Lorsqu’il tenta en vain de joindre Severance depuis la salle de radio du Golden Sky, Kovac comprit que quelque chose allait de travers. Il ne parvint même pas à obtenir une sonnerie.
Les radios avaient été déconnectées sur ses ordres et ce fut seulement vingt minutes plus tard qu’un bulletin d’actualités parvint au navire par satellite. Une météorite avait été repérée ; elle traversait le ciel au-dessus de l’Europe méridionale. On estimait qu’elle pesait une tonne et qu’elle était tombée sur une île au large de la Turquie. Une alerte au tsunami avait été lancée, mais seul un ferry grec mentionnait une vague, dont on disait qu’elle ne dépassait pas un ou deux mètres et ne présentait aucun réel danger.
Kovac ne crut pas à la fable de la météorite. Il devait s’agir d’une bombe atomique. Ses deux prisonniers ne mentaient pas, après tout. Les autorités américaines, ayant eu vent du projet responsiviste, avaient décidé d’utiliser la force nucléaire. La lumière que les gens avaient aperçue au sud de l’Europe devait provenir du missile de croisière porteur de la charge.
Pour mettre un terme aux extrapolations de la présentatrice, Kovac coupa le son de la télévision. Il allait devoir reconsidérer les options possibles. Si ces gens avaient envoyé quelqu’un à bord du Golden Sky, ils devaient être au courant de sa présence. Mais non, ce n’était pas logique... C’est au contraire parce qu’il suspectait la présence d’intrus qu’il était lui-même venu à bord. Ils ignoraient donc où il se trouvait. La solution, dès lors, était simple : tuer ses deux captifs et débarquer lors de l’escale prévue à Héraklion, la capitale crétoise.
— Mais ils attendront, murmura-t-il.
Quels que soient les commanditaires des deux Américains, ils enverraient des agents au port d’Héraklion. Parviendrait-il à échapper à leur coup de filet ? Il se demanda aussitôt si cela en valait la peine, et le risque. Il pourrait tout aussi bien faire stopper le navire et s’enfuir à bord d’un des canots de sauvetage. La mer Egée regorgeait d’îles où il pourrait se cacher tranquillement pour planifier la suite.
Il fallait cependant régler la question des prisonniers. Devait-il les tuer ou les prendre comme otages ? Il se souciait peu de l’homme, mais il décelait chez la femme quelque chose de dangereux. Autant les liquider plutôt que de s’en encombrer lors de sa fuite.
Une question demeurait en suspens. Le virus.
A l’intérieur de son conteneur, le virus avait une durée de vie de seulement deux à trois semaines, et ne lui servirait donc pas à grand-chose après son départ du Golden Sky. S’il déclenchait sa propagation, les passagers, le personnel et les membres d’équipage, environ un millier de personnes, seraient infectés et, avec un peu de chance, répandraient l’épidémie à leur retour chez eux. Mais Kovac n’aurait pas parié lourd sur cette possibilité. Le navire allait être mis en quarantaine, et les passagers isolés jusqu’à ce que tout danger soit écarté.
Mais c’était mieux que rien.
Kovac se leva de son siège et se dirigea vers le pont. Il faisait nuit, et les seules lumières provenaient des consoles et des répétiteurs radar. Deux officiers et deux hommes de barre étaient de quart. Laird Bergman, l’assistant de Kovac, profitait de la clarté des étoiles pour fumer une cigarette sur l’aileron de passerelle.
— Je veux que tu ailles tout de suite à la blanchisserie du bord et que tu actives le virus manuellement.
— Il y a un problème avec l’émetteur ?
— Rien qui te concerne dans l’immédiat. Va à la blanchisserie et fais ce que je te dis. Ensuite, va trouver Rolph et revenez tous les deux ici. Nous quittons le navire.
— Que se passe-t-il ?
— Fais-moi confiance. Nous risquons d’être arrêtés dès que nous atteindrons la Crète. Il n’y a pas d’autre solution.
Ils entendirent soudain crier l’un des officiers de quart.
— Bon Dieu, mais d’où sortent ces abrutis ? A quoi est-ce qu’ils jouent ? Prévenez le commandant et lancez l’alerte collision !
L’officier se précipita vers l’autre aileron de passerelle.
— Reste avec moi, dit Kovac.
Les deux hommes suivirent l’officier. Un imposant cargo, toutes lumières éteintes, fonçait droit sur le Golden Sky. On aurait cru voir un vaisseau fantôme, mais le bâtiment filait à plus de vingt nœuds.
— Vous ne l’aviez pas repéré au radar ? cria le premier officier.
— Il était à dix miles la dernière fois que je l’ai vu, et c’était il y a quelques minutes seulement, je vous le jure, répondit l’officier le moins gradé.
— Donnez l’alerte.
Les sirènes du Golden Sky ne produisirent pas le moindre effet. Le nouveau venu poursuivait sa course comme s’il avait l’intention de couper le navire de croisière en deux. Au dernier moment, alors que la collision semblait inévitable, sa proue vira à une vitesse dont l’officier aurait cru n’importe quel navire incapable, puis il vint se ranger le long de la coque du Golden Sky. Quinze ou vingt mètres à peine séparaient les deux bâtiments. La manœuvre avait été menée de main de maître, et seule la colère empêcha l’officier de laisser libre cours à son admiration.
Kovac se souvint alors avoir entendu parler du passage illégal du canal de Corinthe par un bâtiment de grande taille, la nuit de l’enlèvement de Kyle Hanley. Les deux événements étaient liés, il en était convaincu, et voilà qu’apparaissait soudain ce cargo... Avec l’instinct primitif d’un rat, Kovac comprit qu’ils étaient là pour lui.
Il quitta l’aileron, regagna la passerelle où il se tint à l’écart des officiers. Les talkies-walkies n’étaient pas très efficaces, avec tout ce métal autour d’eux, mais il parvint à joindre Rolph Strong, le troisième homme embarqué à bord avec lui.
Contrairement à Bergman, Strong ne discutait jamais ses ordres.
— Fais évacuer la salle des machines et ne laisse entrer personne. Terminé.
Kovac sortit un pistolet de sous son coupe-vent et se tourna vers Bergman.
— Rassemble six femmes, passagères ou membres d’équipage, peu importe. Amène-les ici aussi vite que possible. Passe aussi par ma cabine et prends le reste de nos armes. Thom Severance est mort. Notre plan est à l’eau, et les responsables sont à bord de ce cargo. Allez, vite !
— Bien, monsieur !
Le Serbe verrouilla la porte de la passerelle avant de visser un silencieux au canon de son pistolet automatique, puis il abattit froidement les deux marins et l’un des officiers de pont. Les détonations assourdies furent étouffées par les sirènes, et le deuxième officier ne comprit ce qui se passait qu’en quittant l’aileron pour regagner la passerelle et en voyant les corps. Il eut juste le temps de lever les yeux vers Kovac avant que deux fleurs rouges éclosent sur sa chemise d’uniforme immaculée. Ses lèvres bougèrent en silence, puis il s’affaissa contre une cloison et s’effondra sur le sol.
Kovac s’attendait à ce que des hommes du cargo lancent des cordages en vue d’un abordage, aussi s’approcha-t-il du poste de contrôle du navire. Un levier permettait de contrôler la vitesse à la salle des machines, et un simple joystick le gouvernail. La manœuvre d’un tel géant semblait aussi aisée que celle d’une barque de pêche.
Il fit donner le maximum de vitesse et le bâtiment commença à s’éloigner du navire rouillé. Le Golden Sky n’avait que quelques années d’existence, et même s’il était plus conçu pour le luxe que pour la vitesse, Kovac ne doutait pas de ses capacités à distancer le rafiot intrus.
Le Golden Sky filait et laissa sans difficulté l’Oregon derrière lui, mais cela ne dura que quelques instants, car celui-ci imita sa manœuvre et s’élança à son tour. Kovac n’en revenait pas de voir un tel tas de rouille se mouvoir à une allure aussi vive. Il vérifia les commandes et remarqua qu’en tirant le levier au maximum vers le haut, il pouvait commander ce qui était indiqué comme la vitesse d’urgence.
Il tira le levier et le navire accéléra aussitôt. Il jeta un coup d’œil par la vitre de la timonerie et vit que le transporteur se laissait dépasser. Il émit un grognement de satisfaction. Il faudrait une heure ou deux avant que la distance entre les deux navires soit suffisante pour qu’il puisse stopper le Sky et mouiller un canot, mais peu lui importait.
Comme s’il essayait de jouer avec lui, le gros navire accéléra et reprit sa position initiale à moins de dix mètres du flanc du Golden Sky. Un coup d’œil rapide confirma à Kovac sa vitesse de trente-six nœuds. Il n’aurait jamais dû pouvoir atteindre une telle allure, et encore moins la conserver.
La frustration de Kovac se mua vite en rage. Une brève détonation d’arme automatique lui parvint de la coursive, derrière la passerelle, suivie de cris aigus. Il s’élança vers l’unique entrée de la timonerie, déverrouilla la porte, son arme à la main. Le capitaine gisait dans une mare de sang qui continuait à s’étendre sur la moquette du sol, et quatre autres officiers, qui s’étaient sans doute lancés à la poursuite de Bergman, étaient recroquevillés dans le passage. Derrière eux, l’assistant de Kovac tenait en respect sept femmes blotties les unes contre les autres, en proie à une terreur sans nom.
— Entrez ! Vite ! aboya Kovac en agitant le canon de son arme vers l’intérieur de la passerelle.
Les sept femmes se déplacèrent en groupe serré sous l’œil vigilant de Bergman. Des larmes ruisselaient le long de leurs joues.
— Arrêtez ça tout de suite ! lança l’officier le plus gradé.
Kovac l’abattit d’une balle en plein visage et referma l’épaisse porte métallique.
Il agrippa l’une des femmes, une beauté aux cheveux sombres qu’il reconnut comme l’une des serveuses du restaurant du bord, et la ramena avec lui à la barre. Il la plaça entre lui et le cargo, pour le cas où ses ennemis auraient positionné des snipers. Il remarqua que l’écart s’était encore réduit entre les deux navires.
— On va voir qui va céder, marmonna-t-il sans s’adresser à personne en particulier.
Il écrasa le joystick pour faire virer le navire à bâbord.
Lancé à pleine vitesse, le Golden Sky réagit avec vivacité, et sa proue se souleva. Il vint heurter le flanc du cargo dans un hurlement strident de métal déchiré. L’impact fit retomber le Sky sur tribord, et chanceler Kovac, qui s’était cependant préparé au choc. Le bastingage de proue était enfoncé, et les deux coques raclaient l’une contre l’autre. Les balcons d’une dizaine de cabines les plus luxueuses furent arrachés tandis que partout à bord, des passagers et des membres d’équipage étaient projetés au sol. Il y eut de nombreuses blessures, mais rien de plus grave que quelques os brisés.
Kovac détourna le navire de la scène de l’impact. Le cargo vira lui aussi, mais conserva entre eux un espace plus important. Son commandant tenait à éviter une nouvelle collision.
Kovac eut soudain une idée, sans qu’il sache vraiment d’où lui venait son inspiration. Il quitta sa position à la barre, souleva le corps d’un des officiers morts et le poussa debout à l’extérieur, une main dans le dos, sur la ceinture, et l’autre derrière le cou, comme si le malheureux marchait, mû par ses propres forces. Il marqua une pause d’une seconde, afin de s’assurer que les hommes de l’autre bâtiment pouvaient le voir, puis s’avança vers le bastingage et fit passer le corps par-dessus bord.
Il se baissa ensuite derrière le bastingage ; il ne vit pas le corps tomber d’une trentaine de mètres jusqu’à la surface de l’eau, mais il était certain que ses ennemis avaient assisté au spectacle. Ces hommes ne laisseraient pas un innocent se noyer, et il leur faudrait au moins une heure pour le secourir. Kovac jouissait de l’ironie de la situation : les obliger à cesser leur poursuite pour se porter au secours d’un homme mort.
*
— Rapport d’avaries, ordonna Juan dès que les deux navires s’éloignèrent l’un de l’autre.
— Les équipes sont en route, répondit aussitôt Max.
Après avoir constaté l’impossibilité de joindre le navire de croisière par radio, les hommes de l’Oregon avaient envisagé de s’adresser à l’équipage à l’aide de haut-parleurs. Le propriétaire de la Golden Lines était sans doute complice des Responsivistes, mais il ne pouvait en être de même pour tous les officiers et membres d’équipage. S’ils les informaient de la vraie raison de la présence à bord de Zelimir Kovac, il serait peut-être possible de mettre un terme définitif à la tragédie.
La manœuvre du navire de croisière pour s’écarter du cargo n’avait pas surpris Juan, mais à aucun moment il ne s’était attendu à être éperonné de la sorte. Aucun commandant au monde ne mettrait son bâtiment et son équipage en danger.
La conclusion s’imposait d’elle-même.
— Kovac a pris le contrôle du Golden Sky.
Max croisa son regard et hocha la tête.
— C’est la seule explication, en effet. Comment comptes-tu procéder ?
— Nous allons l’accoster à nouveau et lancer des grappins d’abordage. J’ignore de combien d’hommes il dispose, mais avec une douzaine de gars, nous devrions y arriver.
— J’aime bien ton côté Captain Blood...
— Yohoo, tenez bon, marins d’eau douce !
— Mais s’il essaie de nous rejouer le même tour, tes gars seront en mauvaise posture.
— A toi de faire en sorte que cela n’arrive pas.
— Un homme vient d’être passé par-dessus bord sur l’aileron de passerelle du Sky ! s’écria Kasim juste au moment où Juan allait ordonner à Eddie de préparer une équipe d’abordage.
— Quoi ? lancèrent Juan et Max d’une seule voix.
— Un gars en coupe-vent noir vient de jeter un officier de l’aileron de passerelle.
— Poste de barre, arrière toute ! aboya Juan à l’interphone. Un homme à la mer ! Un homme à la mer ! Ceci n’est pas un exercice. Equipe de secours au garage à bateaux ! Préparez-vous à lancer un canot gonflable rigide.
— Ce type a vraiment des méthodes de pourri, commenta Max.
— On va lui montrer qu’on peut être encore plus pourris que lui. Contrôle des armements, pointez les caméras de visée aussi vite que possible sur la passerelle du Golden Sky, et envoyez les images sur l’écran principal.
Un instant plus tard, les images apparurent à l’écran. Le navire de croisière était beaucoup plus imposant que l’Oregon, et le meilleur angle de vision était celui qu’offrait la caméra montée sur le mât de charge. Une fois celle-ci réglée en mode basse luminosité, la passerelle fut clairement visible. Des femmes se tenaient debout derrière les vitres à bâbord, otages disposés là pour empêcher un tireur d’élite d’abattre Kovac ou ses hommes. Une silhouette était tapie à la barre, sans doute Kovac lui-même, une autre femme pressée tout contre lui.
— Il n’est pas fou, Juan, nous ne pouvons pas prendre le risque de tirer s’il se sert de ces gens comme boucliers humains.
— Président, ici Mike. Les portes sont ouvertes, sommes prêts au lancement.
Juan vérifia la vitesse de l’Oregon, attendit un moment pour que le navire décélère tout en gardant une marge de sécurité suffisante, puis il ordonna à Mike Trono de lancer le canot.
L’embarcation glissa le long de la rampe recouverte de Téflon et heurta la surface de l’eau. A bord du canot, Mike vira sur bâbord pour accompagner en souplesse le mouvement des flots.
— Lancement réussi.
Grâce au matériel de détection thermique, l’officier ne serait sans doute pas trop difficile à repérer. Avant de rejoindre la Corporation, Mike Trono avait accompli des missions de sauvetage en parachute, et c’était un auxiliaire médical bien entraîné. Lui et ses hommes pourraient se débrouiller seuls, et l’Oregon était libre de manœuvrer à sa guise.
— Poste de barre, ramenez-nous à quatre-vingt-dix pour cent de notre vitesse antérieure. S’il vire, faites de même, et s’il ralentit, conservez l’écart entre les deux bâtiments. Il nous faut un peu de temps pour organiser une équipe d’abordage. Je ne veux pas trop lui mettre la pression. Pas question qu’il continue à jeter des gens par-dessus bord.
Juan se changeait dans sa cabine lorsque Kasim l’avertit que l’officier venait d’être retrouvé. L’homme avait été abattu de deux balles dans la poitrine. Juan ordonna que le canot reste à l’eau, pour le cas où Kovac répéterait le même scénario avec un passager ou un marin vivant. Mais au plus profond de lui-même, il était en proie à une rage bouillonnante. Peu importaient les quelques minutes perdues à rechercher un cadavre. L’Oregon disposait d’une supériorité évidente quant à la vitesse, et le Golden Sky ne pouvait leur échapper.
Sa colère était dirigée contre lui-même. Un innocent avait perdu la vie parce qu’il avait décidé de foncer sans réfléchir. Il devait exister un autre moyen de capturer Kovac et de secourir tous ces gens. Il aurait dû prévoir un meilleur plan.
La sonnerie du téléphone retentit.
— Cabrillo, aboya-t-il.
— Vous allez cesser ça tout de suite, Juan, dit le Dr Julia Huxley.
— De quoi parlez-vous ?
— Je viens d’apprendre ce qui s’est passé. Je sais que vous vous sentez responsable, et je veux que vous arrêtiez, tout de suite. Dès qu’il a appris la destruction de l’île d’Eos, Kovac a réagi comme un rat pris au piège. Il est coincé, paniqué. C’est pour cela que cet officier est mort. Ce n’est pas à cause de nous. Nous avons souvent parlé de ce genre de situation. Ne vous chargez pas les épaules d’une culpabilité qui n’est pas la vôtre. D’accord ?
Juan laissa échapper un soupir.
— Et dire que je m’apprêtais à battre le record mondial d’autofla-gellation...
— Je le savais. C’est pour cela que je vous ai appelé.
— Merci, Julia.
— Neutralisez ce type avant qu’il en tue d’autres, et vous vous sentirez beaucoup mieux.
— Ordre de la Faculté ?
— Affirmatif.
Quinze minutes plus tard, Juan était sur le pont avec son équipe. Il divisa ses hommes en deux groupes de six. Eddie dirigerait le premier groupe et lui le second. Pour contrôler le Golden Sky, Kovac aurait besoin d’hommes sur la passerelle et dans la salle des machines, pour empêcher les hommes d’équipage d’arrêter les moteurs. Eddie s’en chargerait. Quant à Kovac, Juan tenait à s’en occuper personnellement.
Tous portaient par-dessus leurs gilets pare-balles en Kevlar des tenues noires moulantes qui ne s’accrocheraient pas aux obstacles et ne ralentiraient pas leurs mouvements. Ils étaient chaussés de bottes à semelles en caoutchouc souple et portaient des masques à gaz pour le cas où ils devraient faire usage de leurs grenades lacrymogènes. L’intérieur du Golden Sky serait brillamment éclairé, et un seul homme par équipe serait équipé de matériel de vision nocturne.
Compte tenu du nombre de civils présents à bord, Juan ordonna que les munitions ne reçoivent qu’une demi-charge de poudre afin d’éviter qu’une force de pénétration trop importante puisse tuer des innocents placés derrière leurs cibles. Pour sa part, il avait pris son Glock plutôt que ses FN habituels, car même avec une charge de poudre réduite, la puissance des petits projectiles était assez forte pour traverser un corps de part en part.
Les grappins d’abordage seraient lancés à l’aide de fusils spéciaux. Les lignes étaient longues et fines, ce qui rendrait l’ascension difficile. C’est pour cette raison que les hommes portaient des gants munis de tenailles mécaniques qui leur permettraient de s’accrocher au monofilament.
— Max, tu m’entends ? demanda Juan dans son micro-gorge.
— Cinq sur cinq.
— Parfait. Vitesse maximum. N’oublie pas d’avertir Mike.
L’accélération fut presque instantanée. Juan plissa les paupières pour se protéger du vent brutal. Le Golden Sky avait quatre miles d’avance. Illuminé comme il l’était, il ressemblait à un bijou étincelant posé sur les eaux sombres et son sillage luisait comme une traîne phosphorescente.
La vitesse de l’Oregon était supérieure de vingt nœuds à celle du Golden Sky, et l’écart se réduisit bientôt.
— Nous allons rendre Kovac cinglé à ce jeu-là, fit remarquer Eddie. On disparaît, et puis on revient... comme la mauvaise herbe !
— Président ! Il a jeté quelqu’un d’autre par-dessus bord ! cria Kasim à la radio. Une femme, et cette fois, elle est vivante.
— Prévenez Mike. Poste des armements, lancez une salve du Gatling aussi près que possible de l’aileron de passerelle. Kovac comprendra que la prochaine fois qu’il y mettra les pieds, nous le réduirons en charpie.
Le panneau blindé qui recouvrait la mitrailleuse Gatling de tribord se souleva et l’arme émergea de son réduit tandis que son moteur mettait les six canons rotatifs en mouvement. Lorsqu’elle tira, on crut entendre le son d’une scie circulaire hachant du métal. Une langue de feu s’élança jusqu’à sept ou huit mètres du flanc de l’Oregon et deux cents projectiles en uranium appauvri tracèrent un arc à travers le ciel. Ils passèrent si près de l’aileron de passerelle que des éclats de peinture s’arrachèrent du bastingage métallique. Les balles tombèrent en pluie en avant du navire, formant une multitude d’éruptions minuscules.
Le Golden Sky se détourna de l’attaque.
— Je pense qu’il n’aura pas aimé ça, sourit Eddie.
Max maintint l’Oregon à une trentaine de mètres du Golden Sky tandis qu’ils arrivaient par le travers, et lorsque Kovac tenta un nouvel éperonnage, il manœuvra, à l’aide des propulseurs de proue, pour faire virer l’Oregon plus court que son assaillant.
— Tiens-toi prêt, Max, l’avertit Juan. Poste de tir, préparez-vous à faire feu à mon commandement, mais sans toucher le navire. Visez le pont principal. Fonce, Max !
L’Oregon s’élança derrière le navire de croisière, et combla l’écart en quelques secondes.
— Feu ! ordonna Juan.
La mitrailleuse Gatling poussa à nouveau son cri déchirant tandis que lui et ses hommes lançaient leurs grappins.
Les douze crochets volèrent au-dessus du bastingage et lorsque les hommes tirèrent sur les lignes, ils purent constater que tous les grappins s’étaient bien accrochés au Golden Sky. L’Oregon se rapprocha encore, jusqu’à frôler le navire de croisière, afin que les hommes évitent de se blesser en passant d’un bord à l’autre. La mitrailleuse Gatling crachait un torrent continu de balles autour de la passerelle du Sky.
— On y va !
Juan agrippa la ligne d’acier, bondit par-dessus le bastingage et commença à progresser vers le Golden Sky. L’Oregon fit un brusque écart pour tendre les lignes. Juan avait visé intentionnellement une rangée de vitrages, et il avait parfaitement évalué la distance. Ses pieds brisèrent le verre et il se propulsa à l’intérieur de la salle à manger déserte. Ses hommes savaient qu’ils devaient s’accrocher à l’extérieur de la passerelle et s’y retrouver s’ils venaient à être séparés.
Il tira son MP-5 de derrière son dos. Il se déplaçait avec prudence, son arme placée haut sous son épaule afin de conserver une vue dégagée. Il louvoya entre les tables pour gagner la porte de sortie.
Il arriva sur la mezzanine de l’atrium. Des passagers erraient sans but, encore sous le choc après la collision avec l’Oregon. Deux femmes s’occupaient d’un homme étendu au pied d’un escalier. Une femme âgée poussa un hurlement lorsqu’elle l’aperçut.
Juan leva le canon de son arme en un geste aussi peu menaçant que possible.
— Mesdames, messieurs, ce bâtiment a été détourné, annonça-t-il. Je fais partie d’une équipe de secours des Nations unies. Veuillez retourner à vos cabines. Dites aux autres passagers qu’ils doivent rester enfermés, jusqu’à ce que nous ayons sécurisé le navire.
Un civil, qui avait l’allure d’un homme habitué au commandement, s’approcha de lui.
— Je suis Greg Turner, second ingénieur assistant. En quoi puis-je être utile ?
— Indiquez-moi le plus court chemin vers la passerelle, et veillez à ce que ces gens regagnent leur cabine.
— La situation est-elle grave ?
— Vous avez déjà vu des actes de piraterie qui se déroulent sans accrocs ?
— Désolé, ma question était idiote.
— Pas de problème, mais restez calme.
Turner indiqua à Juan la direction de la passerelle et lui donna un passe magnétique pour accéder aux zones interdites aux passagers. Le Président repartit aussitôt au petit trot. Lorsqu’il arriva devant une porte marquée Entrée interdite, il passa la carte dans le lecteur et garda la porte ouverte pour ses coéquipiers en la bloquant avec une fougère en pot qui se trouvait à proximité. Selon ses estimations, ils ne devaient être qu’à une minute derrière lui.
Il passa en courant devant d’innombrables cabines et grimpa deux volées de marches avant d’arriver dans un hall qui donnait accès à la passerelle. Il activa la vision laser en approchant de la porte, puis marqua un temps d’arrêt lorsqu’il entendit des murmures de voix dans une cabine située un peu plus loin en arrière.
— Commandant ? demanda-t-il d’une voix étouffée.
Les voix se turent et quelqu’un passa la tête par l’entrebâillement de la porte. L’unique œil que vit Juan s’agrandit d’horreur en croisant son regard.
— Tout va bien, murmura-t-il. Je suis ici pour neutraliser cet homme. Puis-je parler à votre commandant ?
La personne sortit de l’encadrement de porte. C’était une femme. Elle portait un uniforme et, à en juger par le nombre de bandes sur ses épaulettes, c’était le second du Golden Sky. Ses cheveux sombres s’arrêtaient juste sous ses mâchoires et sa peau au bronzage parfait faisait ressortir l’éclat de ses yeux marron doré.
— Ce boucher a abattu le commandant et le troisième commissaire de bord. Je suis Leah Voorhees, officier en second du Golden Sky.
— Entrons pour parler, dit Juan en désignant la cabine derrière elle.
Il la suivit à l’intérieur. Deux formes humaines étaient étendues sur le lit, recouvertes d’un drap. On voyait une tache de sang sombre sur la poitrine de l’une d’elles, et sur l’autre au niveau de la tête.
Leah Voorhees s’apprêtait à lui présenter les autres officiers présents, mais Juan coupa court.
— Plus tard. Dites-moi tout ce que vous savez sur ce qui s’est passé sur la passerelle.
— Ils sont deux, répondit aussitôt la jeune femme. L’un d’eux s’appelle Kovac, quant à l’autre, je n’en suis pas sûre. Un troisième est barricadé dans la salle des machines.
— Vous êtes sûre qu’il n’y a qu’un seul homme en bas ?
— Oui. Ils sont arrivés à bord d’un hélicoptère peu de temps après notre appareillage d’Istanbul. Le siège de la compagnie nous avait ordonné de nous conformer aux directives de Kovac. Lui et ses hommes étaient censés rechercher des clandestins coupables du meurtre d’un passager.
— Les passagers clandestins en question sont des membres de mon équipe, lui répondit Juan. Et ils n’ont assassiné personne. Vous savez où ils sont ?
Compte tenu des circonstances, Leah Voorhees accepta les explications du Président sans poser de questions.
— On les a trouvés il y a peu de temps. Ils sont enfermés dans le bureau du commandant, juste derrière la passerelle.
— Très bien. Autre chose ?
— Lorsqu’il s’est emparé du navire, il y avait deux marins et deux officiers de quart. Ils ont également pris des femmes en otages. Mais qui êtes-vous ? D’où venez-vous ?
— Nous sommes en mission pour les Nations unies. Il s’agit d’une cellule terroriste que nous filons depuis un moment déjà. Kovac nous a pris par surprise, et nous avons dû agir vite. Je suis navré que nous n’ayons pas pu vous informer, et pour le danger que nous vous avons fait courir. Nous comptions neutraliser Kovac plus tôt, mais la bureaucratie des Nations unies est parfois bien lourde.
Le reste de l’équipe de Juan apparut soudain, et les points lumineux des lampes laser balayèrent la cabine.
— Tout va bien, les gars, lança Juan.
Les armes s’abaissèrent. Pendant qu’il expliquait à ses hommes ce qu’il venait d’apprendre, il demanda à Leah Voorhees de lui dessiner un plan de la passerelle, puis il appela Max.
— Fais-moi un rapport de situation.
— Mike a repêché la femme que Kovac avait jetée par-dessus bord. Tout va bien, elle est juste un peu hystérique. Kovac est toujours à la barre, entouré par trois de ses otages. Nous avons repéré un second tireur, mais il n’est pas dans notre champ de vision. Les trois autres femmes sont contre le vitrage de la passerelle.
— Eloigne l’Oregon du Sky et va te positionner devant lui pour que l’on puisse avoir une vision claire de tout ce qui se passe. Mark et Linda sont enfermés dans un bureau derrière la passerelle. Vois si tu arrives à les repérer.
— Entendu.
Eddie appela pour avertir Juan que lui et ses hommes étaient en position et qu’ils allaient devoir faire exploser la porte pour pénétrer dans la salle des machines. Juan lui demanda d’attendre pour qu’ils puissent synchroniser leurs attaques.
— Je vois une porte sur la cloison du fond de la passerelle, annonça Max à la radio. Elle est fermée, mais c’est sans doute là que sont Linda et Mark. Kovac a déplacé ses boucliers humains. Ils sont maintenant devant la grande vitre de la passerelle. Son acolyte est dans une coursive à tribord, devant ce qui semble être l’entrée principale.
Juan indiqua à ses hommes la position qu’ils devaient occuper. Ils savaient tous à quoi s’attendre. Jusqu’alors, ils n’avaient jamais causé en opération ce que l’on a coutume d’appeler des « dommages collatéraux ». C’était un exploit dont Juan n’était pas peu fier, et il s’était juré de tout faire pour qu’il en soit toujours ainsi.
A la suite des attaques terroristes du 11 Septembre, les portes d’accès au cockpit avaient été renforcées sur les avions de ligne, mais un grand nombre de compagnies maritimes avaient fait de même sur leurs navires de croisière afin de protéger les passerelles. Juan alla lui-même placer l’explosif, puis il regagna l’abri de la cabine. Il appela Eddie et Max pour les prévenir que l’explosion aurait lieu d’ici trente secondes.
Il garda les yeux rivés sur sa montre et leva sa main, les doigts écartés, lorsqu’il ne resta plus que cinq secondes. Il les abaissa un par un au fur et à mesure que les secondes passaient, puis de l’index de l’autre main, il appuya sur le bouton de la télécommande.
L’explosion remplit le hall d’une étouffante fumée blanche. Juan s’élança moins d’une seconde après que l’onde de choc eût dépassé la porte de la cabine. Le rayon de son laser traça une ligne rouge rubis à travers la brume bouillonnante.
Il se précipita vers la passerelle, ses hommes derrière lui ; ils traversèrent les débris chauffés au rouge de la porte, ignorant les restes atrocement mutilés de Laird Bergman.
— A plat ventre. Tout le monde à plat ventre ! hurlèrent les hommes de Juan en balayant la pièce du canon de leurs armes.
Kovac avait réagi plus vite que Juan ne l’aurait cru possible. Alors qu’il venait de pointer son rayon laser sur le Serbe, celui-ci plaqua une femme contre lui et lui braqua son arme sur l’oreille.
— Un pas de plus et elle est morte, rugit-il.
Juan fut atterré de constater que l’otage de Kovac n’était pas une inconnue. Kovac devait avoir compris qu’elle faisait partie de son équipe, car c’était Linda Ross qu’il avait traînée hors du bureau du commandant pour en faire son bouclier humain.
— C’est terminé, Kovac. Laissez-la partir.
— C’est terminé pour elle si vous faites le moindre geste. Lâchez vos armes ou elle est morte.
— Si vous faites cela, vous serez mort vous aussi une seconde plus tard.
— Je sais très bien que je suis un homme mort, alors que m’importe ? Mais je suis sûr que vous seriez peiné de voir cette jeune vie prendre fin sans nécessité, n’est-ce pas ? Vous avez cinq secondes.
— Abattez-le ! cria Linda.
— Je suis désolé, dit Juan en laissant son arme s’échapper de ses doigts, le cœur serré devant le regard incrédule de Linda. Déposez tous vos armes.
Les hommes de Juan obéirent.
Kovac retira le canon de la tête de Linda pour le braquer sur Juan.
— Bien raisonné. Maintenant, vous allez gentiment enjamber le bastingage et regagner votre navire. Si vous persistez à nous suivre, je continuerai à faire passer d’autres passagers par-dessus bord, mais cette fois, je leur lierai les mains.
Il poussa Linda dans les bras de Juan.
A neuf cents mètres du Golden Sky, Franklin Lincoln assistait à la scène depuis le bastingage arrière de l’Oregon, à travers la jumelle télescopique de son arme favorite, le fusil de précision Barrett calibre .50.
Pendant que Kovac se concentrait sur Juan, l’un des hommes du Président avait encouragé, par de discrets mouvements de la main, les femmes pressées contre la vitre à se laisser tomber au sol, laissant ainsi à Linc un angle de tir bien dégagé.
— Bye-bye...
Sur la passerelle, on n’entendit qu’un petit claquement au moment où la balle traversait la vitre de sûreté, mais lorsque le projectile atteignit Kovac entre les épaules, il produisit un son épais et sourd. Du sang ruissela de la poitrine du Serbe tandis que la balle traversait son corps.
— Vous avez douté de moi ? demanda Juan à Linda en souriant.
— J’aurais dû comprendre, en ne voyant pas Linc, répondit Linda, qui avait retrouvé tout son calme, avec un sourire impertinent. Je suppose que c’est lui qui a tiré ?
— Quand j’ai besoin d’un tir à un million de dollars, c’est toujours à lui que je m’adresse.
— Alors ? demanda Max à la radio.
— Tu peux féliciter Linc. Un tir impeccable. Linda va bien.
Juan ôta son oreillette et mit l’appareil sur mode haut-parleur.
— Salut Max, lança Linda.
— Comment ça va, ma chérie ?
— A part ce fichu rhume, tout va bien.
Mark fut rapidement délivré du bureau où il était enfermé. On lui ôta les menottes souples qui lui entravaient les poignets et les chevilles. Il serra la main de Juan avec un large sourire.
— A propos, reprit Max, vous devriez aller voir la blanchisserie du bord. Je crois que c’est de là qu’ils comptaient propager le virus.
Le sourire de Mark s’évanouit pour laisser place à une moue désabusée. Max venait de lui voler son heure de gloire.
Juan comprit son trouble. Mark lui aussi avait trouvé le fin mot de l’énigme, et il comptait sans doute en profiter pour impressionner Jannike Dahl. Juan n’avait pas le cœur de lui annoncer que son rival pouvait désormais s’enorgueillir du titre d’astronaute, argument imparable lorsque l’on cherche à séduire une jeune femme.