Débris humains
Il y a des professions qui s’exercent mieux de jour que de nuit et vice versa. Celle de Gavin appartenait à la seconde catégorie. En plein hiver comme en plein été, adossé à un mur, ou posté sous une porte cochère, une cigarette allumée entre les lèvres, il vendait à tout venant ce qui suait dans son jean.
Parfois à une veuve de passage, ayant plus d’argent que d’amour, qui louait ses services pour un week-end clandestin de baisers acides, insistants, et peut-être, si elle arrivait à oublier son défunt partenaire, une cabriole aride sur un lit parfumé à la lavande. Parfois à un époux égaré, avide de son propre sexe, éperdument désireux de s’accoupler une heure à un garçon qui ne lui demanderait pas son nom.
Peu lui importait, à Gavin, que ce soit l’un ou l’autre. L’indifférence était son image de marque, elle faisait même son charme. Ainsi, lorsque l’acte était consommé et le prix payé, on le quittait beaucoup plus facilement. Qu’il était simple de dire « Tchao ! » ou « À bientôt ! » ou rien du tout à un être dont le visage marquait si peu d’intérêt à votre vie ou à votre mort !
Et pour Gavin, le métier n’était pas sans charme. Une nuit sur quatre il lui offrait même un brin de plaisir physique. Au pire, c’était l’abattoir du sexe : corps en chaleur et regards vides. Mais il s’y était fait au fil des ans.
C’était tout bénéfice. Ça lui assurait son petit confort.
Le jour, il le passait pratiquement à dormir : il se creusait un sillon bien chaud dans son lit, se calait dans les draps comme une momie, la tête enveloppée dans l’enchevêtrement de ses bras pour se protéger de la lumière. À trois heures environ, il se levait, se rasait et se douchait, puis il passait une demi-heure à s’examiner devant le miroir. Il se regardait d’un œil extrêmement critique, ne se permettant jamais une variation de poids supérieure à un kilo en plus ou en moins par rapport à l’idéal qu’il s’était fixé, attentif à nourrir sa peau quand elle était sèche, ou à la nettoyer quand elle était grasse, recherchant tout bouton susceptible d’abîmer sa joue. Il surveillait de très près le moindre signe de maladie vénérienne (la seule maladie d’amour qu’il ait jamais attrapée). Il se débarrassait facilement de l’éventuel lot de morpions, mais la blennorragie, qu’il avait attrapée deux fois, l’éloignait du service pendant trois semaines, et c’était mauvais pour les affaires ; aussi avait-il l’obsession de la discipline corporelle et fonçait-il à l’hôpital au moindre signe de démangeaisons.
C’était rare. Chasse aux morpions intempestifs mise à part, il n’avait pas grand-chose à faire pendant sa demi-heure de narcissisme sinon admirer le résultat de la rencontre des gènes qui l’avaient produit. Il était merveilleux. Les gens le lui répétaient sans arrêt. Merveilleux. Ce visage, oh, ce visage ! disaient-ils, en l’étreignant comme s’ils voulaient voler un peu de son éclat.
Bien sûr, il y avait d’autres beautés disponibles, par le biais des agences, ou même dans la rue, si l’on savait où chercher. Mais la plupart des lopes que connaissait Gavin avaient un visage qui semblait inachevé, à côté du sien. Des figures ayant plutôt l’air d’ébauches que de sculptures terminées, tant c’étaient de grossières épreuves. Tandis que lui, il était tout à fait fini. Tout ce qui pouvait être fait l’avait été ; il ne restait plus qu’à préserver la perfection.
Une fois son inspection finie, Gavin s’habillait, se regardait peut-être encore cinq minutes, puis s’en allait vendre ses bijoux emballés.
Il travaillait de moins en moins dans la rue ces temps-ci. C’était risqué ; il y avait toujours la police à éviter, et à l’occasion le psychopathe aspirant à nettoyer Sodome. S’il se sentait vraiment paresseux, il raccrochait un client par l’Agence, mais elle raflait un bon pourcentage sur le tarif.
Il avait ses habitués bien sûr, les clients qui réservaient ses faveurs d’un mois sur l’autre. Une veuve de Fort Lauderdale l’emmenait toujours quelques jours pendant son voyage annuel en Europe ; une autre femme, dont un jour il avait vu le visage dans une revue luxueuse, l’appelait de temps en temps, uniquement pour dîner en sa compagnie et lui raconter ses problèmes conjugaux. Il y avait l’homme que Gavin appelait Rover, d’après sa voiture, et qui se le payait régulièrement à quelques semaines d’intervalle pour une nuit de baisers et d’aveux.
Mais les nuits sans réservation, il taisait le trottoir tout seul pour dégoter le client. Il maîtrisait parfaitement l’exercice. Personne parmi ses collègues ne possédait l’art de l’invitation comme lui ; ce mélange subtil d’encouragement et de détachement, ce côté pute et lascif. Ce déplacement particulier du pied gauche sur le droit, présentant le sexe sous son meilleur angle : ainsi. Sans jamais être trop flagrant, ni trop débauché. Juste ce qu’il fallait de promesse.
Il se félicitait d’avoir rarement plus de quelques minutes à attendre entre ses passes, en tout cas jamais une heure. S’il jouait sa petite comédie avec sa rigueur habituelle, biglant sur la bonne épouse contrariée, le bon époux éploré, il se faisait nourrir (et parfois habiller), border et souhaiter une bonne nuit, le tout avant son dernier métro pour Hammersmith. Les années de rendez-vous d’une demi-heure, trois fellations et un rapport par nuit étaient finis. D’une part il n’en avait plus envie, d’autre part il se préparait à changer de carrière dans les années à venir : de garçon de trottoir il passerait à minet, de minet à gigolo, et de gigolo à époux. Un de ces jours, il le savait, il épouserait l’une des veuves ; la cliente de Floride peut-être. Elle lui avait dit comme elle le verrait bien allongé au bord de sa piscine à Fort Lauderdale, et c’est un rêve qu’il lui réservait bien au chaud. Il n’y était peut-être pas encore, mais il trouverait bientôt le moyen d’y arriver un jour ou l’autre. Le problème, c’était que ces riches fleurs avaient besoin de beaucoup de soins et malheureusement il en périssait beaucoup avant d’en récolter les fruits.
Cette année pourtant. Oh oui ! certainement cette année, il fallait que ce soit cette année. L’automne apporterait quelque chose de bon, il en était certain.
En attendant, il observait ses rides se creuser autour de sa bouche merveilleuse (elle était sans conteste merveilleuse) et il calculait ses chances dans la course entre le temps et la chance.
Il était neuf heures quinze du soir. Le 29 septembre, et il faisait froid, même dans le hall de l’Hôtel Impérial. Pas de bénédiction d’un été indien pour les rues cette année ; l’automne enserrait Londres et dépouillait la ville à grandes secousses.
Le froid lui pénétrait dans la dent, sa mauvaise dent gâtée. S’il était allé chez le dentiste, au lieu de se retourner dans son lit et de dormir une heure de plus, il ne sentirait pas cette gêne. Bon, trop tard maintenant, il irait demain. Il aurait le temps demain. Pas besoin de rendez-vous. Il n’aurait qu’à sourire à la réceptionniste, elle fondrait et lui trouverait un petit trou entre deux patients, il lui sourirait de nouveau, elle rougirait et il verrait tout de suite son dentiste au lieu d’attendre deux semaines comme les pauvres péquenots qui n’avaient pas un visage magnifique.
Ce soir, il n’avait qu’à se résigner. Tout ce qu’il lui fallait, c’était un jules – un mari qui le paierait une fortune pour se faire sucer –, ensuite il irait finir la nuit dans un night-club de Soho, sans autre besoin que de réfléchir. Du moment qu’il ne se retrouvait pas avec un dingue de l’aveu sur les bras, il pourrait lui baver dessus et l’expédier avant dix heures et demie.
Mais ce soir-là n’était pas le bon ! Il y avait une nouvelle tête à la réception de l’Impérial, un visage acéré, avec une moumoute mal assortie perchée (collée) sur la caboche, et qui lorgnait Gavin depuis presque une demi-heure.
Le réceptionniste habituel, Madox, un minet que Gavin avait une ou deux fois vu hanter les bars, était d’un contact facile si l’on savait manier ce genre-là. Madox était malléable entre les mains de Gavin ; il s’était même payé une heure en sa compagnie un ou deux mois plus tôt. Gavin lui avait fait un prix ; bonne politique ! Mais le nouveau était rigide, mauvais, même, et il avait remarqué le petit jeu de Gavin.
Sans se presser, Gavin alla jusqu’au distributeur de cigarettes, chopant le rythme de la musique en boîte, tout en déambulant sur la moquette grenat. Foutue soirée merdique !
Quand il revint de la machine, un paquet de Winston à la main, le réceptionniste l’attendait.
— Excusez-moi… monsieur, dit-il avec une prononciation travaillée, artificielle, de toute évidence.
Gavin lui fit les yeux doux.
— Oui ?
— Résidez-vous en fait dans l’hôtel… monsieur ?
— En fait…
— Si ce n’était pas le cas, la direction vous serait obligée de bien vouloir quitter immédiatement les lieux.
— J’attends quelqu’un.
— Ah oui ?
Le réceptionniste n’en croyait pas un mot.
— Bien, donnez-moi le nom de…
— Inutile.
— Donnez-moi le nom…, insista l’homme, et je me ferai un plaisir de vérifier que votre… correspondant… est bien à l’hôtel.
Le salaud allait essayer de pousser l’enquête, ce qui réduisait les options. Ou bien Gavin choisissait de laisser tomber et de quitter le hall de l’hôtel, ou bien il jouait les clients outragés et il foudroyait l’autre de son mépris. Il opta pour la seconde solution, plus par mauvais caractère que par tactique, d’ailleurs.
— Vous n’avez aucun droit…, se mit-il à tempêter, mais le réceptionniste ne fut nullement impressionné.
— Écoute, mon p’tit gars…, dit-il, je sais ce que tu fricotes, alors, n’essaie pas de faire le morveux avec moi sinon j’appelle les flics.
Il avait perdu la maîtrise de son élocution : à chaque syllabe elle s’enfonçait de plus en plus au sud de la Tamise.
— On a une clientèle respectable ici, et elle veut pas fréquenter des types comme toi, tu comprends ?
— Couillon, dit très tranquillement Gavin.
— C’est mieux que con, non ?
Touché !
— Alors, mec, tu te fais la malle de ton propre chef ou bien tu attends que les gars en bleu t’emmènent menottes aux poignets ?
Gavin joua sa dernière carte.
— Où est M. Madox ? Je veux voir M. Madox, il me connaît.
— Sûr, grogna le réceptionniste, bigre, cest sur qu’il te connaît ! Il s’est fait renvoyer pour mauvaise conduite (l’accent artificiel se rétablissait), alors, si j’étais à votre place je n’essaierais pas de prononcer son nom ici. Compris ? Allez, filez !
La main haut levée, le réceptionniste recula comme un matador et fit signe au taureau d’avancer.
— La direction vous remercie de votre visite, et souhaite ne jamais vous revoir dans son établissement.
Jeu, set et match pour le type à la moumoute. Quelle importance ? Il y avait d’autres hôtels, d’autres halls, d’autres réceptionnistes. Il n’avait pas besoin d’encaisser toute cette merde.
En poussant la porte, Gavin lui lança, avec le sourire, un « À bientôt ! » par-dessus son épaule. Cela lui donnerait peut-être un peu les jetons, à ce zig, quand le soir, en rentrant chez lui, il entendrait le pas d’un jeune homme derrière lui, dans la rue. Voilà une satisfaction un peu mesquine, mais c’était toujours ça !
La porte se referma sur la chaleur de l’intérieur et Gavin fut dehors. Il faisait plus froid, sensiblement plus froid que lors de son entrée dans le hall de l’hôtel. Il s’était mis à tomber une petite bruine qui menaça d’empirer alors qu’il se pressait le long de Park Lane en direction de South Kensington. Dans High Street, il y avait un ou deux hôtels où il pourrait se réfugier un instant ; s’il n’en sortait rien il admettrait sa défaite.
La circulation, déterminée, luisante, affluait par vagues autour de Hyde Park Corner, fonçant vers Knightsbridge ou vers Victoria. Il se vit debout sur le béton du terre-plein central, entre les deux flots inverses de voitures, le bout des doigts coincé dans les poches de son jean (trop serré pour lui permettre d’y glisser plus que la première phalange), solitaire, délaissé.
Une vague de tristesse reflua d’un coin enfoui dans son être. Il avait vingt-quatre ans et cinq mois. Il faisait le trottoir, avec des périodes d’arrêt et de reprise, depuis l’âge de dix-sept ans, et s’était promis de trouver une veuve à épouser (la rente du gigolo), ou une occupation régulière avant ses vingt-cinq ans.
Mais le temps passait et son ambition n’avait rien donné. Il avait simplement perdu son élan et pris une nouvelle ride sous l’œil.
Et la circulation affluait toujours en courants brillants, signalant ses manœuvres à coups de clignotants, voitures remplies de gens qui devaient grimper des échelles, avaler des couleuvres, dont le passage l’isolait de la sécurité de la rive par son avidité à se rendre quelque part.
Il n’était pas ce qu’il avait rêvé d’être, ni ce qu’il s’était secrètement promis d’être.
Et il tournait le dos à sa jeunesse.
À présent, où pouvait-il aller ? Ce soir, son appartement lui semblerait une prison, même s’il fumait un peu de came pour écarter les murs. Il avait envie, non, besoin de compagnie ce soir. Simplement pour voir sa beauté à travers d’autres yeux. Pour s’entendre décrire la perfection de ses proportions, pour se faire donner à boire, à manger, se faire flatter jusqu’à l’abêtissement, même si ce devait être par un frère de Quasimodo, encore plus laid et plus riche que lui. Ce soir, il lui fallait une affection.
Le racolage fut si facile qu’il en oublia presque la scène du hall de l’Impérial. Un type d’environ cinquante-cinq ans, bien sapé, avec des pompes de chez Gucci, et un pardessus très chic. En un mot : la classe.
Gavin, abrité sous l’auvent d’un petit cinéma d’art et d’essai, regardait l’horaire des films de Truffaut, lorsqu’il prit conscience que ce riflot le fixait. Il jeta un coup d’œil sur le type pour s’assurer qu’il y avait bien du racolage dans l’air. Son regard franc sembla décontenancer le bourgeois, qui s’éloigna ; puis il sembla se raviser, marmonna quelque chose dans sa barbe, revint sur ses pas, et montra un intérêt manifestement faux pour l’horaire de cinéma. Visiblement, il était peu familier du jeu, pensa Gavin ; un novice.
Mine de rien, Gavin sortit une Winston et l’alluma, la flamme de l’allumette, dans ses mains en coupe, dora ses pommettes. Il l’avait fait mille fois, presque autant devant son miroir pour son propre plaisir. Il eut droit au coup d’œil sur le reflet de l’embrasement miniature, ça n’avait pas raté, ça faisait toujours le même effet. Cette fois, lorsqu’il croisa le regard nerveux du bourgeois, celui-ci ne broncha pas.
Il tira sur sa cigarette, éteignit l’allumette et la lâcha. Il n’avait pas raccroché de cette façon depuis des mois, mais il fut content de ne pas avoir perdu la main. La reconnaissance parfaite du client potentiel, la proposition implicite dans l’œil et sur les lèvres, qui passerait pour de la bienveillance innocente s’il s’était trompé.
Mais il n’y avait aucune erreur sur la marchandise, c’était bien la bonne. Le type, les yeux rivés sur Gavin, semblait tellement épris qu’il paraissait en souffrir. Bouche bée, comme si les mots lui faisaient défaut pour engager la conversation. Rien d’exceptionnel dans ce visage loin d’être laid. Trop souvent hâlé, et trop vite ; il avait peut-être vécu à l’étranger. Gavin l’imaginait anglais, à cause de ses hésitations.
Contrairement à son habitude, Gavin fit le premier pas.
— Vous aimez les films français ?
Le type parut soulagé que le silence entre eux soit rompu.
— Oui, dit-il.
— Vous y allez ?
L’homme fit la grimace.
— Je… je ne crois pas.
— Fait un peu froid…
— Oui, vraiment.
— Un peu froid pour rester dehors, je veux dire.
— Ah, oui.
Le type mordit à l’hameçon.
— Vous aimeriez peut-être… prendre un verre ?
Gavin sourit.
— D’accord, pourquoi pas ?
— Mon appartement n’est pas loin.
— D’accord.
— Je commençais à m’ennuyer un peu chez moi, voyez-vous.
— Je connais ça !
Ce fut au tour de l’autre de sourire.
— Vous êtes… ?
— Gavin.
L’homme tendit sa main gantée de cuir. Très strict, très homme d’affaires. Sa poigne était vigoureuse, aucune trace de son hésitation première.
— Je m’appelle Kenneth, dit-il. Ken Reynolds.
— Ken.
— Si nous allions au chaud ?
— Ça me va.
— J’habite à quelques pas d’ici.
Une vague de chaleur humide les frappa lorsque Reynolds ouvrit la porte de son appartement. Gavin avait le souffle coupé après avoir monté trois étages, mais Reynolds n’avait pas du tout ralenti. Un dingue de l’exercice physique, sans doute. Occupation ? Quelque chose en ville. Vu la poignée de main, les gants de cuir. Dans la fonction publique peut-être.
— Entrez, entrez.
Ça sentait l’argent. Dès leur entrée, l’épais tapis moelleux étouffa le bruit de leurs pas. L’entrée était presque dépouillée : un calendrier au mur, le téléphone sur un guéridon, une pile d’annuaires, un portemanteau.
— Il fait plus chaud ici.
Reynolds se débarrassait de son pardessus et l’accrochait. Il garda ses gants en menant Gavin dans une grande pièce, quelques mètres plus loin dans le couloir.
— Donnez-moi votre veste, dit-il.
— Oh… bien sûr.
Gavin l’enleva, et Reynolds s’esquiva avec dans l’entrée. En revenant, il ôta ses gants ; la sueur rendait l’exercice difficile. Le type était encore nerveux ; même sur son terrain. D’habitude, les mecs commençaient à se calmer une fois à l’abri derrière une porte fermée à clé. Pas celui-ci ; il ne restait pas en place une seule seconde.
— Puis-je vous offrir un verre ?
— Volontiers, ça fera du bien.
— Quel est votre poison préféré ?
— La vodka.
— Très bien. Avec ?
— Simplement une goutte d’eau.
— Puriste, hein ?
Gavin ne comprit pas vraiment la remarque.
— Voui, dit-il.
— Un homme selon mon cœur ! Vous permettez ? Quelques secondes, je vais chercher des glaçons.
— Pas de problème.
Reynolds jeta ses gants sur une chaise près de la porte et laissa Gavin seul dans la pièce. Comme dans l’entrée, il y faisait une chaleur presque étouffante, mais elle n’avait rien de confortable ni d’accueillant. Quelle que soit la profession de Reynolds, il était collectionneur. Cette salle était dominée par des étalages d’antiquités, exposées sur les murs ou alignées sur des étagères. Il y avait peu de meubles, et ceux qui s’y trouvaient semblaient bizarres : les chaises métalliques cabossées n’avaient pas leur place dans un appartement aussi cher. L’homme était peut-être professeur d’université, ou conservateur de musée, un érudit en tout cas. Ce n’était pas la salle de séjour d’un agent de change.
Gavin n’y connaissait rien en art, et encore moins en histoire, si bien que ces étalages ne signifiaient pas grand-chose pour lui, mais il alla quand même voir de plus près, pour montrer sa bonne volonté. À tous les coups, le gars allait lui demander ce qu’il pensait de ces trucs. Les étagères étaient d’un ennui mortel. Des fragments de poteries et de sculptures ; rien dentier, seulement des morceaux. Sur certains fragments il restait l’ombre d’un dessin, même si le temps en avait presque totalement estompé les couleurs. On reconnaissait quelques sculptures humaines : une partie de torse, un pied (aux cinq orteils intacts), un visage tout rongé – de femme ou d’homme ? Gavin réprima un bâillement. La chaleur, cette exposition et l’idée de faire l’amour lui donnaient sommeil.
Il porta son attention émoussée sur les pièces accrochées aux murs. Plus impressionnantes que la camelote des tablettes, mais loin d’être intactes. Il ne comprenait pas qu’on regarde toutes ces choses cassées ; qu’avaient-elles de fascinant ? Les bas-reliefs de pierre montés sur le mur étaient grêlés, érodés, si bien que les personnages semblaient lépreux, et les inscriptions latines étaient presque effacées. Rien de beau là-dedans ; c’était trop abîmé ! Il se sentit un peu crasseux, comme si l’état de ces ruines était contagieux.
Une seule des pièces exposées le frappa par son intérêt : une pierre tombale, du moins d’après lui, plus grande que les autres bas-reliefs et relativement moins abîmée. Un cavalier, portant une épée, dominait son ennemi décapité. Sous le tableau ! quelques mots latins. Les pattes antérieures du cheval étaient cassées, et les piliers encadrant le dessin méchamment défigurés par le temps, autrement, la gravure avait un sens. Il y avait même un soupçon d’expression sur le visage rudimentaire : un long nez, une bouche large ; un individu.
Gavin tendit la main pour toucher l’inscription, mais retira vite les doigts en entendant entrer Reynolds.
— Mais, si, je vous en prie, touchez, dit son hôte. C’est là pour ça, pour qu’on en tire du plaisir.
Maintenant qu’on l’invitait à toucher cette chose, son désir s’était évaporé. Il se sentit gêné ; pris la main dans le sac.
— Allez-y, insista Reynolds.
Gavin toucha la sculpture. De la pierre froide, qui râpait sous le doigt.
— Elle est romaine, dit Reynolds.
— Dalle funéraire ?
— Oui. Trouvée près de Newcastle.
— Qui était-ce ?
— Il s’appelait Flavinus. Porte-drapeau de régiment.
Ce que Gavin avait pris pour une épée était, à y regarder de plus près, un étendard. Il se terminait dans un motif presque effacé ; une abeille, ou une fleur, ou une roue.
— Vous êtes archéologue, alors ?
— Cela fait partie de mes occupations. Je recherche les sites, parfois je supervise les fouilles ; mais la plupart du temps je restaure les objets.
— Comme ceux-ci ?
— La Grande-Bretagne romaine est mon obsession à moi.
Il posa les verres qu’il portait et traversa la pièce en direction des étagères chargées de poteries.
— Je collectionne tout ça depuis des années. Je n’arrive pas à me débarrasser de l’émotion que me procure le contact d’objets enfouis depuis des siècles. C’est comme si on s’enfonçait dans l’histoire. Vous comprenez ce que je veux dire ?
— Hum, hum.
Reynolds prit un fragment de poterie sur la tablette.
— Bien sûr, les plus belles pièces des fouilles sont réquisitionnées par nos grandes collections. Mais avec un peu d’astuce, on peut garder quelques objets. Ils ont eu une influence considérable, ces Romains. Comme ingénieurs des ponts et chaussées.
Reynolds rit soudain de son accès d’enthousiasme.
— Ah, diable, dit-il, voilà Reynolds qui se remet à disserter ! Excusez-moi. Je m’emballe.
Il replaça le fragment de poterie sur son socle, retourna aux verres et se mit à servir les alcools. De dos à Gavin, il finit par dire :
— Vous êtes cher ?
Gavin hésita. La nervosité de l’homme était contagieuse et ce brusque changement de conversation, des Romains au tarif de la fellation, demandait un temps d’adaptation.
— Cela dépend, dit-il mollement.
— Ah…, dit l’autre, s’affairant toujours au-dessus des verres, vous voulez dire que cela dépend de la nature exacte de mes… mes exigences !
— Oui.
— Bien sûr.
Il se tourna et tendit à Gavin un verre de vodka bien tassé, sans glace.
— Je ne serai pas exigeant, dit-il.
— Ce qui ne change rien au prix.
— Certainement (Reynolds essaya un sourire, sans parvenir à le garder aux lèvres), et je suis prêt à vous payer le prix qu’il faut. Pourrez-vous rester la nuit ?
— Vous le désirez ?
Reynolds fronça le sourcil, le nez dans son verre.
— Oui, je pense.
— Alors oui.
L’humeur de son hôte sembla soudain changée : une poussée d’assurance remplaça l’indécision.
— A la vôtre, dit-il, en faisant tinter son verre de whisky contre celui de Gavin. À l’amour, à la vie, et à tout ce qui vaut la peine d’être acheté.
Cette remarque à double sens n’échappa nullement à Gavin ; de toute évidence, ce type était complètement stressé par ce qu’il faisait.
— Je bois à tout cela, dit Gavin en avalant une gorgée de vodka.
Ensuite, les boissons défilèrent vite ; dès sa troisième vodka, Gavin se sentit gris comme cela ne lui était plus arrivé depuis un sacré bout de temps, heureux de prêter une oreille aux histoires de fouilles et de gloire romaine que lui racontait Reynolds. Son esprit dérivait, sensation facile. De toute évidence, il allait passer la nuit ici, ou du moins jusqu’à l’aube, alors pourquoi ne pas boire la vodka de ce gus et tirer le meilleur parti de l’aventure ? Plus tard, beaucoup plus tard sans doute, vu la façon dont le gars débitait ses tartines, il y aurait un rapport embué d’alcool dans une chambre sombre, et puis voilà. Il avait déjà eu ce genre de client. Esseulé, entre deux amours peut-être et, généralement, facile à satisfaire. Ce type-là ne se payait pas de la fesse, mais de la compagnie, un autre corps pour partager un moment son espace avec lui ; de l’argent facile !
C’est alors qu’il y eut le bruit.
Gavin pensa d’abord que ça battait dans sa tête, jusqu’au moment où Reynolds se leva, la bouche contractée. Son aisance avait disparu.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Gavin, en se levant lui aussi.
La tête lui tournait.
— Ce n’est rien…, dit Reynolds en le repoussant des mains pour le faire asseoir. Restez là.
Le bruit s’amplifia. Un tam-tam dans un four, qui résonnait en cramant.
— Je vous en prie, restez là un instant. C’est simplement quelqu’un, en haut.
Reynolds mentait, le vacarme ne venait pas d’en haut. Il venait de l’appartement, ce battement rythmé qui s’accélérait, ralentissait, repartait de plus belle.
— Resservez-vous à boire, dit Reynolds à la porte, le visage rouge. Sacrés voisins…
La sommation, car c’en était sûrement une, s’arrêtait déjà.
— J’en ai pour un instant, promit Reynolds, et il ferma la porte derrière lui.
Gavin avait déjà vécu des scènes désagréables : des clients dont la fiancée apparaissait inopinément ; des mecs qui voulaient le tabasser pour leur argent – l’un d’eux s’était pris d’un tel remords qu’il avait tout fracassé en mille morceaux dans la chambre d’hôtel. Voilà des choses qui arrivaient. Mais Reynolds était différent : rien de bizarre ne transpirait chez lui. Du fin fond de son crâne, Gavin se rappelait tranquillement qu’au début les autres gars non plus n’avaient pas paru louches. Ah, que diable ! Il écarta ses doutes. S’il se mettait à avoir la trouille chaque fois qu’il suivait une nouvelle tête, il lui faudrait bientôt cesser d’exercer ! Il fallait bien faire confiance à la chance et à son instinct, et son instinct lui disait que ce gus n’était pas du genre à piquer des crises.
Il avala une rapide gorgée, remplit son verre et attendit.
Le bruit avait complètement cessé, et il fut incroyablement plus aisé de réagencer les faits : après tout, il s’agissait peut-être d’un voisin d’en haut. En tout cas, Reynolds ne faisait aucun bruit dans l’appartement.
Son attention erra autour de la pièce pour lutter contre le désœuvrement, et revint se poser sur la dalle funéraire.
Flavinius, le porte-étendard.
Il y avait quelque chose de satisfaisant dans l’idée d’avoir une image de soi, même informe, sculptée sur une pierre placée à l’endroit où reposent vos ossements, même si, au cours des siècles, un historien devait séparer vos restes de la dalle. Le père de Gavin avait insisté pour être enterré plutôt qu’incinéré ; sinon, avait-il dit, comment se souviendrait-on de lui ? Qui irait jamais pleurer devant une urne nichée dans un mur ? L’ironie, c’est que personne n’allait jamais non plus sur sa tombe ; en tout et pour tout, Gavin y était peut-être allé deux fois depuis sa mort. Une simple pierre tombale, portant un nom, une date, et une banalité. Il ne se rappelait même pas l’année où son père était mort.
Pourtant, des gens se souvenaient de Flavinius ; à présent, des gens le connaissaient, qui ne l’avaient jamais connu, ni de vie semblable à la sienne. Gavin se leva et toucha le nom du porte-drapeau, le mot FLAVINIUS, grossièrement gravé, deuxième de l’inscription.
Soudain, le bruit recommença, plus frénétique que jamais. Gavin se détourna de la dalle vers la porte, il s’attendait plus ou moins à y voir Reynolds, avec une explication. Personne !
— Nom d’une pipe !
Le bruit continua ; ça tambourinait. Quelque part, quelqu’un était très en colère. Cette fois, aucun doute, le batteur de tam-tam était ici, à cet étage, tout près. Sa curiosité démangeait Gavin. Il vida son verre et passa dans l’entrée. Le bruit cessa au moment où il refermait la porte derrière lui.
— Ken ? s’aventura-t-il à appeler.
Le mot sembla mourir sur ses lèvres.
Le couloir était plongé dans l’obscurité, excepté la flaque de lumière tout au bout. Une porte ouverte, sans doute. Gavin trouva un interrupteur à sa droite, mais il ne marchait pas.
— Ken ? dit-il à nouveau.
Cette fois son appel trouva une réponse : un gémissement, et le bruit d’un corps qui culbute, ou que l’on fait culbuter. Reynolds avait-il eu un accident ? Jésus, il gisait peut-être à deux pas, incapable de bouger ; Gavin devait lui porter secours. Pourquoi ses jambes ne voulaient-elles pas bouger ? Ses testicules le picotaient comme toujours dans les moments d’inquiétude sur l’avenir ; cela lui rappelait les parties de cache-cache de son enfance ; le frisson de la recherche. C’était presque agréable.
Plaisir mis à part, pouvait-il vraiment partir maintenant, sans savoir ce qui était arrivé au mec ? Il fallait continuer à descendre le couloir.
La première porte était entrebâillée ; il l’ouvrit toute grande sur une pièce tapissée de livres : une chambre-bureau. Par la fenêtre sans rideaux, les lumières de la rue tombaient sur le bureau en pagaille. Pas de Reynolds, pas de batteur. Plus assuré, maintenant qu’il avait fait le premier pas, Gavin poussa son exploration plus loin dans le couloir. La porte suivante – celle de la cuisine – était ouverte, elle aussi. Pas de lumière à l’intérieur. Gavin commença à transpirer des mains ; il pensa à Reynolds retirant ses gants qui lui collaient aux paumes. De quoi avait-il peur ? Pas seulement de sa nouvelle recrue, il y avait quelqu’un d’autre dans l’appartement, un être au caractère violent.
Gavin eut un haut le-cœur quand son regard tomba sur l’empreinte de la main sur la porte ; c’était du sang.
Il la poussa, mais elle ne s’ouvrait pas plus. Il y avait quelque chose derrière. Il entra en se glissant dans l’entrebâillement. Une poubelle pleine, ou un casier de légumes oubliés, empestait l’air. Gavin passa sa main à plat sur le mur pour trouver l’interrupteur, et la lumière du tube au néon s’établit par à-coups.
Les chaussures Gucci de Reynolds dépassaient derrière la porte. Gavin la ferma, et Reynolds roula hors de sa cachette. Visiblement, il s’était glissé là pour se réfugier ; il y avait quelque chose de l’animal battu dans son corps recroquevillé. Lorsque Gavin le toucha, il eut un frisson.
— Ce n’est rien… c’est moi.
Gavin écarta la main en sang dont Reynolds se cachait le visage. Un profond sillon lui courait de la tempe au menton, et un autre, parallèle mais moins profond, au milieu du front et du nez, comme s’il s’était fait ratisser avec une fourchette à deux dents.
Reynolds ouvrit les yeux. Il ne mit qu’une seconde avant de distinguer Gavin, et dire :
— Partez.
— Vous êtes blessé.
— Pour l’amour du ciel, partez. Vite. J’ai changé d’avis… C’est compris ?
— Je vais chercher la police.
L’homme cracha pratiquement :
— Fous-moi le camp d’ici, bon Dieu ! Foutue petite frappe !
Gavin se releva, essayant de démêler tout cela. Le type souffrait, ce qui le rendait agressif. Ne pas tenir compte des insultes et trouver de quoi panser la blessure. Voilà. Panser la blessure, et ensuite le laisser à son cinéma. S’il ne voulait pas la police, c’était son problème. Il n’avait sans doute pas envie d’expliquer la présence du beau minet dans sa tanière.
— Laissez-moi simplement trouver une bande…
Gavin retourna dans le couloir.
À travers la porte de la cuisine, Reynolds dit : « Non ! » mais le minet ne l’entendit point. Cela n’aurait d’ailleurs pas changé grand-chose s’il avait entendu. Gavin aimait désobéir. « Non » était une invitation.
Reynolds colla son dos à la porte de la cuisine, et il essaya de se hisser sur ses pieds, prenant appui sur la poignée. Mais la tête lui tournait comme un horrible carrousel où défilaient des chevaux de plus en plus laids. Ses jambes se replièrent sous lui, et il tomba comme le vieux fou qu’il était. Crénom de nom de nom !
Gavin entendit tomber Reynolds, mais il était trop occupé à s’armer de courage pour se précipiter à la cuisine. Si l’attaquant de Reynolds se trouvait toujours dans l’appartement, Gavin voulait être prêt à se défendre. Il farfouilla parmi les rapports sur le bureau de la chambre-bureau et tomba sur un coupe-papier, à côté d’une pile de courrier non décacheté. Remerciant Dieu, il se saisit de sa trouvaille. L’engin était léger, sa lame fine et cassante, mais convenablement placé, il tuerait certainement.
Réconforté, il retourna dans l’entrée et mit un moment à élaborer sa tactique. D’abord : localiser la salle de bains, avec un peu de chance il y trouverait un pansement pour Reynolds. Même une serviette propre ferait l’affaire. Il arriverait peut-être alors à ramener ce type à la raison, et même à lui soutirer une explication.
Après la cuisine, le couloir faisait un coude vers la gauche. Gavin tourna le coin, et droit devant, la porte était entrouverte. C’était éclairé ; de l’eau brillait sur le carrelage : la salle de bains.
La main gauche serrée sur la droite qui tenait le coupe-papier, Gavin s’approcha de la porte. La peur lui raidissait les muscles du bras ; il se demanda si, en cas de besoin, son coup en serait amélioré. Il se sentit déplacé, gauche, légèrement stupide.
Il y avait du sang sur le montant de la porte, une empreinte de main, celle de Reynolds visiblement. Voilà où s’était déroulée la scène : Reynolds s’était rattrapé de la main en reculant sous l’attaque de son assaillant. Si l’ennemi n’avait pas quitté l’appartement, il devait se trouver là. Il n’avait pas d’autre cachette.
Plus tard, si plus tard il y avait, il analyserait sans doute la situation et se traiterait d’imbécile pour avoir poussé du pied la porte, pour avoir encouragé la confrontation. Mais tout en considérant l’idiotie de son action, il l’accomplissait, et la porte s’ouvrit sur un carrelage couvert de flaques de sang et d’eau, et, d’une seconde à l’autre, la silhouette serait là, son crochet au bout du bras, à lancer son cri de défi.
Non. Pas du tout. L’assaillant n’y était pas ; donc il ne se trouvait pas dans l’appartement.
Gavin poussa un long et lent soupir. Sa main se détendit autour du coupe-papier, oublia ses picotements. Voilà que malgré ses sueurs froides, sa terreur, il était déçu. Encore une fois, la vie le laissait tomber, chassait sa destinée par la porte de derrière et l’abandonnait avec une serpillière à la main au lieu d’une médaille. Il ne lui restait plus qu’à jouer les infirmières avec le vieux et à s’en aller.
La salle de bains était dans les tons verts ; le sang jurait avec la céramique. Le rideau de douche, poissons et algues stylisés sur un support translucide, était partiellement tiré. On aurait dit un décor de crime au cinéma : un peu irréel. Sang trop vif ; lumière trop plate.
Gavin lâcha son coupe-papier dans le lavabo et ouvrit la petite armoire à pharmacie. Elle était bien fournie en lotions buccales, flacons de vitamines, et tubes de dentifrice abandonnés, mais il ne s’y trouvait qu’une boîte de tricostéril comme pansement. En refermant la petite porte à miroir il vit ses traits dans la glace : un visage tiré. Il ouvrit en grand le robinet d’eau froide et baissa la tête dans le lavabo ; rien de tel qu’un bon coup d’eau froide pour évacuer la vodka et lui remettre des couleurs aux joues.
Au moment où, de ses mains, il amenait l’eau à son visage, quelque chose fit du bruit derrière lui. Il se redressa, le cœur cognant contre ses côtes, et il referma le robinet. De l’eau goutta de son menton et de ses cils, et gargouilla dans le tuyau d’écoulement.
Le coupe-papier était toujours dans le lavabo, à portée de main. Le bruit venait de la baignoire, de l’intérieur de la baignoire, le remous inoffensif de l’eau d’un bain.
Sa peur avait déclenché une poussée d’adrénaline et ses sens distillèrent l’atmosphère avec une nouvelle précision. Le parfum tenace du savon au citron, l’éclat des anges de mer voguant parmi les algues lavande sur le rideau de douche, la fraîcheur des gouttelettes d’eau sur son visage, la fièvre de ses yeux : voilà des sensations soudaines, des détails jusqu’à présent négligés par son cerveau trop paresseux pour voir, sentir et apprécier plus qu a la limite de sa portée.
Tu es en pleine réalité, lui disait sa tête (quelle révélation !) et si tu n’es pas très prudent, tu vas mourir ici.
Pourquoi n’avait-il pas regardé dans la baignoire ? L’imbécile ! Pourquoi pas la baignoire ?
— Qui est là ? demanda-t-il, espérant que Reynolds, contre toute attente, y laissait tranquillement nager une otarie.
Espoir ridicule ! Il y avait du sang, nom d’un chien !
Il se détourna du miroir au moment où le remous s’arrêtait – vas-y ! vas-y ! – et il fit glisser le rideau sur ses anneaux de plastique. Dans sa hâte à découvrir le mystère, il avait laissé le coupe-papier dans le lavabo. Trop tard ! Les anges turquoise se repliaient en accordéon, et il regardait dans l’eau.
Elle montait haut, jusqu’à quatre ou cinq centimètres du bord de la baignoire, elle était sale. De l’écume marron tournoyait en spirale à la surface, et il s’en dégageait une odeur légèrement animale, comme d’un pelage de chien mouillé. Rien ne perçait en surface.
Gavin scruta l’intérieur, essayant de distinguer la forme au fond, son reflet flotta au milieu de la mousse. Il se pencha plus près, incapable d’assembler les morceaux qu’il voyait au fond de l’eau sale, puis il reconnut des doigts mal formés et se rendit compte qu’il regardait une forme humaine recroquevillée sur elle-même comme un fœtus, absolument immobile au fond de l’eau vaseuse.
Il passa la main à la surface pour écarter la saleté, son reflet se brisa, et l’occupant de la baignoire apparut clairement. C’était une statue, un personnage endormi, mais dont la tête, au lieu d’être repliée sur la poitrine, regardait vers la surface à travers l’eau trouble. Elle avait des yeux peints ouverts, deux gros pâtés sur une ébauche de figure ; une entaille en guise de bouche, et comme oreilles, deux anses ridicules sur une tête chauve. Elle était nue, avec un corps guère mieux sculpté que les traits de son visage : du travail d’apprenti ! Par endroits la peinture était abîmée, à cause du trempage peut-être, et elle s’écaillait du torse par bandes grises et globuleuses. Dessous, se découvrait la masse foncée du bois.
Rien d’effrayant là-dedans ! Un objet d’art dans une baignoire, plongé dans l’eau pour en ôter l’affreuse croûte de peinture. Le remous qu’il avait entendu derrière lui était dû à des bulles, causées par des réactions chimiques, remontant de cet objet vers la surface. Là : sa peur était expliquée. Pas besoin de trembler ! Ne t’affole pas, mon cœur, comme disait toujours le barman de l’Ambassadeur quand une nouvelle beauté se pointait sur la scène.
L’ironie fit sourire Gavin ; celui-là n’avait rien d’un Adonis.
— Oubliez ce que vous avez vu !
Reynolds était à la porte. Son sang ne coulait plus, étanché par le chiffon ignoble de mouchoir qu’il pressait contre sa joue. Le reflet des carreaux de céramique lui donnait un teint bilieux : sa pâleur aurait fait honte à un cadavre.
— Ça va ? Ça n’a pas l’air d’aller.
— Ça ira… partez, je vous en prie.
— Qu’est-il arrivé ?
— J’ai glissé. L’eau par terre. J’ai glissé, c’est tout.
— Mais le bruit…
Gavin regardait de nouveau dans la baignoire.
Quelque chose le fascinait dans la statue. Sa nudité peut-être, et ce second strip-tease effectué sous l’eau : le dernier, celui de la peau.
— Des voisins, c’est tout.
— Qu’est-ce que c’est ? demanda Gavin, sans cesser de regarder la figure de poupée inaccessible sous l’eau.
— Ça ne vous regarde pas.
— Pourquoi est-il recroquevillé ainsi ? Il est en train de mourir ?
Gavin regarda de nouveau Reynolds et vit que la réponse à sa question, le plus amer des sourires, s’estompait.
— Vous voulez certainement de l’argent ?
— Non.
— Nom d’une pipe, vous êtes en service, non ? Il y a des billets sur le lit ; prenez ce que vous pensez mériter pour la perte de votre temps (il jaugeait Gavin) et pour votre silence.
De nouveau la statue : Gavin ne pouvait détacher les yeux de ce modèle mal dégrossi. Son visage à lui flottait, étonné, à la surface de l’eau, pour humilier l’artiste par ses proportions.
— Ne cherchez pas à comprendre, dit Reynolds.
— Je ne peux pas m’en empêcher.
— Cela n’a rien à voir avec vous.
— Vous l’avez volée… c’est ça ? Elle vaut de l’or, cette statue, et vous l’avez volée ?
Reynolds réfléchit à la question et, finalement, sembla trop fatigué pour mentir :
— Oui, je l’ai volée.
— Et ce soir quelqu’un est venu la récupérer…
Reynolds haussa les épaules.
— C’est ça ? Quelqu’un est venu la récupérer ?
— C’est ça. Je l’ai volée (Reynolds répétait les phrases comme un perroquet) et quelqu’un est venu la récupérer.
— C’est tout ce que je voulais savoir.
— Ne revenez pas, Gavin dont je ne sais pas le nom. Et ne faites pas le malin, car je n’y serai pas.
— Vous voulez parler d’extorsion ? dit Gavin. Je ne suis pas un voleur !
L’expression approbatrice de Reynolds se figea en mépris.
— Voleur ou pas, remerciez-moi. Si c’est dans votre nature.
Reynolds s’écarta de la porte pour laisser passer Gavin. Gavin ne bougeait pas.
— Vous remercier pour quoi ? demanda-t-il.
Il y eut en lui une flambée de colère ; il se sentit absurdement rejeté, comme si on le balançait en lui fourguant une moitié de vérité parce qu’il était indigne de partager le secret.
Reynolds n’avait plus la force de poursuivre son explication. Affalé contre le chambranle, il était épuisé.
— Allez, dit-il.
Gavin hocha la tête et laissa le type à la porte. En passant de la salle de bains dans le couloir, un morceau de peinture dut se détacher de la statue. Il l’entendit crever la surface, entendit le clapotis contre le bord de la baignoire et, en imagination, vit le corps chatoyer sous les rides de l’eau.
— Bonsoir, lui lança Reynolds.
Gavin ne répondit pas, il ne prit pas non plus d’argent en sortant. Qu’il garde ses pierres tombales et ses secrets.
Avant de partir, il entra dans la salle de séjour. Sur le mur, le visage de Flavinius, le porte-étendard, le regardait. Cet homme avait dû être un héros, pensa Gavin. On ne commémorait que les héros de cette façon. Lui, il n’aurait droit à rien de tel ; aucune effigie de pierre pour marquer son passage.
Il referma la porte derrière lui, conscient une fois de plus de sa douleur à la dent, et au même moment, le bruit recommença, le battement d’un poing contre le mur.
Ou pis, la furie soudaine d’un cœur brisé.
Sa dent le faisait vraiment souffrir le lendemain, aussi alla-t-il chez le dentiste en milieu de matinée, espérant amadouer la fille de la réception pour en obtenir un rendez-vous immédiat. Mais son charme était bien bas, ses yeux ne brillaient pas vraiment d’un éclat aussi vif qu’à l’ordinaire. Elle lui dit qu’il lui faudrait attendre le vendredi suivant, sauf en cas d’urgence. Il affirma que c’en était une : elle lui répondit que non. Voilà qui augurait une mauvaise journée : une dent douloureuse, une réceptionniste lesbienne, des flaques gelées, des pipelettes à tous les coins de rue, des enfants moches, un ciel affreux.
Ce fut le jour où commença la poursuite.
Gavin avait déjà été poursuivi par des admirateurs, mais encore jamais comme ça. Jamais avec autant de subtilité, de clandestinité. On l’avait déjà suivi pendant des jours, de bar en bar, de rue en rue, comme un petit chien, à tel point qu’il avait failli en devenir fou. De se voir convoité par la même tête, une nuit après l’autre, cherchant le courage de lui payer un verre, ou de lui offrir une montre, de la cocaïne, ou une semaine en Tunisie, qu’importe. Il en était vite arrivé à détester l’adoration collante qui tournait aussi rapidement que le lait, et puait tant une fois caillée. L’un de ses admirateurs les plus ardents, un acteur décoré lui avait-on dit, ne l’approcha jamais, il se contenta de le suivre partout, de le regarder sans arrêt. D’abord son attention avait été flatteuse, mais le plaisir s’était bientôt transformé en irritation, et finalement il avait coincé le type dans un bar en le menaçant de lui casser la gueule. Il était tellement tendu cette nuit-là, tellement écœuré d’être mangé des yeux, qu’il aurait fait du vilain si ce misérable imbécile n’avait pas compris. Il ne l’avait jamais revu ; il pensait plus ou moins qu’il avait dû se pendre en rentrant chez lui.
Mais la poursuite actuelle n’avait rien d’aussi évident, ce n’était guère qu’une impression. Il n’avait aucune preuve tangible qu’on le filait. Simplement la sensation agaçante, chaque fois qu’il jetait un coup d’œil alentour, qu’on se glissait hors de vue, ou, la nuit, qu’on arpentait le trottoir à son pas, en faisant correspondre chaque claquement de talon, chaque flottement avec les siens. C’était comme de la paranoïa, sauf quil n’était pas paranoïaque. S’il l’avait été, raisonna-t-il, on le lui aurait dit.
De plus, il y eut quelques incidents. Un matin, la femme à chats qui habitait au-dessous de chez lui avait demandé, mine de rien, qui était son visiteur, ce drôle de type qui arrivait tard le soir et passait des heures à l’attendre dans l’escalier en fixant son appartement. Il ne connaissait pas cette personne, ni aucune autre correspondant à la description.
Un autre jour, dans une rue bondée, il s’était écarté de la foule pour allumer une cigarette à l’abri d’une porte de magasin vide, quand le reflet d’une personne, défigurée par la crasse de la vitrine, avait attiré son regard. L’allumette lui brûla le doigt, il baissa les yeux en la lâchant, et lorsqu’il les releva, la foule, comme une mer avide, s’était refermée sur le guetteur.
Ce fut une sensation très, très désagréable ; et il y eut pire par la suite.
Gavin n’avait jamais adressé la parole à Prétorius, même si, de temps en temps, ils échangeaient un signe de tête dans la rue, et que, en compagnie de relations communes, chacun demandait des nouvelles de l’autre comme s’ils étaient bons amis. Prétorius, noir, entre quarante-cinq ans et sa mort violente, maquereau dans toute sa splendeur, prétendait descendre de Napoléon. Il faisait travailler un cercle de femmes et trois ou quatre garçons depuis une bonne dizaine d’années, et ses affaires marchaient bien. À ses débuts, on avait fortement conseillé à Gavin de demander la protection de Prétorius, mais il avait toujours été trop indépendant pour vouloir ce genre d’aide. Par conséquent, Prétonus et son clan ne le voyaient pas d’un bon œil. Qu’importe, une fois qu’il s’était affirmé dans le milieu, personne ne lui avait contesté son droit à l’indépendance. En fait, Prétorius admettait même à contrecœur une certaine admiration pour l’ambition de Gavin.
Admiration ou pas, il faisait sacrément frisquet lorsque Prétorius décida de rompre le silence pour lui parler.
— Hé, p’tit Blanc !
Il était environ onze heures, Gavin sortait d’un bar du côté de St. Martin’s Lane et allait dans un night-club de Covent Garden. La rue ne désemplissait pas : il y avait des clients potentiels au milieu de la foule des théâtres et des cinémas, mais il n’était pas en appétit ce soir-là. Il avait une centaine de livres en poche, qu’il s’était faite la veille et avait négligé de déposer à la banque. De quoi voir venir !
Sa première pensée, en voyant Prétorius et ses gardes du corps bicolores lui barrer le passage, fut : ils veulent mon fric.
— Hé, p’tit Blanc !
Il reconnut alors le visage plat et luisant. Prétorius n’était pas un voleur de rue, ne l’avait jamais été, ne le serait jamais.
— Hé, p’tit Blanc, j’aimerais te dire un mot.
Prétorius sortit une cacahuète de sa poche, la décortiqua dans sa paume et jeta la graine dans sa grande bouche.
— Ça ne t’embête pas, n’est-ce pas ?
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Comme j’ai dit, un mot. C’est pas trop demander, si ?
— D’accord. Quoi ?
— Pas ici.
Gavin regarda l’escorte de Prétorius. Ce n’étaient pas des gorilles, ce n’était pas du tout le style du Noir, mais ce n’étaient pas non plus des poids plume de cinquante kilos. Somme toute, ça n’augurait rien de bien bon.
— Merci, mais très peu pour moi, dit Gavin, et il commença à s’éloigner du trio, d’un pas aussi régulier que possible.
Ils suivirent. Il priait pour qu’ils s’abstiennent, mais ils suivirent. Prétorius parlait dans son dos.
— Écoute. J’ai entendu de vilaines choses sur toi, dit-il.
— Ah oui ?
— J’en ai bien peur. On me dit que tu as attaqué un de mes gars.
Gavin fit six pas avant de répondre.
— Pas moi ! Tu confonds avec quelqu’un d’autre.
— Il t’a reconnu, ordure. Tu lui as fait du sérieux bobo.
— Je te l’ai dit, ce n’est pas moi.
— Tu es fou, tu le sais ? Ils devraient t’enfermer derrière leurs foutus barreaux.
Prétorius élevait le ton. Les gens traversaient la rue pour éviter la dispute naissante.
Sans réfléchir, Gavin sortit de St. Martin’s Lane pour s’engager dans Long Acre, et se rendit rapidement compte de son erreur tactique. La foule s’amenuisait sensiblement par là, et il y avait une bonne trotte à travers les rues de Covent Garden avant d’atteindre une nouvelle zone d’activité. Il aurait dû tourner à droite plutôt qu’à gauche, il aurait débouché sur Charing Cross Road. Il aurait été en sécurité là-bas. Crénom, il ne pouvait pas rebrousser chemin pour se retrouver face à eux. Tout ce qu’il pouvait faire, c’était marcher (pas courir ; ne jamais courir avec un chien enragé sur les talons) et si possible empêcher la conversation de monter.
Prétorius :
— Tu m’as coûté un paquet d’argent.
— Je ne vois pas…
— Tu m’as fichu un de mes meilleurs gars hors service. Ça me prendra du temps avant de le remettre sur le marché. Il est vert de trouille, tu comprends ?
— Ecoute… je n’ai rien fait à personne.
— Pourquoi tu me racontes ces foutues conneries, espèce d’ordure ? Qu’est-ce que je t’ai fait pour que tu me traites ainsi ?
Prétorius pressa légèrement le pas pour venir à la hauteur de Gavin, laissant ses associés à quelques pas derrière.
— Écoute…, murmura-t-il à Gavin, un gars comme ça, ça peut tenter, d’accord ? O.K. Ça, j’arrive à comprendre. T’as mis du minet sur mes plates-bandes, je vais pas en faire tout un plat. Mais tu lui as fait mal ; et quand tu blesses un de mes petits, je saigne, moi aussi.
— Si j’avais fait ce que tu dis, tu crois que je me baladerais dans la rue ?
— Peut-être que t’es pas dans ton état normal, tu sais ? J’te parle pas d’une ou deux petites égratignures, mon vieux. J’te parle de la douche que t’as prise sous le sang de ce garçon, c’est ça que je veux dire. Tu le pends, tu le taillades de partout, et puis tu me le laisses dans mon foutu escalier, avec ses foutues chaussettes et rien d’autre. Tu piges le message, hein, Blanc ? Tu vois ce que je veux dire ?
Une vraie rage enflamma Prétorius qui décrivait les prétendus crimes de Gavin, et ce dernier ne savait pas bien comment réagir. Il garda le silence et continua à avancer.
— T étais son idole à ce gamin, tu le sais ? Y croyait que t’étais lecture obligée pour une future tapette. Ça te botte ?
— Pas trop.
— Tu devrais être foutument flatté, mec, parce que c’est à peu près tout ce qu’on sortira de toi.
— Merci.
— Tu as fait une bonne carrière. Dommage qu’elle soit finie.
Gavin sentit du plomb glacé dans son estomac : il avait espéré que Prétorius se contenterait de son avertissement. Apparemment non. Ils étaient là pour l’esquinter ; Jésus, ils allaient lui faire mal, en représailles d’un crime qu’il n’avait pas commis, dont il ne savait rien.
— On va te balayer du trottoir, p’tit Blanc. Pour toujours.
— Je n’ai rien fait.
— Le gosse t’a reconnu, même avec un bas sur la tête il t’a reconnu. Même voix, mêmes vêtements. Regarde les choses en face, on t’a reconnu. Alors, accepte les conséquences.
— Va te faire foutre.
Gavin piqua un sprint. À dix-huit ans il avait couru pour sa région ; il avait besoin de cette vitesse-là maintenant. Derrière lui Prétorius riait (quel type !) et deux paires de galoches résonnèrent sur le trottoir à sa poursuite. Ils s’approchaient, de plus en plus, et Gavin n’était vraiment pas en condition. Ses cuisses lui firent mal au bout d’une douzaine de mètres, et son jean, trop serré, le gênait. La course était perdue d’avance.
— Monsieur ne t’a pas dit de partir, le réprimanda le colosse blanc en lui enfonçant ses ongles rongés dans le biceps.
— Jolie tentative !
Prétorius, souriant, s’avançait avec désinvolture vers les chiens et le lièvre haletant. Il fit un petit signe de tête, presque imperceptible, en direction de l’autre garde du corps.
— Jean-Chrétien ? demanda-t-il.
À cette invitation, Jean-Chrétien écrasa son poing dans les reins de Gavin. Le coup le plia en deux, crachant des insultes.
Jean-Chrétien dit : Et d’une ! Prétorius dit : Grouille ! Et soudain ils l’entraînèrent dans une ruelle sans éclairage. Sa chemise et sa veste se déchirèrent, ses chaussures très coûteuses furent traînées dans la boue, et on le remit debout, gémissant. La venelle était sombre et les yeux disloqués de Prétorius flottaient dans l’air devant lui.
— Nous y revoilà, dit-il. Quel bonheur !
— Je… je ne l’ai pas touché, souffla Gavin.
Le collègue sans nom, Jean pas Chrétien, appliqua sa paluche sur la poitrine de Gavin, et le poussa contre le mur du fond de la venelle. Ses talons glissaient dans les ordures, comme s’il tentait de garder raides des jambes transformées en eau. Son ego aussi : l’heure de se montrer courageux était passée. Il mendierait, tomberait à genoux et leur lécherait les pieds s’il le fallait, n’importe quoi pour les empêcher d’exécuter leur travail. N’importe quoi pour les empêcher de lui abîmer le portrait.
C’était le passe-temps favori de Prétorius, ainsi en allait la rumeur : abîmer la beauté. Il avait sa façon à lui de s’y prendre, il pouvait vous défigurer irrémédiablement en trois coups de rasoir, et vous faire empocher vos lèvres, en souvenir.
Gavin s’étala, les mains à plat sur le sol mouillé. Quelque chose de mou et de pourri glissa sous sa paume.
Jean pas Chrétien échangea un sourire avec Prétorius.
— N’a-t-il pas l’air exquis ? dit-il.
Prétorius croquait une cacahuète.
— Il me semble…, dit-il, que cet homme a enfin trouvé sa place dans la vie.
— Je ne l’ai pas touché, supplia Gavin.
Il n’avait rien de mieux à faire que de continuer à nier ; et même alors, sa cause était perdue d’avance.
— Tu es coupable, nom de Dieu ! dit Jean pas Chrétien.
— Je vous en conjure.
— J’aimerais vraiment en finir une bonne fois pour toutes, dit Prétorius en regardant sa montre, j’ai des rendez-vous à respecter, des gens à satisfaire.
Gavin regarda ses bourreaux. La rue illuminée se trouvait à un sprint de vingt-cinq mètres, s’il arrivait a forcer le cordon de leurs corps.
— Laisse-moi un peu t’arranger le portrait. Crime pas formel.
Prétorius avait un canif à la main. Jean pas Chrétien avait tiré une corde de sa poche, avec une boule au bout. La boule va dans la bouche, la corde autour de la tête – impossible de crier, même si votre vie en dépend ! Voilà !
Partez !
Gavin bondit de la fange comme un coureur de ses marques, mais les immondices lui collaient aux talons, et il perdit 1 équilibré. Au lieu de filer comme une flèche en lieu sûr, il trébucha et s’écrasa contre Jean-Chrétien qui tomba à son tour.
Il y eut une échauffourée essoufflée avant l’intervention de Prétorius qui se salit les mains en remettant sur ses pieds cette ordure de Blanc.
— Tu t’en tireras pas comme ça, connard, dit-il, appuyant la pointe de sa lame sur le menton de Gavin.
C’est là que l’os saillait le plus, et il commença à couper sans plus de palabre – en suivant la mâchoire, trop absorbé par sa tâche pour s’occuper de savoir si l’ordure était ou non bâillonnée. Gavin hurla lorsque le sang lui inonda le cou, mais ses cris s’arrêtèrent net lorsque des gros doigts lui saisirent la langue pour la maintenir fermement.
Ses tempes se mirent à battre, et des fenêtres s’ouvrirent devant lui, l’une après l’autre, à l’infini ; il sombrait dans l’inconscience.
Mieux valait mourir. Oui, mieux valait mourir. Ils allaient détruire son beau visage, alors mieux valait mourir.
Puis il se remit à hurler, pourtant il n’avait pas conscience de produire un son avec sa gorge. Il essaya de percer les gargouillis dans ses oreilles pour se concentrer sur la voix, et il se rendit compte qu’il entendait les hurlements de Prétorius, pas les siens.
On lui relâcha la langue ; et il vomit spontanément. Vacillant, dégueulant, il se dégagea d’une mêlée qui se débattait devant lui. Une ou plusieurs personnes, inconnues, s’étaient interposées, empêchant ainsi la pleine réalisation du massacre. Un corps gisait par terre, de tout son long, le visage vers le ciel. Jean pas Chrétien, les yeux ouverts, la vie soufflée. Grand Dieu, on avait tué pour lui. À sa place !
Avec précaution, il se passa la main sur le visage pour sentir les dégâts. La chair était profondément entamée le long de la mâchoire, du milieu du menton jusqu’à environ un centimètre de l’oreille. C’était moche, mais Prétorius, toujours bien organisé, avait laissé le meilleur pour la fin, et s’était fait interrompre avant de lui avoir découpé les narines et prélevé les lèvres. Une cicatrice sur la joue ne serait pas jolie, mais pas non plus catastrophique.
Quelqu’un sortait de la mêlée en titubant et avançait vers lui : Prétorius, le visage en larmes, les yeux ronds comme des boules de billard.
Derrière lui, Jean-Chrétien, chancelant, les bras hors d’usage, se dirigeait vers la rue.
Prétorius ne suivait pas : pourquoi ?
Sa bouche s’ouvrit ; un cordon élastique de salive, enfilé de perles, pendait de sa lèvre inférieure.
— Aide-moi, supplia-t-il, comme si Gavin avait le pouvoir de le sauver.
Sa grande main était levée pour extraire une goutte de pitié de l’air, mais à la place, le Noir eut droit à la descente d’un autre bras, par-dessus son épaule, qui lui enfonça dans la bouche une arme, une lame grossière. Il s’en gargarisa un instant, essayant d’en adapter la forme, la largeur, à sa gorge, puis l’attaquant tira la lame en arrière et vers le haut, en maintenant le cou de Prétorius pour l’immobiliser. La figure ébahie se fendit et une nuée de chaleur monta des entrailles de Prétorius pour réchauffer Gavin.
L’arme heurta l’asphalte de la ruelle avec un bruit métallique sourd. Gavin la regarda. Une épée courte, à large lame. Il porta de nouveau son regard sur le mort.
Prétorius, raide devant lui, était uniquement soutenu par le bras de son bourreau. Sa tête fendue tomba en avant, et le bourreau prit cette révérence pour une indication : il lâcha carrément le corps de Prétorius aux pieds de Gavin qui vit alors son sauveur en face, puisque le cadavre ne le cachait plus.
Il mit un moment à remettre ces traits ingrats : les yeux étonnés, sans vie, l’estafilade de la bouche, les oreilles en anses de cruche. C’était la statue de Reynolds. Elle souriait de ses dents trop petites par rapport à sa tête. Des dents de lait, que remplaceraient des dents définitives. Son aspect s’était pourtant amélioré, c’était visible même dans la pénombre. L’arcade sourcilière semblait avoir pris du volume ; en gros, le visage paraissait mieux proportionné.
C’était toujours une figure peinte, mais une figure avec des aspirations.
La statue s’inclina avec raideur, ses articulations craquèrent indéniablement, et l’absurdité, l’absurdité absolue de cette situation submergea Gavin. Elle s’inclinait, sapristi, elle souriait, tuait ; et pourtant, il était impossible qu’elle soit vivante, non ? Plus tard, il refuserait d’y croire, promis. Plus tard, il trouverait mille raisons de repousser la réalité qu’il avait devant les yeux : il accuserait son cerveau mal irrigué, sa confusion, sa panique. D’une manière ou d’une autre il se libérerait de cette vision imaginaire, et tout rentrerait dans l’ordre.
Si seulement il pouvait vivre avec, quelques minutes de plus !
L’apparition tendit le bras et toucha délicatement la joue de Gavin, laissant glisser l’ébauche d’un doigt sur les lèvres de la plaie faite par Prétorius. La bague de son petit doigt refléta la lumière : une bague identique à la sienne.
— Nous allons avoir une cicatrice, dit la statue.
Gavin connaissait cette voix.
— Mon Dieu ; quel dommage ! dit-elle.
Elle parlait avec sa voix à lui.
— Enfin, je suppose que ça pourrait être pire.
Sa voix à lui. Mon Dieu, la sienne, sa propre voix !
Gavin secoua la tête.
— Oui, dit la statue, voyant qu’il avait compris.
— Pas moi.
— Si.
— Pourquoi ?
La statue transféra son doigt de la joue de Gavin a la sienne, marquant l’endroit de la plaie, et par ce simple geste la surface s’ouvrit, et il se forma immédiatement une cicatrice. Aucune apparition de sang ; elle n’en possédait pas.
Pourtant n’était-ce pas son propre sourcil régulier qu’elle imitait, et les yeux perçants ne devenaient-ils pas comme les siens, et la bouche merveilleuse ?
— Le garçon ? dit Gavin, assemblant les morceaux du puzzle.
— Oh, le garçon…
La statue lança un regard inachevé vers le ciel.
— Quel trésor, ce petit ! Mais quel râleur !
— Vous avez pris un bain de son sang ?
— Il le faut.
Il s’agenouilla près du corps de Prétorius et plongea les doigts dans la tête fendue.
— Ce sang est vieux, mais il fera l’affaire. Celui du garçon était mieux.
Il se tamponna les joues du sang de Prétorius, comme un masque de guerre. Gavin ne put cacher son dégoût.
— Est-ce une telle perte ? demanda l’effigie.
La réponse était négative, bien sûr. Ce n’était absolument pas une perte que Prétorius soit mort, ni que cette petite lopette droguée ait donné son sang et son sommeil à ce miracle coloré parce qu’il en avait besoin pour se développer. Tous les jours, il se passait quelque part des choses pires ; d’immenses horreurs. Et pourtant…
— Tu ne me feinteras pas, dit la statue, ce n’est pas dans ta nature, n’est-ce pas ? Bientôt ce ne sera plus dans la mienne non plus. J’abandonnerai ma vie de bourreau d’enfants, parce que je verrai par tes yeux, j’aurai ton existence…
Elle se leva, ses mouvements manquaient toujours de souplesse.
— En attendant, je dois me conduire comme je l’entends.
Sous la couche du sang de Prétorius, la peau des joues était déjà nettement plus cireuse, ressemblait moins à de la peinture sur bois.
— Je n’ai pas de nom propre, prononça-t-elle. Je suis une plaie dans le flanc du monde. Mais je suis aussi le parfait étranger que, dans ton enfance, tu as toujours supplié de venir te chercher, de t’appeler « ma beauté », de te ravir nu à la rue pour t’emmener par la fenêtre du paradis. N’est-ce pas ? Réponds !
Comment cette statue connaissait-elle ses rêves d’enfant ? Comment avait-elle deviné ce symbole particulier, où il se voyait transporté d’une rue pestiférée dans la maison du paradis ?
— Parce que je suis toi, dit-elle, en réponse à la question informulée, en plus parfait.
Gavin fit un geste en direction des cadavres.
— Vous ne pouvez pas être moi. Je n’aurais jamais fait ça !
Il semblait disgracieux de la condamner pour son intervention, mais la remarque était valable.
— Tu crois ? dit l’autre. Moi je ne le pense pas.
Gavin entendait clairement la voix de Prétorius à son oreille : « Un crime pas formel. » Il sentit de nouveau le canif sur son menton, sa nausée, son impuissance. Bien sûr qu’il l’aurait fait, plutôt douze fois qu’une, en qualifiant ça de justice.
La statue n’eut pas besoin de l’entendre, son assentiment était clair.
— Je reviendrai te voir, dit la face peinte. En attendant, si j’étais toi (elle rit), je m’en irais.
Gavin la fixa des yeux un instant pour tenter de la sonder, puis il se mit en route vers la rue.
— Pas par là. Par ici !
Elle lui montrait, dans le mur, une porte presque cachée derrière des sacs d’ordures immondes. Voilà par où elle était arrivée, si vite et sans bruit !
— Évite les grandes rues, et reste caché. Je te retrouverai, quand je serai prête.
Gavin n’eut pas besoin d’encouragements supplémentaires pour filer. Qu’importe la raison des événements de la nuit, les dés étaient jetés. Ce n’était pas le moment de poser des questions.
Il se coula dans la porte sans regarder derrière ; mais il en entendit assez pour avoir la nausée. La douche de liquide heurtant le sol, les gémissements de plaisir de ce mécréant : ces bruits suffisaient à lui faire imaginer sa toilette.
Aucun des événements de la nuit précédente n’avait plus aucun sens le lendemain matin. Aucun éclairage soudain pour expliquer la nature de son rêve éveillé. Simplement une série de faits bruts.
Dans le miroir : sa joue tailladée, boursouflée et plus douloureuse que sa dent gâtée.
Dans les journaux : les articles sur la découverte, du côté de Covent Garden, de deux cadavres de criminels connus, sauvagement assassinés dans ce que la police appelait le « carnage des gangs ».
Dans sa tête : la certitude infaillible que, tôt ou tard, on le trouverait. Quelqu’un l’aurait certainement vu en compagnie de Prétorius, qui l’aurait dénoncé à la police. Peut-être même Jean-Chrétien, si tel était son penchant, et les flics seraient là, à sa porte avec menottes et mandat d’arrestation. Alors, que leur dirait-il, aux policiers, en réponse à leurs accusations ? Que celui qui avait fait le coup n’était pas du tout un homme mais un genre d’effigie qui peu à peu devenait une réplique de sa personne ? La question n’était pas de savoir si on le mettrait en cellule, mais où : dans une prison ou un asile ?
Jonglant tour à tour avec le désespoir et l’incertitude, il se rendit aux urgences pour faire examiner sa blessure, il attendit patiemment trois heures et demie en compagnie d’une douzaine de blessés valides comme lui.
Le docteur ne fut guère compréhensif. Inutile de recoudre à l’heure qu’il est, dit-il, le mal est fait ! On nettoiera la plaie, on la pansera, oui, mais la vilaine cicatrice sera inévitable.
— Pourquoi n’êtes-vous pas venu hier soir, tout de suite après ? lui demanda l’infirmière.
Il haussa les épaules. Qu’est-ce que ça pouvait leur faire ? Leur compassion artificielle ne put rien pour lui.
En tournant le coin de sa rue, il vit les voitures devant chez lui, le gyrophare bleu, l’attroupement de voisins cancanant avec le sourire. Trop tard pour récupérer quoi que ce soit de sa vie antérieure. A cette heure, ils étaient en possession de ses vêtements, de ses peignes, de ses parfums, de ses lettres – et ils les fouillaient sans doute comme des singes qui cherchent des poux. Il avait vu à quel point ces salauds pouvaient se montrer pointilleux quand ça les arrangeait, comme ils vous dépouillaient radicalement de votre identité. On se faisait bouffer, gober, gommer aussi sûrement que par une balle, mais on restait vide et vivant.
Il n’y avait plus rien à faire. Sa vie leur appartenait ; qu’ils se moquent, qu’ils bavent d’envie, que certains même (un ou deux) s’émeuvent en voyant ses photos et se demandent si, par une nuit cochonne, ils se seraient payé ce garçon.
Qu’ils prennent tout. Avec plaisir. Dorénavant il serait hors la loi, car la loi protège la propriété, or il n’en avait plus. On l’avait entièrement dépouillé, ou tout comme : plus de logement, ni rien à qualifier de « sien ». Il ne lui restait même pas de peur ; voilà le plus étrange.
Il tourna le dos à la rue et à la maison qu’il avait habitées quatre ans, et il éprouva un sentiment proche du soulagement, heureux qu’on lui ait entièrement volé sa misérable vie. Il n’en était que plus léger.
Deux heures plus tard, à des miles de là, il prit le temps de vérifier ses poches. Il portait une carte de crédit, une centaine de livres en liquide, une petite collection de photos (de ses parents, de sa sœur, mais surtout de lui), une montre, une bague, et une chaîne en or autour du cou. Utiliser la carte risquait d’être dangereux ; on avait déjà dû prévenir sa banque. Le mieux serait sans doute de mettre la bague et la chaîne en gage et de faire du stop vers le Nord. À Aberdeen, il avait des amis qui le cacheraient quelque temps.
Mais d’abord – Reynolds.
Gavin mit une heure à trouver la maison où habitait Ken Reynolds. Il n’avait pas mangé depuis presque vingt-quatre heures, et au moment où il arriva devant Livingstone Mansions, son estomac criait famine. Il lui ordonna de rester tranquille, et se glissa dans le bâtiment. De jour, l’intérieur paraissait moins impressionnant. Le tapis de l’escalier était usé jusqu’à la trame et la peinture de la rampe salie à force de servir.
En prenant son temps, il grimpa les trois étages jusqu’à l’appartement de Reynolds, et il frappa.
Personne ne répondit, rien ne bougea non plus à l’intérieur. Bien sûr, Reynolds lui avait dit : « Ne revenez pas, je n’y serai pas. » Aurait-il deviné les conséquences de son lancement de l’objet dans le monde ?
Gavin tapa de nouveau sur la porte, et cette fois il fut certain d’entendre respirer de l’autre côté.
— Reynolds…, dit-il en poussant sur la porte, je vous entends.
Personne ne répondit, mais il y avait quelqu’un à l’intérieur, il en était sûr. Gavin claqua sa main à plat sur la porte.
— Allez, ouvrez. Ouvrez, espèce de salaud.
Un bref silence, puis une voix étouffée :
— Allez-vous-en !
— Je veux vous parler.
— Allez-vous-en. Je vous ai dit de partir. Je n’ai rien à vous dire.
— Vous me devez une explication, nom de Dieu ! Si vous n’ouvrez pas cette foutue porte, je vais chercher du renfort.
Menace creuse ! Mais Reynolds répondit :
— Non ! Attendez, attendez !
Il y eut un bruit de clé dans la serrure, et la porte s’ouvrit de quelques malheureux centimètres. Derrière le visage sordide qui scrutait Gavin, l’appartement était plongé dans la pénombre. Sûr, c’était bien Reynolds, mais mal rasé, misérable. Il sentait la crasse, même à travers la porte entrebâillée, et il ne portait qu’une chemise sale et un pantalon retenu par un nœud à la ceinture.
— Je ne peux rien pour vous. Partez.
— Si vous me laissiez vous expliquer…
Gavin appuya sur la porte et Reynolds, trop faible ou trop surpris, ne put la retenir. Il recula, trébucha dans l’obscurité du couloir.
— Qu’est-ce qu’il se passe ici, nom de Dieu ?
L’endroit sentait la nourriture avariée. Ça puait.
Reynolds laissa Gavin claquer la porte derrière lui avant de sortir un couteau de la poche de son pantalon crasseux.
— Je ne marche pas, dit Reynolds avec un regard diabolique, je sais ce que tu as fait. Très bien. Très malin.
— Vous parlez des meurtres ? Ce n’était pas moi.
Reynolds pointa la lame vers Gavin.
— Tu as pris combien de bains de sang ? demanda-t-il, les larmes aux yeux. Six ? Dix ?
— Je n’ai tué personne.
— … Monstre !
L’arme qu’il avait entre les mains n’était autre que le coupe-papier que Gavin lui-même avait brandi. Les doigts serrés sur la lame, Reynolds s’approcha de Gavin. Aucun doute : il avait vraiment l’intention de s’en servir. Gavin tressaillit et Reynolds sembla reprendre espoir en voyant sa peur.
— Avais-tu oublié ce que c’est d’être en chair et en os ?
Ce type avait perdu la boule !
— Écoutez… je suis simplement venu vous parler.
— Tu es venu pour me tuer. Je pourrais te trahir… ainsi, tu es venu me tuer.
— Vous savez qui je suis ? dit Gavin.
Reynolds ricana :
— Oui, tu n’es pas la petite pédale. Tu lui ressembles, mais ce n’est pas toi.
— Pour l’amour du ciel… C’est moi, Gavin… Gavin…
Les mots pour expliquer, pour empêcher le coupe-papier d’appuyer davantage, ne voulaient pas venir.
— Gavin, vous vous rappelez ? fut tout ce qu’il trouva à dire.
Reynolds hésita un instant, les yeux fixés sur le visage de Gavin.
— Tu transpires, dit-il.
L’éclat dangereux de son regard s’estompait. Gavin avait la bouche tellement sèche qu’il ne put que hocher la tête.
— Je vois que tu sues, dit Reynolds.
Il laissa glisser la pointe de la lame.
— L’autre n’a jamais transpiré, dit-il, il n’est jamais arrivé à prendre le coup, il n’a jamais pu. Vous êtes bien le jeune homme… pas lui. Le jeune homme.
Son visage s’affaissa, sa peau prit l’allure d’un sac presque entièrement vide.
— J’ai besoin d’aide, dit Gavin d’une voix cassée. Vous devez me dire ce qu’il se passe.
— Vous voulez une explication ? répondit Reynolds, venez, vous comprendrez ce que vous pourrez.
Il le mena dans la salle de séjour. Les rideaux étaient tirés, mais même dans la pénombre, Gavin vit que toutes les antiquités étaient fracassées en mille morceaux. Les fragments de poterie réduits en miettes, et ces miettes en poussière. Les bas-reliefs de pierre étaient détruits ; la dalle funéraire de Flavinius, le porte-étendard : un monceau de décombres.
— Qui a fait ça ?
— Moi, dit Reynolds.
— Pourquoi ?
Reynolds, comme engourdi, se fraya un chemin vers la fenêtre à travers les plâtras, et il jeta un coup d’œil par la fente, entre les rideaux de velours.
— Il reviendra, voyez-vous, dit-il, sans répondre à Gavin.
Celui-ci insista :
— Pourquoi avoir tout détruit ?
— C’est une maladie, répondit Reynolds. Ce besoin de vivre dans le passé.
Il se détourna de la fenêtre.
— J’ai volé la plupart de ces pièces, dit-il, sur une période de plusieurs années. On m’a fait confiance, et j’en ai abusé.
Il donna un coup de pied dans un gros morceau, il en monta un nuage de poussière.
— Flavinius a vécu, puis il est mort. Il n’y a rien de plus à dire. Il ne sert à rien ou presque rien de connaître son nom. Ça ne le fait pas revivre pour autant ; il est mort et c’est bien.
— La statue de la baignoire ?
Reynolds arrêta un instant sa respiration, son imagination revit la figure peinte.
— Vous pensiez que c’était elle, c’est ça ? Quand je suis arrivé à la porte.
— Oui. Je croyais qu’elle avait fini son travail.
— D’imitation ?
Reynolds hocha la tête.
— Autant que je comprenne sa nature, dit-il, oui, elle imite.
— Où l’avez-vous trouvée ?
— Près de Carlisle. J’étais responsable de fouilles là-bas. Nous l’avons trouvée aux thermes, cette statue, couchée en chien de fusil, près des restes d’un adulte de sexe masculin. C’était une énigme. Un mort et une statue ensemble aux bains. Ne me demandez pas ce qui m’a attiré là-dedans, je n’en sais rien. Peut-être que sa volonté s’opère sur l’esprit comme sur le corps. Toujours est-il que je l’ai volée et ramenée ici.
— Et vous l’avez nourrie.
Reynolds se raidit.
— Ne posez pas de questions.
— Je suis là pour poser des questions. Vous l’avez nourrie ?
— Oui.
— Vous aviez l’intention de me saigner, n’est-ce pas ? C’est pourquoi vous m’avez amené ici : pour me tuer, pour qu’elle se baigne…
Gavin se rappela le martèlement contre la baignoire, cette impérieuse exigence de nourriture des bébés qui tapent du poing dans leur berceau. Il avait failli se faire prendre, comme un agneau.
— Pourquoi ne m’a-t-elle pas attaqué, comme vous ? Pourquoi n’a-t-elle pas simplement jailli de son bain pour se repaître de mon sang ?
Reynolds s’essuya la bouche avec la paume de sa main.
— Elle a vu votre visage, pardi !
Bien sûr ! Elle a vu mon visage, elle l’a voulu, et comme elle ne pouvait voler le visage d’un mort, elle m’a laissé en vie. Une fois révélée, la logique de ce comportement était fascinante ; Gavin découvrit le goût de cette passion de Reynolds à dévoiler les mystères.
— L’homme des thermes. Celui que vous avez découvert…
— Eh bien ?
— Il l’a empêchée de lui faire la même chose, c’est ça ?
— C’est sans doute pourquoi son corps n’a jamais été déplacé, mais enseveli. Personne n’a compris qu’il est mort en luttant contre une créature qui lui volait sa vie.
Sapristi, le tableau était presque complet ; il ne lui restait plus qu’à expliquer la colère.
Cet homme s’était trouvé à deux doigts de le tuer pour nourrir l’effigie. La fureur de Gavin éclata. Il saisit Reynolds par la chemise, par la peau, et il le secoua. Étaient-ce ses os ou ses dents qui claquaient ?
— Elle me ressemble presque parfaitement, dit-il en fixant les yeux injectés de Reynolds. Qu’arrivera-t-il quand l’imitation sera impeccable ?
— Je ne sais pas.
— Vous allez me dire le pire. Parlez !
— Je ne peux que hasarder une conjecture, répondit Reynolds.
— Eh bien, allez-y !
— Lorsqu’elle aura parachevé son imitation physique, je pense qu elle volera la seule chose impossible à imiter : votre âme.
Reynolds n’avait plus peur de Gavin. Sa voix s’était radoucie, comme s’il parlait à un condamné à mort. Il sourit même.
— Enculé !
Gavin attira le visage de Reynolds encore plus près. Des postillons blancs constellèrent les joues du vieil homme.
— Vous vous en fichez ! Vous vous en foutez complètement, hein ?
Il cogna Reynolds sur la figure, une fois, deux fois, puis encore, et encore, jusqu’à l’essoufflement.
Le vieil homme encaissa la raclée sans dire un seul mot, tendant une joue après l’autre pour recevoir les coups, essuyant au fur et à mesure ses yeux gonflés et pleins de sang.
Finalement, les coups s’espacèrent.
Reynolds, sur les genoux, ôta des morceaux de dent sur sa langue.
— Je l’ai bien mérité, murmura-t-il.
— Comment est-ce que je l’empêche de le faire ? dit Gavin.
Reynolds secoua la tête.
— Impossible, murmura-t-il, tirant sur la main de Gavin. S’il vous plaît, dit-il en lui prenant le poing ; il l’ouvrit et embrassa les lignes de sa main.
Gavin laissa Reynolds dans ses ruines de Rome et sortit dans la rue. Son entretien avec Reynolds ne lui avait pas appris grand-chose de plus qu’il ne savait déjà. Tout ce qu’il pouvait faire maintenant, c’était de trouver cette brute belle comme lui et se montrer le plus fort. S’il échouait, il ne réussirait pas à préserver son seul atout indéniable : son merveilleux visage. Les discours sur l’âme, la nature humaine, étaient du vent pour lui. L’important, c’était son visage.
Il marchait d’un pas étrangement déterminé en traversant Kensington. Victime des circonstances pendant des années, il les voyait enfin se concrétiser. Il pouvait en extirper un sens, ou mourir en s’y essayant.
Dans son appartement, Reynolds écarta le rideau pour regarder l’image du soir couchant sur l’image de la ville.
Il ne vivrait pas la nuit entière, il ne marcherait plus dans la ville. À court de soupirs, il laissa retomber le rideau et saisit la petite épée. Il en appliqua la pointe contre sa poitrine.
— Allons, dit-il, s’adressant à son arme et à lui ; et il appuya sur la garde.
Mais la lame avait à peine pénétré de deux centimètres dans son corps, que la douleur lui donna le vertige ; il savait qu’il s’évanouirait avant la mi-parcours. Alors il se dirigea vers le mur, appuya la garde contre la paroi et se laissa empaler de tout son poids. Voilà, le tour était joué. Il n’était pas certain d’être traversé de part en part, mais d’après la quantité de sang, il ne s’était pas raté. Il essaya de pivoter pour que la lame pénètre entièrement quand il s’affaisserait, il loupa son geste et tomba sur le côté. L’impact avec le sol lui donna conscience de la présence, raide et impitoyable dans son corps, de l’épée qui le transperçait intégralement.
Il mit une bonne dizaine de minutes à mourir, pendant lesquelles, douleur mise à part, il fut heureux. Quelles qu’aient été ses erreurs au cours des cinquante-sept années de sa vie, et elles étaient légion, il lui sembla que le style de son trépas ne décevrait pas son cher Flavinius.
Vers la fin il se mit à pleuvoir, et le bruit des gouttes sur le toit lui laissa penser que Dieu ensevelissait la maison, le recouvrant à tout jamais. Et avec l’agonie, vint une formidable illusion : une main, portant une torche, sembla traverser le mur au milieu de voix, fantômes du futur, venus fouiller son histoire. Il les accueillit avec le sourire, et il était sur le point de leur demander la date, lorsqu’il se rendit compte qu’il était mort.
La créature était bien plus douée pour éviter Gavin, que l’inverse. Il se passa trois jours sans que son poursuivant aperçoive ne serait-ce qu’un reflet de sa peau ou de sa chevelure.
Mais sa présence, toute proche, sans jamais l’être trop, était indiscutable. Dans un bar, on lui disait : « Tiens, j’t’ai vu la nuit dernière à Edgware Road », alors qu’il n’avait pas mis les pieds dans les parages, ou : « Dis-moi, comment ça s’est passé avec l’Arabe ? », ou bien : « Tu ne parles plus aux copains maintenant ? »
Et ma foi, il trouva bientôt ça agréable. Son angoisse fit place à un plaisir oublié depuis l’âge de deux ans : le bien-être.
Et quelle importance si un autre faisait son boulot à sa place, évitait à la fois la police et les bien-pensants ? Quelle importance si ses amis (Quels amis ? les sangsiies ?) se faisaient découper par ce sosie hautain ? Quelle importance si on lui avait dérobé sa vie pour la dérouler dans toute sa longueur et sa largeur, à sa place ? Il pouvait dormir la nuit, tout en sachant que, pendant ce temps, on l’adulait, lui ou un portrait tellement ressemblant que c’était pareil. Il commença à voir la créature d’un autre œil : non pas comme un monstre effrayant, mais comme un outil, sa représentation publique en quelque sorte. Elle était matière, lui ombre.
Il se réveilla, rêveur.
Il était seize heures quinze, et la rumeur intense de la circulation montait de la rue. Un demi-jour dans la pièce ; un air qui, à force d’être respiré, sentait ses poumons. Il y avait plus d’une semaine qu’il avait abandonné Reynolds dans ses ruines, et depuis, il ne s’était aventuré que trois fois hors de son nouveau repaire (une chambre minuscule, une cuisine et une salle de bains). Dormir était devenu plus important que manger ou s’aérer. Son stock de drogue suffisait pour l’apaiser quand le sommeil ne venait pas, ce qui était rare, et il en était venu à aimer l’air vicié, le flot de lumière à travers la fenêtre sans rideaux, l’impression que la vie était ailleurs, dans un monde où il n’avait plus ni son rôle ni sa place.
Aujourd’hui il allait se forcer à sortir pour prendre un peu l’air, mais ne parvenait pas à rassembler assez d’enthousiasme. Plus tard, peut-être, beaucoup plus tard, quand les bars se videraient et qu’on ne le remarquerait plus ; alors il sortirait de son cocon pour voir ce qu’il y avait à voir. Pour l’instant, il avait ses rêves…
D’eau.
Il avait rêvé d’eau ; installé au bord d’une piscine à Fort Lauderdale, une piscine pleine de poissons. Et les remous aquatiques de leurs sauts et plongeons continuaient, débordaient de son sommeil. Ou bien, était-ce le contraire ? Oui, dans son sommeil, il avait entendu couler de l’eau et sa conscience endormie avait créé une illustration pour accompagner le bruit. À présent qu’il était éveillé, le son continuait.
Il venait d’à côté, de la salle de bains, l’eau ne coulait plus mais clapotait. De toute évidence quelqu’un s’était introduit chez lui pendant son sommeil, et prenait un bain. Il fit défiler la courte liste des visiteurs possibles, des rares personnes qui le savaient là. Paul, un petit nouveau qui avait dormi par terre deux nuits plus tôt ; Chink, le revendeur de came ; et une fille de l’étage en-dessous, une certaine Michèle. Qui cherchait-il à berner ? Aucun de ces trois n’aurait forcé sa serrure pour entrer. Il savait très bien qui était là. Il se jouait simplement un petit jeu où il s’amusait à procéder par élimination jusqu’à épuisement des options sauf une.
D’humeur à voir du monde, il se glissa hors de sa seconde peau de drap et de duvet. Son corps se transforma en colonne de chair de poule quand l’air froid l’enveloppa, et son érection rentra la tête. En traversant la pièce pour prendre son peignoir accroché à la porte, il aperçut son image dans le miroir : une silhouette digne d’un film d’horreur, un petit bonhomme de rien du tout, rétréci par le froid, sous l’éclairage d’un ciel pluvieux. Son reflet s’évanouit presque tant Gavin était immatériel.
Drapant autour de lui le peignoir, son seul vêtement récemment acheté, il se rendit à la salle de bains. Le bruit d’eau avait cessé. Il ouvrit la porte.
Le lino gondolé était glacé sous ses pieds ; il ne désirait rien de plus que voir son ami avant de se reglisser dans son lit. Mais il devait davantage aux lambeaux de sa curiosité ; il avait des questions à poser.
La lumière filtrant par les vitres givrées avait rapidement décliné depuis les trois minutes qu’il était réveillé ; la tombée de la nuit et l’orage se figeaient en obscurité. Devant lui, la baignoire était presque pleine à déborder, l’eau était lisse et sombre. Comme auparavant, rien ne perçait la surface. Son double reposait au fond, caché.
Combien de temps s’était écoulé depuis qu’il avait regardé dans l’eau d’une baignoire verte, dans une salle de bains verte ? Ç’aurait pu être la veille ; depuis, sa vie n’était plus qu’une longue nuit. Gavin abaissa les yeux. Il était là, en chien de fusil, comme auparavant, endormi, toujours complètement vêtu, comme s’il n’avait pas eu le temps de se déshabiller avant de se cacher. Alors qu’avant il était chauve, maintenant, une magnifique crinière lui ornait la tête, ses traits étaient bien finis. Plus aucune trace de peinture sur le visage : sa beauté plastique copiait exactement la sienne, au moindre grain de beauté près. Ses mains, parfaitement achevées, étaient croisées sur sa poitrine.
La nuit s’épaissit. Gavin n’avait rien d’autre à faire qu’à le regarder dormir, il finit par s’en lasser. Si la statue l’avait retrouvé ici, il était peu vraisemblable qu’il lui échappe, autant retourner au lit ! Dehors la pluie avait ralenti le flot des travailleurs qui rentraient chez eux à dix à l’heure, il y avait des accidents, certains mortels ; des moteurs surchauffés, des cœurs aussi. Il écouta la poursuite ; son sommeil allait et venait. Au milieu de la soirée, la soif le réveilla de nouveau ; il rêvait d’eau, il y avait le même bruit qu’avant. La créature sortait de son bain, mettait la main sur la porte, l’ouvrait.
Elle était là. La seule lumière de la chambre venait de la rue ; elle éclairait à peine le visiteur.
— Gavin, tu es réveillé ?
— Oui, répondit-il.
— Tu veux bien m’aider ? demanda la statue.
Aucune trace de menace dans sa voix, elle lui parlait comme un frère.
— Que voulez-vous ?
— Du temps pour me remettre.
— Vous remettre ?
— Allume la lumière.
Gavin alluma sa lampe de chevet et regarda la silhouette debout dans l’encadrement de la porte. Elle n’avait plus les bras croisés sur la poitrine, et Gavin découvrit que cette position avait dissimulé une affreuse blessure par balle. La chair du torse était ouverte, exposant une cage thoracique incolore. Bien sûr, la créature était exsangue, elle n’aurait jamais de sang. À cette distance, Gavin ne voyait pas non plus la moindre ressemblance de son ana-tomie intérieure avec celle d’un homme.
— Seigneur Dieu ! dit-il.
— Prétorius avait des amis, dit l’autre, en touchant du doigt le bord de sa plaie.
Ce geste rappela à Gavin l’image accrochée au mur dans la maison de sa mère : le Christ Glorieux – le Sacré Cœur flottant dans la poitrine du Sauveur –, le doigt pointé sur son atroce douleur, qui disait : « Voici le cœur qui vous a tant aimés. »
— Pourquoi n’etes-vous pas morte ?
— Parce que je ne suis pas encore vivante, répondit la statue.
Pas encore ; rappelle-t’en, songea Gavin. Elle a les signes de la mortalité.
— Vous souffrez ?
— Non, dit-elle tristement, comme si elle avait soif de connaître cette sensation. Je ne sens rien. Toutes mes apparences de vie sont esthétiques. Mais j’apprends petit à petit. (Elle sourit.) J’ai bien pris le coup pour bâiller, et péter.
Quelle idée à la fois absurde et émouvante que celle d’aspirer à péter, que cette défaillance grotesque du système digestif soit pour elle un gage précieux de la nature humaine !
— Et la blessure ?
— Elle guérit. Guérira complètement avec du temps.
Gavin ne dit rien.
— Ça t’écœure ? demanda-t-elle, dun ton plat.
— Non.
Elle le regardait de ses yeux parfaits, les yeux de Gavin.
— Que ta dit Reynolds ? demanda-t-elle.
Gavin haussa les épaules.
— Très peu de chose.
— Que je suis un monstre ? Que je pompe lame humaine ?
— Pas exactement.
— Plus ou moins.
— Oui, plus ou moins, concéda Gavin.
Elle hocha la tête.
— Il a raison, dit-elle. À sa façon, il a raison. J’ai besoin de sang, voilà ce qui me rend monstrueux. Dans ma jeunesse, il y a un mois, j’ai pris un bain de sang. À ce contact, le bois a pris l’apparence de la chair. Mais je n’en ai plus besoin maintenant, la transformation est presque achevée. Il ne me manque plus que…
Elle hésita, non pas parce qu’elle avait l’intention de mentir, pensa Gavin, mais parce qu’elle ne trouvait pas les mots nécessaires à décrire sa condition.
— Que vous manque-t-il ? insista Gavin.
Elle secoua la tête, les yeux sur le tapis.
— J’ai vécu plusieurs fois, tu sais. J’ai parfois volé des vies et je m’en suis tirée. J’ai vécu mon temps normal, puis je me suis débarrassée de mon visage pour m’en trouver un autre. Certaines fois, comme la dernière, on m’a défiée, et j’ai perdu.
— Êtes-vous une sorte de machine ?
— Non.
— Alors, quoi ?
— Je suis ce que je suis. Je ne connais personne d’autre comme moi ; pourtant, pourquoi serais-je la seule ? Peut-être qu’il en existe d’autres, beaucoup d’autres ; je n’en ai pas encore entendu parler, c’est tout. Alors, je vis, je meurs, je revis, sans rien (ce mot était prononcé avec amertume) apprendre sur moi. Tu comprends ? Tu sais ce que tu es parce que tu en vois d’autres comme toi. Si tu étais seul sur terre, que saurais-tu ? Ce que te dirait ton miroir, rien de plus. Le reste ne serait que mythe et conjecture.
Ce récit fut débité sans aucune émotion.
— Je peux m’étendre ? demanda-t-elle.
La créature s’avança vers lui, et Gavin put mieux distinguer la palpitation de sa cavité pulmonaire, les formes incohérentes, agitées, poussant comme des champignons à la place du cœur. Avec un soupir, elle s’écroula à plat ventre sur le lit, dans ses vêtements trempés, et elle ferma les yeux.
— Nous allons guérir, dit-elle. Laisse-moi du temps, c’est tout.
Gavin se rendit à la porte de l’appartement et la ferma à double tour. Puis il tira une table qu’il coinça contre la poignée. Personne n’entrerait pour attaquer la statue pendant son sommeil ; ils resteraient ensemble en lieu sûr, elle et lui, lui et lui-même. Une fois la forteresse renforcée, il alla faire du café et s’assit dans un fauteuil, à l’autre bout de la pièce, en face du lit, et regarda dormir la créature.
La pluie, forte ou faible selon les heures, battait contre les carreaux de la fenêtre. Le vent claquait des feuilles détrempées contre la vitre et elles y restaient collées comme des mites curieuses ; parfois il y portait les yeux, las de se regarder, mais avant longtemps il voulait de nouveau s’admirer, et il se remettait à contempler la beauté décontractée de son bras déplié, la lumière jouant sur son poignet, ses cils. Vers minuit, il s’endormit dans son fauteuil, une ambulance gémissait dans la rue dehors, et la pluie reprenait de plus belle.
Le fauteuil n’était pas confortable, à tout instant il émergeait du sommeil, ses yeux s’ouvraient à peine. La créature était levée, tantôt debout à la fenêtre, ou devant le miroir, ou dans la cuisine. De l’eau coulait ; il rêva d’eau. La créature se déshabilla ; il rêva d’amour. Elle vint près de lui, la poitrine intacte, et il fut rassuré par sa présence ; il rêva, l’espace d’un instant, qu’on l’emportait de la rue pour lui faire passer la fenêtre du paradis. Elle s’habilla avec des vêtements à lui ; il murmura son consentement à ce vol durant son sommeil. Elle sifflait ; et le jour menaça par la fenêtre, mais il était encore trop engourdi de sommeil pour bouger, et très heureux que ce jeune homme qui sifflait, vêtu de ses habits, vive sa vie pour lui.
À la fin, elle se pencha au-dessus du fauteuil et lui posa sur la joue un baiser fraternel, et elle sortit. Il entendit la porte se refermer derrière elle.
Ensuite, il passa des jours entiers, il ne savait plus combien, à rester dans sa chambre, sans rien faire d’autre que boire de l’eau. Sa soif était devenue inaltérable. Boire, dormir, boire, dormir, lunes jumelles.
Au début, son lit était mouillé à l’endroit où s’était allongée la créature, et il n’avait pas voulu changer les draps. Au contraire, il aimait cette literie humide que son corps assécha trop vite. Il se trempa alors dans l’eau du bain de la statue et retourna se coucher tout dégoulinant, la peau mordue par le froid, dans l’odeur ambiante de moisi. Plus tard, tandis qu’il reposait sur le lit, trop indifférent pour bouger, il laissa libre cours à sa vessie, et ce liquide se refroidit à son tour, avant d’être asséché par la chaleur de moins en moins grande de son corps.
Mais quelle qu’en soit la raison, malgré le froid glacial de la chambre, malgré sa nudité et sa faim, il ne mourait pas.
Il se leva au milieu de la nuit du sixième ou septième jour, et s’assit sur le bord du lit pour trouver la faille dans sa résolution. Lorsqu’il s’aperçut qu’il ne trouverait pas la solution, il se mit à se traîner dans la pièce tout comme la statue une semaine plus tôt, il alla examiner le changement pitoyable de son corps devant le miroir, regarder tomber les flocons de neige qui fondaient sur l’appui de fenêtre.
Finalement, il tomba par hasard sur une photo de ses parents que, dans son souvenir, la créature avait regardée. Ou bien l’avait-il rêvé ? Il ne le pensait pas ; il la revoyait distinctement prendre la photo pour l’examiner.
Le voilà, bien sûr, l’obstacle à son suicide : la photo ! Il avait des devoirs à rendre. Tant qu’il ne s’en était pas acquitté, comment pouvait-il espérer mourir ?
En T-shirt et pantalon, sous la neige fondue, il se rendit au cimetière à pied. Les remarques des mémères et des enfants, il ne les entendait pas. Qui d’autre que lui cela regardait-il s’il trouvait la mort en se baladant nu-pieds ? La pluie tombait par intermittence, s’épaississait parfois, sans toutefois réussir son ambition de devenir neige.
Il y avait une messe à l’église devant laquelle était garée une file de voitures aux couleurs cendreuses. Il se glissa le long du bâtiment et entra dans le cimetière. Il bénéficiait d’un beau panorama, bien gâché aujourd’hui par un voile gris de neige fondue, mais Gavin voyait les trains, les tours de H.L.M. et les rangées infinies des toits. Il avança tranquillement parmi les tombes, sans savoir précisément où était celle de son père. Cela faisait seize ans qu’il était mort ; et le jour n’avait rien de très mémorable. Personne n’avait rien dit de lumineux sur la mort en général, ni celle de son père en particulier ; même pas une ou deux gaffes sociales pour marquer la journée : aucune de ses tantes ne lâcha de vent intempestif pendant le lunch, aucune de ses cousines ne l’attira à part pour lui montrer des choses.
Il se demanda si les autres membres de la famille venaient jamais là ; si même ils étaient encore au pays. Sa sœur avait toujours menacé de partir ; d’aller en Nouvelle-Zélande, de recommencer à zéro. Sa mère était probablement en train d’user son quatrième mari, pauvre bougre, mais c’était peut-être elle la personne à plaindre, elle dont le bavardage incessant cachait à peine la panique.
Voilà la pierre. Ah oui ! il y avait des fleurs fraîches dans la vasque de marbre reposant sur les éclats de marbre vert. Le pauvre vieux n’était pas resté là à jouir de la vue sans qu’on le remarque. De toute évidence, quelqu’un, sa sœur sans doute, était venu chercher un peu de réconfort auprès du père. Gavin passa le doigt sur le nom, la date, la formule banale. Rien d’exceptionnel, ce qui était normal, car sa vie n’avait rien eu d’exceptionnel.
Alors qu’il examinait la pierre tombale, des paroles surgirent, comme si le père s’était assis au bord de la tombe, balançant les pieds dans le vide, passant la main sur son crâne luisant, feignant, comme toujours, de s’intéresser à lui.
— Alors, que penses-tu ?
Le père n’était pas impressionné.
— Je ne suis pas grand-chose, hein ? avoua Gavin.
— Tu l’as dit, mon fils.
— Bon, j’ai toujours fait attention, comme tu me l’as dit. Aucun de ces salauds ne viendra me chercher.
— Bougrement heureux de l’apprendre.
— Je ne serais pas tellement dur à trouver, pas vrai ?
Le père se moucha, essuya trois fois son nez. Une fois de gauche à droite, puis encore de gauche à droite, et enfin de droite à gauche. Ça ne loupait jamais. Puis il s’éloigna.
— Vieux saligaud.
Un train miniature lâcha un long sifflement en passant et Gavin leva les yeux. Voilà qu’il se vit lui-même, debout, absolument immobile à quelques mètres de là. Il portait les mêmes vêtements que ceux qu’il avait enfilés une semaine plus tôt pour quitter l’appartement. Ils étaient froissés et formaient des poches à force d’être portés. Mais sa peau ! Oh, sa peau était plus radieuse que la sienne ne l’avait jamais été. Elle brillait presque dans la bruine, et les larmes qui coulaient sur les joues de son double rendaient ses traits encore plus exquis.
— Qu est-ce qui ne va pas ? demanda Gavin.
— Ça me fait toujours pleurer de venir ici.
Il enjamba les tombes et s’approcha, ses pieds faisaient crisser le gravier, et aucun bruit sur le gazon. C’était tellement réel.
— Alors, vous êtes déjà venu ici ?
— Oh ! oui. Souvent, pendant des années…
Pendant des années ? Qu’est-ce que ça voulait dire, pendant des années ? Avait-il pleuré ici les gens qu’il avait tués ?
— Je viens rendre visite au père. Deux, ou peut-être trois fois par an, dit-il comme s’il répondait à sa question.
— Ce n’est pas votre père, dit Gavin, presque amusé par son hallucination. C’est le mien.
— Je ne vois aucune larme sur ton visage, dit l’autre.
— Je ressens…
— C’est faux, lui dit son visage. Tu ne ressens rien du tout, sois franc.
C’était la vérité.
— Tandis que moi… (les larmes reprirent de plus belle, son nez coulait), il me manquera jusqu’à ma mort.
C’était sûrement de la comédie, mais dans ce cas, pourquoi avait-il tant de chagrin dans le regard ; et pourquoi ses pleurs lui déformaient-ils les traits ? Gavin s’était rarement adonné aux larmes ; elles lui avaient toujours donné l’impression d’être faible et ridicule. Mais cet être était fier de ses larmes, il s’en glorifiait. Elles étaient son triomphe.
Et même alors, sachant que l’autre l’avait surpassé, Gavin ne trouva rien d’approchant au chagrin en lui.
— Allez-y, dit-il, chialez ! Vous pouvez y aller !
La créature écoutait à peine.
— Pourquoi est-ce si pénible ? demanda-t-elle au bout d’un moment de silence. Pourquoi les pertes me rendent-elles humaine ?
Gavin haussa les épaules. Que savait-il de l’art d’être humain ? Et qu’est-ce que ça pouvait bien lui faire ? La créature s’essuya le nez d’un revers de manche, renifla et essaya de sourire malgré sa tristesse.
— Je suis désolée, dit-elle, je suis ridicule. Je t’en prie, pardonne-moi.
Elle inspira profondément, essayant de se remettre.
— Ce n’est rien, dit Gavin.
Cet étalage de sentiments le gênait, et il était content de partir.
— Vos fleurs ? demanda-t-il en s’en allant de la tombe.
Elle hocha la tête.
— Il avait horreur des fleurs.
La créature tressaillit.
— Ah bon ?
— Enfin, qu’est-ce qu’il en sait ?
Il ne regardait même plus l’effigie ; il se détourna simplement et se mit à remonter le sentier longeant l’église. Au bout de quelques mètres, la statue lui cria :
— Tu peux me recommander un dentiste ?
Gavin sourit et continua d’avancer.
C’était presque l’heure de pointe. Le périphérique qui passait près de l’église était déjà très chargé, la circulation rapide, c’était vendredi peut-être, les gens pressés s’évadaient tôt chez eux. Les phares brillants perçaient le demi-jour, les klaxons hurlaient.
Gavin s’avança dans le flot sans regarder ni à droite ni à gauche, sans tenir compte ni des crissements de freins, ni des injures, et il se mit à marcher au milieu de la circulation comme s’il se promenait en plein champ.
L’aile d’une voiture rapide lui rasa la jambe, une autre faillit le renverser. Leur soif d’arriver quelque part, dans un endroit qu’ils n’auraient de cesse de quitter, était comique. Qu’ils enragent après lui, qu’ils le haïssent, qu’ils entrevoient son visage dénué de traits et rentrent chez eux hantés. Si les circonstances étaient bonnes, l’un d’eux serait peut-être pris de panique, déraperait, l’écraserait. Qu’importe. Désormais il appartenait au hasard, dont il serait sûrement le porte-étendard.