Les boucs émissaires

Ce n’est pas sur une vraie île que nous avait portés le courant, mais sur un tertre rocheux sans vie. Il serait flatteur de qualifier d’île une telle bosse de merde empilée ! Les îles sont des oasis marines couvertes de verdure luxuriante. Cet endroit est abandonné : aucun phoque dans les eaux alentour, aucun oiseau dans le ciel au-dessus. Je ne vois aucune utilité à un lieu pareil, sauf à pouvoir dire : j’ai vu le cœur du néant, et j’ai survécu.

— Elle n’est sur aucune des cartes, dit Ray, absorbé par celle des Inner Hebrides, l’ongle sur l’endroit où nous devions nous trouver d’après ses calculs.

C’était, comme il l’avait dit, un espace vide sur la carte, de l’eau bleu pâle sans la moindre tache signalant l’existence de ce rocher. Les phoques et les oiseaux n’étaient pas les seuls à s’en être désintéressés, les cartographes aussi. Il y avait une ou deux flèches à proximité du doigt de Ray, indiquant les courants qui auraient dû nous porter vers le nord, minuscules fléchettes rouges sur un océan de papier. Le reste, comme l’univers extérieur, était désert.

Jonathan jubila, bien sûr, après avoir découvert que 1 endroit ne se trouvait nulle part sur la carte ; il parut instantanément libéré dun poids. On ne pouvait plus l’accuser de nous avoir fait échouer ici, c’était la faute du cartographe : il n’allait pas endosser la responsabilité de notre rencontre avec cette plage puisque le tertre n’était même pas indiqué sur les cartes. L’air contrit qu’il arborait depuis notre arrivée imprévue fit place à une expression d’autosatisfaction.

— On ne peut pas éviter un endroit qui n’existe pas, pas vrai ? croassa-t-il. Enfin, pas vrai ?

— Tu aurais pu te servir des yeux que Dieu t’a donnés, lui répliqua Ray ; mais Jonathan n’allait pas se laisser intimider par une critique pleine de bon sens.

— Ç’a été si brusque, Raymond, dit-il. Enfin, dans cette brume je n’avais aucune chance de rien voir. Elle nous a sauté dessus avant même que je m’en aperçoive.

Ç’avait été soudain, pas de doute là-dessus. J’étais à la cuisine, dans le carré, en train de préparer le petit déjeuner, tâche qui m’incombait puisque ni Angela ni Jonathan ne montraient d’enthousiasme pour cela, lorsque la coque de Y Emmanuelle avait raclé des cailloux, avant de continuer en vibrant sur sa lancée, pour s’arrêter sur les galets de la grève. Il y avait eu un moment de silence, puis les cris avaient commencé. Je sortis de la cabine pour trouver Jonathan debout sur le pont, un sourire penaud aux lèvres, agitant les bras comme un sémaphore en signe d’innocence.

— Avant que tu poses la question, dit-il, je ne sais pas comment c’est arrivé. On suivait la côte tout simplement…

— Oh, sacré foutu nom de Dieu !

Ray grimpait de la cabine, tout en enfilant son jean, la mine encore plus défaite après une nuit avec Angela. J’avais eu le privilège discutable d’entendre ses orgasmes toute la nuit ; elle était sans aucun doute très exigeante. Jonathan recommença sa plaidoirie depuis le début :

— Avant que tu poses la question…

Mais Ray le fit taire par quelques insultes bien choisies. Je me retirai dans les confins de la cuisine pendant que la dispute faisait rage sur le pont. Ça ne me donnait pas une mince satisfaction d’entendre Jonathan se faire insulter comme du poisson pourri ; j’espérais même que Ray perdrait assez de son calme pour lui ensanglanter son beau nez de Juif.

La cuisine était une poubelle. Le déjeuner que j’avais préparé était répandu par terre et je laissai tout en l’état, les jaunes d’œufs, le bacon et les toasts se figer dans des mares de graisse renversée. C’était la faute de Jonathan ; il n’aurait qu’à nettoyer. Je me servis un verre de jus de pamplemousse, et attendis la fin des récriminations avant de remonter.

L’aube était passée depuis près de deux heures et la brume qui avait enveloppé l’île et empêché Jonathan de la voir cachait toujours le soleil. Si ce jour devait un tant soit peu ressembler à la semaine que nous venions de passer, à midi le pont serait trop chaud pour y poser le pied, mais à présent, sous cette brume encore épaisse, je grelottais, vêtue du seul bas de mon bikini. Ce que Ion portait pour naviguer autour des îles n’avait guère d’importance. Il n’y avait personne pour vous voir. J’avais le bronzage intégral le plus parfait de toute ma vie. Mais ce matin, le froid me fit redescendre prendre un pull. Il n’y avait pas de vent ; le froid montait de la mer. Il fait encore nuit, là-bas, pensai-je, à quelques mètres de l’île, une nuit infinie.

J’enfilai un pull et retournai sur le pont. Ray avait sorti les cartes et se penchait dessus. Son dos nu pelait après un coup de soleil, et je voyais la tonsure qu’il essayait de cacher sous ses boucles jaunâtres. Jonathan contemplait la plage en se frottant le nez.

— Seigneur, quel endroit ! dis-je.

Il me jeta un coup d’œil, essaya un de ses sourires. Il avait l’illusion, ce pauvre Jonathan, que le charme de son visage pouvait convaincre une tortue à sortir de sa carapace, et rendons-lui justice, bien des femmes fondaient s’il leur adressait ne serait-ce qu’un regard ! Je n’en étais pas, et cela l’irritait. J’avais toujours considéré que ses jolis traits de Juif étaient trop doux pour être beaux. Mon indifférence était pour lui une provocation.

Une voix, mal réveillée, monta de la cabine. La Madone de la Couchette avait enfin ouvert l’œil, pour faire son entrée, en retard, et émerger en couvrant chastement sa nudité dans une serviette de bain. Son visage était bouffi par un excès de vin rouge, et ses cheveux avaient besoin d’un bon coup de peigne. Pourtant, elle rayonnait, les yeux grands ouverts, telle une Shirley Temple à gros nichons.

— Que se passe-t-il, Ray ? Où sommes-nous ?

Ray ne leva pas le nez de ses calculs, ce qui lui valut un froncement de sourcils réprobateur.

— On a un foutu navigateur, rien que ça ! dit-il.

— Je ne sais même pas ce qui est arrivé, protesta Jonathan, espérant visiblement une marque de sympathie de la part d’Angela.

Espoir vain.

— Mais, où sommes-nous ? demanda-t-elle de nouveau.

— Bonjour, Angela, dis-je ; mais elle ne tint pas davantage compte de moi.

— C’est une île ? dit-elle.

— Bien sûr que c’est une île ; mais je ne sais pas encore laquelle, répondit Ray.

— C’est peut-être Barra, suggéra-t-elle.

Ray fit une grimace.

— Nous en sommes loin, de Barra ! dit-il. Si tu me laisses revenir sur nos pas…

Revenir sur nos pas, sur l’eau ? Voilà son complexe christique qui ressort ! pensai-je en regardant la plage. Il était impossible de deviner l’étendue de ce lieu, le brouillard effaçait le paysage au-delà d’une centaine de mètres. Il y avait peut-être des habitations humaines derrière ce mur de grisaille.

Ray, ayant localisé sur la carte l’espace blanc où nous étions censés être échoués, descendit sur la plage et jeta un coup d’œil critique à l’étrave. J’allai le rejoindre, pour me débarrasser d’Angela plus qu’autre chose. Les galets ronds de la plage étaient froids et glissants sous la plante de mes pieds nus. Ray passa la main à plat sur le flanc de Emmanuelle, presque comme une caresse, puis il s’accroupit pour regarder les dégâts à l’avant.

— Je ne crois pas qu’on soit troués, dit-il, mais je ne peux pas en être sûr.

— La marée va nous remettre à flot, dit Jonathan qui posait, mains sur les hanches, à l’avant. Faut pas s’en faire (et il me fit un clin d’œil), faut vraiment pas s’en faire.

— Sûr qu’elle va nous remettre à flot, merde ! rétorqua Ray. Regarde toi-même, imbécile !

— Eh bien, on ira chercher de l’aide pour nous pousser !

La confiance de Jonathan était indemne.

— Et tu pourras aller chercher du monde, couillon ?

— Bien sûr, pourquoi pas ? Dans environ une heure le brouillard sera levé et j’irai chercher de l’aide.

Il s’éloigna en trottinant.

— Je vais faire du café, proposa Angela.

La connaissant, ça prendrait une heure. J’avais le temps de faire une petite balade.

Je commençai à marcher le long de la plage.

— Ne t’éloigne pas trop, chérie, cria Ray.

— Non.

Chérie, avait-il dit. Mot facile, qui ne signifiait rien.

Le soleil était déjà plus chaud, et en marchant j’enlevai mon pull. Mes seins nus étaient bruns comme des noisettes et, pensai-je, à peine aussi gros ! Bon, on ne peut pas tout avoir. Au moins j’avais deux neurones à frotter l’un contre l’autre dans ma tête, ce qui ne semblait pas vraiment le cas d’Angela ; elle avait des nichons ronds comme des melons et une cervelle à mortifier une mule.

Le soleil ne perçait toujours pas vraiment la brume. Il filtrait capricieusement sur l’îlot, et sa lumière aplatissait tout, vidant l’endroit de toute couleur ou pesanteur, réduisant la mer, les rochers et les saletés de la plage à une grisaille délavée, couleur de viande bouillie.

Au bout de quelque cent mètres à peine, je commençai à me sentir déprimée, alors je fis demi-tour. Sur ma droite des vaguelettes rampaient en murmurant sur le rivage et s’effondraient sur les galets dans un chuintement fatigué. Pas de grands rouleaux majestueux ici ; simplement un rythme gémissant de marée épuisée, fss, fss, fss.

Je détestais déjà l’endroit.

Lorsque je revins au bateau, Ray essayait la radio, mais pour une raison ou une autre il n’obtenait qu’un rideau de bruit rose sur chaque fréquence. Il l’injuria un moment, puis il abandonna. Au bout d’une demi-heure, le petit déjeuner fut servi : nous dûmes nous contenter de sardines, de champignons en boîte et du reste des toasts. Angela servit ce festin avec son aplomb habituel, comme si elle accomplissait un deuxième miracle des pains et des poissons. De toute façon, il fut absolument impossible de savourer cette nourriture ; l’atmosphère semblait en extraire tout le goût.

— Vous ne trouvez pas drôle…, commença Jonathan.

— Absolument tordant, dit Ray.

— … qu’il n’y ait pas de cornes de brume ? De la brume, mais pas de signal. Même pas le bruit d’un moteur. C’est bizarre.

Il avait raison. Nous étions enveloppés d’un silence absolu, d’une absence de bruit humide et étouffante. Excepté le clapotement d’excuse des vagues et le son de nos voix, nous aurions aussi bien pu être sourds.

Je m’assis à l’arrière et regardai la mer vide. Elle était toujours grise mais le soleil commençait à la frapper d’autres couleurs : un vert sombre, et, plus profond, une touche de bleu-violet. Sous le bateau je voyais se balancer des traînées de varech et de cheveux de Vénus, jouets de la marée. L’eau avait l’air accueillante, et tout semblait meilleur que l’ambiance aigrie de Y Emmanuelle.

— Je vais faire un plongeon, dis-je.

— À ta place je n’irais pas, chérie, dit Ray.

— Pourquoi ?

— Le courant qui nous a jetés là doit être assez fort, tu n’as pas envie de te faire prendre dedans, si ?

— Mais la marée continue à monter ; je serai rejetée sur la plage.

— Tu ne connais pas les contre-courants ici. Les tourbillons, même, ils sont assez fréquents. Ça te tire par les pieds en deux temps trois mouvements.

Je regardai de nouveau la mer. Elle avait l’air plutôt inoffensive, mais quand même, j’avais lu que ces eaux étaient traîtresses et je me ravisai.

Angela avait commencé une petite séance de bouderie parce que personne n’avait fini le petit déjeuner qu’elle avait préparé avec tant de soin. Ray marchait dans sa combine. Il adorait la dorloter et la laisser jouer à ses jeux stupides. Ça m’écœurait.

Je descendis faire la vaisselle, balançai les déchets dans la mer par bâbord. Ils ne coulèrent pas immédiatement. Les champignons à demi mangés et les lamelles de sardines flottèrent dans une auréole grasse, surnageant à la surface comme si on avait vomi dans la mer. En pâture pour les crabes, si les crabes qui se respectent condescendaient à vivre ici.

Jonathan me rejoignit dans la cuisine, visiblement il se sentait toujours un peu bête, malgré ses airs fanfarons. Il resta dans l’entrée, essayant de saisir mon regard, pendant que je pompais de l’eau froide dans la cuvette et rinçais sans grand enthousiasme les assiettes de plastique graisseuses. Il voulait simplement m’entendre dire que ce n’était pas de sa faute et oui, bien sûr, il était un Adonis casher, Mais je ne dis rien.

— Tu veux bien que je t’aide ? dit-il.

— Il n’y a pas vraiment de place pour deux, lui dis-je, essayant de ne pas avoir l’air trop sèche.

Il eut tout de même un mouvement de recul ; toute cette aventure lui avait crevé sa confiance en soi bien plus que je ne l’avais d’abord pensé, malgré ses rodomontades.

— Écoute, lui dis-je doucement, pourquoi ne retournes-tu pas sur le pont prendre un peu le soleil avant qu’il fasse trop chaud ?

— Je me sens merdique, dit-il.

— C’était un accident.

— Une vraie merde.

— Comme tu l’as dit, nous serons à flot d’ici peu avec la marée.

Il libéra l’entrée et descendit dans la cabine ; sa présence me donna une impression de claustrophobie. Son corps était trop grand pour l’espace ; trop bronzé, trop dominateur.

— Je t’ai dit qu’il n’y avait pas assez de place, Jonathan.

Il me mit sa main sur la nuque, et au lieu de m’en dégager je la laissai me masser doucement le cou. J’aurais voulu qu’il me fiche la paix, mais la lassitude ambiante semblait avoir pénétré dans mon organisme. Son autre main, à plat sur mon ventre, remontait vers mes seins. J’étais indifférente à ces soins ; s’il voulait ça, pourquoi pas ?

Sur le pont, Angela s’étouffait dans un accès de fou rire, elle s’étranglait presque dans son hystérie. Je l’imaginais la tête renversée en arrière, secouant ses cheveux au vent. Jonathan avait déboutonné son short, qu’il avait laissé glisser. Le sacrifice de son prépuce à Dieu avait été effectué avec brio ; son érection se dressait avec un enthousiasme tellement sain qu’elle semblait incapable du moindre mal. Je le laissai coller sa bouche à la mienne, explorer mes gencives d’une langue aussi insistante qu’un doigt de dentiste. Il fit glisser mon bikini assez bas pour avoir accès, gigota pour trouver la position adéquate et s’enfonça.

Derrière lui, les marches craquèrent, et je regardai par-dessus son épaule, à temps pour voir Ray, penché par le panneau d’ecoutille, qui regardait les fesses de Jonathan et nos bras enchevêtrés. Je me demandais s’il avait vu que je ne ressentais rien.

Avait-il compris que je faisais cela sans passion, et n’aurais pu ressentir un frisson de désir que si je substituais sa tête, son dos, son sexe à ceux de Jonathan ? Sans un bruit, il se retira de l’escalier ; il se passa un moment, pendant lequel Jonathan dit qu’il m’aimait, puis j’entendis recommencer le rire d’Angela lorsque Ray lui décrivit ce qu’il venait de voir. Qu’elle pense ce qu’elle voulait, cette garce, je m’en fichais.

Jonathan me labourait toujours à grands coups appliqués dénués d’inspiration, le front plissé comme un écolier qui essaie de résoudre une équation impossible. Il déchargea sans crier gare, en resserrant seulement son étreinte, creusant encore le pli de son front. Ses coups ralentirent puis s’arrêtèrent ; ses yeux rencontrèrent les miens dans un instant d’émoi. Je voulus l’embrasser, mais ça ne l’intéressait plus. Il se retira, encore dur, en faisant la grimace.

— Je suis toujours sensible quand j’ai joui, mur-mura-t-il en remontant son short. C’était bien pour toi ?

Je hochai la tête. C’était risible ; toute l’affaire était grotesque. Coincée au milieu de nulle part avec ce gamin de vingt-six ans, Angela et un type à qui ma mort ne ferait ni chaud ni froid. Peut-être qu’à moi non plus, d’ailleurs ! Je pensai, sans raison, aux déchets ballottant sur la mer, en attendant que la vague suivante les attrape.

Jonathan s’était déjà carapaté en haut des marches. Je fis un peu de café, debout, regardant par le hublot bâbord tout en sentant sécher son sperme, en écailles nacrées, à l’intérieur de mes cuisses.

Quand mon café fut prêt, Ray et Angela étaient partis en balade sur l’île apparemment, à la recherche de secours.

Jonathan, assis à ma place à l’arrière, fixait la brume. Pour rompre le silence plus qu’autre chose, je dis :

— Je crois qu’elle s’est levée un peu.

— Tu crois ?

Je déposai une tasse de café noir à côté de lui.

— Merci.

— Où sont les autres ?

— En exploration.

Il se tourna pour me regarder, les yeux troublés.

— Je me sens toujours comme de la merde.

Je remarquai la bouteille de gin sur le pont à côté de lui.

— Un peu tôt pour boire, non ?

— Tu en veux ?

— Il n’est même pas onze heures.

— Qu’est-ce que ça fait ?

Il pointa l’index vers la mer.

— Suis mon doigt, dit-il.

Je me penchai par-dessus son épaule et fis ce qu’il me demandait.

— Non, tu ne regardes pas au bon endroit. Suis mon doigt, tu vois quelque chose ?

— Rien.

— Au bord de la brume. Ça apparaît et ça disparaît. Là ! Encore !

Je vis effectivement quelque chose sur l’eau, à vingt ou trente mètres de la poupe de l’Emmanuelle.

Quelque chose de marron, de ridé, qui se retournait.

— C’est un phoque, dis-je.

— Je ne crois pas.

— Le soleil réchauffe la mer. Ils viennent sans doute se prélasser sur les hauts-fonds.

— Ça ne ressemble pas à un phoque. Ça se tourne d’une drôle dè façon…

— C’est peut-être un morceau d’épave…

— Peut-être.

Il s’enfila une grande rasade au goulot.

— Laisses-en un peu pour ce soir.

— Oui, maman !

Nous restâmes en silence quelques minutes. Rien que le bruit des vagues sur la plage. Fss. Fss. Fss.

De temps à autre, le phoque, ou l’objet, crevait la surface, roulait sur lui-même, et disparaissait à nouveau.

Encore une heure, pensai-je, et la marée commencera à redescendre. Nous emportera loin de cette petite île créée sur le tard.

— Hello ! cria la voix d’Angela au loin. Hé, les gars !

Les gars, nous appelait-elle.

Jonathan se leva, la main devant les yeux à cause de la réverbération du soleil sur les rochers. La luminosité était devenue beaucoup plus forte, et il faisait de plus en plus chaud.

— Elle nous fait signe, dit-il, d’un ton indifférent.

— Laisse-la faire signe !

— Hé, les gars ! hurla-t-elle avec de grands gestes des bras.

Jonathan mit les mains en porte-voix et brailla :

— Qu’est-ce-que-tu-veux ?

— Venez voir ! répondit-elle.

— Elle veut qu’on aille voir.

— J’ai entendu.

— Viens ! dit-il, on n’a rien à perdre.

Je n’avais pas envie de bouger, mais il me tira par le bras. Pas la peine de discuter. Il avait l’haleine inflammable.

Il fut difficile de remonter la plage. Les galets n’étaient pas mouillés par la mer mais recouverts d’une pellicule d’algues d’un gris verdâtre, luisante comme de la sueur sur un crâne.

Jonathan avait encore plus de difficultés que moi à remonter la plage. Il perdit deux fois l’équilibre et tomba lourdement sur le derrière, en jurant. Le fond de son short fut bientôt d’un affreux vert olive, avec une déchirure qui laissait voir ses fesses.

Je n’étais pas ballerine, mais je réussis à m’en sortir, lentement, pas à pas, évitant de préférence les gros rochers pour ne pas tomber de trop haut en cas de glissade.

Tous les deux ou trois mètres, nous avions à franchir une rangée d’algues nauséabondes. Je sautais par-dessus avec une certaine élégance mais Jonathan, furieux et mal assuré sur ses jambes, traversait laborieusement, enfonçant ses pieds nus dans ces horribles choses. Il n’y avait pas que des algues, mais aussi les détritus habituellement rejetés par la mer : tessons de bouteilles, boîtes de Coca-Cola rouillées, flotteurs tachés d’écume, plaques de goudron, fragments de crabes, capotes jaune pâle. Et sur ces monceaux de déchets puants, grouillaient des mouches bleues à gros yeux, longues d’un pouce. Par centaines, elles escaladaient la merde, se montaient l’une sur l’autre, bourdonnaient pour vivre, et vivaient pour bourdonner.

C’était notre première rencontre avec la vie ici.

Je faisais de mon mieux pour ne pas tomber à plat ventre en traversant ces rangées de varech, lorsqu’une petite avalanche de cailloux se produisit sur ma gauche. Trois, quatre, cinq pierres déboulaient l’une sur l’autre vers la mer, déplaçant au passage une nouvelle douzaine de galets.

Aucune relation visible de cause à effet.

Jonathan ne prit même pas la peine de lever la tête ; il avait trop de mal à rester à la verticale.

L’avalanche s’arrêta, à bout de force vive. Une autre suivit, cette fois entre la mer et nous. Les pierres ricochaient, plus grosses que la fois précédente, gagnant de la hauteur à chaque bond.

La chaîne dura plus longtemps que précédemment, les pierres se cognaient l’une l’autre et quelques galets atteignirent effectivement la mer à la fin de la danse.

Plouf.

Bruit sourd.

Plouf. Plouf.

Ray se montra derrière l’un des énormes rochers, en haut de là plage, arborant un sourire dément.

— Il y a de la vie sur Mars ! cria-t-il avant de redisparaître.

Encore quelques instants de péril et nous le rejoignîmes, les cheveux plaqués sur le front par la sueur.

Jonathan avait l’air d’avoir un peu mal au cœur.

— De quoi s’agit-il ? demanda-t-il.

— Regarde ce que nous avons découvert, dit Ray, et il prit la tête pour nous emmener derrière les gros rochers.

Premier choc.

Une fois en haut de la plage, nous dominions l’autre versant de l’îlot. Même genre de plage grisâtre, et puis la mer. Aucun habitant, aucun bateau, aucun signe de vie humaine. Le site ne mesurait certainement pas plus d’un demi-mile de large ; un dos de baleine, à peu de chose près.

Mais il renfermait de la vie, ce fut le deuxième choc.

Dans l’enceinte protectrice des gros rochers pelés qui couronnaient l’île, se trouvait une aire clôturée. Les piquets pourrissaient à l’air salin, mais on les avait entourés et reliés par un enchevêtrement de fil de fer barbelé rouillé pour former un enclos primitif. À l’intérieur il y avait un carré d’herbe pelée, et sur cette pelouse pitoyable trois moutons. Et Angela.

Debout derrière le grillage, elle caressait l’un des prisonniers au regard vide et lui faisait des mamours.

— Des moutons ! dit-elle d’un ton triomphal.

Jonathan arriva avant moi et lâcha d’un ton sec :

— Et alors ?

— Bon, c’est bizarre, non ? dit Ray. Trois moutons au milieu d’une petite île comme ça !

— Ils ne m’ont pas l’air en bonne forme, dit Angela.

Elle avait raison. Les animaux étaient plutôt mal en point vu leur exposition aux intempéries ; ils avaient les yeux chassieux, et leur laine pendait en paquets de nœuds,-sur des flancs haletants. L’un d’eux, effondré contre les barbelés, semblait incapable de se remettre sur ses pieds, trop épuisé ou trop malade.

— C’est cruel, dit Angela.

Je devais bien l’admettre ; il semblait carrément sadique d’enfermer ces créatures avec, pour toute pitance, quelques brins d’herbe à mâchonner et un peu d’eau stagnante dans une grande boîte en fer cabossée pour étancher leur soif.

— C’est étrange, non ? dit Ray.

— Je me suis coupé le pied.

Jonathan, assis au sommet d’un rocher plat, regardait la plante de son pied droit.

— Il y a du verre sur la plage, dis-je, échangeant un regard vide avec l’un des moutons.

— Quels pince-sans-rire ! dit Ray. Les sages de la Nature !

Curieusement, ils n’avaient pas l’air si malheureux de leur sort, leur regard était plein de philosophie. Leur regard disait : je ne suis qu’un mouton, je ne m’attends pas à votre amour, à votre considération, ni à votre protection autrement que pour satisfaire votre estomac. Aucun bêlement de mécontentement, aucun raclement de sabot frustré.

Trois moutons gris, attendant leur mort.

Ray s’était désintéressé de l’affaire. Il redescendait lentement la plage, en donnant des coups de pied dans une boîte vide. Son bruit de ferraille, ses rebonds me rappelèrent les pierres.

— Nous devrions les libérer, dit Angela.

Je ne prêtai aucune attention à elle ; à quoi bon la liberté dans un endroit pareil ? Elle insista :

— Tu ne crois pas qu’on devrait les libérer ?

— Non.

— Ils vont mourir.

— On ne les a pas mis là par hasard.

— Mais, ils vont mourir !

— Ils mourront sur la plage si nous les libérons. Il n’y a pas à manger pour eux.

— On leur en donnera.

— Des toasts et du gin, suggéra Jonathan, enlevant un fragment de verre de son pied.

— Nous ne pouvons quand même pas les laisser là !

— Ce n’est pas notre affaire, dis-je.

Voilà qui commençait à être lassant. Trois moutons. Qu’importait leur vie ou…

C’est ce que j’avais pensé à mon sujet une heure plus tôt. Nous avions quelque chose en commun, ces moutons et moi. J’avais mal à la tête.

— Ils vont mourir, gémit Angela pour la troisième fois.

— Tu es vraiment conne, lui dit Jonathan. Aucune méchanceté dans cette remarque ; c’était dit calmement, une simple constatation. Je ne pus m’empêcher de sourire.

— Quoi ? dit-elle comme si on l’avait mordue.

— Conne, dit-il de nouveau. C-O-deux N-E. Angela rougit de fureur et de gêne, et se retourna vers lui.

— C’est toi qui nous as échoués ici, dit-elle, la lèvre retroussée.

L’accusation inévitable ! Les larmes aux yeux. Blessée par ses paroles.

— Je l’ai fait exprès, dit-il, en crachant sur ses doigts pour frotter la salive dans la coupure. Je voulais voir si on pouvait te débarquer ici.

— Tu es saoul.

— Toi tu es conne. Et demain moi je ne serai plus saoul.

Les bonnes vieilles reparties marchaient toujours.

Dépassée, Angela se mit à redescendre la plage derrière Ray, essayant de retenir ses larmes jusqu’à ce qu’elle soit hors de vue. Je ressentis presque de la sympathie pour elle. Quand il s’agissait de joutes oratoires, c’était une proie facile.

— Ce que tu peux être salaud quand tu t’y mets ! dis-je à Jonathan ; et il me regarda simplement, l’œil vitreux.

— Vaut mieux s’entendre, comme ça je ne serai pas salaud avec toi.

— Tu ne me fais pas peur.

— Je sais.

Le mouton me fixait de nouveau. Je lui retournai son regard.

— Cons de moutons, dit-il.

— Ils n’y peuvent rien.

— S’ils avaient un peu de décence, ces cons-là se trancheraient la gorge.

— Je rentre au bateau.

— Affreux cons.

— Tu viens ?

Il me prit la main, la serra très fort et la retint dans la sienne comme s’il n’allait plus me lâcher. Les yeux soudain sur moi.

— Ne t’en va pas.

— Il fait trop chaud ici.

— Reste. Le rocher est bien comme il faut. Allonge-toi. Ils ne nous interrompront pas cette fois.

— Tu l’avais vu ? dis-je.

— Ray ? Bien sûr. J’ai pensé qu’on pouvait lui donner un fameux petit spectacle !

Il me fit approcher en me tirant le bras comme une corde, d’une main puis de l’autre. Son odeur me rappela la scène de la cuisine, son front plissé, sa confession murmurée (je t’aime), sa retraite sans bruit.

Du déjà vu.

Pourtant, que faire d’autre par un jour pareil sinon tourner en rond, inlassablement, comme les moutons dans leur enclos ? Inlassablement. Respirer, faire l’amour, manger, chier.

Le gin lui était descendu au bas-ventre. Il essaya de son mieux mais rien à faire ! C’était comme d’essayer d’enfiler des spaghetti.

Exaspéré, il roula sur le côté.

— Foutu foutu foutu con !

Mots insignifiants une fois répétés, ils avaient perdu tout leur pouvoir, comme tout le reste. Ils ne signifiaient rien.

— Ce n’est pas grave, dis-je.

— Fous-moi la paix !

— Je t’assure !

Il ne me regarda pas, il contemplait simplement sa bite. Si, à ce moment-là, il avait eu un couteau en main, je crois qu’il l’aurait tranchée pour la déposer sur le roc tiède, comme offrande à l’impuissance.

Je le laissai à l’examen de sa personne et retournai à l’Emmanuelle. Quelque chose de bizarre m’intrigua en chemin, quelque chose que je n’avais pas remarqué avant. Au lieu de s’enfuir à mon approche, les mouches bleues se laissaient marcher dessus. Carrément léthargiques, ou suicidaires. Posées sur les cailloux chauffés, elles éclataient sous mes pieds, leurs horribles petites vies soufflées comme autant de petites lumières.

La brume se levait enfin, et avec le réchauffement de l’air, l’île nous joua son mauvais tour suivant : une odeur répugnante. Le parfum était aussi salubre que celui d’une pièce remplie de pêches pourries, épais et écœurant. Il pénétrait par les pores, remontait dans les narines, comme un sirop. Et sous la douceur, une autre odeur, moins plaisanté que celle des pêches, fraîches ou pourries. Une odeur de caniveau engorgé de viande avariée, comme les rigoles bourrées de graisse et de sang noir dans un abattoir. C’étaient les algues d’après moi, même si je n’avais jamais senti de puanteur correspondante sur aucune autre plage.

J’étais à mi-chemin de l’Emmanuelle, me pinçant le nez en marchant sur les bandes de goémons pourris, lorsque j’entendis une petite tragédie derrière moi. Les cris de jubilation satanique de Jonathan couvraient la voix pathétique du mouton qui se faisait tuer, mais mon instinct me disait ce qu’avait fait ce salaud d’ivrogne.

Je rebroussai chemin, pivotant sur mes talons dans la vase. Il était sans doute trop tard pour sauver la première bête, mais je pourrais peut-être l’empêcher de massacrer les deux autres. Je ne voyais pas encore l’enclos, caché derrière les rochers, mais j’entendais les exclamations triomphales de Jonathan, et le bruit sourd de ses coups répétés. Je connaissais le spectacle avant d’y arriver.

La pelouse d’un gris verdâtre était devenue rouge. Jonathan se trouvait à l’intérieur de l’enclos avec les moutons. Les deux survivants chargeaient d’avant en arrière dans un trot rythmé par la panique, bêlant de terreur, tandis que Jonathan, redressé, surplombait le troisième. La victime s’était partiellement effondrée, les pattes antérieures, fines comme des baguettes, repliées sous le corps, et celles de derrière raidies par l’approche de la mort. Sa masse était agitée de spasmes nerveux et ses yeux montraient davantage de blanc que de marron. Le sommet de son crâne était presque entièrement réduit en morceaux, et la bouillie grise de sa cervelle à l’air, perforée par des esquilles d’os, avait été broyée par la grosse pierre plate que Jonathan brandissait toujours. Même sous mon regard, il abaissa son arme encore une fois sur la cervelle à nu. Des boulettes de méninges volèrent de tous les côtés, m’éclaboussant de substance et de sang chauds. Jonathan avait l’air d’un fou sorti d’un cauchemar (ce qu’il fut un instant, je suppose). La blancheur de son corps nu, impeccable quelques instants plus tôt, était maculée comme un tablier de boucher à la fin d’une longue journée à l’abattoir.

Son visage, couvert de sang de mouton, ne ressemblait plus à Jonathan…

L’animal était mort. Ses gémissements pathétiques avaient complètement cessé. Il bascula sur le côté, de façon plutôt comique, comme un personnage de dessin animé, et une de ses oreilles accrocha le fil de fer. Jonathan le regarda tomber, le visage souriant sous sa croûte de sang. Oh, ce sourire ! Il l’arborait dans bien des occasions ! N’était-ce pas celui qui charmait les femmes ! Celui qui parlait de débauche et d’amour ? Voilà qu’enfin il servait son véritable propos : sourire hébété du sauvage satisfait, surplombant sa proie, une pierre à la main et sa virilité dans l’autre.

Puis, lentement, son sourire s’estompa, et il retrouva la raison.

— Jésus ! dit-il, et, de son ventre monta une vague de spasmes.

Je la vis très nettement : ses tripes roulèrent lorsque le hoquet de la nausée lui projeta la tête en avant et qu’il rendit sur l’herbe gin et toasts à moitié digérés.

Je ne bougeai pas. Je ne voulais pas le réconforter, ni le calmer, ni le consoler, j’étais impuissante à le secourir.

Je me détournai.

— Frankie, dit-il du fond de sa gorge pleine de bile.

Je ne pouvais me résoudre à le regarder. Il n’y avait plus rien à faire pour le mouton, il était mort ; je ne désirais qu’une chose : m’enfuir loin de ce petit cercle de rochers et oublier la scène.

— Frankie !

Je me mis à avancer, aussi vite que possible sur ce terrain traître, en direction de la plage et de l’ambiance relativement sensée de Y Emmanuelle.

L’odeur était devenue plus forte ; émanant du sol pour me bondir au visage en vagues immondes.

Quelle île horrible. Infâme, puante, démente.

Je ne pensais qu’à la haine en trébuchant sur les algues et les immondices. L’Emmanuelle n’était pas loin…

Puis, une petite dégringolade de galets, comme avant. Je m’arrêtai, en équilibre instable sur le sommet glissant d’un rocher et regardai sur ma gauche l’endroit où, à ce moment précis, un galet s’immobilisait. Quand il fit halte, un autre, plus gros, de vingt bons centimètres de diamètre, sembla sortir spontanément de sa place pour dévaler la pente en cognant ses voisins, déclenchant ainsi un nouvel exode vers la mer. Je fronçai les sourcils ; cette grimace me fit tourner la tête.

Y avait-il sous la plage un animal – un crabe, peut-être – qui faisait bouger les galets ? Ou bien était-ce la chaleur qui en quelque sorte leur faisait prendre vie ?

De nouveau : une pierre plus grosse.

Je continuai d’avancer, pendant que, derrière moi, éboulis et dégringolade continuaient, à un rythme de plus en plus rapide, pour finir par une percussion continue.

Sans raison ni explication précises, je commençai à avoir peur.

Angela et Ray bronzaient sur le pont de l’Emmanuelle.

— Encore une heure ou deux, et on la fera lever, cette garce, dit-il, clignant les yeux vers moi.

Je pensai d’abord qu’il parlait d’Angela, mais ensuite je compris qu’il s’agissait de remettre l’Emmanuelle à flot.

— Autant prendre un peu le soleil, fit-il avec un pâle sourire.

— Ouais.

Angela dormait ou alors elle feignait d’ignorer ma présence. De toute façon, cela me convenait parfaitement.

Je m’affalai sur le pont aux pieds de Ray et me laissai imprégner par le soleil. Les éclaboussures de sang avaient séché sur ma peau, en minuscules croûtes. Je les enlevai sans me presser, en écoutant le bruit des pierres et le clapotement de la mer.

Derrière moi, on tournait des pages. Je jetai un coup d’œil. Ray, incapable de rester allongé tranquille très longtemps, feuilletait un livre sur les Hébrides, emprunté à la bibliothèque et apporté de chez lui.

Je regardai de nouveau le soleil. Ma mère disait toujours que ça trouait le fond de l’œil de le fixer, mais c’était chaud et vivant là-haut ; je voulais le regarder en face. Je ressentais une impression de froid – sans savoir d’où il venait –, une sensation glacée dans mes tripes et entre mes jambes, qui ne voulait pas se dissiper. J’arriverais peut-être à la faire disparaître en regardant le soleil.

J’aperçus Jonathan un peu plus loin sur la plage, il descendait vers la mer, comme s’il marchait sur des œufs. À cette distance le mélange de sang et de peau blanche lui donnait l’allure d’un monstre bicolore. Il avait enlevé son short et s’accroupissait au bord de l’eau pour se rincer.

Puis, la voix de Ray, très basse :

— Ô mon Dieu ! dit-il, d’un ton si mystérieux que j’en déduisis que la nouvelle n’était pas vraiment brillante.

— Qu’est-ce qu’il y a ?

— J’ai trouvé où nous sommes.

— Bien !

— Non, pas bien du tout.

— Pourquoi ? Qu’est-ce qui ne va pas ?

Je me dressai sur mon séant, et me tournai vers lui.

— C’est là, dans le bouquin. Il y a un paragraphe sur notre île.

Angela ouvrit un œil.

— Eh bien ? dit-elle.

— Ce n’est pas qu’une île. C’est un tumulus.

L’impression de froid entre mes jambes augmenta, se fit plus oppressante. Le soleil ne chauffait pas assez pour me pénétrer aussi profond, à l’endroit normalement le plus chaud.

Je détournai mon regard de Ray et le portai sur la plage. Jonathan se lavait toujours, à grands coups d’eau sur la poitrine. Les ombres des rochers semblèrent soudain très noires et menaçantes, leur bord pesant sur les têtes des…

En me voyant regarder vers lui, Jonathan fit signe.

Se pouvait-il que des cadavres reposent sous ces pierres ? Enterrés face au soleil, comme des vacanciers sur une plage de Blackpool ?

Le monde est monochrome. Lumière et ombre. Dessus blanc et dessous noir des pierres. La vie au-dessus et la mort au-dessous.

— Un tumulus ? dit Angela. Quel genre ?

— Pour victimes de guerre, répondit Ray.

Angela :

— Quoi, tu parles de Vikings, de trucs comme ça ?

— De la Première Guerre mondiale, et la Seconde. Des soldats de navires torpillés, des marins rejetés par la houle. Ramenés là par le Gulf Stream ; apparemment le courant les véhicule à travers les détroits et les abandonne sur les plages des îles voisines.

— Les abandonne ? dit Angela.

— C’est ce qu’on dit dans le livre.

— Mais plus maintenant quand même.

— Je suis sûr qu’à l’occasion les marins noyés trouvent encore une sépulture ici, répondit Ray.

Jonathan s’était relevé, il contemplait la mer, lavé de ses taches de sang. Ses mains en visière au-des-sus des yeux, il regardait au loin sur l’eau gris-bleu, et je suivis son regard comme j’avais suivi son index. À une centaine de mètres, un phoque, une baleine, ou quelque chose d’autre, était revenu et se prélassait dans l’eau. Quelquefois, en se tournant, il lançait une nageoire en l’air, comme un bras de nageur qui appelle.

— On a enseveli combien de personnes ? demanda nonchalamment Angela.

Elle ne semblait aucunement perturbée par le fait que nous soyons échoués sur un cimetière.

— Des centaines sans doute.

— Des centaines ?

— Le bouquin dit simplement : de nombreux morts.

— Et on les met dans des cercueils ?

— Comment veux-tu que je le sache ?

Que pouvait-il être d’autre qu’un cimetière, ce tertre abandonné de Dieu ? Je regardai l’îlot d’un œil nouveau, comme si je venais de le voir tel qu’il était. Maintenant j’avais une raison de mépriser sa bosse, sa plage sordide, son odeur de pêches.

— Je me demande s’ils sont enterrés partout ou simplement au sommet de la colline, là où nous avons trouvé les moutons, dit Angela d’un ton rêveur. Seulement en haut sans doute, hors d’atteinte de l’eau.

Oui, ils avaient probablement eu leur ration d’eau, ces pauvres types au visage vert troué par les poissons, avec leur uniforme pourri et leur plaque d’identité encroûtée d’algues. Quelle mort ! Et pire, quelle croisière infernale pour les pelotons de cadavres portés par le Gulf Stream jusqu’à cette terre désolée ! Je les imaginais, ces corps de soldats, ballottés au gré des flots, charriés d’avant en arrière par les rouleaux écumants jusqu’à ce qu’un rocher leur arrache un membre, au hasard, et que la mer les relâche. Découverts un peu plus au recul de chaque vague ; détrempés, paquets d’eau gélifiée, recrachés par la mer pour puer quelque temps avant d’être dépouillés par les mouettes.

J’eus un soudain désir morbide d’arpenter de nouveau la grève, armée de ce récent savoir, et de donner des coups de pied dans les galets en espérant retourner un os ou deux.

En même temps que se formait ma pensée, mon corps prit sa décision à ma place. J’étais debout, je quittais le bord.

— Où vas-tu ? demanda Angela.

— Jonathan, murmurai-je en posant pied sur le tertre.

La puanteur se définissait mieux : c’était l’odeur multipliée de la mort. Les noyés trouvaient peut-être encore une sépulture ici, comme Ray l’avait suggéré, glissés sous un tas de cailloux. Plaisanciers imprudents, nageurs étourdis, au visage effacé par l’eau. À mes pieds, les mouches de la plage étaient moins passives qu’avant ; au lieu d’attendre leur mort, elles s’envolaient en bourdonnant à mon approche, dotées d’un nouvel enthousiasme pour la vie.

Jonathan était invisible. Son short se trouvait encore sur les pierres du bord de l’eau, mais il avait disparu. Je regardai la mer : rien ! Pas de nageur faisant la brasse, ni la planche, ni un signe.

Je criai son nom.

Ma voix sembla exciter les mouches, elles s’élevèrent en nuées effervescentes. Jonathan ne répondit pas.

Je me mis à avancer sur le feston dessiné par la mer dont parfois une vaguelette oisive venait lécher mes pieds, le plus souvent au sec. Je me rendis compte que je n’avais parlé du meurtre du mouton ni à Angela ni à Ray. C’était sans doute notre secret à nous quatre : Jonathan, moi et les deux survivants dans leur enclos.

Puis je le vis : à quelques mètres – son torse blanc, large et propre, toute trace de sang disparue. Alors, c’est un secret, pensai-je.

— Où étais-tu ? lui lançai-je.

— Parti éliminer un peu, cria-t-il en réponse.

— Éliminer quoi ?

— L’excédent de gin, dit-il avec le sourire.

Je lui rendis spontanément son sourire ; il m’avait dit qu’il m’aimait dans la cuisine ; cela y fit !

Derrière lui, un éboulis de cailloux. Le voilà qui arrivait à une dizaine de mètres de moi, sans honte de sa nudité ; sa démarche était sobre.

La dégringolade de pierres sembla soudain rythmée. Ce n’était plus une séquence irrégulière de notes quand un galet en chassait un autre, c’était un battement, une suite de coups répétés, un pouls rapide.

Coïncidence ? Non, intention.

Hasard ? Non, calcul.

Des pierres ? Non, une pensée. Derrière chaque galet, avec chaque caillou, poussant chaque pierre…

Très proche à présent, Jonathan rayonnait. Sa peau, presque lumineuse sous le soleil, ressortait en relief sur l’ombre derrière lui.

Attendez…

Quelle ombre ?

La pierre s’éleva dans l’air comme un oiseau, au mépris des lois de la pesanteur. Une simple pierre noire, délogée du sol. De la taille d’un bébé : un bébé siffleur, et, dans sa descente scintillante, elle grossissait derrière la tête de Jonathan.

En lançant ses petits galets dans la mer, la plage avait fait jouer ses muscles, sans cesser de renforcer sa volonté pour soulever cette roche du sol et la jeter contre Jonathan.

Elle grossit derrière lui, avec une intention meurtrière, mais ma gorge ne put traduire ma terreur.

Était-il sourd ? Son sourire éclata de nouveau ; je vis qu’il prenait mon expression horrifiée pour une conséquence de sa nudité. Il ne comprenait pas…

La pierre lui faucha le haut de la tête jusqu’au milieu du nez, lui laissant une bouche béante, une langue enracinée dans le sang, et me jeta le reste de sa beauté dans un nuage humide de particules rouges. La partie détachée resta collée sur la pierre et conserva son expression en me fonçant dessus. Je tombai à moitié, le roc me dépassa en hurlant et obliqua vers la mer. Une fois au-dessus de l’eau, l’assassin sembla perdre une partie de sa volonté, il hésita dans les airs et plongea dans les vagues.

À mes pieds, du sang. Une traînée menant à l’endroit où gisait le corps de Jonathan, le côté ouvert de sa tête tourné vers moi, mécanisme bien exposé au ciel.

Je ne hurlais toujours pas, même si pour garder mon équilibre mental je devais libérer cette terreur qui me suffoquait. Il fallait qu’on m’entende, qu’on me prenne dans ses bras, qu’on m’emmène, qu’on m’explique, avant que la sarabande des galets ne retrouve son rythme. Ou pire, avant que les esprits enfouis sous la plage, insatisfaits d’un meurtre par procuration, ne se dégagent de leur tombe de cailloux pour venir m’embrasser eux-mêmes.

Mais nul cri ne voulait sortir.

Je n’entendais que la cascade des galets à ma droite et à ma gauche. Ces pierres avaient l’intention de nous tuer tous pour avoir envahi leur terrain sacré. De nous lapider comme des hérétiques.

Puis, une voix :

— Bon sang.

Une voix d’homme, mais pas celle de Ray.

Il semblait tombé du ciel, ce petit homme râblé, debout au bord de la mer. Un seau à la main et une botte de foin grossièrement coupé sous le bras. À manger pour les moutons, pensai-je en une marmelade de mots à demi formés. Manger pour moutons.

Il me dévisagea, puis baissa ses vieux yeux effarés sur le corps de Jonathan.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il, avec un fort accent gaélique. Au nom du Christ, qu’est-ce qui s’est passé ?

Je secouai la tête. J’eus l’impression qu’elle tenait mal sur mon cou et que j’aurais presque pu l’envoyer valser. Je lui indiquai peut-être l’enclos des moutons, pas sûr. Sans que je sache pourquoi, il paraissait connaître mes pensées et se mit à remonter la plage vers la crête de l’îlot, abandonnant sur place son foin et son seau.

À demi aveuglée par mon trouble, je suivis, mais avant d’atteindre les gros rochers je le vis ressortir de leur ombre, le visage brillant d’une peur panique.

— Qui a fait ça ?

— Jonathan, répondis-je.

Je fis un geste vers le cadavre, sans oser le regarder. L’homme jura en gaélique et s’éloigna en titubant de l’abri des rochers.

— Qu’est-ce que vous avez fait ? me cria-t-il. Mon Dieu, mais qu’est-ce qu’il vous a pris de tuer leurs offrandes ?

— C’est seulement des moutons, dis-je.

Dans ma tête, la scène de la décapitation de Jonathan se répétait sans fin, carnage à répétition.

— Ils les exigent, vous ne voyez donc pas, sinon ils se lèvent…

— Qui se lève ? demandai-je, sans ignorer la réponse.

J’avais vu les cailloux se déplacer.

— Eux tous, partis sans chagrin ni deuil pour les accompagner. Mais ils ont la mer dans le corps, dans la tête…

Je savais de quoi il parlait : c’était soudain très clair pour moi. Les morts étaient là, nous le savions. Sous les pierres. Mais ils avaient en eux le rythme de la mer, et ils ne voulaient pas rester couchés. Alors, pour les y forcer, on avait enfermé les moutons dans cet enclos, en offrande à leur volonté.

Les morts mangeaient-ils du mouton ? Non ; ils n’avaient pas besoin de nourriture. Mais d’un témoignage de reconnaissance ; aussi simple que ça !

— Noyés, disait-il, tous des noyés.

Puis, la dégringolade familière recommença, un tambourinage de cailloux s’amplifiant, sans prévenir, en un tonnerre assourdissant, comme si la plage entière changeait de place.

Et couverts par la cacophonie, trois autres bruits : chute dans l’eau, hurlements et destruction massive.

Je me retournai et vis une vague de pierres s’élever dans l’air sur l’autre rive de l’île…

De nouveau des cris terribles, arrachés à un corps roué de coups, brisé.

Les pierres en avaient après l’Emmanuelle. Après Ray. Je me mis à courir vers le bateau, la plage ondulait sous mes pieds. Derrière moi, j’entendais les bottes du nourrisseur de moutons sur les cailloux. Tout en courant nous entendîmes grossir le bruit de l’attaque. Les pierres dansaient dans l’air comme de gros oiseaux, cachaient le soleil, avant de plonger pour frapper une cible invisible. Le bateau peut-être. Ou des êtres de chair…

Les hurlements tourmentés d’Angela avaient cessé.

Je passai le sommet de la plage avec quelques pas d’avance sur l’homme, et je vis l’Emmanuelle. Le bateau et son équipage étaient déjà perdus. Des vagues intarissables de pierres de toutes tailles, de toutes formes, bombardaient le voilier ; la coque était défoncée, les hublots, le mât et le pont fracassés. Angela gisait de tout son long sur les restes du pont, visiblement morte. La furie de cette grêle ne cessait pourtant pas. Les pierres battaient la retraite sur ce qu’il restait de coque, et cognaient la masse inerte d’Angela, la ballottant comme si elle était traversée par un courant.

Ray n’était visible nulle part.

C’est alors que je criai, et, un instant, il sembla se faire un calme dans la tempête, un bref répit dans l’attaque. Puis elle reprit. Par vagues successives, les cailloux et les rochers montaient de la plage et s’abattaient sur leurs cibles inanimées. Ils ne seraient pas satisfaits, semblait-il, tant que l’Emmanuelle ne serait pas réduit à une épave en morceaux et que le corps d’Angela ne serait pas déchiqueté en bouchées adaptées au palais d’une crevette.

L’homme m’étreignit le bras avec une vigueur si sauvage que le sang cessa d’irriguer ma main.

— Venez, dit-il.

J’entendis sa voix sans réagir. J’attendais qu’apparaisse le visage de Ray, ou que sa voix m’appelle. Mais rien ! Que le tir de barrage des pierres. Il était quelque part, mort dans les ruines du bateau, réduit en miettes.

Voilà que le paysan m’entraînait, et je le suivis sur l’autre versant.

— Le bateau, disait-il, nous allons fuir dans mon bateau.

L’idée d’évasion semblait grotesque. L’îlot nous portait sur son dos, nous étions ses jouets, voilà tout.

Mais je le suivis, glissant et dérapant sur les rochers gras, pataugeant laborieusement dans le fouillis des goémons, pour retourner à notre point de départ.

De l’autre côté de l’île se trouvait son pauvre espoir de survie. Une barque, tirée au sec sur les galets, ridicule coque de noix.

Allions-nous prendre la mer là-dedans, comme les trois hommes en passoire ?

Il m’entraîna toute molle vers notre salut. Chacun de mes pas m’assurait davantage que la plage allait soudain se lever et nous lapider. Élever un mur peut-être, ou une tour, à l’instant où nous serions à un pas de la délivrance. Elle pouvait jouer à tous les jeux, tous sans exception. Mais, les morts n’aimaient peut-être pas jouer. Le jeu est un pan, les morts avaient déjà perdu. Il se peut que les morts n’agissent qu’avec la certitude aride des mathématiciens.

Il me jeta plus ou moins dans la barque, et se mit à la pousser dans la forte houle. Pas de mur de pierres pour nous empêcher de fuir. Pas de tour, pas de grêle meurtrière. Même l’attaque de l’Emmanuelle avait cessé.

Les pierres étaient-elles repues de trois victimes ? Ou la présence du nourrisseur de moutons, serviteur innocent de ces morts opiniâtres, me protégeait-elle de leur fureur ?

La barque avait quitté les galets. Nous ballottâmes un peu sur le dos de quelques vagues molles avant d’avoir assez d’eau pour les rames, puis nous nous éloignâmes du rivage ; mon sauveur, assis face à moi, ramait de toutes ses forces, le front perlé d’une sueur plus abondante à chaque coup de rame.

La plage s’éloigna ; nous étions libérés. Mon compagnon sembla se détendre un peu. Il baissa les yeux sur les tourbillons d’eau sale du fond de l’embarcation et il prit une demi-douzaine d’inspirations profondes ; puis il me regarda, son visage ravagé vidé de toute expression.

— Fallait que ça arrive un jour…, dit-il, d’une grosse voix basse. Qu’on nous gâche notre façon de vivre. Qu’on casse le rythme.

Le va-et-vient des rames était presque soporifique. J’avais envie de dormir, de m’entortiller dans la toile de bâche sur laquelle j’étais assise et d’oublier. Derrière nous, la plage était une ligne au loin. Je ne voyais plus l’Emmanuelle.

— Où allons-nous ? dis-je.

— On retourne à Tïree, répondit-il. Là-bas on verra ce qu’il y a lieu de faire. On trouvera une façon de se racheter ; pour les aider à se rendormir profondément.

— Ils mangent les moutons ?

— À quoi ça leur servirait, aux morts, de manger ? Non, non, ils n’ont pas besoin de gigot. Ils prennent ces bêtes en gage de souvenir.

Souvenir.

Je hochai la tête.

— C’est notre façon de les pleurer…

Il s’arrêta de ramer, trop découragé pour finir son explication, et trop fatigué pour ne pas nous laisser porter à bon port par le courant. Vint un moment de silence.

Puis le grattement.

Un bruit de souris, pas plus, un frottement sous la barque, comme si un homme raclait ses ongles sur les planches pour demander accès. Pas un homme, plusieurs. Le son de leurs prières se multipliait, la douce friction de leurs doigts pourris traversait le bois.

Dans le bateau, nous restions sans bouger, sans parler, sans y croire. Même en entendant le pire, nous ne pouvions y croire.

Plouf ! à tribord ; je me tournai : il se dirigeait vers nous, raide dans l’eau, soutenu comme une figure de proue par d’invisibles montreurs de marionnettes. C’était Ray ; le corps couvert de blessures et de coupures mortelles, lapidé avant d’être envoyé pour nous hanter, comme une joyeuse mascotte, comme une preuve de puissance. Transporté vers le bateau, il avait presque l’air de marcher sur les flots, les pieds cachés par la houle, les bras ballants le long du corps. Je regardai son visage lacéré, brisé. Un œil presque fermé, l’autre arraché.

À deux mètres de l’embarcation, les marionnettistes le laissèrent couler dans la mer, où il disparut dans un tourbillon d’eau rosée.

— Votre ami ? me demanda mon compagnon d’infortune.

J’acquiesçai. Il avait dû tomber à la mer de la poupe de l’Emmanuelle. Voilà qu’il était comme eux : un noyé. Ils l’avaient réquisitionné comme partenaire de jeu. Alors, finalement, ils aimaient jouer, de la plage ils le tiraient comme des enfants venus chercher un copain, pressés de lui faire partager leurs jeux brutaux.

Le grattement avait cessé. Le corps de Ray avait complètement disparu. Pas un murmure sur cette mer du fond des âges, seul le clapotis des vagues contre les planches de la barque.

Je tirai sur les rames…

— Ramez ! criai-je à l’homme. Ramez, sinon ils vont nous tuer.

Il semblait résigné à tout ce qu’ils imagineraient pour nous châtier. Il secoua la tête et cracha dans l’eau. Sous la tache de salive on perçut un mouvement dans les profondeurs, roulades et pirouettes de formes pâles, trop profond pour être distinct. Sous nos regards, pendant leur remontée vers la surface, leurs visages altérés par la mer se précisaient à chaque brasse, et leurs bras se tendaient pour nous étreindre.

Un banc de cadavres. Des morts par dizaines, nettoyés par les crabes et les poissons, dont quelques lambeaux de chair tenaient encore aux os.

La barque tangua doucement au contact de leurs mains.

Sa résignation ne quitta pas un seul instant mon compagnon pendant qu’ils secouaient la barque d’avant en arrière ; d’abord doucement, puis si violemment que nous étions ballottés comme des poupées de chiffon. Ils voulaient nous faire chavirer, et nous étions impuissants. Un moment plus tard, le bateau bascula.

L’eau était glacée ; bien plus froide que je ne l’avais pensé, à vous couper le souffle. J’avais toujours été bonne nageuse. Je crawlai avec assurance en m’éloignant de la barque, je fendais l’écume. Mon compagnon eut moins de chance. Comme bien des gens qui vivent à la mer, il ne savait apparemment pas nager. Sans cri ni prière, il coula à pic.

Qu’est-ce que j’espérais ? Que quatre suffisaient et qu’on me laisserait embarquer sur un courant à destination d’un lieu sûr ? Tous mes espoirs d’évasion furent éphémères !

Je sentis un doux frôlement, oh, qu’il était doux, à mes chevilles et à mes pieds, presque une caresse. Quelque chose creva la surface tout près de ma tête. J’aperçus une forme grise, comme un dos de grand poisson. Le contact à ma cheville s’était resserré. Une main charnue, ramollie par un si long séjour dans l’eau, me tenait, elle commença à me tirer inexorablement dans la mer. J’inspirai ma dernière bouffée d’air, et pendant ce temps la tête de Ray dansait sur 1 eau à moins d’un mètre de moi. Je vis ses blessures avec une précision clinique : les coupures nettoyées par 1 eau étaient d’affreux lambeaux de chair blanche, avec, au centre, un éclat d’os brillant. Son œil arraché avait été emporté, ses cheveux aplatis sur son crâne n’en dissimulaient plus la calvitie.

L’eau se referma sur ma tête. J’avais les yeux ouverts, et je vis le défilé des bulles argentées de mon souffle durement gagné monter vers la surface. Ray était près de moi, consolateur, attentif. Ses bras flottaient au-dessus de sa tête comme si, vaincu, il se rendait. La pression de l’eau lui déformait le visage, lui gonflait les joues et lui faisait sortir de l’orbite des filaments de nerfs coupés, pareils aux tentacules d’un minuscule calmar.

Je me laissai faire. J’ouvris la bouche et la sentis s’emplir d’eau froide. Le sel me brûlait les sinus, le froid me lancinait derrière les yeux. Je sentis le sel me brûler la gorge, puis un flot d’eau s’engouffra dans le mauvais trou, chassant l’air de ma trachée et de mes bronches jusqu’à la reddition de mon organisme.

Au-dessous de moi, deux cadavres, aux cheveux flottant au gré du courant, me tenaient les jambes. Leurs têtes ballaient et brimbalaient sur la corde pourrie des muscles de leurs cous, et malgré mes tentatives pour desserrer leurs mains dont la chair se détachait en lambeaux aux bords dentelés, ils ne relâchaient pas leur étreinte amoureuse. Ils me voulaient, oh, comme ils me désiraient !

Ray aussi me tenait, il m’enveloppait, collait son visage au mien. Sans intention aucune je suppose. Il ne connaissait, ne sentait plus ni amour ni affection. Et moi qui perdais ma vie à chaque seconde, qui succombais définitivement à la mer, je n’arrivais plus à apprécier une intimité si longtemps désirée.

Trop tard pour aimer ; la lumière du soleil n’était plus qu’un souvenir. Le monde était-il en train de disparaître ? s’assombrissant sur les bords pendant mon agonie, ou étions-nous trop profond pour être atteints par le soleil ? Ma panique et ma terreur m’avaient quittée, mon cœur ne semblait plus battre du tout, ma respiration n’était plus oppressée comme avant. J’étais envahie d’une espèce de paix.

Voilà que l’étreinte de mes compagnons se relâchait, et que la houle légère faisait de moi ce qu’elle voulait. Mon corps était violé, mes muscles, ma peau, mes tripes, mes yeux, mes sinus, ma langue, mon cerveau ravagés.

Le temps n’avait pas sa place là-dedans. Les jours auraient pu se changer en semaines que je ne l’aurais pas su. La quille des bateaux glissait là-haut, et, à l’occasion, il nous arrivait de les regarder passer du fond de notre refuge rocheux. Un doigt bagué traînait dans les vagues, un chapelet de ronds dans l’eau fendait la surface, un fil à pêche tirait un ver. Des signes de vie.

Peut-être qu’à l’heure de ma mort, ou un an plus tard, le courant me délogera du roc et aura pitié. On m’arrache d’un groupe d’anémones de mer pour m’offrir à la houle. Ray est avec moi. Son temps est venu à lui aussi. La marée a tourné ; nous ne reviendrons pas en arrière.

La mer nous porte inlassablement, parfois en surface, perchoirs ballonnés pour accueillir les mouettes, parfois entre deux eaux, pâture à grignoter pour les poissons, elle nous porte vers l’île. Nous connaissons les lames de galets, et n’avons pas besoin d’oreilles pour entendre le cliquetis des cailloux.

Il y a beau jour que la mer a fait place nette. Angela, l’Emmanuelle et Jonathan ont disparu. Nous seuls, les noyés, nous appartenons au site, visage vers le ciel, sous les pierres, apaisés par le rythme des vaguelettes et l’incompréhension absurde des moutons.