais plutôt en tête, fit l’homme d’une voix encore brouillée, puis la magie de l’informatique opéra et le brouillage fut neutralisé, un prix de cent millions.
Un accent britannique, songea le milliardaire. Talbot lui avait dit que c’était un marchand d’art britannique qui avait fait la plus haute enchère pour le Bouddha et qu’il l’avait peut-être acquis pour un collectionneur britannique, mais cela n’avait aucun sens. Personne n’achèterait quelque chose à deux cents millions de dollars, pour faire une offre à peine quelques jours plus tard à la moitié de cette somme. Soit le marchand faisait volte-face, soit il lui proposait un faux.
— Comment savoir si ce que vous m’offrez est le vrai ? demanda le milliardaire.
— Connaissez-vous quelqu’un qui pourrait dater l’or ? demanda Spenser.
— Je peux trouver quelqu’un.
— Alors je vous enverrai un éclat d’or avec une vidéo de moi en train de le détacher de la statue. L’or utilisé pour le Bouddha a été extrait des mines de…
— Je connais son histoire, le coupa le milliardaire. Comment allez-vous envoyer l’échantillon ?
— Par FedEx dès ce soir, répondit Spenser.
Le milliardaire lui dicta une adresse, puis lui demanda :
— Si les dates concordent, quelle forme de paiement souhaiterez-vous ?
— J’accepterai un virement en dollars américains sur un compte dont je vous donnerai les coordonnées le moment venu, dit Spenser.
— Ça me paraît raisonnable, répliqua le milliardaire. Je m’en occuperai ce soir. Encore une chose, ajouta-t-il, j’espère que vous êtes meilleur pour voler que pour choisir vos équipements électroniques. Votre système de brouillage de la voix est de mauvaise qualité : votre accent est aussi british que des haricots sur un toast, et ça me donne une idée assez précise de votre identité.
Spenser contempla son voyant vert avec dégoût, mais ne répondit pas.
— Alors rappelez-vous, conclut son interlocuteur, si vous essayez de m’entuber, moi, je peux devenir très désagréable.
— Arrêt complet, ordonna Hanley.
L’Oregon avait franchi la limite extérieure du port à onze heures et fait monter à bord le pilote. Plusieurs porte-conteneurs quittant le port avaient ralenti leur progression et le trajet jusqu’à une bouée de mouillage située près de la partie principale du port leur avait pris encore presque une heure. Il n’était pas loin de midi lorsque le navire fut enfin amarré.
Cabrillo se tenait près de Hanley à la barre et contemplait la ville qui encerclait le port. Le pilote venait de partir et il observait la poupe du navire qui pivotait.
— Tu crois qu’il n’a rien remarqué d’anormal ? demanda Cabrillo.
— Je pense que tout va bien, répondit Hanley.
Le précédent navire de la Corporation, L’Oregon 1, avait été impliqué dans une bataille navale au large de Hong Kong quelques années plus tôt et ils avaient fini par couler un bateau de l’armée chinoise, le Chengdo. Si les autorités chinoises se rendaient compte qu’il s’agissait de l’équipage qui avait coulé leur destroyer de plusieurs millions de dollars, ils seraient tous pendus comme espions.
— Truitt s’est arrangé pour que nous recevions notre cargaison de couverture après-demain, dit Cabrillo en jetant un coup d’œil à sa fiche qui détaillait le déroulement des opérations. Tu vas adorer ça, c’est une cargaison de feux d’artifice pour Cabo San Lucas.
— L’Oregon qui livre des feux d’artifice, murmura Hanley. Comme c’est approprié…
Le terminal réservé aux avions d’affaires à Honolulu était luxueux, mais sans ostentation. Il faisait frais à l’intérieur, grâce à la climatisation qui maintenait la température à 21°C. Les vitres en verre fumé donnaient au salon d’embarquement une bonne vue sur les pistes, et Langston Overholt IV passa le temps à observer les jets privés qui apparaissaient les uns après les autres dans le ciel, touchaient le sol et roulaient jusqu’au hangar pour faire le plein de carburant avant de poursuivre leur voyage. Overholt ne voyait jamais les passagers des jets ; soit on venait les chercher en limousines ou dans de grands 4x4 noirs sur le tarmac d’où on les transférait à leur lieu de résidence, soit ils restaient à bord tandis que l’avion faisait le plein de carburant. Les pilotes et copilotes allaient et venaient, pour s’enquérir de la météo, aller aux toilettes, prendre un café ou déguster une pâtisserie au snack sur le côté du salon, mais l’ambiance en ce milieu d’après-midi était plutôt calme. Overholt se leva, s’approcha du buffet et se servit une tasse de café. Il attrapait une banane dans une corbeille de fruits quand son téléphone vibra.
— Overholt, murmura-t-il.
— Monsieur, fit une voix distante de quelques milliers de kilomètres, l’avion est en phase finale de descente.
— Merci, dit Overholt en coupant la communication.
Puis il pela sa banane, la mangea et s’approcha du bureau d’embarquement.
Sortant un badge en cuir de sa poche de poitrine, il l’ouvrit et le tendit à l’employé. L’homme observa l’aigle doré et la carte d’identité avec la photo d’Over-holt et son titre.
— Oui, monsieur ?
— Il faut que je parle à quelqu’un à bord du Faleon qui s’apprête à atterrir.
L’homme hocha la tête et saisit sa radio portable accrochée à sa ceinture.
— Je vais prévenir les agents de la rampe et appeler une voiturette. Il vous faut autre chose ?
Overholt se tourna et regarda par la fenêtre. La légère bruine se transformait en averse.
— Y a-t-il un parapluie que je pourrais emprunter ?
L’agent était en train de communiquer par radio et il hocha la tête à la demande d’Overholt.
— Vous pouvez prendre le mien, proposa-t-il en se baissant pour l’attraper sous le comptoir.
Overholt glissa la main dans sa poche de pantalon d’où il sortit une liasse de billets. Il en tira un de cinquante dollars.
— La CIA serait heureuse de vous offrir à dîner ce soir, dit-il en souriant.
— Et moi je dois dire que je ne vous ai jamais vu, c’est ça ? demanda l’agent en souriant à son tour.
— Quelque chose comme ça, acquiesça Overholt.
L’homme tendit le doigt.
— Votre voiturette est là.
Dehors, les feux d’atterrissage du Faleon se reflétaient sur la pluie légère et le sol mouillé tandis qu’il touchait le sol avec un crissement de pneus. Un camion équipé d’une rampe de phares sur le toit surgit d’une voie d’accès et se lança à sa poursuite. Le camion indiquerait au jet le chemin de la station de carburant.
Puis Overholt pourrait embarquer et demander au dalaï-lama s’il était prêt pour le voyage.