L’enfant de celluloïd

1. Bande-annonce

Barberio se sentait bien, malgré la balle. Sûr, ça lui faisait mal quand il inspirait trop fort, et sa blessure à la cuisse n’était pas très jolie à voir, mais ce netait pas la première fois qu’on le flanquait au trou et qu’il s’en sortait avec le sourire. Au moins il était libre ; c’était le principal. Il se jura que personne, absolument personne ne l’enfermerait jamais plus ; plutôt mourir que de retourner en prison. Si la chance l’abandonnait, s’il se faisait coincer, il s’enfoncerait le canon du revolver dans la bouche et se ferait sauter la cervelle. Pas question de se laisser traîner vivant dans la cellule.

La vie est trop longue sous les verrous quand on compte les secondes. Il lui avait suffi de deux mois pour apprendre cette leçon. La vie est longue, monotone, débilitante, et si on n’y prend garde, on se met bientôt à penser : plutôt mourir que de continuer à vivre dans ce trou de merde où on vous a collé ! Mieux vaut se pendre avec sa ceinture au milieu de la nuit plutôt que d’affronter l’ennui d’une nouvelle journée de vingt-quatre heures, quatre-vingt-six mille quatre cents secondes au total.

Alors il risqua le tout pour le tout.

D’abord il s’acheta un revolver au marché noir de la prison, ce qui lui coûta toutes ses économies en plus d’une poignée de reconnaissances de dette qu il lui faudrait honorer une fois sorti, s’il voulait rester en vie. Il ne lui restait plus qu’à faire le mur. Le dieu des malfrats et des braqueurs, quel que soit son nom, devait veiller sur lui cette nuit-là ; en effet il franchit l’enceinte et détala sans même l’ombre d’un chien pour lui renifler les talons.

Et les flics ? Eh bien, ils merdaient à qui mieux mieux depuis le dimanche, le cherchant là où il n’avait jamais mis les pieds, arrêtant son frère et sa belle-sœur, soupçonnés de l’abriter chez eux alors qu’ils n’étaient même pas au courant de son évasion, publiant un avis de recherche qui le décrivait tel qu’il était avant d’entrer en prison : avec dix kilos de plus. Tout cela il l’avait appris de Géraldine, une donzelle qu’il avait courtisée au bon vieux temps, qui lui avait pansé la jambe et donné une bouteille de Southern Comfort, maintenant presque vide dans sa poche. Il avait accepté la gnôle et la sympathie, et il avait continué sa route, comptant sur l’idiotie légendaire des forces de l’ordre et sur le dieu qui l’avait déjà mené si loin.

Il l’appelait Sing Sing, ce dieu. Il le voyait très gras, avec un sourire qui lui fendait la tronche d’une oreille à l’autre, un salami de premier choix dans une main et une tasse de café noir dans l’autre. Dans l’esprit de Barberio, Sing Sing sentait comme la bonne bouffe de chez sa mère, du temps où elle n’avait pas encore perdu la boule et qu’il faisait sa fierté et sa joie.

Malheureusement, Sing Sing regardait ailleurs quand le seul flic à l’œil de faucon de toute la ville surprit Barberio en train de pisser dans une ruelle obscure, et le reconnut d’après le fameux avis de recherche inexact. Un jeune flic, guère plus de vingt-cinq ans, en quête de gloire. Trop bête pour comprendre la leçon du coup de semonce de Barberio. Au lieu de se mettre à l’abri et de laisser Barberio prendre le large, il avait forcé le destin en lui descendant droit dessus dans la ruelle.

Barberio n’avait pas le choix. Il tira.

Le flic tira à son tour. Sing Sing dut alors se manifester : le flic rata son but, sa balle, qui aurait dû trouver le cœur de Barberio, se logea dans sa jambe ; et en retour, le tir de Barberio aboutit droit dans le nez du flic. Œil de faucon s’effondra comme s’il venait juste de se rappeler un rendez-vous avec le sol, et Barberio mit les voiles en jurant, dégoulinant de sang et la peur au ventre. Il n’avait encore jamais tué personne, et voilà qu’il commençait par un flic. Fameux début !

Sing Sing ne l’abandonna pourtant pas. La balle logée dans sa jambe le fit souffrir, mais les soins prodigués par Géraldine avaient arrêté le saignement, l’alcool avait fait des miracles contre la douleur, et voilà qu’une demi-journée plus tard, fatigué mais vivant, il avait plus ou moins traversé à cloche-pied une ville tellement bondée de flics vindicatifs qu’on aurait dit un défilé de psychopathes au Bal de la Police. Maintenant, tout ce qu’il demandait à son protecteur, c’était de trouver un endroit où se reposer un moment. Oh, pas longtemps, juste assez pour reprendre son souffle et organiser ses prochaines manœuvres. Dormir une heure ou deux ne lui ferait pas non plus de mal.

En fait, il avait mal à l'estomac, cette douleur profonde le rongeait de plus en plus souvent ces derniers temps. Il trouverait sans doute un téléphone après s’être reposé un peu, il appellerait de nouveau Géraldine, lui demanderait de persuader un docteur de le voir. Il avait prévu de sortir de la ville avant minuit, mais cela ne semblait plus tellement possible. Malgré le danger, il lui faudrait rester la nuit dans le coin, et peut-être aussi une bonne partie du lendemain ; il irait se perdre dans la nature après avoir récupéré un peu ses forces et quand on lui aurait retiré la balle de la jambe.

Nom d’un chien, la douleur lui tordait l’estomac. D’après lui, c’était un ulcère, provoqué par la tambouille dégueulasse qu’on appelait « repas » à la prison. Des tas de types avaient des problèmes gastriques et intestinaux là-bas. Il irait mieux après un régime de pizzas et de bière pendant quelques jours, il en était certain.

Le terme « cancer » ne faisait pas partie du vocabulaire de Barberio. Il ne pensait jamais aux maladies incurables, surtout dans son cas. C’eût été comme si un bœuf s’était préoccupé d’un sabot incarné en allant à l’abattoir. Un homme de son métier, entouré d’outils mortels, n’envisage pas de périr d’une tumeur maligne au ventre. Pourtant, il s’agissait bien de ce mal.

Derrière le cinéma Palace il y avait eu un restaurant, mais trois ans plus tôt un incendie l’avait ravagé et on n’avait jamais déblayé le terrain.

Reconstruire ne représentait pas un bon investissement et personne ne montra beaucoup d’intérêt pour l’emplacement. Le quartier avait autrefois été florissant, mais c’était dans les années soixante et au début des années soixante-dix. Pendant dix années de succès, restaurants, bars, cinémas avaient prospéré. Puis était arrivée l’inévitable crise. De moins en moins de jeunes étaient venus dépenser leur argent par là : il y avait de nouvelles boîtes à fréquenter, de nouveaux lieux où se montrer. Les bars avaient fermé, puis les restaurants. Seul le Palace était resté, témoin d’une époque plus innocente dans un quartier chaque année plus minable et dangereux.

La forêt de liserons et de planches calcinées qui engorgeaient le terrain vague convint parfaitement à Barberio. Sa jambe lui en faisait baver, il trébuchait de fatigue, et sa douleur au ventre empirait. Il avait besoin d’un coin où reposer sa tête fiévreuse, et vite. Finir le Southern Comfort, et penser à Géraldine.

Il était une heure et demie du matin ; le terrain servait de repaire aux chats en chaleur. Surpris, ils s’enfuirent à travers les hautes herbes quand il écarta quelques-unes des planches de la palissade pour se glisser parmi les ombres. L’endroit puait la pisse, de chat et d’homme, les ordures, le feu éteint, mais il offrait un asile.

Cherchant le support du mur du fond du cinéma, Barberio prit appui sur son avant-bras et vomit un plein estomac de Southern Comfort et d’acide. Le long du mur, un peu plus loin, des gosses avaient construit une cabane avec des poutres, des planches noircies et de la tôle ondulée. Idéal, pensa-t-il, un asile dans l’asile. Sing Sing lui souriait, de toutes ses dents. Avec de petits gémissements (son estomac le torturait cette nuit), il longea le mur en titubant jusqu’à la cabane et se glissa dans l’ouverture.

Quelqu’un d’autre y avait dormi : il sentit une couche humide sous sa main en s’asseyant, et une bouteille cogna une brique quelque part sur sa gauche. De tout près montait une odeur à laquelle il valait mieux ne pas penser : comme un reflux d’égout. À tout prendre l’endroit était sordide, mais plus sûr que la rue. Il s’assit le dos contre le mur du Palace et il exhala ses craintes dans un long et lent soupir.

À moins d’un pâté de maisons, un demi peut-être, monta le vagissement d’une voiture de police, et son sentiment tout neuf de sécurité sombra sans laisser de trace. Les flics se rapprochaient pour la mise à mort, il le savait. Tout du long ils l’avaient fait marcher, lui avaient laissé penser qu’il les avait eus, tout en le cernant comme des requins, lisses et silencieux, jusqu’à ce qu’il soit trop crevé pour opposer la moindre résistance. Bon Dieu, il avait tué un flic, qu’est-ce qu’ils ne lui feraient pas, eux, une fois qu’ils le tiendraient ? Ils allaient le crucifier.

Alors Sing Sing, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Enlève ton masque de surprise et tire-moi de ce guêpier.

Pendant un temps, rien. Puis il imagina le sourire du dieu et, comme par hasard, Barberio sentit la pression des gonds dans son dos.

Merde ! Une porte. Elle s’appuyait à une porte.

Grognant de douleur, il se retourna et parcourut des doigts cette issue de secours dans son dos. Au toucher, c’était un petit panneau de ventilation d’un mètre carré au plus. Peut-être conduisait-il à un passage souterrain ou dans une cuisine – et alors ? Il serait plus en sécurité dedans que dehors ; tout nouveau-né apprenait ça à coups de gifles.

La sirène vagissait toujours, Barberio en avait la chair de poule. Quel bruit horrible ! Son cœur en battait plus vite.

Ses gros doigts farfouillèrent aux abords du panneau pour trouver une serrure ou un truc du genre, et merde, c’est sûr qu’il y avait un cadenas, piqué de rouille comme le reste du métal.

Allons, Sing Sing, pria-t-il, je te demande encore un petit effort, c’est tout : fais-moi entrer, et je te jure ma fidélité éternelle.

Il tira sur le cadenas, mais nom de Dieu, il ne cédait pas facilement. Ou bien l’engin était plus solide qu’il n’y paraissait ou bien c’est lui qui était plus faible. Peut-être un peu des deux.

La voiture se rapprochait de seconde en seconde. Le vagissement de la sirène noyait le bruit de sa respiration pantelante.

Il sortit son arme, le tueur de flic, il la tira de la poche de sa veste et l’utilisa en guise de pied-de-biche. Il ne faisait pas tellement levier, le canon étant trop court, mais quelques efforts assortis de jurons produisirent un résultat. Le cadenas céda, une pluie d’écailles rouillées lui cribla le visage. Il parvint à peine à étouffer son cri de triomphe.

Ouvrir le panneau, passer de ce monde de misère dans les ténèbres.

Il glissa les doigts dans les trous de la grille et tira. La douleur, un flot de douleur lui descendit de l’estomac aux tripes, puis dans la jambe, et lui fit tourner la tête. Ouvre-toi, nom de Dieu, dit-il a la grille, ouvre-toi, sésame !

La porte céda.

Elle s’ouvrit brusquement, et il retomba en arrière sur la paillasse détrempée. Quelques secondes et il fut de nouveau debout, scrutant cette obscurité dans l’obscurité qu’était l’intérieur du cinéma Palace.

Elle peut venir, la voiture des flics, pensa-t-il, optimiste, j’ai ma planque pour me garder au chaud. Et c’est vrai qu’il faisait chaud ; presque trop en fait. On aurait dit que l’air provenant du trou avait mariné là-dedans un bon bout de temps.

Il avait attrapé une crampe à la jambe, qui lui fit un mal de chien quand il se traîna par l’ouverture dans l’obscurité d’encre du trou. À cet instant précis, tout près, la sirène tourna un coin de rue, et le vagissement s’arrêta. N’entendait-il pas la course d’un représentant de l’ordre sur le trottoir ?

Il se retourna maladroitement dans le noir absolu, sa jambe lui semblait un poids mort, son pied gros comme une pastèque, et il remit le panneau en place derrière lui. Il éprouva la même satisfaction que s’il avait laissé l’ennemi planté de l’autre côté des douves après avoir relevé le pont-levis ; l’éventualité que les flics puissent ouvrir le passage tout aussi facilement que lui pour le suivre semblait sans importance. Il avait la certitude puérile que personne ne le trouverait là. Tant qu’il ne voyait pas ses poursuivants, ceux-ci ne pouvaient le voir.

Si vraiment la police avait investi le terrain à sa poursuite, il n’avait rien entendu. Il s’était peut-être trompé, elle traquait peut-être une autre crapule dans la rue, pas lui. Bon, d’accord, si on veut. Il s’était trouvé une bonne petite planque pour se reposer un moment, ça c’était bien, c’était super.

C’est drôle, l’air là-dedans n’était pas si moche après tout. Ce n’était pas d’une atmosphère stagnante de passage souterrain ou de grenier, l’air de cette planque était vivant. Ce n’était pas de l’air frais non, loin de là, il sentait sans aucun doute le renfermé, pourtant il bourdonnait. Il lui chantait presque aux oreilles, il lui agaçait la peau comme une douche froide, il lui remontait dans les narines et lui mettait d’étranges idées en tête. Barberio avait l’impression de planer ; c’était aussi agréable. Sa jambe ne lui faisait plus mal, ou alors les images qui lui assaillaient l’esprit l’en distrayaient trop. Il s’emplissait d’images, jusqu’à en déborder : danseuses, couples qui s’embrassaient, adieux dans des gares, vieilles maisons obscures, comédiens, cow-boys, aventures sous-marines – scènes qu’il ne vivrait jamais, même en un million d’années, mais qui l’émouvaient comme des expériences réelles, vraies, incontestables. Il avait envie de pleurer aux scènes d’adieux, mais il voulait rire des comédiens, reluquer les filles, encourager les cow-boys à grands cris.

Mais enfin, où était-il tombé ? Il scruta l’envers des images enchanteresses à deux doigts de lui coller à la rétine. Il se trouvait dans une espèce de couloir très haut, large de un mètre vingt au plus, éclairé par une lumière vacillante perçant au hasard des défauts de la cloison intérieure. Barberio n’avait pas les idées assez claires pour reconnaître l’origine de cette lumière, et ses oreilles bourdonnantes ne pouvaient donner un sens aux dialogues venant de l’écran derrière la cloison. Il s’agissait du Satyricon, le second des deux films de Fellini que le Palace proposait à sa dernière séance du samedi.

Barberio n’avait jamais vu ce film, il n’avait même jamais entendu parler de Fellini. Il aurait été dégoûté (un film de pédés, des conneries italiennes). Il préférait les aventures sous-marines, les films de guerre. Oh, et les danseuses. N’importe quel film avec des danseuses.

C’est drôle, il était seul dans sa planque, et pourtant il avait le sentiment bizarre qu’on le regardait. Par le kaléidoscope de Busby Berkeley qui déroulait son programme à l’intérieur de son crâne, il sentait des regards, des milliers de regards l’observer. La sensation n’était pas désagréable au point de lui donner envie de boire pour oublier, mais on restait planté là, à l’observer, comme s’il méritait cette attention, certains se moquaient parfois de lui, ou bien pleuraient, mais en général on le dévisageait bêtement d’un regard avide.

La vérité, c’est qu’il n’y pouvait plus grand-chose maintenant. Ses membres étaient morts ; il ne sentait plus ses mains ni ses pieds. Il ne savait pas, sans doute était-ce préférable, que sa plaie s’était ouverte pendant le trajet et qu’il se vidait de son sang.

À deux heures cinquante-cinq du matin, lorsque arriva la fin ambiguë du Satyricon de Fellini, Barberio expira dans l’espace compris entre l’écran et le mur du fond du cinéma.

Le Palace avait autrefois servi de lieu de culte, et si en mourant, il avait levé les yeux, il aurait aperçu la fresque absurde de l’armée des anges toujours visible sous la crasse, et il aurait pu concevoir son assomption. Mais il était mort en regardant les danseuses, ce qui lui convenait tout à fait.

On avait élevé la paroi qui laissait filtrer la lumière derrière l’écran, comme cloison de fortune pour recouvrir la fresque divine. On avait cru plus respectueux de faire ainsi plutôt que de badigeonner définitivement les anges, et de plus, celui qui avait commandé les travaux croyait plus ou moins que le succès du cinéma retomberait tôt ou tard. Dans ce cas, il démolirait purement et simplement la paroi, et reprendrait la gestion du culte de Dieu plutôt que de Garbo.

Cela ne se produisit jamais. Le succès, bien que fragile, ne se démentit pas, et l’on continua à passer des films. Thomas l’Incrédule (il s’appelait Harry Cleveland) mourut, et on oublia complètement le « couloir ». Personne n’en connaissait plus l’existence. Barberio aurait pu fouiller la ville de fond en comble, il n’aurait jamais trouvé d’endroit plus secret pour mourir.

Cependant, le couloir, son air même avaient mené leur vie propre pendant cinquante ans. Tel un réservoir, ce lieu avait reçu le regard électrique de milliers d’yeux, des dizaines de milliers. Pendant un demi-siècle, les spectateurs s’étaient projetés sur l’écran du Palace, ils avaient plaqué leurs sympathies et leurs passions sur des illusions éphémères, la force de leurs émotions avait augmenté comme le degré d’un cognac oublié, dans ce passage secret. Tôt ou tard, cette force devait se libérer. Il ne lui manquait qu’un catalyseur.

Jusqu’à l’arrivée de Barberio et de son cancer.