Chapitre 18

Loregon creusait son sillon à un peu plus de vingt nœuds dans les eaux de la Méditerranée, bien en deçà de ses véritables capacités, mais il devait tenir compte de la présence de dizaines d’autres navires dans la zone. Dans la salle à manger apprêtée avec goût, on ne ressentait presque aucune sensation de mouvement. Sans le bourdonnement lointain des moteurs magnétohydrodynamiques et des réacteurs hydrauliques, Juan Cabrillo aurait pu se croire installé dans un restaurant trois étoiles d’un quartier chic de Paris.

Le président de la Corporation portait une veste de sport légère sur une chemise sur mesure à col ouvert, des boutons de manchettes en forme de petites boussoles et des chaussures italiennes en cuir. En face de lui, Linda Ross arborait un pantalon cargo et un T-shirt noir et, même sans maquillage, l’éclat de sa peau rayonnait à la lueur des chandelles, mettant en valeur les taches de rousseur qui parsemaient son nez et ses joues.

Juan faisait tournoyer la tige de son verre de vin entre ses doigts. Il prit le temps d’en savourer une gorgée.

— Maurice et sa brigade ont pris la peine de préparer un menu spécial ; en pareille circonstance, on ne peut faire moins que de s’habiller.

Linda recouvrit une tranche de pain encore tiède d’une couche de beurre doux.

— J’ai grandi avec mes frères ; j’ai appris à manger vite et chaque fois qu’il y avait de la nourriture à proximité. Sinon, je serais morte de faim...

— Ça n’a pas dû être toujours facile, n’est-ce pas ?

— Vous avez déjà regardé un de ces reportages sur la nature, avec des requins pris d’une frénésie de carnage ou des loups dépeçant un chevreuil ? Tony, le plus âgé de mes frères, allait jusqu’à pousser des grognements en nous voyant arriver à table, répondit Linda en souriant à l’évocation de ce souvenir d’enfance.

— Mes parents insistaient pour que l’on se tienne bien en toutes circonstances, dit Juan. Il était hors de question de mettre ses coudes sur la table.

— Chez nous, il n’existait qu’une seule règle : les couverts servent à manger, et non à se battre.

— Vous êtes sûre d’être prête pour demain ? lui demanda Juan, revenant à des considérations plus sérieuses.

— J’ai travaillé dessus toute la journée. Je ne serais peut-être pas capable d’organiser un congrès responsiviste, mais je peux soutenir sans problème une conversation sérieuse avec n’importe lequel d’entre eux. Je dois avouer que plus j’en apprends sur eux, et plus je trouve leurs idées bizarres. Que quelqu’un puisse sérieusement croire qu’une intelligence extraterrestre contrôle nos vies, cela me dépasse !

— Il faut de tout pour faire un monde, se contenta de répondre Juan. Vous vous doutez qu’après ce que nous leur avons fait, ils ont dû sérieusement revoir leurs procédures de sécurité.

Linda hocha la tête.

— Je m’en doute. Ils ne me laisseront peut-être même pas entrer, mais cela vaut la peine d’essayer.

Juan s’apprêtait à répondre lorsqu’un groupe de quatre personnes apparut à la porte à deux battants de la salle à manger. Julia Huxley, vêtue de sa blouse habituelle, était encadrée par Mark Murphy et Eric Stone. Les deux hommes, portant veste et cravate, s’étaient visiblement mis en frais. Les pans de la chemise de Mark dépassaient cependant de son pantalon ; quant à Eric, si son passé dans la marine lui avait certainement inculqué des notions de maintien, il semblait mal à l’aise dans ses vêtements. A moins qu’il ait été intimidé par la présence du dernier membre du quatuor...

Julia dénoua le foulard qui masquait les yeux de Jannike Dahl pour l’empêcher de voir autre chose du navire que l’infirmerie et la salle à manger. Juan s’était laissé fléchir et avait accepté de la laisser quitter les locaux médicaux du bord, mais il était resté intraitable sur le bandeau. Janni portait une robe empruntée à la Boutique Magique de Kevin Nixon, et Juan n’eut aucun mal à comprendre la rivalité que la jeune femme suscitait entre Mark Murphy et Eric Stone. C’était une très jolie jeune femme aux formes délicates, dont le charme aurait rendu muet le plus blasé des observateurs. La pâleur due à sa longue maladie n’était plus qu’un souvenir, et elle avait retrouvé son teint mat naturel. Ses cheveux d’un noir d’obsidienne descendaient en cascade et venaient recouvrir une épaule nue.

Juan se leva lorsque le groupe approcha.

— Vous êtes superbe, mademoiselle Dahl.

— Je vous remercie, capitaine Cabrillo, répondit Janni, encore désorientée.

— Je vous présente mes excuses pour ce bandeau, mais je ne pouvais vous laisser admirer certaines parties « sensibles » de ce navire, dit Juan avec un sourire, tandis que Murph et Eric se bousculaient pour savoir qui allait tirer le siège de Jannike.

— Vous et votre équipage m’avez sauvé la vie, capitaine, je ne me permettrais pas de m’opposer à vos souhaits. Et je vous suis reconnaissante de m’autoriser à quitter mon lit pour un petit moment.

— Comment vous sentez-vous ? demanda Linda.

— Beaucoup mieux, merci. Le docteur Huxley a réussi à maîtriser mon asthme, et je n’ai plus eu de crises.

Eric, ayant évincé Mark Murphy, eut l’honneur de s’asseoir à la gauche de Jannike. Mark le gratifia d’un regard furieux alors qu’il faisait le tour de la table pour s’installer près de la jeune femme.

— Malheureusement, nous avons eu un petit problème de communication avec le personnel de cuisine, dit Juan. Ils ont cru que vous étiez originaire du Danemark, et non de Norvège, ajouta-t-il avec un regard insistant vers Maurice. Ils voulaient vous préparer une spécialité de votre pays natal, mais je crains que vous deviez vous contenter d’un repas danois.

— Je suis touchée par vos attentions, dit Jannike. Et les cuisines des deux pays sont si proches que je serais incapable de remarquer la moindre différence.

— Vous entendez cela, Maurice ?

— Non, monsieur.

— Je crois que nous aurons du hareng, poursuivit Juan, l’entrée traditionnelle par excellence, suivi de fiskeboller, qui sont des quenelles de poisson, si je ne me trompe. Nous mangerons ensuite du filet de porc rôti avec du chou rouge et des pommes de terre rissolées. Et en dessert, des pandekager, c’est-à-dire de petites crêpes avec de la crème glacée et du chocolat, ou du riz à l’amande.

Un large sourire éclaira le visage de Jannike.

— C’est mon dessert préféré ! On en mange aussi en Norvège.

— Vous venez d’Oslo ? demanda Linda alors que les serveurs déposaient les plats sur la nappe en lin.

— Je m’y suis installée à la mort de mes parents, mais je suis née dans l’extrême nord du pays, à Honningsvad, un petit village de pêcheurs.

Cela expliquait son teint mat, songea Juan. Les Lapons, tout comme les Inuits d’Alaska ou les populations autochtones du Groenland, avaient au fil des siècles pris un teint plus sombre qui les protégeait des rayons implacables du soleil réverbéré par la neige et la glace. Jannike avait sans doute du sang indigène dans les veines.

Juan aperçut soudain la silhouette d’Hali Kasim qui se dessinait dans l’encadrement de la porte. Ses cheveux étaient dressés en épis sur les côtés de sa tête et, même de loin, Juan distinguait les cernes couleur prune qui lui bordaient les yeux et la fatigue qui creusait les traits de son visage.

— Vous voudrez bien m’excuser un instant ? demanda-t-il avant de se lever et de se diriger vers son spécialiste en communications. Je vous ai déjà vu avec une meilleure mine, Kasim.

— J’ai déjà été plus en forme, je le reconnais, admit Kasim. Vous vouliez avoir dès que possible les résultats de mon travail sur l’enregistrement sonore du mouchard, une fois dépouillé des parasites. Eh bien c’est fait. J’ai été jusqu’à me servir de la console de mixage que Mark a toujours dans sa cabine. J’ai fait de mon mieux. Désolé. Les chiffres entre parenthèses représentent le temps écoulé entre les mots.

Je ne... (1 : 23) oui... (3 : 57) sujet de donna sky... (1 : 17) (act) iver eel lef... ( : 24) clé... (1 : 12) dem(ain)... (3 : 38) ne sera pas... ( : 43) une min(ute)... (6 : 50) revoir. (1 : 12)

— C’est tout, hein ? fit Juan, qui parvenait mal à cacher sa déception.

— Oui. Il y a un certain nombre de sons impossibles à identifier, pour la signification desquels l’ordinateur ne donnait qu’un taux de certitude de dix pour cent. Pour le nom de Donna Sky, le taux n’était que de quarante pour cent, mais je suis sûr qu’il s’agit bien d’elle.

— Combien de temps a duré la conversation de Martell avec Severance, entre le moment où il a allumé le brouilleur et la fin de la communication ?

— Vingt-deux minutes et six secondes.

Juan parcourut à nouveau la feuille.

— Nous avons quatre éléments qui ressortent de l’enregistrement. Donna Sky, une « clé » quelconque, et deux fragments de mots, eel et lef. Quel taux de certitude donne l’ordinateur pour ces deux-là ?

Après des heures passées à transpirer sur ses données, Kasim n’avait aucun besoin de consulter ses notes. Soixante et un pour cent. Et quatre-vingt-douze pour « clé ».

— Eel, lef, et « clé », ces trois mots ont été prononcés en l’espace de quarante-cinq secondes, on peut donc supposer qu’ils sont liés. Et si l’on considère qu’ils arrivent une minute dix-sept secondes après la mention de Donna Sky, on peut émettre l’hypothèse que son nom soit lui aussi lié au reste.

Kasim regarda Juan, les yeux grands ouverts.

— J’ai examiné ce bout de papier pendant des heures, et je n’avais pas remarqué ça.

— C’est parce que vous essayez d’établir un sens en vous basant sur les mots, plutôt que sur la durée des pauses.

— J’ai autre chose, ajouta Kasim.

Il sortit de sa poche un enregistreur à microcassettes, et appuya sur le bouton de lecture. Juan n’entendit d’abord que les parasites habituels, qui cessèrent soudain.

— Transmission terminée, dit soudain une voix parfaitement claire.

— Qui diable cela peut-il être ?

— Je l’ai analysée sur ordinateur. L’anglais n’est pas la langue maternelle de ce type. Europe centrale, probablement, et l’homme doit avoir entre trente et cinquante ans.

— Ah, fit Juan, qui se souvenait des bribes de conversation enregistrées avant l’activation du brouilleur. Je parie qu’il s’agit de Zelimir Kovac. Allez, venez.

Ils revinrent vers la table, où Mark Murphy s’empêtrait dans le récit d’une laborieuse plaisanterie. Il parut soulagé de voir apparaître Juan.

— Eric, vous avez pu trouver quelque chose cet après-midi sur ce Zelimir Kovac ?

— Nada, rien du tout. Niet.

— Je pense connaître cet homme, intervint Jannike. Il était à bord du Golden Dawn. C’était apparemment une personnalité importante du Responsivisme.

— Il n’est mentionné nulle part, ni sur leurs sites, ni sur des fiches de paye, précisa Eric, comme si l’on mettait en doute ses capacités d’investigation.

— Mais il était bien là, je peux vous l’assurer, insista Jannike d’un air de défi. Les gens ne s’adressaient jamais à lui, mais ils en parlaient beaucoup. Je crois que c’est un proche du leader du mouvement.

Juan Cabrillo ne s’inquiétait pas trop du fait que l’existence de Kovac leur ait jusqu’à présent échappé. Mais cet homme, à bord du Golden Dawn lors de sa dernière traversée, apparaissait maintenant à Athènes. Juan se souvint qu’au moment de la découverte du navire, un des canots de sauvetage manquait à l’appel.

— C’est lui qui les a tués.

— Qu’est-ce que vous venez de dire ? s’exclama Julia, dont la fourchette resta suspendue en l’air.

— Kovac était à bord du Golden Dawn, et aujourd’hui, on le retrouve dans la retraite des Responsivistes en Grèce. Il a quitté le navire à bord d’un des canots de sauvetage. Pourquoi est-il parti ? La seule raison possible, c’est qu’il savait que tous ces gens allaient mourir. On peut en conclure que c’est lui qui les a tués. Pouvez-vous le décrire, Janni ?

— Il était grand. Presque deux mètres. Il avait l’air fort, et paraissait toujours sérieux. Je ne l’ai pas vu souvent, mais j’ai remarqué qu’il ne souriait jamais. Pour être franche, il me faisait un peu peur.

— Vous accepteriez d’en faire un portrait avec Eric et Mark ?

— Je ne sais pas dessiner.

— Nous avons un ordinateur qui le fera pour vous. Il suffit que vous nous le décriviez.

— Je ferai tout ce que vous voulez si cela peut vous aider.

Les souvenirs de cette horrible nuit revinrent alors à la mémoire de Jannike, qui se mit à sangloter. Eric l’entoura de son bras, et elle se laissa aller au creux de son épaule. Il n’en profita cependant pas pour adopter une attitude de triomphe vis-à-vis de Mark, et Juan lui en sut gré.

Julia Huxley reposa sa fourchette et se précipita vers la jeune femme.

— Voilà assez d’émotions pour aujourd’hui. Nous allons vous ramener à l’infirmerie.

Elle aida la jeune Norvégienne à se lever. Eric et Mark semblaient prêts à les accompagner.

— Messieurs, les avertit Juan, ce n’est ni le moment ni le lieu.

Les deux hommes se renfoncèrent dans leurs sièges, l’air déconfit.

— Compris, Président, répondirent-ils en chœur, comme deux gosses pris en faute.

Juan aurait volontiers souri en voyant l’expression de Mark et d’Eric, s’il n’avait eu l’esprit préoccupé par ce qu’il venait d’apprendre. Il se rassit et se tourna vers Linda Ross.

— Votre mission est annulée.

— Comment ? Mais pourquoi ?

— Je ne vais pas vous laisser aller désarmée dans ce complexe alors que Kovac s’y trouve.

— Je peux gérer cela, se rebella-t-elle.

— Ce n’est pas négociable, répondit Juan d’un ton sec et sans réplique. Si je ne me trompe, Kovac tue de sang-froid et en masse. Vous n’irez pas. Point final. Hali a peaufiné son examen des enregistrements sonores, et le nom de Donna Sky revient souvent dans la conversation entre Martell et Thomas Severance. Nous savons qu’elle fait partie des notables responsivistes, et elle est peut-être au courant de ce qui se passe. C’est elle qui nous permettra d’avoir accès à leurs plans.

— Si c’est une militante convaincue du mouvement, elle ne nous dira rien.

— C’est une comédienne, pas un agent entraîné. Cinq minutes avec elle, et nous saurons tout ce que nous avons besoin de savoir. Il suffit que nous la trouvions et que nous parvenions à entrer en contact avec elle.

— Elle est arrivée en Allemagne récemment, pour un tournage.

Juan Cabrillo fut surpris de constater que Linda disposait au pied levé de ce genre d’informations. Il leva un sourcil.

— Eh bien oui, je m’intéresse aux potins d’Hollywood, si c’est ce que vous voulez savoir !

Eric Stone se pencha en avant.

— Pour ce qui est de la rencontrer, j’ai peut-être une idée, annonça-t-il. Kevin Nixon a travaillé à Hollywood pendant des années. Il peut sûrement faire jouer ses relations.

Nixon était autrefois spécialiste du maquillage et des effets spéciaux pour le compte d’un des grands studios d’Hollywood. Son travail avait d’ailleurs fait l’objet de plusieurs prix et récompenses. Il avait tourné le dos à sa carrière après le décès de sa sœur au cours de l’attaque terroriste du 11 Septembre. Il avait alors proposé ses services à la CIA, mais Juan Cabrillo s’était arrangé pour le débaucher au profit de la Corporation.

— Bien vu. S’il peut arranger une rencontre avec elle sur un tournage, alors nous avons une chance de savoir enfin ce qui se trame.

— Je ne voudrais pas jouer les avocats du diable, mais il est possible qu’elle ne sache rien.

— J’espère que ce n’est pas le cas, Linda. En tout cas, je n’envoie personne dans leur retraite grecque.

— Puisque l’on parle d’envoyer des gens quelque part, vous voulez que j’aille avec vous aux Philippines ?

— Non, Mark. Merci de me le proposer, mais je prendrai Linc.

— Voilà qui risque de nous laisser quelque peu démunis, vous ne trouvez pas ? fit remarquer Eric.

— C’est vrai, et nous devons laisser à Max le temps dont il a besoin. Mais Eddie sera de retour de Rome le lendemain de notre arrivée à Monaco. Nous aurons donc quatre membres de l’équipe de direction, dont Julia. Linda, vous n’aurez pas besoin de plus d’un jour ou deux. Quant à Linc et moi, nous serons de retour au bout de trois jours. Et puis notre mission de surveillance est assez simple, de l’observation, rien de plus. Bien ! Et maintenant, dégustons notre menu traditionnel danois !

Juan parla assez fort pour que Maurice, qui rôdait près de la porte de la cuisine, puisse l’entendre.

Le chef steward se renfrogna.