Juste au moment où l’aube pointait à l’horizon, un patrouilleur des gardes-côtes grecs s’approcha de l’Oregon. Après une course folle de soixante miles depuis le canal de Corinthe, le navire croisait maintenant à quatorze nœuds, vitesse tout à fait crédible pour un bateau en si piteux état. Si l’on se fiait à la fumée chargée de suie qui s’échappait de sa cheminée, ses moteurs devaient consommer autant d’huile que de carburant. A la radio, le capitaine du patrouilleur de douze mètres n’avait pas paru convaincu que ce rafiot couvert de rouille, si éloigné de la scène des incidents du canal, puisse y être mêlé d’une quelconque façon.
— Non, capitaine, mentit Juan Cabrillo, imperturbable, nous ne nous sommes approchés de Corinthe à aucun moment. Nous faisions route vers le Pirée lorsque notre agent nous a contactés par radio pour nous avertir que notre contrat de transport d’huile d’olive vers l’Egypte était annulé. Nous comptons nous rendre à Istanbul. Et puis franchement, je ne crois pas que ce navire pourrait franchir le canal. Il est un peu trop large des hanches, vous ne trouvez pas ? D’ailleurs, si nous avions heurté un pont, notre proue aurait été endommagée. Ce n’est pas le cas, vous pouvez le constater vous-même. Mais vous êtes les bienvenus à bord si vous voulez procéder à une inspection.
— Cela ne sera pas nécessaire, répondit le capitaine des gardes-côtes. L’incident a eu lieu à une centaine de kilomètres d’ici. A en juger par l’aspect de votre navire, il vous faudrait huit heures pour parcourir une telle distance.
— Avec le vent dans le dos, renchérit Juan.
— Si vous remarquez des bâtiments endommagés ou au comportement suspect, je vous remercie de bien vouloir prévenir les autorités.
— Entendu, capitaine, et bonne chasse ! Atlantis, terminé.
Depuis l’aileron de passerelle, Juan adressa un signe de la main au petit patrouilleur et rentra en poussant un long soupir. Il suspendit le micro de la radio, dont le fil traînait par terre, sur son crochet.
— Vous avez dû les inviter à procéder à une inspection ? demanda Eddie depuis son siège à la barre, où il faisait semblant de piloter le navire.
— Aucune chance qu’ils acceptent. Les Grecs veulent pouvoir clamer haut et fort qu’ils ont trouvé les responsables des incidents de Corinthe. Ils ne vont pas perdre de temps avec un bâtiment qui n’a de toute évidence aucun rapport avec l’affaire.
— Que se passera-t-il lorsqu’ils auront fait la synthèse de tous les témoignages visuels ? Ils en concluront inévitablement que nous sommes le seul navire qui corresponde à la description des témoins.
— Nous serons déjà loin dans les eaux internationales, lui répondit Juan, et ils rechercheront l’Atlantis. Dès que nous serons hors de vue d’autres bâtiments, je veux que l’équipage remette le nom de l’Oregon à la proue et à la poupe. Et puis, on ne sait jamais, conclut-il après avoir marqué une pause, il y a des gens qui ont une mémoire étonnante pour les détails... nous éviterons la Grèce pendant un moment.
— Sage précaution.
— L’équipe du premier quart devrait être là d’ici une seconde. Pourquoi ne pas descendre vous reposer un peu ? Vous l’avez bien mérité. Je veux votre rapport sur l’opération à seize heures sur mon bureau.
— Une lecture intéressante en perspective, commenta Eddie. Je ne me serais jamais attendu à une situation aussi explosive, même dans mes pires cauchemars.
— Moi non plus, reconnut Juan. Ce mouvement ne se résume pas à ce que l’on peut voir sur leur site ni à ce que le déconditionneur en a dit à Linda. Lorsque l’on atteint un tel niveau de paranoïa, c’est qu’on a quelque chose à cacher.
— Ce qui nous amène à la question suivante : quoi ?
— Si nous avons de la chance, peut-être que personne ne remarquera le mouchard que j’ai laissé là-bas ?
Eddie secoua la tête d’un air dubitatif.
— La première chose que fera leur responsable de la sécurité, c’est de passer chaque centimètre carré du complexe au peigne fin pour trouver d’éventuels dispositifs d’écoute.
— Vous avez raison, je sais. Mais si on ne peut pas compter sur un mouchard électronique, alors j’enverrai un espion, en chair et en os.
— Je suis volontaire.
— Vous n’avez pas précisément le profil d’une âme perdue à la recherche du sens de la vie, et prêt à suivre les divagations d’une bande de cinglés.
— Mark Murphy ? suggéra Eddie.
— Il conviendrait parfaitement, mais il n’a pas l’étoffe pour un job sous couverture de cette nature. Eric Stone serait un bon candidat aussi, mais on se retrouverait confrontés au même problème. Non. Je pensais à Linda. En tant que femme, elle susciterait moins de méfiance. Et puis elle a déjà travaillé dans les services de renseignements, et comme on a pu le constater au moins une dizaine de fois, elle sait garder la tête froide.
— Vous avez déjà un plan d’action ?
— Laissez-moi un peu de temps, vous voulez bien ? répondit Juan avec un sourire las. J’y réfléchis tranquillement. On se verra tous les trois avant le dîner et on établira une stratégie.
— Tant que tout ça ne se transforme pas en plan C, plaisanta Eddie.
Cabrillo leva les mains en un geste de feinte exaspération.
— Pourquoi est-ce que tout le monde s’acharne sur moi avec ça ? Le plan a très bien fonctionné !
— C’est ce qu’on disait aussi des machines de Rube Goldberg...
— Déguerpissez ! sourit Juan en congédiant Eddie d’un mouvement de la main.
Avant de rejoindre sa cabine où il espérait bien profiter d’une dizaine d’heures de sommeil ininterrompu, Juan prit l’ascenseur pour descendre au centre opérationnel. Hali Kasim était penché sur son bureau, jonché de feuilles de papier, qui semblait avoir été ravagé par une tornade. Un casque d’écoute aplatissait ses cheveux bouclés. Contrairement à certaines personnes, dont le visage devient impénétrable lorsqu’elles réfléchissent profondément, Hali présentait des traits sereins, signe chez lui d’une activité cérébrale intense.
Il tressaillit lorsqu’il sentit la présence de Juan près de lui. Il ôta son casque et se massa les oreilles.
— Des résultats ? demanda Juan.
Peu après être passé voir Julia Huxley et Kyle à son retour à bord, il avait demandé à Kasim de surveiller le mouchard installé dans le bureau de Gil Martell.
— Ça me rappelle cette légende qui prétendait que l’on entendait des voix humaines dans le bruit blanc d’une télévision réglée sur une station en dehors du temps d’antenne, répondit Kasim en tendant les écouteurs à Juan.
Le casque était chaud et un peu humide lorsque Juan le coiffa. Kasim appuya sur une touche de son ordinateur. Juan entendit des parasites, mais il distinguait aussi autre chose. Parler de mots aurait été exagéré. Cela ressemblait plutôt à des tonalités graves derrière les crépitements électroniques.
Juan retira le casque.
— Vous avez essayé de « nettoyer » l’enregistrement ?
— Il a été nettoyé. Deux fois.
— Vous pouvez le passer sur les haut-parleurs, et le remettre au début ?
Kasim pianota encore un instant sur les touches, et la lecture commença. Le mouchard étant activé par un signal sonore, il ne s’était mis en marche que lorsque quelqu’un était entré dans le bureau de Martell.
— Oh non, non, non, non, ce n’est pas vrai ! (La voix, celle de Gil Martell, trahissait sa panique, mais réussissait à conserver un certain charme californien. On entendit ensuite des bruits d’ouverture et de fermeture de tiroirs ; Martell vérifiait sans doute si quelque chose avait été dérobé. Une chaise craqua.) Allons, ressaisissons-nous. Quelle heure est-il en Californie ? Et puis quelle importance ? (Une sonnerie de téléphone retentit et, après une longue pause, Martell commença à parler.) Thom ? Gil Martell à l’appareil.
L’interlocuteur de Martell était donc Thomas Severance, qui dirigeait le mouvement responsiviste avec sa femme Heidi.
— Quelqu’un s’est introduit dans le complexe il y a un quart d’heure. Ça ressemble à une opération d’évacuation. L’un de nos membres a été kidnappé dans sa chambre... Comment ? Ah, Kyle Hanley... Non, non, pas encore. Il n’était pas là depuis longtemps... D’après les gars de la sécurité, ils étaient une douzaine. Tous armés. Ils ont pris les Jeep pour les poursuivre, on a une chance de récupérer le gamin, mais enfin, je voulais tout de même vous prévenir. (Il y eut une longue pause pendant laquelle Martell se contenta d’écouter son supérieur.) Je vais les appeler tout de suite. On a distribué pas mal d’argent aux autorités locales, ils ne chercheront pas à en savoir trop. Ils peuvent toujours prétendre que les flics locaux ont coincé des trafiquants d’armes, ou des types d’al-Qaïda... Pardon, vous pouvez répéter ? La communication est vraiment mauvaise... Oh, oui ! Ils sont d’abord entrés dans mon bureau, et ensuite... Attendez ! (La voix de Martell monta d’un ton, comme s’il était sur la défensive.) Mais vous n’avez pas besoin d’envoyer Zelimir Kovac ! On peut s’en occuper nous-mêmes... Des mouchards ? Eh bien, je suppose que la police a probablement... Ah, des mouchards électroniques ? Nom de D...! Oh, désolé...
Juan Cabrillo entendit à nouveau les bruits de tiroirs ; de toute évidence, Martell cherchait quelque chose. Puis il ne resta que le son des parasites. Il venait sans doute d’allumer un appareil de brouillage.
Hali Kasim arrêta la lecture de l’enregistrement.
— Je peux continuer à travailler dessus, mais je ne sais vraiment pas ce que je pourrais en tirer.
— Tout ce que vous trouverez parmi ces parasites nous sera utile, dit Juan en se frottant les yeux.
— Vous devriez aller dormir, suggéra Kasim.
La remarque était superflue ; Juan tenait à peine sur ses jambes.
— Quelqu’un s’occupe de dénicher des infos sur ce Zelimir Kovac ?
— J’ai fait une recherche sur Google, mais sans résultats. Lorsqu’Eric sera de quart, il se chargera de découvrir de qui il s’agit.
— Où est-il en ce moment ?
— Il est en train de faire le beau à l’infirmerie. Mark ronfle dans sa cabine, alors il en profite pour apporter le petit déjeuner à notre invitée.
Juan avait oublié Jannike Dahl. Elle n’avait pas de famille proche, il le savait, mais il devait sûrement y avoir des gens, des amis, chez elle, sans doute persuadés qu’elle avait péri avec les passagers et l’équipage du Golden Dawn. Malheureusement, ils allaient devoir attendre. Il n’était pas très sûr des raisons qui le poussaient à retarder l’annonce publique de son sauvetage, mais le sixième sens qui l’avait si souvent servi au fil des années lui soufflait de garder secrète la survie de la jeune femme.
Les responsables de l’attaque du Golden Dawn étaient persuadés d’avoir liquidé tout le monde. Le fait de savoir quelque chose qu’ils ignoraient lui donnait un avantage, même si Juan ne savait pas encore lequel. Pour l’instant, Janni était en sécurité à bord de l’Oregon.
Juan se détourna de Kasim.
— Timonier, quelle est l’heure d’arrivée prévue à Héraklion ?
— Nous y serons vers dix-sept heures.
Juan et son équipe avaient décidé de se dérouter vers la capitale crétoise, où Chuck Gunderson les attendrait avec le Gulfstream de la Corporation pour emmener Max, Eddie et Kyle à Rome. D’ici à Héraklion, Juan avait encore le temps de décider s’il fallait ou non garder Jannike à bord. Il s’installa à son poste de travail et envoya des instructions à Kevin Nixon, à la Boutique Magique, pour qu’il prépare un passeport, au cas où... Il se dit qu’il devrait en parler à Julia Huxley avant de prendre sa décision. Si Janni restait à bord, elle pourrait peut-être découvrir ce qui, dans la constitution de la jeune femme, l’avait aidée à survivre, et si Mark et Eric se trompaient ou non en parlant d’empoisonnement par la nourriture.
Dix minutes plus tard, Juan Cabrillo était étendu en travers de son lit, si profondément endormi que pour la première fois depuis longtemps, il n’eut même pas besoin de son protège-dents pour les empêcher de grincer.