Épilogue

Au cours des semaines qui suivirent le cataclysme sur l’île d’Eos, les années finirent par rattraper Lydell Cooper. Il avait passé des décennies et dépensé des millions à lutter contre le vieillissement, sans hésiter à recourir à la chirurgie plastique et aux transplantations illégales d’organes. Mais c’était son esprit qui le lâchait, et non son corps.

Incapable d’accepter cet échec absolu, il évoluait dans un état d’hébétude constante.

Sa fille Heidi avait pris les choses en main lors du vol vers la Turquie. Elle avait demandé au pilote de modifier son plan de vol pour se diriger vers Zurich. Là, elle s’était mise en devoir de vider plusieurs comptes du mouvement responsiviste et de convertir les liquidités en actions, aussitôt achetées par une compagnie fictive que la banque monta de toutes pièces à son intention. Elle comprenait fort bien qu’après la destruction d’Eos, les autorités ne manqueraient pas d’arrêter tous les dirigeants du mouvement ; sa seule chance de rester en liberté consistait à se cacher en compagnie de sa sœur.

Cooper tenait à les accompagner, mais elle lui répondit qu’il lui restait quelques détails à régler aux Etats-Unis, et qu’il pourrait s’en charger, car le personnage du Dr Adam Jenner, en tant que pourfendeur bien connu du Responsivisme, était au-dessus de tout soupçon.

Cooper était donc rentré à Los Angeles afin de vider quelques coffres dont le FBI ignorait l’existence. En passant devant la grande villa de Beverly Hills, il vit qu’elle avait déjà été perquisitionnée.

Le rêve était bel et bien terminé.

Le complexe de Corinthe était fermé sur ordre des autorités grecques et de nombreux pays exigeaient le démantèlement des cliniques responsivistes installées sur leur territoire. Le complot visant à rendre stérile la moitié de la population mondiale n’était jamais publiquement évoqué, mais les accusations de corruption portées contre le mouvement soulevaient une tempête dont les répercussions allaient encore longtemps se faire sentir. Des adeptes célèbres comme Donna Sky tournaient le dos à leur foi et prétendaient avoir été victimes d’un lavage de cerveau destiné à leur soutirer un soutien financier.

En l’espace de deux semaines, Lydell Cooper avait vu son œuvre réduite à néant, tout juste bonne à alimenter les plaisanteries de médiocres talk-shows télévisés de fin de soirée. Il mit définitivement fin à ses activités de psychologue. Sur un ton de feinte bonne humeur, il déclara aux psychothérapeutes avec qui il partageait son cabinet que son travail ayant été couronné de succès, il ne lui restait plus qu’à prendre une retraite bien méritée, alors qu’au fond de lui-même, il se sentait mourir à petit feu. Il mit sa maison en vente et demanda à son agent immobilier d’accepter la première offre qui se présenterait.

Tel était le destin de Lydell Cooper : vivre dans l’isolement et le secret sous le nom obscur d’Adam Jenner, lui qui rêvait de terminer sa carrière en pleine gloire, dans un monde qui lui devrait tout.

La veille de son départ pour le Brésil, où les traités d’extradition avec les USA, notoirement laxistes, le mettaient à l’abri de tout désagrément, il passa par chez lui. Une entreprise de déménagement s’était chargée d’empaqueter les quelques affaires qu’il souhaitait conserver. Le reste serait vendu avec la maison.

Il traversa le hall d’entrée et se dirigea vers son bureau dans l’intention de consulter les dernières nouvelles sur son ordinateur portable. La lourde porte en bois se referma derrière lui lorsqu’il entra dans la pièce. Un étranger s’était caché là pour l’attendre.

S’il s’était trouvé en pleine possession de ses moyens, Cooper aurait exigé le départ de l’intrus, mais il se contenta de rester immobile et muet, les yeux fixés sur l’homme qui venait d’envahir son intimité.

— Docteur Jenner, je suppose ?

— Oui. Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ?

— Je vous ai donné beaucoup d’argent, il n’y a pas si longtemps, pour que vous veniez en aide à un ami.

— J’ai pris ma retraite. Tout cela est terminé. Je vous demande de quitter cette maison.

— Et comment réagissez-vous à tous ces événements ? demanda l’étranger. Le Responsivisme est mort. Vous avez gagné. Voilà qui prouve le bien-fondé de votre combat.

Cooper ne put se forcer à répondre. Ses identités se brouillaient dans son esprit. Il ne savait plus que penser ni comment réagir.

— Vous savez quoi ? poursuivit l’homme. Je ne crois pas que vous soyez satisfait. Je crois que vous êtes déstabilisé parce que je sais quelque chose... qui surprendrait beaucoup de monde.

Quelque part au fond de lui, Cooper savait ce qui allait suivre. Il se laissa tomber sur le canapé, son visage faussement juvénile maintenant terreux.

— J’aurais fini par comprendre, même si je n’avais pas eu connaissance de vos conversations avec Kovac sur l’île d’Eos. A Rome, vous étiez la seule personne à avoir pu nous trahir. Nous avons pensé que Kyle avait peut-être une puce radio implantée sous la peau, mais ce n’était pas le cas. Il n’avait aucune idée de l’endroit où nous allions l’emmener, et il ne pouvait donc pas avertir Kovac pour qu’il vienne le récupérer.

La vérité éclatait enfin au grand jour ; Lydell Cooper se redressa sur le canapé.

— C’est exact. C’est moi qui ai appelé, j’ai fait venir Kovac à Rome. Une fois seul avec le gamin, je lui ai indiqué l’hôtel et la chambre. C’est vous qui avez manigancé l’attaque de l’île d’Eos ?

L’étranger hocha la tête.

— Nous avons découvert le virus dans les blanchisseries du Golden Sky et des quarante-neuf autres navires. Les cinquante conteneurs se trouvent à l’heure actuelle dans un laboratoire d’analyses biochimiques du Maryland, avec une sécurité de niveau quatre.

— Vous ne comprenez donc pas que le monde court à sa perte ? J’aurais pu sauver l’humanité tout entière !

L’étranger éclata de rire.

— Est-ce que vous savez combien de cinglés ont prédit la fin du monde et l’apocalypse depuis deux siècles ? Dans les années quatre-vingt, nous étions censés mourir de faim. Dans les années quatre-vingt-dix, c’était l’épuisement des réserves de pétrole. L’an 2 000 allait voir la population mondiale grimper jusqu’à dépasser les dix milliards d’individus. Toutes ces prévisions étaient fausses. En 1900, certains voulaient fermer le Bureau fédéral des brevets, parce qu’ils pensaient que tout ce qui pouvait être inventé l’était déjà. Je vais vous confier un petit secret : il est impossible de prédire l’avenir.

— Vous avez tort. Je sais ce qui va se passer. Toute personne avec un minimum de cervelle le sait. D’ici cinquante ans, la civilisation sera balayée par une lame de fond de violence, lorsque les nations comprendront qu’elles ne peuvent plus faire face à l’accroissement de leur population. L’anarchie régnera à une échelle biblique.

— A ce propos, c’est curieux de vous entendre mentionner la Bible, rétorqua l’étranger en sortant un pistolet de derrière son dos. J’ai toujours apprécié la justice biblique. Œil pour œil, dent pour dent, par exemple.

— Vous ne pouvez pas me tuer. Arrêtez-moi. Poursuivez-moi en justice.

— Vous fournir une tribune pour répandre vos idées démentielles ? C’est hors de question.

— Je vous en prie !

Le pistolet claqua. Cooper sentit l’impact, et lorsqu’il leva la main pour toucher son cou, il sentit un objet planté dans sa chair, mais ses mains handicapées, semblables à des pinces, n’étaient pas assez adroites pour l’en ôter.

Juan Cabrillo l’observa pendant une dizaine de secondes alors que le sédatif parcourait ses veines. Lorsque Cooper ferma les yeux et s’affaissa, il porta la radio à ses lèvres. Quelques instants plus tard, une grosse ambulance remonta l’allée de la maison, et deux infirmiers firent irruption par la porte de derrière en poussant un brancard à roulettes.

— Pas de problèmes ? demanda Eddie.

— Non, mais après cette conversation avec lui, je n’ai qu’une envie : prendre une douche. J’ai déjà vu des cinglés dans ma vie, mais celui-là bat tous les records.

Avec précaution, Linc souleva Cooper du canapé et l’installa sur le brancard. Dès que Juan trouva le passeport et le billet d’avion pour Rio de Janeiro dans un tiroir, ils quittèrent la maison. Une voisine était sortie de chez elle pour voir ce qui se passait.

— Il vient d’avoir une crise cardiaque, lui expliqua Juan en maintenant la porte arrière de l’ambulance ouverte pour que Linc puisse y glisser le brancard.

Quarante-cinq minutes plus tard, l’ambulance arrivait à l’aéroport international de Los Angeles. Dix heures plus tard, le jet Gulfstream de la Corporation se posait sur le tarmac de l’aéroport norvégien de Gardemoen, à une cinquantaine de kilomètres au nord d’Oslo.

Une brève réunion eut lieu dans un des salons, en présence de Jannike Dahl. La jeune femme avait autorisé Eric Stone à la raccompagner chez elle. Lorsque Eric déclina son invitation sous prétexte qu’il devait retourner à bord de l’Oregon, Juan dut le prendre à part. Il lui expliqua qu’il ne fallait pas prendre au pied de la lettre la proposition de la jeune femme, qui ne tenait sans doute pas tant que cela à lui faire visiter la ville. Eric lui demanda ce que voulait réellement Jannike, et Juan dut lui fournir les explications appropriées. Après quoi, rouge comme une pivoine, au comble de la confusion et de l’enthousiasme, Eric s’empressa d’accepter l’invitation de la jolie Norvégienne.

Pour atteindre leur destination finale, il fallut encore un vol jusqu’à Tromsö, à l’extrême nord du pays, puis un trajet en hélicoptère. Lydell Cooper était en permanence sous tranquillisants, et sous la surveillance constante de Julia Huxley.

Avec autant d’éclat que s’il était fait du cristal le plus pur, le glacier scintillait sous le soleil vif de l’après-midi estival. A l’écart de la vallée, la température avoisinait les dix ou douze degrés, mais sur la glace, elle ne se maintenait qu’à peine au-dessus de zéro.

George Adams les avait conduits jusqu’au glacier à bord d’un hélicoptère MD-520N, remplaçant du petit Robinson. L’appareil était plus grand que le précédent, et il avait fallu modifier l’élévateur du hangar de l’Oregon, mais il était beaucoup plus rapide et puissant. L’Oregon mouillait non loin de la côte, et Adams les ramènerait à bord une fois que tout serait terminé.

Lorsque l’hélico se posa, Lydell Cooper était à demi conscient, mais il fallut attendre encore une quinzaine de minutes avant qu’il comprenne où il se trouvait.

— Où sommes-nous ? Qu’avez-vous fait ?

— Vous reconnaissez sûrement cet endroit, docteur Cooper, répondit Juan d’un air innocent. Ou peut-être pas. Après tout, votre dernière visite remonte à plus de soixante ans.

Cooper gardait les yeux dans le vide.

— Ce qui n’a pas cessé de me tracasser, poursuivit Juan, c’est la question de savoir comment un virus découvert par les nazis et donné un peu plus tard aux Japonais avait pu tomber entre vos mains. Il n’existe aucune trace de sa découverte, ni de son transfert aux Philippines, ni aucune indication de ce qui a été découvert ici.

« Une seule conclusion s’imposait. C’est vous qui l’aviez découvert. Il existe des documents détaillés sur l’occupation de la Norvège par les nazis, et mon équipe y a trouvé quelque chose d’assez intéressant. Un quadrimoteur Kondor de reconnaissance a été abattu ici, sur ce glacier, dans la nuit du 29 avril 1943. Tous les membres de l’équipage ont été tués, sauf un. C’était un mitrailleur. Il s’appelait Ernst Kessler.

Cooper tressaillit en entendant ce nom.

— Curieusement, « Kessler » est le mot allemand pour « Cooper » – Tonnelier. Quelle ironie, vous ne trouvez pas ? Quant à la maison d’éditions que vous avez fondée pour publier vos livres, quel est son nom ? Raptor Press. Raptor – Rapace. Est-ce une coïncidence si le condor est un rapace ? Je ne le pense pas.

Juan Cabrillo ouvrit la portière de l’hélicoptère et poussa Cooper-Kessler sur la glace. Chaque fois qu’il s’était entretenu avec lui, Juan s’était efforcé de garder un ton courtois, presque léger. Mais sa colère bouillonna soudain.

— Nous avons également découvert qu’après cette fameuse nuit de 1943, Kessler avait été enrôlé au sein de la Gestapo. Il a reçu une formation médicale au camp d’Auschwitz. Et sa dernière mission avant la fin de la guerre l’a conduit à l’ambassade d’Allemagne au Japon. Je suppose que c’était une couverture pour votre collaboration avec l’Unité 731 aux Philippines ?

« Si vous étiez mort ici, cette nuit de 1943, vous auriez épargné au monde bien des malheurs. J’ai rencontré des assassins d’al-Qaïda, des tortionnaires soviétiques et toutes sortes de rebuts de l’humanité, mais vous êtes l’être le plus vil et le plus pervers que j’aie jamais vu. Vous auriez pu faire profiter le monde d’une des plus grandes découvertes de tous les temps, peut-être à l’origine de certaines des plus belles pages de la Bible, mais au lieu de cela, vous avez préféré répandre la mort autour de vous.

« Eh bien maintenant, Kessler, il est temps de récolter ce que vous avez semé. Ce soir, quand je serai attablé devant mon repas, je penserai à vous, en train de geler petit à petit, et je sourirai de contentement, conclut Juan en refermant la porte de l’hélicoptère.

— Que va-t-il se passer maintenant ? demanda Julia tandis que l’hélico passait au-dessus du bord du glacier pour rejoindre la mer.

— Il va mourir.

— Je veux dire, que va devenir l’Arche ?

— Oh, l’Arche ? J’ai déjà contacté Kurt Austin à la NUMA. Il va s’arranger pour convaincre le gouvernement norvégien de le laisser procéder à une étude détaillée du glacier. La coque de l’épave est gainée de cuivre, et ils n’éprouveront aucune difficulté à la localiser.

— Je me demande ce qu’ils vont y découvrir...

Juan lui lança un regard rêveur.

— Qui sait ? Peut-être toutes les créatures du monde, embarquées deux par deux...

*

Max Hanley était assis sur un banc près de l’Observatoire de Griffith Park et contemplait la ville de Los Angeles en contrebas. Une ombre passa devant son visage. Lorsqu’il leva les yeux, son fils Kyle se tenait devant lui. Max lui fit signe de s’asseoir. Il sentait la colère qui irradiait de son enfant comme une vague de chaleur.

Kyle avait le regard perdu dans le lointain, et Max observa son profil. Par certains côtés, son fils tenait beaucoup de sa mère, mais il reconnut cependant des traits qui lui étaient propres. Une unique larme roula le long de la joue de Kyle et soudain, les digues se rompirent, et le jeune homme se mit à pleurer – de longs sanglots profonds. Il se serra contre son père, qui le prit dans ses bras.

— Je suis tellement désolé, papa.

— Et je te pardonne.

Car c’est toujours ce que font les pères.