Chapitre 2

Après toutes ses années de service pour la CIA, Juan Cabrillo était habitué à dormir très peu pendant de longues périodes. Mais ce ne fut qu’après avoir fondé la Corporation et acheté l’Oregon qu’il commença à acquérir ce don qu’ont les marins de s’endormir sur commande. Après la conférence, il regagna sa cabine, une suite opulente que l’on se serait plutôt attendu à voir dans un immeuble de Manhattan ; il se débarrassa de son accoutrement de « capitaine Esteban » et se mit au lit. Malgré la pensée des dangers auxquels ils allaient se trouver confrontés une fois à terre, il s’endormit au bout de quelques minutes.

Sans avoir besoin de réveil, il ouvrit les yeux une heure avant le rendez-vous fixé au moon pool.

Aucun rêve n’était venu troubler son sommeil.

Il se dirigea à grands pas vers la salle de bains, s’assit sur un tabouret d’acajou pour ôter sa jambe artificielle et sautilla jusque sous la douche. Grâce à l’exceptionnel système d’approvisionnement électrique de l’Oregon, une eau brûlante jaillit du pommeau au bout de quelques secondes. Juan se tint debout sous le jet presque bouillant, la tête penchée, tandis que l’eau ruisselait sur son corps, là où s’étaient accumulés au fil des années des dizaines de cicatrices. Il se souvenait avec une parfaite clarté des circonstances qui lui avaient valu chacune de ses marques, mais il ne pensait que rarement au bloc de chair arrondi que formait son moignon.

Pour la plupart des gens, la perte d’un membre représente un moment marquant de leur vie, et pendant les longs mois de rééducation, c’est ainsi que Juan l’avait vécu. Mais depuis, il y pensait à peine. Son corps était entraîné à accepter la prothèse et son esprit à l’ignorer. Comme il l’avait dit au Dr Huxley au début de sa thérapie, « J’ai peut-être un handicap, mais je refuse de me considérer comme un infirme ».

Sa prothèse était conçue comme un véritable membre, recouvert d’une sorte de gomme couleur chair assortie à sa propre carnation ; les orteils avaient même des ongles et des poils afin de parfaire la ressemblance avec son pied valide. Après s’être séché, il rasa sa barbe de trois jours qui le démangeait, puis se dirigea vers son armoire pour en extraire une jambe artificielle d’une tout autre nature.

L’Oregon disposait à son bord d’un service bien particulier, surnommé la Boutique Magique. Il était dirigé par Kevin Nixon, un maître reconnu des effets spéciaux hollywoodiens. Dans le plus grand secret, Nixon avait conçu ce que Juan appelait sa « jambe de combat ». Contrairement à l’autre, celle-ci semblait tout droit sortie d’un film de la série Terminator. Faite de titane et de fibre de carbone, la « jambe de combat » version 3.0 rassemblait un véritable arsenal. Un pistolet Kel-Tek .380 était dissimulé dans le mollet, près d’un couteau de lancer. La jambe contenait également un garrot en fil d’acier, un fusil calibre .50 tirant par le talon et des compartiments de rangement pour divers équipements.

Juan fixa l’ensemble sur son moignon et attacha les courroies de maintien ; ce rituel l’aidait à se préparer mentalement pour la mission qui l’attendait.

Deux raisons l’avaient poussé à fonder la Corporation. La première était d’ordre financier. De ce point de vue, la réussite dépassait ses rêves les plus fous. Avec l’argent gagné depuis leur engagement, tous les membres de l’équipe auraient pu aisément prendre leur retraite, et Cabrillo lui-même aurait pu s’offrir une petite île des Caraïbes s’il l’avait souhaité. Mais c’est la seconde raison qui le poussait à poursuivre son entreprise, là où tout autre que lui aurait jugé normal de remiser ses armes au râtelier. Le besoin d’une force de sécurité telle que la Corporation était si criant qu’en toute conscience, il n’aurait pu abandonner sa tâche.

Au cours des seules dernières années, lui et les membres de l’équipage de l’Oregon étaient parvenus à neutraliser un réseau de piraterie qui attaquait des navires transportant des émigrants chinois clandestins pour les employer ensuite comme main-d’œuvre captive dans une mine d’or. La Corporation avait par ailleurs mis un terme aux activités d’éco-terroristes qui cherchaient à diriger vers les Etats-Unis un ouragan chargé de poison.

Chaque fois qu’une mission se terminait, au moins deux ou trois autres dangers potentiels semblaient justifier un appel aux capacités exceptionnelles de la Corporation. Le mal rampait tout autour du globe, et les démocraties mondiales ne pouvaient en venir à bout, paralysées par ces mêmes qualités morales qui faisaient leur grandeur. L’équipe rassemblée par Cabrillo était soumise à ses critères moraux, mais son action n’était pas entravée par les manœuvres de politiciens plus soucieux de réélection que d’action concrète.

Maurice, le chef steward, frappa à la porte et entra d’un pas tranquille alors que Juan finissait de s’habiller.

— Votre petit déjeuner, capitaine, annonça-t-il avec son accent anglais empreint d’une pointe de mélancolie.

Maurice était un vétéran de la Royal Navy, contraint à la retraite en raison de son âge. Mince comme un fil, le crâne surmonté d’une tignasse d’un blanc immaculé, il se tenait droit comme un piquet et demeurait toujours imperturbable, quelles que soient les circonstances. Juan lui-même ne dédaignait pas une certaine élégance vestimentaire, mais rien ne pouvait se comparer aux costumes sombres et aux chemises de coton blanc, d’une fraîcheur irréprochable, que Maurice portait par tous les temps. Depuis son arrivée à bord, plusieurs années auparavant, personne ne l’avait jamais vu frissonner ou transpirer.

— Posez-le là, répondit Juan en sortant de la chambre attenante à son bureau.

Les murs de la pièce étaient lambrissés de riches boiseries, avec un plafond à caissons et des vitrines où étaient exposées quelques-unes des curiosités accumulées au fil des années. Un tableau spectaculaire, représentant l’Oregon luttant contre une tempête déchaînée, ornait l’un des murs de la pièce, dont il constituait le principal élément de décoration.

Maurice disposa le plateau sur le bureau et fronça les sourcils d’un air désapprobateur ; la cabine était en effet équipée d’une table qui eût sans doute mieux convenu au petit déjeuner du capitaine. Il souleva la cloche en argent et un parfum d’omelette, de kippers et de café torréfié à point remplit la pièce. Maurice savait que Cabrillo versait toujours quelques gouttes de crème dans son premier café du matin, et le petit pot était déjà prêt à côté de la tasse lorsque le capitaine s’installa dans son fauteuil.

— Et que devient notre idylle virtuelle entre Stone et cette Brésilienne ? demanda Juan avant d’engloutir une énorme bouchée d’omelette.

Maurice était au centre de tous les potins du bord, et les cyber-romances d’Eric Stone comptaient parmi ses sujets de prédilection.

— Monsieur Stone commence à se demander si lui et cette personne n’auraient pas davantage de points communs qu’il ne l’imaginait, murmura Maurice d’un air entendu.

Juan était en train d’ouvrir un antique coffre-fort posé sur le sol derrière son bureau.

— Il me semble que c’est plutôt bon signe, commenta-t-il.

— Je faisais allusion au sexe de la personne, capitaine. Monsieur Murphy m’a montré des photos qu’elle, ou il, lui a envoyées. Il semblerait que ces images aient été, comment dire..., trafiquées par ordinateur afin de corriger certains détails anatomiques.

— Pauvre Eric, gloussa Juan. Il n’a vraiment pas de chance, même sur Internet !

Il ouvrit la lourde porte ornée du logo et du nom d’une compagnie ferroviaire du Sud-Ouest américain depuis longtemps disparue. Presque toutes les armes de poing du bord étaient rangées dans l’armurerie, à côté du stand de tir, mais Juan préférait garder les siennes dans son bureau. En plus d’un arsenal de mitraillettes, de fusils d’assaut, de pistolets et de revolvers, il conservait dans son coffre des piles de billets de banque en devises diverses, l’équivalent d’un millier de dollars en pièces d’or frappées dans quatre pays différents, et plusieurs petites bourses contenant des diamants bruts. Une pierre de quarante carats, disposée à l’écart des autres, lui avait été offerte par le président nouvellement élu du Zimbabwe en récompense des efforts de la Corporation pour le sortir de la prison où il croupissait pour des motifs politiques.

— Le Dr Huxley semble avoir confirmé les soupçons de M. Murphy en procédant à une analyse du visage et en comparant les données individuelles de cette personne avec les normes sexuées de référence.

Juan écoutait Maurice tout en vérifiant son pistolet semi-automatique, la seule arme qu’il comptait emporter. Contrairement au reste de l’équipage, il ne tenait pas à être armé jusqu’aux dents.

Il avala le reste de son café et une autre bouchée d’omelette. L’adrénaline commençait à irriguer ses veines et à lui nouer l’estomac, aussi décida-t-il d’éviter les kippers.

— Que compte faire Eric ? demanda-t-il en se relevant.

— De toute évidence, il va retarder ses vacances à Rio tant que le voile n’aurait pas été levé. M. Murphy lui conseille de s’adresser à un détective privé.

— A mon avis, se moqua Juan, il devrait plutôt laisser tomber Internet et rencontrer des femmes de la manière la plus classique qui soit, face à face, après quelques verres de trop dans un bar.

— Je suis tout à fait d’accord avec vous. On ne saurait surestimer les qualités sociales de quelques cocktails pour mettre de l’huile dans les rouages, si je puis me permettre, approuva Maurice en nettoyant le bureau de Juan avant de soulever le plateau jusqu’à son épaule, une serviette immaculée délicatement posée sur son autre bras. Je vous reverrai à votre retour, ajouta-t-il, façon pour lui de souhaiter bonne chance à Juan sans se départir de sa réserve.

— A moins que je sois le premier à vous voir, répondit Juan comme à son habitude.

Ils quittèrent la cabine ensemble, Maurice obliquant sur la droite pour regagner la cuisine du bord, et Juan sur la gauche, vers l’ascenseur qui l’amena trois ponts plus bas. Les portes s’ouvrirent sur une pièce immense, éclairée par des rangées de projecteurs, et baignant dans une puissante odeur d’eau de mer. Le plus grand des deux submersibles de l’Oregon, un Nomad 1000 de presque vingt mètres, était maintenu en l’air par une grue. Le sous-marin au museau arrondi pouvait transporter six personnes, pilote et copilote compris. Des lampes au xénon blindées et un bras manipulateur dont l’extrémité était assez puissante pour déchirer de l’acier entouraient les trois hublots de sa proue. Le Nomad était capable de plonger à plus de trois cents mètres, dix fois plus profond que son petit frère le Discovery 1000, suspendu au-dessus de lui dans un ber. Il était en outre équipé d’une chambre de plongée qui permettait à des nageurs de quitter le submersible sous la surface.

Sous l’appareil, des hommes d’équipage venaient de retirer une grille du pont, révélant un trou béant qui plongeait jusqu’à la quille de l’Oregon. Les portes donnant sur l’extérieur étaient encore fermées, mais des pompes remplissaient déjà d’eau l’espace, aussi vaste qu’une piscine, en prévision du lancement.

Linc, Eddie et Max enfilaient leurs combinaisons de plongée par-dessus leurs maillots de bain. Le reste de l’équipement subaquatique se trouvait déjà à bord du submersible. Linda observait Max d’un air amusé, les bras croisés sur la poitrine. Hanley avait servi à deux reprises au Vietnam comme commandant de Swift Boat, mais sa silhouette n’était plus aussi fringante que par le passé, et il éprouvait quelque difficulté à faire rentrer son abdomen à l’intérieur de sa combinaison. Le plus souvent, il ne participait pas aux expéditions à terre, mais il était le meilleur ingénieur naval de la Corporation, et son savoir-faire pouvait s’avérer précieux.

— Eh bien, mon vieux, l’interpella Juan en lui tapotant le ventre. Il me semble que c’était moins difficile il y a quelques années !

— Les années n’ont rien à voir là-dedans, grogna Hanley. Ce sont plutôt les sucreries.

Juan Cabrillo s’installa sur un banc et enfila sa combinaison par-dessus ses vêtements.

— Linda, où en sont les contrôles de prélancement ?

— Nous sommes parés.

— Et le ber ?

— En position et sécurisé, répondit Hanley avec un ton d’orgueil possessif.

C’est lui qui avait conçu l’engin et supervisé sa fabrication dans les ateliers d’usinage de l’Oregon.

Juan prit le micro-casque que lui tendait un ingénieur et appela le centre opérationnel.

— Kasim, ici le président. Comment ça se passe ?

— D’après les radars, c’est l’habituel va-et-vient de tankers. Un porte-conteneurs est amarré au quai principal du port de Bandar Abbas depuis deux heures environ. Sinon, rien, à part une poignée de felouques et de boutres...

— Rien à signaler du côté de la base navale ?

— Tout est tranquille. J’ai scanné différentes fréquences et à part le bla-bla habituel entre navires, il ne se passe pas grand-chose.

— Doué pour les langues comme vous l’êtes, j’espère que vous faites des progrès ?

C’était une plaisanterie récurrente entre les deux hommes. Les parents de Kasim étaient libanais, mais il ne parlait ni l’arabe levantin ni l’arabe classique, contrairement à Juan, qui maîtrisait couramment quatre langues.

— Désolé, patron, mais je laisse les algorithmes de traduction de l’ordinateur faire le boulot à ma place !

— Eric, Murph, prêts ?

Lorsque Cabrillo envoyait une équipe à terre, il ne pouvait choisir meilleur duo que Stone et Murphy pour manœuvrer l’Oregon et gérer le système d’armement.

— Oui, Président, répondirent-ils à l’unisson.

— Parés, préparés, prêts à vous lancer, scanda Murph.

Juan poussa un grognement. Le dernier hobby de Murph était le slam, et malgré les protestations de l’équipage, il était persuadé d’être passé maître dans l’art de manier la poésie urbaine.

— Tenez-vous prêts pour un contrôle des communications une fois que nous serons à bord.

— Bien reçu, répondit Hali Kasim.

Linc et Eddie rassemblèrent les sacs étanches qui contenaient leur matériel et leur armement, grimpèrent au sommet du mini-submersible, puis s’engouffrèrent par la petite écoutille pour s’enfoncer dans la coque, suivis par Max et Cabrillo, qui donna une petite tape superstitieuse sur l’épais kiosque métallique avant de descendre. Il leur faudrait une heure avant d’atteindre la côte, aussi s’installèrent-ils sur les sièges qui longeaient la coque plutôt que dans l’étroite chambre de plongée. Les quatre hommes s’équiperaient pendant le voyage.

Linda Ross se fraya un passage entre Juan et Max pour gagner le poste de pilotage, un siège bas entouré de panneaux entiers de boutons, d’interrupteurs et d’écrans de surveillance qui éclairaient son visage d’une lueur verte irréelle.

— Oregon, vous me recevez ?

— Cinq sur cinq.

Leur système de communication utilisait un dispositif de cryptage à 132 bits et naviguait entre les fréquences tous les dixièmes de seconde, ce qui permettait de déjouer toute tentative d’interception et de décryptage.

Les hommes de l’arrière du submersible procédèrent eux aussi aux derniers contrôles. Leurs casques de plongée étaient équipés d’émetteurs-récepteurs à ultrasons intégrés pour une communication optimale.

— OK, procédez au lancement, ordonna Linda.

Les lumières du moon pool s’estompèrent afin de demeurer indétectables sous la surface, et les ouvertures pratiquées dans la quille s’ouvrirent lentement. Le mécanisme qui permettait d’amener le sous-marin s’enclencha. Le Nomad fit une embardée, puis entama sa descente. L’eau tiède du Golfe clapota contre les hublots, et le submersible s’enfonça jusqu’à son point de flottabilité. Les systèmes d’attache se relâchèrent et le Nomad dansa à la surface de l’eau.

Linda activa les pompes et l’eau remplit lentement les ballasts ; elle éloigna alors le Nomad de la coque de l’Oregon. C’était un exercice qu’elle connaissait par cœur pour l’avoir pratiqué des dizaines de fois, mais ses gestes étaient toujours aussi soigneux et mesurés. Elle surveillait de près la jauge de profondeur et les données envoyées par le télémètre installé au sommet du sous-marin, afin de vérifier qu’ils s’écartaient bien de la quille du bâtiment.

— Le Nomad est libre, annonça-t-elle lorsqu’ils se trouvèrent à six mètres sous la coque du navire.

— Fermeture des portes. Oregon, terminé.

Linda fit encore descendre l’engin d’une douzaine de mètres, puis mit le cap sur la base de Bandar Abbas. Elle maintint une vitesse réduite afin que le son des hélices n’attire pas l’attention d’un sonar de la zone, même si le trafic du détroit d’Ormuz rendait quasi impossible la détection du silencieux submersible parmi les multiples signaux acoustiques.

Une détection visuelle était plus plausible, en raison de la faible profondeur, aussi n’alluma-t-elle aucun éclairage extérieur. Il lui faudrait se contenter du système LIDAR, qui projetait un faisceau laser sur le terrain situé devant le submersible et utilisait la réflexion obtenue pour en dresser les contours. Linda allait ainsi pouvoir diriger le Nomad vers la base en suivant la représentation en trois dimensions de leur environnement transmise par ordinateur. Le LIDAR était assez précis pour détecter des objets aussi petits qu’une boîte de soda.

— Ici le cockpit, c’est le pilote qui vous parle, lança-t-elle par-dessus son épaule. Nous allons nous déplacer à une profondeur de quinze mètres et à une vitesse de trois nœuds. Nous devrions arriver à destination dans environ soixante minutes. Vous pourrez alors utiliser les systèmes électroniques prévus pour la mission... et n’oubliez pas de réclamer les miles gratuits de votre programme de fidélité.

— Pilote, mes cacahuètes sont rances ! lança Linc.

— Je voudrais un oreiller et une couverture, ajouta Eddie.

— Et un double whisky, quand vous aurez une minute ! renchérit Max en se joignant au chœur.

A entendre les plaisanteries qui fusèrent pendant une demi-heure, personne n’aurait pu croire que l’équipage s’apprêtait à infiltrer la base navale la plus sécurisée d’Iran. Bien sûr, tous étaient conscients des risques, mais ils étaient trop professionnels pour les laisser affecter leur sang-froid.

Le calme revint enfin. Les deux hommes des opérations à terre complétèrent leur matériel de plongée et chacun vérifia à plusieurs reprises l’équipement de l’autre. Une fois parés, Juan et Linc se frayèrent un passage vers le sas exigu. Une écoutille, installée au sommet de l’oppressante chambre de plongée, s’ouvrait à partir du cockpit ou de la chambre elle-même, mais seulement lorsque la pression était égale à l’intérieur et à l’extérieur. Pour gagner du temps, Juan actionna la commande qui permettait de remplir lentement l’espace d’eau de mer. L’eau qui montait le long de leurs corps était proche de la température sanguine et exerçait une pression sensible sur la combinaison de Juan, qui dut en aplanir les plis pour éviter les démangeaisons. Les deux hommes exerçaient les muscles de leurs mâchoires pour pouvoir supporter la pression de l’eau sur leurs oreilles internes.

Lorsque l’eau arriva près de leur nuque, Cabrillo actionna à nouveau la commande, préférant attendre le dernier moment pour enfiler son casque de plongée.

— Comment ça se passe, là-derrière ? demanda Linda d’une voix qui paraissait lointaine et métallique.

— Pourquoi est-ce que je dois toujours me retrouver dans ce placard à balais avec le membre de l’équipage le plus gras ? s’écria Juan d’un ton théâtral.

— Parce que le ventre de Max est trop gros pour qu’il puisse y entrer avec Linc. Quant à Eddie, il serait écrasé comme une limace, répondit Linda.

— Vous devriez vous réjouir que je ne respire pas à fond, plaisanta Linc de sa voix de baryton.

— Président, le LIDAR vient de détecter les portes de la base sous-marine. A environ quarante-cinq mètres.

— Très bien, Linda. Dirigez-nous en bas et à droite de l’entrée de la cale sèche.

— Bien reçu.

Un instant plus tard, le Nomad eut une légère secousse lorsque Linda le déposa sur le fond sableux.

— Extinction de tous les équipements non indispensables. Prêts quand vous voulez.

— Qu’en dites-vous, mon grand ? demanda Juan à Lincoln.

— C’est parti.

Juan mit son casque et s’assura que les anneaux de fermeture à vis, destinés à rendre la combinaison parfaitement étanche, étaient bien en place et qu’il recevait assez d’air des bouteilles. Il attendit que Linc lui fasse signe et rouvrit la valve d’arrivée d’eau, qui atteignit bientôt le sommet du sas. Il coupa l’éclairage et abaissa un interrupteur à bascule pour ouvrir la porte.

L’écoutille s’ouvrit vers le haut, libérant un peu d’air au passage. Les bulles étaient d’un blanc argenté dans la pénombre, mais avec le clapot des vagues contre l’entrée de la base, elles ne seraient pas repérables de l’extérieur.

Juan se hissa hors de la chambre de plongée et resta un instant sur le pont supérieur du submersible. Il n’y avait aucun éclairage, et l’eau était noire comme de l’encre. Cabrillo avait grandi dans le sud de la Californie, et il s’était toujours senti attiré par la mer, aussi loin que remontaient ses souvenirs. Dès l’adolescence, il était passé du masque et tuba à la plongée avec bouteilles, et du body-board au surf. Il était aussi à l’aise en mer qu’un poisson, et était vite devenu un nageur émérite. L’obscurité ne faisait que renforcer le sentiment de calme qu’il éprouvait à chaque plongée.

Lincoln émergea du Nomad peu de temps après lui. Juan ferma l’écoutille, et ils attendirent que Max et Eddie passent à leur tour par le sas et les rejoignent. Lorsqu’ils furent rassemblés hors du submersible, Juan prit le risque d’allumer une torche étanche, et posa la main au-dessus du rayon lumineux pour qu’il reste invisible de la surface.

La base sous-marine iranienne avait été construite en excavant une tranchée de presque deux cents mètres de long et trente mètres de large à partir de l’océan et dans la direction du désert, à l’est. Les Iraniens avaient alors bâti sur cette tranchée une sorte de coupole en béton armé, épaisse de deux mètres cinquante et capable de supporter l’impact direct d’une bombe. Cette construction datait d’avant l’invasion de l’Irak par la coalition américaine, et les Iraniens se doutaient que certaines armes récentes de l’arsenal US pouvaient anéantir ce type de structure en une seule frappe. Au sud et au nord de la cale sèche se trouvaient les principaux quais de la base ; les bâtiments administratifs, les ateliers et les casernements s’étendaient jusqu’à plus de trois kilomètres à l’intérieur des terres.

Côté mer, deux portes massives s’ouvraient vers l’extérieur grâce à un système hydraulique. De grandes poches gonflables bouchaient hermétiquement l’espace entre le bas des portes et le seuil de béton, évitant ainsi que l’eau ne rentre à l’intérieur du bâtiment. A moins de recourir à des explosifs ou de passer plusieurs heures à les découper au chalumeau oxyacétylénique, les portes étaient inattaquables.

De quelques coups de palmes, Juan s’éloigna des portes et guida son équipe dans l’obscur royaume marin qui les entourait. De temps en temps, il braquait le rayon de sa torche sur la digue incrustée d’anatifes qui protégeait la base des ravages de l’océan. Quinze mètres plus loin, le faisceau lumineux révéla ce que Juan cherchait depuis un moment déjà. Un conduit de plus d’un mètre de large était ouvert dans le mur, un trou sombre qui servait à purger la cale sèche. Tout en veillant à masquer la lumière, Juan inspecta la grille de métal encastrée dans le béton pour empêcher les intrus de remonter le long du conduit. Le métal n’était que légèrement rouillé, et le béton maintenait la grille fermement en place. Il fallut à Juan plus d’une minute d’inspection méticuleuse pour détecter enfin les fils fixés en haut et en bas des six tiges de métal.

Pour empêcher toute effraction, les Iraniens auraient pu équiper la grille de détecteurs de mouvement, mais avec les poissons curieux qui peuplent le golfe Persique, les alarmes auraient probablement sonné en permanence. La méthode la plus simple consistait donc à électrifier le passage ; si le courant était interrompu, les gardes sauraient que quelqu’un avait tenté d’enlever ou de couper la grille.

D’un geste, Juan montra les fils à Linc, le meilleur spécialiste en infiltration de la Corporation. Lincoln, qui travaillait principalement au toucher, maintint le courant en installant des dérivations sur trois des tiges d’acier de la grille à l’aide de pinces crocodile et de fil électrique. Il sortit ensuite de son sac de plongée deux tubes souples. Il en déboucha un et appliqua une substance semblable à du mastic aux deux extrémités des tiges, puis il remit une couche de pâte du second tube sur la première.

Les deux composés, inertes séparément, formaient une fois réunis un acide caustique. En moins d’une minute, le métal était assez attaqué pour que Lincoln puisse le détacher ; grâce à son installation à base de fil électrique et de pinces, le circuit fonctionnait toujours et l’alarme demeurait silencieuse. Il posa les tiges arrachées sur le sable, en veillant à ne pas toucher les extrémités encore enduites de substance corrosive, puis il écarta les autres de la grille pour que Max, Eddie et Juan puissent se glisser dans l’ouverture. Il les suivit avec prudence dans le conduit.

Ils étaient maintenant à l’abri de toute surveillance. Juan augmenta la puissance de sa torche de plongée ; le faisceau épousait les formes arrondies du passage, qui paraissait s’allonger au fur et à mesure qu’ils avançaient.

Une ombre rapide bondit soudain dans sa direction. Il se débattit à l’aveuglette en voyant une forme filer avec vivacité devant lui. Il aperçut la nageoire dorsale et la queue effilée d’un bébé requin qui disparut derrière lui.

— Je suis heureux de faire sa connaissance maintenant plutôt que dans deux ou trois ans, plaisanta Eddie.

Juan attendit une seconde que son rythme cardiaque s’apaise, puis il poursuivit son avancée dans l’étroit conduit. Il ne s’était pas attendu à éprouver une telle nervosité ; ce n’était pas de bon augure.

Le conduit donnait sur une sorte de grand sas. Il aurait été fermé si la cale sèche avait été vide, mais la Corporation surveillait les installations depuis deux jours, et rien n’indiquait que les Iraniens avaient évacué l’eau de la cale depuis l’entrée de leur dernière acquisition, un sous-marin diesel-électrique de la classe Kilo.

Les quatre hommes se faufilèrent par une valve papillon à l’intérieur de la monstrueuse pompe destinée à assécher l’abri des sous-marins. Les pales de l’hélice à pas inversé en ferrobronze brillant étaient fixées au moyeu par des boulons.

Ce n’était pas une surprise pour Juan qui s’était muni d’un petit chalumeau pour le cas où les pales auraient été soudées. Il sortit une clé à molette d’un étui fixé à sa cuisse et commença à attaquer les boulons. Il devait travailler à un angle gênant, et les écrous avaient été mis en place avec un outil pneumatique, aussi dut-il fournir un effort intense pour dégripper chacun des douze boulons. L’un d’eux, en particulier, était si dur que des gerbes de couleur semblaient exploser à chaque instant derrière les paupières presque closes de Juan. Lorsqu’il céda enfin, la clé à molette fit un bond de côté et Juan s’entailla la main sur la pale dont la forme évoquait celle d’un cimeterre. Un petit nuage de sang se répandit sous le faisceau de la lampe.

— Tu essaies de faire revenir ton requin ? le taquina Max.

— Tant que ton gros derrière reste entre lui et moi, je suis tranquille !

— Mon derrière n’est pas gros, juste un peu rembourré...

Juan finit de défaire les boulons et posa les pales de quarante-cinq centimètres. Pour pouvoir passer, il dut ôter ses bouteilles d’air et se glisser sous le moyeu de la pompe. Une fois parvenu de l’autre côté, il attendit que ses compagnons le rejoignent et remettent eux aussi leurs bouteilles.

Le conduit se prolongeait encore sur quatre mètres avant de décrire un angle à quatre-vingt-dix degrés. Juan éteignit sa torche. Après avoir attendu un instant pour que sa vision s’adapte à la pénombre, il distingua une pâle lueur diluée qui venait de derrière la courbe. Il nagea avec prudence dans sa direction, et lorsqu’il atteignit le virage, il avança la tête pour jeter un coup d’œil.

Ils avaient atteint la cale sèche. La lueur provenait d’une installation électrique fixée sur le vaste plafond. Juan comprit, à la faiblesse de l’éclairage, que si des patrouilles étaient sans doute assurées, aucun travail technique n’était effectué sur le sous-marin lui-même. Comme prévu, ils n’auraient donc que quelques hommes à maîtriser.

Juan nagea jusqu’à la sortie du conduit et plongea pour s’aplatir le long du sol de béton, suivi par Max, Linc et Eddie. Ils s’approchèrent des portes, d’où ils avaient peu de risques d’être repérés. Juan vérifia la profondeur sur son ordinateur de plongée et maintint ses hommes à trois mètres pendant une minute, afin de permettre aux petites bulles d’azote accumulées dans leur système sanguin de se dissoudre.

Avec la patience de crocodiles émergeant d’une rivière pour se saisir d’une proie, les quatre hommes remontèrent à fleur d’eau et attachèrent de petits périscopes à leurs casques. Capables d’intensifier la lumière au point de permettre aux plongeurs de voir comme en plein jour, les lentilles de troisième génération de ces dispositifs étaient si puissantes qu’ils durent les régler au minimum pour examiner, protégés des regards sous la surface, les moindres recoins de la cale sèche.

Celle-ci était assez vaste afin que deux bâtiments puissent y être installés en parallèle pour les opérations de maintenance, et presque toute la longueur du bâtiment était flanquée, sur chaque côté, de jetées de béton surélevées, jonchées de barils de lubrifiant, de monceaux d’outils et de matériaux divers recouverts de bâches. On apercevait aussi des voiturettes de golf destinées à faciliter le déplacement des personnels, ainsi qu’un trio de chariots élévateurs. A l’autre bout de la cale, une plate-forme, surélevée elle aussi, s’étendait sur toute la largeur. Une partie vitrée devait servir de bureau et de salle de surveillance. Dessous, à chaque extrémité, étaient aménagés des espaces de stockage sécurisés. Une grue montée sur rails permettait d’atteindre n’importe quelle partie du quai.

La silhouette sombre et inquiétante d’un sous-marin d’attaque de deux mille deux cents tonnes se détachait, amarrée d’un côté du quai par d’épais cordages d’abaca. Les bâtiments de la classe Kilo étaient autrefois les plus redoutés de l’arsenal soviétique. En mode électrique, le Kilo était l’un des chasseurs les plus discrets jamais construits, capable de déjouer la surveillance de navires équipés de systèmes sonars passifs ultrasophistiqués. Il disposait de six tubes lance-torpilles et de six semaines d’autonomie.

La présence de ces submersibles dans la région était vécue comme une provocation, car l’Iran était l’héritière d’une tradition de piratage des navires marchands du golfe Persique. Les Américains et leurs alliés s’étaient efforcés par tous les moyens diplomatiques de dissuader la Russie de les vendre à la marine iranienne, mais les deux parties demeurèrent inflexibles. La plupart de ces sous-marins, longs de soixante-sept mètres, étaient basés à Chah Bahar, un port de la mer d’Oman, et non confinés dans le Golfe, mais les renseignements collectés par Overholt indiquaient que seul le submersible amarré à Bandar Abbas était équipé des nouvelles torpilles-fusées.

Si la Corporation parvenait à prouver que les Russes avaient vendu une telle technologie aux Iraniens, ceux-ci devraient renoncer, bien malgré eux, à tout nouveau projet d’acquisition de submersibles.

— Alors, qu’est-ce que vous voyez ? demanda Juan après quelques minutes d’observation.

— J’en compte six, répondit Linc.

— Je confirme, ajouta Eddie.

— Max ?

— Vous êtes sûrs que ce n’est pas un garde, là-bas à gauche, en train de piquer un roupillon sur ce qui ressemble à un tas de linge ?

Les trois hommes réexaminèrent l’endroit que leur désignait Max. Ils retinrent leur souffle lorsqu’une silhouette qu’ils avaient jusque-là prise pour une ombre se redressa, jeta un regard autour d’elle et se gratta sous le bras avant de s’étendre à nouveau.

— Excellente vue, mon ami, dit Juan. Promis, je ne dirai plus rien quand je te verrai mettre des lunettes pour lire un rapport. Donc, nous avons quatre gardes sur la plate-forme d’observation à l’étage, deux vers la porte de sortie du personnel, sans oublier notre Belle au bois dormant. Linc, Eddie, ceux de l’étage sont pour vous. Max, prolonge un peu la sieste de celui-ci, je m’occupe des deux derniers. Si nous voulons respecter notre limite fixée à trois heures du matin, nous devons être à bord du Nomad dans une heure, alors activons un peu, d’accord ?

Les quatre hommes s’enfoncèrent à nouveau sous la surface et longèrent la cale sèche. Max s’arrêta près de l’endroit où se trouvait le garde endormi, juste sous le bord du quai de béton, protégé par l’ombre noire de la coque du sous-marin. Eddie et Linc nagèrent le long du côté gauche du quai pour émerger sous deux escaliers entrecroisés qui s’élevaient jusqu’au balcon du second étage. Juan, quant à lui, sortit de l’eau abrité derrière une pile de caisses, à une centaine de mètres d’un hall bien éclairé où deux gardes de faction devant des portes closes semblaient s’ennuyer ferme.

Il se débarrassa en silence de son matériel de plongée et de sa combinaison, sous laquelle il avait revêtu un uniforme de capitaine de la marine syrienne, cravate et décorations comprises. Ses chaussons de plongée en caoutchouc constituaient la seule fausse note de l’ensemble, mais il n’y pouvait rien. Il attacha sa ceinture et couvrit ses cheveux blonds d’une casquette. Il attendit encore une minute que ses hommes soient en position avant de contourner les caisses et de s’avancer vers les gardes.

Il n’était plus qu’à six mètres lorsque l’un d’eux s’aperçut de sa présence. L’homme se redressa d’un bond, stupéfait, et regarda autour de lui un moment avant de se souvenir que son AK-47 était posé sur le sol près de la table qu’il partageait avec son collègue. Juan avançait toujours lorsque l’homme saisit son arme à tâtons et la pointa sur sa poitrine, en avertissant d’un grognement l’autre garde. Celui-ci se leva immédiatement et empoigna son fusil d’assaut dont la bretelle s’emmêla autour de sa main.

— Que signifie cette attitude ? interrogea Juan en arabe, avec un accent parfait. Capitaine Hanzi Hourani, de la marine syrienne. Je suis l’invité du commandant de la base, l’amiral Ramazani.

Les deux hommes écarquillèrent les yeux.

— Qui êtes-vous ?

— Capitaine Hourani, répéta Juan d’un ton irrité. Vous avez pourtant dû me voir aller et venir dans ce bâtiment au moins une dizaine de fois depuis la semaine dernière ! Vous ne pouvez ignorer que je suis ici pour assister à la démonstration de l’efficacité de ces torpilles, qui chasseront une fois pour toutes les infidèles hors de nos eaux.

Juan savait que l’homme, dont la langue usuelle était le farsi, ne saisissait que quelques mots de son débit rapide en arabe, mais son attitude importait plus que les mots. Ces hommes devaient croire que sa présence ici était normale, malgré l’heure tardive. Un talkie-walkie était posé sur la table, à côté d’un cendrier débordant de mégots, de restes de plats surgelés et d’un tas de journaux froissés. S’ils appelaient la sécurité de la base, sa supercherie serait vite éventée.

— J’ai perdu toute notion du temps en visitant le sous-marin, poursuivit Juan, avant de laisser apparaître un sourire gêné. Et puis non, ce n’est pas vrai. Je me suis endormi dans la cabine du capitaine. J’ai rêvé que c’était moi qui ordonnais la première frappe contre les impérialistes américains.

Une lueur de méfiance était encore présente dans le regard du garde, mais le fait qu’un supérieur avoue avoir succombé à une telle faiblesse le rassura. Il traduisit les propos de Juan à son collègue.

L’autre ne sembla guère impressionné. Il aboya quelque chose au premier garde, en faisant de grands gestes avec le canon de son arme, et demanda en arabe à vérifier l’identité de Juan.

Celui-ci sortit un portefeuille de sa poche et le présenta au plus âgé des deux. Pendant que le garde y jetait un coup d’œil, il prit un paquet de cigarettes dans sa poche de poitrine et en alluma une. C’étaient des Dunhill, une marque bien supérieure aux cigarettes locales bon marché que fumaient les deux hommes. Il vit tout de suite que les gardes avaient remarqué son paquet. Le plus âgé avait toujours le portefeuille en main et se retournait déjà pour prendre le talkie-walkie lorsque Juan lui offrit une cigarette.

L’homme hésita un instant, et Juan approcha encore le paquet.

— Je pensais que vous seriez contents de fumer une cigarette correcte. Cela vous aiderait à supporter les hurlements de vos supérieurs, qui savent parfaitement que j’ai le droit de me déplacer à ma guise dans cette zone, insinua Juan en soufflant un filet de fumée.

Les deux gardes, penauds, prirent chacun une cigarette. Juan leur offrit du feu. Ils eurent juste le temps d’échanger un regard après avoir inhalé la première bouffée : la fumée du tabac mêlée à un narcotique neutralisa instantanément leur système nerveux. Ils s’écroulèrent sur le sol sans un mot.

Juan écrasa du pied sa propre cigarette.

— D’habitude, mes enfants, dit-il en éteignant les Dunhill des deux gardes et en ramassant les mégots pour les mettre dans sa poche de pantalon, ces cigarettes sont mortelles. Dans votre cas, elles se contenteront de vous endormir pendant quelques heures. Je n’aimerais pas être à votre place quand vos supérieurs constateront votre abandon de poste...

La Corporation évitait autant que possible de recourir à des méthodes létales pendant ses opérations. Depuis les premières phases de préparation, Juan s’était assuré que les gardes ne perdraient pas la vie dans l’exercice de leurs fonctions, juste parce que les Russes vendaient des armes à l’Iran.

Juan avait cependant du sang sur les mains, tout comme les membres de son équipe, mais ils ne tuaient qu’en cas de nécessité absolue.

Juan s’apprêtait à s’éloigner lorsque la porte s’ouvrit soudain pour livrer passage à un technicien en blouse blanche flanqué de deux soldats. Les trois hommes virent aussitôt les deux gardes inconscients sur le sol et l’uniforme inhabituel de Juan. L’un des soldats leva son fusil d’assaut et hurla une sommation.

— Je vais chercher de l’aide, dit le second soldat avant de tourner les talons et de disparaître dans l’obscurité.

Juan n’eut pas besoin de traduire. D’ici une minute ou deux, les trois mille marins et membres du personnel de la base allaient se ruer vers la cale sèche comme une bande de fous furieux.