Chapitre 31

Mark et Linda n’avaient guère éprouvé de difficultés à dissimuler le fait qu’ils n’avaient pas de cabine. Ils achetèrent des vêtements et des articles de toilette dans les boutiques du bord et prirent leurs douches dans les vestiaires de la salle de sport. Ils dormaient chacun leur tour sur des transats près de la piscine et passaient leurs nuits au casino. Grâce à sa mémoire photographique, Mark se souvenait de toutes les cartes, et les quatre cents dollars qu’ils avaient sur eux en embarquant s’étaient métamorphosés en un joli magot. Mark aurait pu amasser une fortune s’il l’avait voulu, mais il préféra modérer ses gains dans un souci de discrétion.

La situation changea radicalement dès le deuxième jour.

Pour les autres passagers, la fermeture de la salle des liaisons téléphoniques vers la côte n’était qu’un simple désagrément. Quelques hommes d’affaires protestèrent, mais la plupart des gens ne s’en soucièrent pas, et certains ne le remarquèrent même pas.

Pour Mark et Linda, le fait était autrement significatif. D’autres signes subtils étaient aussi apparus. Des hommes d’équipage plus nombreux arpentaient les ponts, en principe pour assurer l’entretien, mais ils passaient beaucoup de temps à observer les passagers. Personne ne demanda à voir leur clé de cabine, mais Mark et Linda savaient que ce n’était qu’une question de temps.

Une chose était certaine : la compagnie était avertie de la présence de passagers clandestins, et entendait tout mettre en œuvre pour les découvrir.

Plus inquiétante encore était l’apparition de symptômes de rhume parmi les passagers.

Au matin de leur second jour à bord, un certain nombre de passagers et de membres d’équipage se plaignirent d’avoir le nez qui coule et de souffrir de crises d’éternuements. D’après les conversations écoutées autour de la piscine et dans la salle à manger du bord, tout allait bien la veille au soir, jusqu’au buffet de minuit. Tous ceux qui présentaient les symptômes de la maladie s’y étaient rendus, et le personnel et les cuisiniers qui s’en étaient occupés étaient touchés eux aussi.

— C’est sûrement un test, suggéra Mark tandis qu’ils terminaient leur petit déjeuner dans un recoin de l’immense salle à manger.

— Comment peux-tu en être aussi sûr ?

— Pour deux raisons. Tout d’abord, la plupart des virus qui se propagent naturellement à bord d’un navire sont de nature gastro-intestinale. Celui-ci serait plutôt un rhinovirus. Deuxièmement, si c’était l’attaque principale, nous serions déjà morts.

— A ton avis, que devons-nous faire ? demanda Linda qui, malgré son appétit légendaire, chipotait dans son assiette.

— Ne serre la main à personne, ne touche pas le bastingage ou les rampes d’escalier et surtout – c’est vital – évite de te toucher les yeux. C’est souvent ainsi que ce genre de maladie parvient à pénétrer dans le corps humain. Nous allons nous laver les mains toutes les demi-heures, immédiatement si nous avons enfreint l’une des autres règles. Et enfin, nous allons tout faire pour savoir comment ils entendent propager le virus mortel utilisé à bord du Golden Dawn.

— Nous avons fait une bêtise en embarquant ? demanda Linda, qui s’essuya la bouche et posa sa serviette de table à côté de son assiette.

— Non, car nous allons découvrir leur mode opératoire avant l’attaque principale.

— Sois raisonnable, Mark. Nous avons déjà vérifié le système de distribution d’eau, celui d’air conditionné, et même les machines à glaçons ! Est-ce que nous avons la moindre chance de trouver quelque chose ?

— Nos chances augmentent chaque fois que nous éliminons une possible source vectorielle, rétorqua Mark. T’es-tu déjà demandé pourquoi, lorsque l’on perd un objet, on le retrouve toujours dans le dernier endroit où l’on regarde ?

— Eh bien pourquoi ?

— Parce qu’on arrête de chercher lorsqu’on a trouvé. Donc, l’objet ne peut être que dans le dernier endroit où on l’a cherché.

— Où veux-tu en venir ?

— Ce fameux dernier endroit, nous ne l’avons pas encore exploré !

En dépit de l’efficace isolation des murs de la salle à manger, ils entendirent distinctement la pulsation du rotor d’un hélicoptère. Ils se levèrent de table et se dirigèrent vers l’arrière du navire. Une piscine était aménagée sur la plage arrière. Un panneau rigide recouvrait maintenant la surface du bassin et des marins avaient délimité un périmètre avec des cordages pour tenir les passagers à l’écart.

L’hélicoptère, un Bell JetRanger, portait sur son flanc l’inscription poseidon tours. Depuis leur point d’observation, trois ponts plus haut, Linda et Mark distinguèrent le pilote et trois passagers dans la cabine.

— Ce n’est pas bon signe, commenta Linda par-dessus le vacarme des pales et du rotor.

— Tu crois qu’ils sont là pour nous ?

— Les gens meurent rarement au cours d’une croisière, et quand un de ses adeptes a été tué à Istanbul, Thom Severance a dû décider d’agir au plus vite. Je me demande comment il a fait pour obtenir une telle faveur de la compagnie maritime. Quand on voit piloter Adam Gomez, on s’imagine que c’est facile, mais faire atterrir un hélico à bord d’un navire en mouvement est une opération dangereuse.

— Ils ont sans doute les poches bien remplies.

L’hélico passa au-dessus du mât de pavillon, le souffle de ses pales envoyant voler un peu d’écume là où les hommes d’équipage avaient lavé le pont un peu plus tôt. Il resta suspendu comme un gros insecte pendant que le pilote évaluait la vitesse et la force du vent avant de faire atterrir l’engin sur le panneau rigide. Il laissa le moteur en marche pour que les patins exercent un minimum de pression sur le panneau, puis trois portières s’ouvrirent en même temps. Trois hommes sautèrent de l’hélicoptère, leur sac à dos en nylon à l’épaule. Le pilote dut ajuster la puissance pour compenser le brusque allègement de l’engin. Dès que les portières furent refermées, l’appareil se souleva et s’éloigna du Golden Sky.

— D’après Eddie, Zelimir Kovac ressemble à Boris Karlov dans l’un de ses mauvais jours, dit Mark avec un mouvement du menton vers l’un des hommes.

— Le grand type au milieu ?

— Je suis certain que c’est lui.

Les trois hommes furent accueillis par un officier du bord, mais ne firent pas mine de lui serrer la main. A voir leurs tenues, d’allure pourtant décontractée – pantalons de toile, polos, coupe-vents légers – , on ne pouvait s’empêcher de penser à des uniformes. Peut-être à cause des sacs à dos identiques, songea Linda.

— Que transportent-ils dans ces sacs, à ton avis ? demanda-t-elle.

— Des slips et des chaussettes de rechange, un rasoir... ah oui, et des armes, bien sûr !

Jusqu’alors, les risques étaient limités pour Mark et Linda. S’ils étaient découverts, ils risquaient simplement de finir le voyage dans la cale du navire, ou ce qui en tenait lieu, et de devoir fournir quelques explications une fois à terre. Les choses étaient désormais bien différentes. Kovac et ses sbires étaient là pour les débusquer, et s’ils y parvenaient, leur sort à tous les deux ne faisait aucun doute. Mark et Linda disposaient d’un unique avantage : Kovac ignorait leur nombre. Cependant, compte tenu de la vigilance sans cesse accrue des officiers et des hommes d’équipage, ils pouvaient être démasqués à tout moment.

— Je viens de penser à quelque chose, observa Mark alors qu’ils se détournaient du bastingage.

— De quoi s’agit-il ?

— Est-ce que Kovac prendrait le risque d’embarquer si les Responsivistes avaient l’intention de lancer le virus qui a tué les passagers et les membres d’équipage du Golden Dawn ?

— Peut-être, s’il a été vacciné.

Vers midi, près des trois quarts des gens présents à bord, équipage compris, présentaient des symptômes de rhume et, en dépit de toutes leurs précautions, Linda et Mark étaient du nombre.