Confessions d’un linceul (de pornographe)

Il avait d’abord été un être de chair. De chair et d’os, ambitieux de surcroît. Mais cela semblait tellement ancien ! Le souvenir de ce bienheureux état s’estompait vite.

Il lui restait des traces de sa vie antérieure ; ni le temps ni la désincarnation ne l’en avaient entièrement dépouillé. Il distinguait aisément et douloureusement le visage de ceux qu’il avait chéris ou haïs. Du fond du passé, leurs regards le fixaient de façon claire et lumineuse. Il revoyait toujours la douce expression de ses enfants désolés d’aller se coucher. Et la même expression, moins douce mais non moins désolée, dans le regard des brutes qu’il avait assassinées.

Certains de ces souvenirs lui donnaient envie de pleurer, sauf que ses yeux amidonnés ne pouvaient verser de larmes. De plus, il était bien trop tard pour les regrets. C’était un luxe réservé aux vivants, qui ont encore le loisir, le souffle et l’énergie d’agir.

Il avait dépassé ce stade, lui, le petit Ronnie à sa maman (oh, si elle le voyait à présent !) mort depuis déjà presque trois semaines. Trop tard pour les regrets, bien trop tard !

Il avait fait tout son possible pour corriger ses erreurs. Il avait fait durer son temps au maximum et même au-delà, volant de précieux moments pour repriser les morceaux décousus de son existence effilochée. Le petit Ronnie à sa maman avait toujours été soigneux ; un modèle d’ordre. Voilà une des raisons qiii lui avaient fait aimer la comptabilité. Il adorait jouer à traquer les pence mal placés parmi des centaines de chiffres ; et comme c’était satisfaisant, à la fin de la journée, de régler les livres de comptes ! Malheureusement, on ne pouvait corriger ainsi la vie, il le comprenait à présent, trop tard dans la journée. Quand même, il avait fait de son mieux et, comme le disait toujours sa mère, c’était tout ce qu’on pouvait espérer accomplir. Il ne lui restait plus qu’à se confesser, et une fois confessé, à se présenter devant le Jugement dernier, les mains vides et l’air contrit. Assis, drapé sur le siège usé et luisant du confessionnal de Sainte-Marie-Madeleine, il avait peur que la forme de son corps usurpé ne tienne pas jusqu’à ce qu’il ait fini de livrer le fardeau des péchés languissant dans son cœur de drap. Il se concentra, essayant de se maintenir corps et âme pendant ces dernières minutes vitales.

Bientôt arriverait le Père Rooney. Il s’installerait derrière la grille du confessionnal et lui offrirait des paroles de réconfort, de compréhension et de pardon ; puis, pendant ses dernières minutes d’existence volée, Ronnie Glass raconterait son histoire.

Il commencerait par démentir l’horrible souillure faite à son personnage : l’accusation de pornographie.

Lui, pornographe !

C’était absurde. Il n’y avait pas un seul atome de pornographie en lui. Tous ceux qui l’avaient connu durant les trente-deux ans de sa vie auraient pu en témoigner. Mon Dieu, il n’aimait même pas tellement les plaisirs du sexe. Quelle ironie ! De tous les gens suspects de trafics louches, il était bien le dernier à qui penser. Tandis que les hommes de son entourage étalaient publiquement leurs adultères comme une troisième jambe, lui menait une existence irréprochable. Comme les accidents de voiture, les plaisirs charnels défendus concernaient les autres ; pas lui. L’amour, c’était une balade en décapotable, un luxe permis une fois par an, à peu de chose près. Deux fois, à la limite ; trois, ça donnait mal au cœur. Était-il alors surprenant que, durant les neuf années de son mariage avec une bonne catholique, ce bon catholique n’ait engendré que deux enfants ?

Mais il avait été bon époux, chaste, et sa femme, Bernadette, partageait son indifférence pour le sexe, si bien que le peu d’enthousiasme de son membre viril n’avait jamais créé de discorde entre eux. Les enfants faisaient leur joie. Samantha devenait déjà un modèle de fillette bien polie et ordonnée, et Imogen (à peine deux ans) avait le sourire de sa mère.

La vie était belle en fin de compte. Il était presque propriétaire d’une maison mitoyenne sans caractère dans l’une des banlieues les plus verdoyantes du sud de Londres. Il s’occupait de sa moitié de petit jardin le dimanche ; et de son âme, pareillement. Selon lui, il menait une vie modèle, sans prétention ni impureté.

Et elle le serait restée sans le démon d’avidité qui rampait en lui. Sa cupidité l’avait perdu, sans aucun doute.

S’il n’avait pas été aussi âpre au gain, il n’aurait pas donné suite au travail proposé par Maguire. Il aurait suivi son instinct et aurait détalé, après un coup d’œil sur le misérable petit bureau enfumé au-dessus de la pâtisserie hongroise à Soho. Mais sa soif de richesse l’avait détourné de la simple vérité : on se servait de ses compétences de comptable pour redorer la crédibilité d’une opération qui sentait la corruption à plein nez. Il le savait, tout au fond de son cœur, bien sûr. Malgré ses propos continuels sur le réarmement moral, malgré son amour pour ses enfants et son obsession pour l’art distingué du bonzaï, Maguire était une crapule. La plus abjecte des crapules. Mais il avait réussi à faire abstraction de tout cela et à se concentrer sur la tâche qu’il avait entreprise : régler les livres comptables. Maguire était généreux ; ce qui rendait son aveuglement plus facile. Il commença même à aimer cet homme et ses associés. Il s’était accoutumé à voir se traîner la carcasse de Dennis Dork Luzzati, un sempiternel chou à la crème aux abords de ses grosses lèvres ; aux trois doigts du petit Henry B. Henry, à ses tours de cartes, son pas pressé et ses habitudes chaque jour différentes. Leur conversation n’était pas des plus sophistiquées, et on ne les aurait certainement pas accueillis à bras ouverts au club de tennis, mais ils semblaient relativement inoffensifs.

Ce fut donc un choc, un choc terrible, lorsqu’il leva enfin le voile et vit Dork, Henry et Maguire pour les brutes qu’ils étaient en réalité.

Il en eut la révélation par hasard.

Un soir, après avoir fini un calcul d’impôts assez tard, Ronnie avait pris un taxi pour se rendre au dépôt, dans l’intention de remettre lui-même son rapport à Maguire. En fait, il n’y avait jamais mis les pieds, mais il en avait souvent entendu parler par les hommes entre eux. Maguire y stockait ses réserves de livres depuis des mois. Des livres de cuisine, pour la plupart, venus d’Europe, d’après ce qu’on lui avait dit. Cette nuit-là, sa dernière nuit pure, Ronnie posa le pied sur la vérité dans toute sa splendeur.

Maguire était là, dans l’une des pièces dépouillées, assis dans un fauteuil au milieu de caisses et de cartons. Une ampoule nue jetait un halo sur son crâne rose dégarni et brillant. Dork était là aussi, absorbé par son gâteau. Henry B. faisait une réussite. Empilées de chaque côté du trio : des milliers et des milliers de revues à couverture glacée, virginale et pulpeuse en quelque sorte.

Maguire leva le nez de ses calculs.

— Glassy, dit-il.

Il l’appelait toujours par ce surnom.

Ronnie regarda dans la pièce, et devina, même à distance, ce qu’étaient ces montagnes de trésors.

— Entrez, dit Henry B. Vous jouez ?

— Ne faites pas cette tête, ce n’est que de la marchandise, lui dit Maguire, d’un ton apaisant.

Engourdi par une sorte d’horreur, Ronnie se sentit contraint d’approcher de l’une des piles de magazines et d’ouvrir l’exemplaire du dessus. Jouissance érotique, disait la couverture. Pornographie en couleurs pour adultes avertis. Texte en anglais, allemand et français. Incapable de s’en empêcher, il se mit a feuilleter le magazine, le visage en feu, sans vraiment entendre la salve de blagues et de menaces que Maguire lui envoyait.

Des nuées d’images obscènes, terriblement abondantes, s’envolèrent des pages. Jamais de sa vie il n’avait rien vu de tel. On abordait, avec force détails, tous les actes sexuels imaginables entre adultes consentants (et seuls des acrobates drogués auraient pu l’être !). Les vedettes de ces actes inqualifiables exposaient leur sexe lubrifié en lui adressant un sourire et un regard glacés, sans la moindre trace de honte ou d’excuse sur leur visage bouffi de concupiscence. On montrait chaque fente, trou, pli ou bouton de leur corps, plus nu que nu. Ronnie eut un haut-le-cœur devant cette surenchère de lippes haletantes.

Il ferma la revue et jeta un coup d’œil sur une pile voisine. Visages différents, mêmes accouplements sauvages. Un choix immense de dépravations. Rien que le titre attestait des plaisirs qu’on trouverait à l’intérieur. Drôles de femmes enchaînées, disait l’un. Esclave de la capote, promettait l’autre. L’amant labrador, décrivait un troisième avec une précision telle qu’on détaillait jusqu’au moindre poil humide.

Lentement, la voix de Michael Maguire, usée par la cigarette, filtra à travers le cerveau bouleversé de Ronnie. Elle le cajolait, ou essayait de le faire ; pire, elle se moquait, subtilement, de sa naïveté.

— Vous deviez tout découvrir un jour ou l’autre ! dit-il. Autant que ce soit aujourd’hui, non ? Rien de bien méchant là-dedans. C’est de la rigolade.

Ronnie secoua violemment la tête, pour tenter de déloger les images soudain enracinées derrière ses yeux. Déjà elles se multipliaient, envahissaient un territoire vierge jusque-là. Dans son imagination, les labradors caracolaient en habits de cuir, buvaient le corps de putains enchaînées. C’était effarant comme les nouvelles abominations de chaque page se déversaient dans ses yeux. Il sentit qu’il s’étoufferait s’il ne réagissait pas.

— Quelle horreur ! fut tout ce qu’il trouva à dire. C’est horrible, horrible, horrible !

Il donna un coup de pied dans une pile de Drôles de femmes enchaînées, et elles basculèrent, étalant l’image répétée de leur couverture sur le sol crasseux.

— Ne faites pas ça, dit très calmement Maguire.

— Quelle horreur ! dit Ronnie. Quelle horreur !

— Le marché est important.

— Je n’en suis pas ! dit-il, comme si Maguire suggérait qu’il avait un intérêt personnel dans ces revues.

— D’accord, elles ne vous plaisent pas. Elles ne lui plaisent pas, Dork.

Avec un fin petit mouchoir, Dork essuyait la crème sur ses doigts boudinés.

— Et pourquoi donc ?

— Trop cochon pour lui.

— Quelle horreur ! dit encore Ronnie.

— Eh bien, t’es plongé là-dedans jusqu’aux yeux, mon gars, dit Maguire.

Il avait la voix du diable, non ? Si, c’était bien la voix du diable.

— Tu ferais mieux de garder le sourire !

Dork s’esclaffa.

— Garder la souris ! Ah, elle me plaît celle-la, Mick, elle me plaît bien.

Ronnie regarda Maguire. Il avait quarante-cinq ans, cinquante peut-être, le visage soucieux, claqué, vieilli avant 1 âge. Son charme avait disparu ; il était à peine humain, ce visage qu’il fixait. La sueur, la barbe mal rasée, les lèvres pincées lui firent penser au cul offert de lune de ces horribles putes de magazine.

— Nous sommes tous des bandits notoires ici, dit l’organe de la parole, et nous n’avons rien à perdre si on nous repince encore.

— Rien, ajouta Dork.

— Tandis que toi, fiston, t’es un gentil comptable sans tache ! A mon avis, si tu veux aller cafter sur ce commerce porno, tu vas perdre ta réputation de professionnel intègre. En fait, j’irais même jusqu’à dire que tu ne retravailleras jamais. Tu me suis ?

Ronnie voulut cogner sur Maguire, et il s’exécuta. Il entendit un claquement satisfaisant quand les dents de Maguire se cognèrent à toute vitesse et que le sang lui jaillit des lèvres. C’était la première fois que Ronnie se battait depuis l’école, et il fut lent à parer l’inévitable réaction. Le coup rendu par Maguire l’envoya s’étaler en sang au milieu des drôles de femmes. Avant de pouvoir se remettre sur pied, il recevait dans la figure, de la part de Dork, un coup de talon qui lui broyait le cartilage du nez ! Pendant que Ronnie clignait des yeux pour écarter le sang, Dork le hissait sur ses pieds et le maintenait prisonnier, comme cible pour Maguire. La main baguée se ferma en poing et pendant les cinq minutes suivantes, Maguire utilisa Ronnie comme punching-ball, en remontant de sous la ceinture.

Curieusement, Ronnie trouva la douleur réconfortante ; elle semblait plus efficace qu’une série de Je vous salue, Marie pour soulager son âme coupable. Quand la rossée fut terminée et que Dork le relâcha dans la nuit, défiguré, toute colère l’avait quitté, il n’éprouvait plus qu’un besoin de finir le nettoyage commencé par Maguire.

Il rentra chez lui, auprès de Bernadette, et il lui raconta un mensonge : il s’était fait attaquer et dévaliser dans la rue. Elle fut si tendre, que sa fable l’écœura, mais il n’avait pas le choix. Cette nuit-là, et la suivante, furent des nuits sans sommeil. Allongé sur son lit, à quelques pas de celui de sa fidèle épouse, il essaya de démêler ses sentiments. Il savait, tout au fond de lui, que la vérité finirait par éclater au grand jour. Mieux vaudrait aller trouver la police, faire des aveux. Mais il fallait du courage, et son cœur ne s’était jamais senti aussi faible. Alors, il tergiversa toute la nuit du jeudi et du vendredi, et laissa jaunir ses bleus et sa confusion s’apaiser.

Puis, le dimanche, ce fut la catastrophe.

Son portrait faisait la une du plus abject des hebdomadaires du dimanche, toute une page avec ce gros titre : « L’empire sexuel de Ronald Glass. » A l’intérieur, pour le faire paraître coupable, on avait truqué des photos prises dans des circonstances innocentes. Glass semblait poursuivi. Il paraissait fourbe. Son habituel aspect hirsute lui donnait 1 air mal rasé ; ses cheveux ras suggéraient la coupe a la mode dans les prisons, en faveur chez certains membres de la communauté criminelle. Étant myope, il clignait des yeux ; photographié en train de cligner des yeux, il avait l’air d’un sale obsédé.

Il resta planté chez le marchand de journaux, à contempler sa propre tête, et il comprit qu’il lui faudrait bientôt livrer une grande bataille. En tremblant, il lut les terribles mensonges de la page intérieure.

Quelqu’un (il ne sut jamais vraiment qui) avait tout raconté. La pornographie, les bordels, les sex-shops, les cinémas. On détaillait là, dans ses aspects les plus sordides, le monde obscène et secret dirigé par Maguire. Sauf que le nom de Maguire n’apparaissait pas. Ni celui de Dork, ni de Henry. C’était Glass, Glass sur toute la ligne ; sa culpabilité était évidente. C’était un coup monté, et bien monté. L’éditorialiste le traitait de corrupteur d’enfants, de petit vicelard devenu gras et obsédé.

Il était trop tard pour réfuter quoi que ce soit. Lorsqu’il rentra chez lui, Bernadette était partie, avec les enfants. Quelqu’un, que la pure obscénité de la chose faisait saliver, s’était sans doute délecté à lui téléphoner la nouvelle.

Il resta dans la cuisine, où la table était mise pour le petit déjeuner que la famille n’avait pas encore pris et ne prendrait jamais, et il pleura. Pas beaucoup, sa réserve de larmes étant rigoureusement limitée, mais assez pour se sentir quitte de son devoir. Puis, s’étant débarrassé de son geste de remords, il s’assit, comme tout brave homme à qui on aurait fait un tort considérable, et il concocta sa revanche.

En un sens, il fut autrement plus difficile de se procurer l’arme que de procéder à la suite des opérations. Cela lui demanda une mûre réflexion, de belles paroles, et un bon paquet d’argent liquide. Il mit une journée et demie pour obtenir l’arme voulue, et apprendre à s’en servir.

Puis, au moment choisi, il alla faire son affaire.

Henry B. mourut le premier. Ronnie le tua chez lui dans sa jolie cuisine aux meubles de pin, à Islington, le nouveau quartier chic. Il avait une tasse de café noir dans sa main à trois doigts et sur la figure une terreur presque pitoyable. Le premier coup le toucha au flanc, déchira sa chemise et provoqua un petit écoulement de sang. Bien moindre que ce à quoi s’était préparé Ronnie. Plus sûr de lui, il tira de nouveau. Le deuxième coup atteignit la cible au cou, et parut mortel. Henry B. plongea en avant comme un acteur du cinéma muet, sans lâcher sa tasse avant le contact avec le sol. La tasse tourna comme une toupie au milieu des restes de café et de vie mélangés, avant de s’arrêter enfin dans un bruit de vaisselle cassée.

Ronnie enjamba le corps et tira une troisième fois, dans la nuque de Henry B. Cette dernière balle, presque inutile, fut rapide et précise. Ensuite il s’enfuit aisément par l’arrière du jardin, ivre de joie tant la chose avait été facile. Comme de coincer et de tuer un rat à la cave – une tâche déplaisante mais pourtant nécessaire.

Son frisson de plaisir dura cinq minutes. Ensuite il vomit tripes et boyaux.

Enfin, voilà pour Henry. Débarrassé du tapis.

La mort de Dork fut plutôt plus spectaculaire. Il manqua de temps au cynodrome ; en effet, il montrait son pari gagnant à Ronnie lorsqu’il sentit la longue lame du couteau s’insinuer entre ses quatrième et cinquième côtes. Il ne parvenait pas à croire qu’on était en train de l’assassiner, sa grosse face de gourmand marqua l’expression de l’étonnement le plus complet. Il ne cessait de regarder l’agitation des parieurs à droite, à gauche, comme si, à tout moment, quelqu’un allait le montrer du doigt, s’esclaffer et lui dire qu’il s’agissait d’une bonne blague, un peu en avance pour son anniversaire.

C’est alors que Ronnie retourna la lame dans la plaie (il avait lu que c’était mortel à tous les coups) et Dork se rendit compte que, pari gagnant ou pas, ce n’était pas son jour de chance.

Son corps massif fut porté sur une dizaine de mètres par la foule compacte, puis se trouva coincé entre les bras du tourniquet. Alors seulement, quelqu’un sentit un liquide chaud sur le corps de Dork et poussa un hurlement.

Mais Ronnie était déjà loin.

Satisfait, purifié au fil des heures, il retourna chez lui. Bernadette était venue prendre ses vêtements et ses objets favoris. Il aurait voulu lui dire : prends tout, rien n’a plus aucun sens pour moi, mais elle n’avait fait que passer, comme un fantôme d’épouse Dans la cuisine la table était toujours mise pour le dernier petit déjeuner du dimanche. Dans le bol des enfants les cornflakes étaient couverts de poussière ; le beurre ranci commençait à empuantir la pièce. Ronnie y passa toute la fin de l’après-midi, une bonne partie de la nuit, jusqu’aux premières heures du lendemain, et savoura son nouveau pouvoir sur la vie et la mort. Ensuite il se coucha tout habillé, sans plus s’occuper d’être soigneux, et dormit du sommeil du presque juste.

Maguire n’eut pas trop de mal à deviner qui avait refroidi Dork et Henry B. Henry, même si l’idée de ce retournement de situation était plutôt dur à avaler. De nombreux membres de la communauté criminelle connaissaient Ronald Glass, et plaisantaient avec Maguire du petit tour joué à l’innocent. Mais personne ne l’aurait cru capable de sanctions aussi extrêmes à l’égard de ses ennemis. À présent, dans des quartiers plus sordides, on lui tirait son chapeau, à cause de son fichu sale caractère ; d’autres, y compris Maguire, eurent le sentiment qu’il avait poussé le bouchon un peu loin pour être accueilli dans le troupeau comme une brebis égarée. L’opinion générale fut d’avis de l’expédier dans l’autre monde, avant qu’il ne rompe davantage le fragile équilibre des forces.

Ainsi, les jours de Ronnie furent comptés. Les trois doigts de la main de Henry B. auraient suffi.

Ils arrivèrent le samedi après-midi et s’emparèrent rapidement de lui, sans lui laisser le temps de brandir une arme en défense. Ils l’escortèrent jusqu’à un entrepôt de salamis et viandes cuites en gros, et dans la sécurité glaciale de la blanche chambre froide, ils le pendirent à un croc pour le torturer. Ceux qui prétendaient avoir reçu l’affection de Dork ou de Henry B. eurent l’occasion de montrer leur chagrin. À laide de couteaux, marteaux, lampes à acétylène. Ils lui fracassèrent les genoux et les coudes. Ils lui brisèrent les tympans, lui brûlèrent la plante des pieds.

Finalement, aux environs de onze heures, leur intérêt diminua. Les night-clubs commençaient à les faire vibrer, les tables de jeu à les faire frémir, il était temps d’en finir avec la justice pour se tirer en ville.

C’est alors qu’arriva Micky Maguire, sur son trente et un, avec son .38. Ronnie savait qu’il était quelque part par là, dans la brume, mais ses sens étant quasi anesthésiés, il ne fit qu’entrevoir le revolver pointé sur sa tête, et n’entendit qu’à demi l’écho de la balle ricocher sur les murs de céramique blanche.

Une seule balle, extrêmement bien placée, lui pénétra dans le cerveau par le milieu du front. Propre à souhait, comme un troisième œil.

Son corps fut une seconde secoué sur son crochet, puis Ronnie mourut.

Maguire reçut les applaudissements comme un homme, il embrassa les dames, remercia les chers amis qui l’avaient aidé dans sa tâche, et il s’en alla jouer. Tôt le dimanche matin, à l’heure où le chœur de l’aube s’accordait dans les frênes et les sycomores, on balança le corps, dans un sac-poubelle noir, aux abords de la forêt d’Epping. Et, de fait, ce fut terminé. Mais ça ne faisait que commencer !

C’est un sportif, sorti faire son jogging matinal qui trouva le corps de Ronnie, le lundi suivant avant sept heures. Dans l’intervalle, entre son abandon et sa découverte, le cadavre avait déjà commencé à se détériorer.

Mais le médecin légiste avait vu pire. Sans passion, il regarda les deux infirmiers de la morgue dépouiller le corps, plier les vêtements avant de les placer dans des sacs en plastique étiquetés. Il attendit avec patience et attention que l’on amenât l’épouse du défunt, au visage gris cendre et aux yeux gonflés de larmes, dans son domaine résonnant. Elle abaissa sur son mari un regard dénué d’amour, contempla sans tressaillir les blessures et les marques de torture. Le médecin s’était fabriqué sa petite histoire d’après la dernière confrontation entre le roi du sexe et l’épouse impassible. Un mariage sans amour, des disputes provoquées par l’ignoble conduite de l’homme, son désespoir à elle, sa brutalité à lui, et finalement, le soulagement de la femme devant la fin de son tourment et le commencement d’une nouvelle vie sans lui. Mentalement, le médecin nota de chercher l’adresse de la jolie veuve. Elle était délicieuse drapée dans son indifférence devant les mutilations ; il en avait l’eau à la bouche.

Ronnie savait que Bernadette était venue et repartie ; il les sentait également, ceux qui passaient la tête par la porte de la morgue, juste pour jeter un coup d’œil au roi du sexe. Il était devenu un objet fascinant, même dans la mort, et cette horreur, qu’il n’avait pas prévue, bourdonnait dans les circonvolutions refroidies de son cerveau, comme un locataire qui refuse de partir sous la menace des huissiers, tandis qu’il voyait toujours le monde s’affairer autour de lui, sans pouvoir y participer.

Depuis sa mort, quelques jours plus tôt, rien n’avait laissé entrevoir la possibilité d’une évasion de sa condition présente. Il était resté là, a 1 intérieur de son crâne mort, sans pouvoir trouver de sortie vers le monde des vivants, et sans vraiment avoir envie d’abandonner complètement la vie, de quitter son corps pour aller au ciel. Son désir de revanche subsistait toujours. Une partie de son âme, refusant de pardonner les offenses, envisageait de remettre à plus tard son entrée au paradis afin de finir le travail commencé. Il fallait régler les comptes ; et tant que Michael Maguire ne serait pas mort, Ronnie ne pourrait considérer son rachat.

De la sphère osseuse de sa prison, il regardait le va-et-vient des curieux, et resserrait les nœuds de sa volonté.

Le médecin exécuta son travail sur le cadavre de Ronnie avec tout le respect et l’efficacité d’un videur de poisson, dégageant n’importe comment la balle logée dans la boîte crânienne, fourrant son nez dans la bouillie d’os et de cartilages qui lui avaient jadis servi de coudes et de genoux. Ronnie ne l’aimait pas, ce type. Il avait détaillé Bernadette d’un regard des moins professionnels ; et à présent qu’il jouait les grands pontes, son manque de considération était positivement honteux. Si seulement il avait une voix, un poing, un corps ne serait-ce qu’un moment ! Il lui montrerait, à ce boucher, comment traiter les morts. Sa volonté n’était cependant pas prête ; il lui fallait un support, une voie de sortie.

Le médecin finit son rapport et sa couture grossière, envoya valser ses gants maculés et ses instruments sales sur le chariot à côté des tampons d’ouate et de l’alcool, et il laissa le corps au soin des infirmiers.

Ronnie entendit les portes battantes se refermer derrière lui après son départ. De l’eau coulait quelque part, éclaboussait un évier ; ce bruit l’irrita.

Debout près de la table où il gisait, les deux infirmiers discutaient de leurs chaussures. Quel sujet de conversation ! Leurs chaussures ! Que c’est ordinaire ! pensa Ronnie, quelle décadence !

— Tu sais, mes nouveaux talons, Lenny ? Que j’ai fait mettre à mes chaussures en daim marron ? Ils valent rien. De la merde !

— Ça ne m’étonne pas.

— Et le prix que j’ai payé ! Regarde ça, regarde ! Complètement usées, les semelles, en un mois.

— C’est fin comme du papier.

— T’as raison, Lenny, comme du papier. Je vais les rapporter.

— C’est aussi ce que je ferais.

— Mais oui.

— T’as raison.

Cette conversation insipide, après les heures de torture, de mort subite, et d’autopsie qu’il venait à peine de subir, était presque insupportable. L’âme de Ronnie se mit à tourner en rond dans son cerveau comme l’abeille prisonnière qui bourdonne sous la cloche d’un pot à confiture retourné, résolue à sortir et à piquer…

À tourner en rond, comme la conversation.

— Fin comme du papier de merde.

— Ça ne m’étonne pas.

— Une merde de produit étranger. Ces semelles. Mode in Korea de mes deux.

— En Corée ?

— C’est pour ça que c’est fin comme du papier.

Impardonnable, la stupidité crasse de ces deux types ! Dire qu’ils vivaient, agissaient, existaient, alors que lui bourdonnait indéfiniment, bouillant d’une impatience frustrée. Était-ce juste ?

— Joli coup, hein, Lenny ?

— Quoi ?

— Le macchabée. Le vieux, comment déjà ? Roi du Sexe ! Bing, en plein milieu du front. T’as vu ça ? Il court, il court, le furet…

Apparemment, le collègue de Lenny était toujours préoccupé par ses semelles minces comme du papier. Il ne répondit pas. Lenny, curieux, tira un bout de drap sur le front de Ronnie. Les coutures du cuir chevelu n’avaient aucune élégance, mais le trou de la balle était impeccable.

— Regarde un peu ça !

L’autre jeta un coup d’œil à la tête du mort. La blessure du front avait été nettoyée après le travail des pinces. Les bords étaient blancs et plissés.

— Je croyais qu’on tirait dans le cœur, en général, dit l’examinateur de semelles.

— Il s’agissait pas d’une vulgaire bataille de rue. C’était une exécution ; dans les règles, dit Lenny, en mettant le petit doigt dans la blessure. C’est un tir parfait. Bing, en plein milieu du front. Comme s’il avait trois yeux.

— Ouais…

On tira le drap sur la tête de Ronnie. L’abeille continua à bourdonner, à tourner en rond, indéfiniment.

— On en parle, du troisième œil, non ?

— Ah bon ?

— Stella m’a lu un truc là-dessus, ce serait le centre du corps.

— Ça c’est ton nombril. Comment que le centre du corps pourrait être sur le front ?

— Ben…

— C’est ton nombril.

— Non, c’est comme qui dirait un centre spirituel.

L’autre ne daigna pas répondre.

— Juste par là où il a son trou de balle, dit Lenny, encore éperdu d’admiration pour l’assassin de Ronnie.

L’abeille écoutait. Le trou de balle n’était que l’un des nombreux trous de sa vie – celui où auraient dû être sa femme et ses enfants ; ceux qui, aveugles, roses ou bruns, bordés de poils, l’aguichaient dans les pages des magazines. Des trous à droite, à gauche…

Se pouvait-il enfin qu’il ait trouvé là un trou dont tirer parti ? Pourquoi ne pas s’échapper par la blessure ?

Son esprit banda ses forces et se glissa vers le sourcil, en traversant le cortex avec un mélange d’émoi et de tension. Devant lui, il sentait la sortie comme une lueur au bout d’un long tunnel. Derrière le trou, la trame et la chaîne du linceul étincelaient comme une terre promise. Il avait le sens de l’orientation ; la clarté s’intensifiait à mesure qu’il rampait, les voix devenaient plus fortes. Sans tambour ni trompette, l’esprit de Ronnie se propulsa dans le monde extérieur, minuscule infiltration d’une âme. Les parcelles liquides chargées de sa volonté et de sa conscience furent absorbées par le drap, comme des larmes par un mouchoir en papier.

Son corps de chair et de sang fut dès lors totalement déserté, masse gelée tout juste bonne pour les flammes.

Ronnie Glass refit surface dans un monde nouveau, un univers textile blanc, sous une forme inconnue, dont il n’avait même jamais rêvé.

Ronnie Glass était son linceul.

Si le médecin de Ronnie n’avait pas été étourdi, il ne serait pas revenu à la morgue à ce moment-là, pour retrouver l’agenda où il avait noté le numéro de la veuve Glass ; et, s’il n’était pas entré, il serait encore en vie. Mais voilà…

— Vous ne l’avez pas encore commencé, celui-là ? lança-t-il sèchement à ses infirmiers.

Ils marmonnèrent un genre d’excuse. Il était toujours de mauvais poil à cette heure de la nuit ; ils avaient l’habitude de ses crises.

— Dépêchez-vous ! dit-il en arrachant le drap qui recouvrait le corps et en le jetant par terre d’un geste irrité, avant que ce bougre file d’ici, dégoûté. On ne veut pas donner mauvaise réputation à notre petit hôtel, pas vrai ?

— Oui, docteur. Enfin, j’veux dire, non, docteur.

— Eh bien, ne restez pas plantés là ; emballez-le. Il y a une veuve qui attend la livraison le plus tôt possible. J’ai vu tout ce que j’avais besoin de voir sur lui.

Ronnie resta par terre, froissé, en tas, à répandre lentement son influence dans son territoire nouvellement acquis. Qu’il semblait bon d’avoir un corps, même stérile et rectangulaire ! En manœuvrant un pouvoir de volonté qu’il ne se connaissait pas, Ronnie prit entièrement le contrôle du linceul.

Le drap commença par refuser la vie. Il avait toujours été passif, par nature. Il n’était pas habitué aux invasions par un esprit. Mais Ronnie n’allait pas s’avouer vaincu ! Sa volonté était impérieuse. Contre toute règle du comportement normal, elle étira et noua le triste drap pour lui donner un semblant de vie.

Le linceul se leva.

Le médecin avait repéré son petit agenda noir, il allait le mettre dans sa poche lorsque ce drap blanc se déploya en travers de son chemin, s’étirant comme quelqu’un qui viendrait de se réveiller d’un profond sommeil.

Ronnie essaya de parler ; mais en guise de voix, il ne trouva que le froissement du tissu dans l’air, trop léger, trop immatériel pour couvrir les gémissements des hommes effrayés. Ils avaient drôlement la frousse ! Malgré son appel au secours, personne ne fît un pas vers le médecin. Lenny et son collègue se glissaient vers la porte, bouche bée, bredouillant des supplications à l’adresse de tout dieu disponible dans les parages.

Le médecin recula contre la table du mort, ne sachant à quel saint se vouer.

— Hors d’ici ! fit-il.

Ronnie l’étreignit, très fort.

— Au secours ! dit la voix presque confidentielle du médecin.

Mais les secours avaient disparu. Ils couraient dans les couloirs, balbutiant toujours, tournant le dos au miracle qui se déroulait dans la morgue. Le médecin était seul, enveloppé dans une étreinte amidonnée, murmurant, à la fin, des excuses dénichées sous sa fierté.

— Pardon, je demande pardon à votre personne, a vous.

Mais la colère de Ronnie refusait de traiter avec les repentis de fraîche date ; aucun pardon ni sursis n’étaient disponibles. Ce salaud à l’œil lubrique, ce fils du scalpel lui avait découpé et examiné le corps comme s’il s’était agi d’un quartier de bœuf. Le toupet de ce saligaud à propos de ses appréciations sur la vie, la mort et sur Bernadette rendait Ronnie livide. Ce crétin allait mourir, ici, au milieu de ses restes, et c’en serait fini de sa profession indélicate.

Voilà que les coins du drap devenaient vaguement des bras à mesure que Ronnie s’en rappelait la forme. Il semblait logique de recréer son apparence première dans ce nouveau matériau. Il fit d’abord les mains, puis les doigts, et même un pouce rudimentaire. On aurait dit un Adam morbide sculpté en toile.

Même pendant leur formation, les mains tenaient le médecin par le cou. Elles n’étaient pas encore dotées du sens du toucher, et il était difficile d’évaluer la force de leur pression sur la carotide, alors il usa simplement de toutes ses forces. Le visage de l’homme noircit, sa langue, couleur prune, lui sortit de la bouche comme une flèche, dure et pointue. Dans son enthousiasme, Ronnie lui brisa le cou. Il craqua brusquement, et la tête se renversa en arrière selon un angle horrible. Les vaines excuses avaient cessé depuis longtemps.

Ronnie le laissa tomber sur le sol bien astiqué et, de ses yeux qui n’étaient toujours que deux trous d’épingle dans un drap de toile taché, il regarda les mains qu’il s’était fabriquées.

Il se sentit sûr de lui dans ce corps, et, mon Dieu, il était fort ! Sans aucune fatigue, il avait rompu le cou à ce salaud. Sous ces traits étranges, exsangues, il jouissait d’une nouvelle liberté par rapport aux contraintes de l’humanité. Il vivait soudain une vie aérienne, la sentait l’emplir et le gonfler. Sûr qu’il pourrait voler, comme un drap dans le vent, ou si ça l’arrangeait, il pourrait se nouer en poing serré et soumettre le monde sous ses coups. Les possibilités semblaient illimitées.

Et pourtant… il avait le sentiment que cette apparence était au mieux temporaire. Tôt ou tard le linceul voudrait reprendre sa vie antérieure de morceau de tissu inactif, et sa vraie nature passive lui serait rendue. Ce corps ne lui était pas donné, seulement prêté ; à lui de l’utiliser au mieux de ses capacités de revanche. Il savait où commencer. D’abord et avant tout : trouver Michael Maguire et se débarrasser de lui. Ensuite, s’il lui restait du temps, il irait voir les enfants. Mais il n’était pas raisonnable de leur rendre visite sous la forme d’un drap volant. Mieux valait travailler à cette illusion d’humanité, et voir s’il pouvait en améliorer les effets.

Il avait vu ce que les plis fantaisistes pouvaient faire : faire apparaître des visages sur un oreiller chiffonné, ou dans les plis d’une veste pendue derrière une porte. Plus extraordinaire encore : le saint suaire de Turin, sur lequel le visage de Jésus-Christ était miraculeusement imprimé. On en avait envoyé une carte postale à Bernadette, où Ion voyait chaque marque de lance et de clou. Pourquoi ne pourrait-il pas accomplir le même miracle, par la force de sa volonté ? N’était-il pas ressuscité lui aussi ?

Il alla au lavabo de la morgue et ferma le robinet qui coulait, puis il se mit devant la glace pour regarder sa volonté prendre forme. La surface du linceul se démenait et s’agitait déjà à mesure qu’il commandait son nouvel aspect. D’abord il n’eut qu’une ébauche primitive de tête, grossièrement modelée, comme celle d’un bonhomme de neige. Deux trous pour les yeux, un morceau rajouté pour le nez. Mais il se concentra, pour que la toile se tende à la limite de son élasticité. Et miracle ! il réussit ! Pour de vrai ! Les fils se plaignirent, mais obtempérèrent à ses exigences en formant une reproduction parfaite des narines, puis des sourcils ; la lèvre supérieure, puis l’inférieure. De mémoire il remodela les contours de son ancien visage, comme un être passionnément amoureux, et il les reconstitua dans leurs moindres détails. À présent, il commençait la colonne du cou, remplie d’air, mais d’apparence trompeusement solide. En dessous, le linceul se gonfla pour former un torse viril. Les bras étaient déjà faits ; les jambes suivirent de près. Et ce fut terminé.

Il était rebâti, à sa propre image.

L’illusion n’était pas parfaite. D’abord, il était d’un blanc uni, sauf à l’endroit des taches, et sa chair avait une texture de toile. Les plis de son visage étaient peut-être trop sévères, d’apparence presque cubiste, et, même par la douceur, il fut impossible de convaincre la toile d’ébaucher les cheveux ou les ongles. Mais il était prêt à affronter le monde, autant que faire se peut pour un linceul vivant.

Il était temps d’aller au-devant de son public.

— Tu as gagné, Micky.

Maguire perdait rarement au poker. Il était trop malin, et sa vieille bobine trop insondable ; ses yeux fatigués, injectés, ne laissaient jamais rien paraître. Pourtant, malgré sa formidable réputation de toujours gagner, il ne trichait jamais. C’était son obligation envers lui-même. Il n’y avait pas de mérite à gagner en trichant. Sinon, c’était du vol ; bon pour les classes criminelles. Lui était un homme d’affaires, pur et simple.

Ce soir, en deux heures et demie de temps, il avait empoché une somme coquette. La vie était belle. Depuis la mort de Dork, de Henry B. Henry et de Glass, la police avait trop à faire côté meurtre pour s’occuper des catégories inférieures du vice. De plus, elle avait la patte bien graissée ; aucune raison de se plaindre. L’inspecteur Wall, son compagnon de boisson depuis de longues années, avait même proposé à Maguire de le protéger contre ce tueur fou qui apparemment se baladait en liberté. L’ironie même de cette idée plut énormément à Maguire.

Il était presque trois heures du matin. L’heure de se coucher pour les vilaines filles et les mauvais garçons, et de rêver à leurs crimes du lendemain. Maguire se leva de table, signifiant ainsi la fin des jeux. Il boutonna son gilet et refit soigneusement le nœud de sa cravate de soie couleur sorbet citron.

— On remet ça la semaine prochaine ? proposa-t-il.

Les battus acceptèrent. Ils avaient l’habitude de perdre de l’argent au profit du patron, mais il ne régnait aucune animosité au sein du quartette. Ils éprouvaient un pincement de tristesse peut-être ; Henry B. et Dork leur manquaient. Les nuits du samedi avaient été tellement joyeuses ! À présent on était plus sobre.

Perlgut fut le premier à partir, il écrasa son cigare dans le cendrier plein à ras bord.

— ’soir, Mick.

— Bonsoir, Frank. Embrasse les enfants de la part de leur tonion Mick, hein !

— N’y manquerai pas.

Perlgut s’éloigna en traînant les pieds, suivi par son frère bègue.

— B-b-bon-nne nuit.

— Bonne nuit, Ernest.

Les frères descendirent l’escalier bruyant.

Norton fut le dernier à partir, comme d’habitude.

— Y a une expédition demain ? demanda-t-il.

— Demain, c’est dimanche, dit Maguire.

Il ne travaillait jamais le dimanche, il le consacrait à sa famille.

— Non, c’est aujourd’hui dimanche, dit Norton d’un ton naturel, sans vouloir le snober. Demain, c’est lundi.

— Oui.

— Y a une expédition lundi ?

— J’espère.

— Vous allez au dépôt ?

— Sans doute.

— Alors je passerai vous prendre, on descendra ensemble.

— Parfait.

Norton était un brave type. Dénué d’humour, mais fiable.

— Eh ben, bonne nuit.

— Bonne nuit.

Il avait des fers à ses semelles ; elles résonnèrent comme des talons aiguilles dans l’escalier. La porte claqua en bas.

Maguire compta ses bénéfices, finit son verre de Cointreau et éteignit la lumière dans la salle de jeux. La fumée refroidissait déjà. Demain il faudrait faire ouvrir et aérer, laisser entrer un peu d’air pur de Soho là-dedans. Salami, café en grains, commerce et tapin. Il adorait ça, passionnément, comme un marmot aime le sein.

En descendant l’escalier menant au sex-shop éteint, il entendit l’échange des au revoir dans la rue dehors, puis le claquement des portières et enfin le ronronnement des luxueuses voitures qui démarraient. Une bonne soirée avec de bons amis, décemment, que demander de plus ?

En bas de l’escalier, il s’arrêta un moment. Le clignotement des enseignes lumineuses d’en face éclairait suffisamment la boutique pour lui permettre de distinguer les rangées de revues. Les silhouettes sous plastique brillaient par à-coups ; les seins de silicone et les fesses frappées par la lumière débordaient des couvertures comme des fruits trop mûrs. Des visages dégoulinants de mascara lui faisaient la moue, lui proposaient toutes les satisfactions solitaires promises par du papier. Mais il n’était pas ému ; il y avait beau temps qu’il ne s’intéressait plus à ce genre de choses. Cela ne représentait que de l’argent pour lui ; il n’était ni dégoûté ni excité. Il était heureux en ménage après tout, avec une épouse dont l’imagination dépassait à peine la page deux du Kama sûtra, et des enfants qui recevaient une bonne gifle au moindre mot de travers.

Dans le coin du magasin, là où se trouvait exposé le matériel d’asservissement et de domination, quelque chose émergea du sol. Maguire trouva difficile de concentrer son regard sur la chose sous cet éclairage intermittent. Rouge, bleu. Rouge, bleu. Mais ce n’était ni Norton, ni l’un des Perlgut.

Il connaissait pourtant ce visage qui lui souriait sur un fond de Violettes violées. Puis, il le distingua clairement : c’était Glass, blanc comme un linge, malgré les lumières colorées.

Comment se pouvait-il qu’un mort soit là à le dévisager ? Il ne se le demanda même pas, il lâcha simplement son manteau et un cri, et il détala.

La porte était fermée à clé, la clé se trouvait sur son trousseau, parmi deux douzaines d’autres. Oh, Jésus, pourquoi gardait-il autant de clés ? Des clés du dépôt, de la serre, du tripot. Et dire qu’il fallait chercher à la lueur de ces néons. Rouge, bleu. Rouge, bleu.

Il farfouilla parmi les clés et comme par magie, la première qu’il essaya tourna dans la serrure comme dans du beurre. La porte s’ouvrit, sur la rue à deux pas.

Mais Glass s’était glissé derrière lui sans bruit, et avant que Maguire franchisse le seuil, il lui lança quelque chose sur la figure, un genre de tissu. Ça sentait l’hôpital, l’éther ou le désinfectant, ou les deux. Maguire essaya de crier mais on lui fourra un bâillon dans la gorge. Le réflexe du vomissement lui retourna les tripes et lui donna un haut-le-cœur. La réaction de l’assassin fut de resserrer sa prise.

Dans la rue en face, une fille connue par Maguire sous le nom de Nathalie (mannequin : cherche position intéressante chez professionnel sérieux) regardait l’empoignade sur le seuil du magasin, de son regard drogué dans un visage insipide. Une ou deux fois, elle avait vu un meurtre, très souvent un viol, elle n’allait pas s’en mêler. De plus, il était tard, et elle avait mal à l’intérieur des cuisses. Comme si de rien n’était, elle s’éloigna dans le couloir éclairé en rose, laissant la violence suivre son cours. Maguire nota mentalement de lui faire charcuter la face, à cette fille, un de ces jours. S’il s’en sortait ; ce qui, de seconde en seconde, semblait de moins en moins certain. Il ne distinguait plus les couleurs rouge, bleu, rouge, bleu, maintenant que son cerveau asphyxié y était insensible, et quand il lui sembla agripper son assassin en puissance, sa prise parut s’évaporer, laissant une étoffe, un tissu vide, courir comme de la soie sur ses mains moites.

Puis, il entendit une voix. Pas derrière lui, pas celle de son assassin, mais devant. Dans la rue. Norton. C’était Norton. Il était revenu pour une raison ou une autre, Dieu le bénisse, et il sortait de sa voiture à dix mètres plus bas dans la rue, en appelant Maguire.

La prise suffocante de l’assassin fit une ratée et la pesanteur réinvestit Maguire. Il tomba lourdement sur le trottoir, avec une sensation de vertige, et la figure violette sous la lueur blafarde de la rue.

Norton accourut vers son patron, en fourrageant dans le bazar de ses poches pour trouver son pistolet. L’assassin vêtu de blanc reculait déjà dans la rue, peu préparé à se colleter avec un nouveau venu. Norton lui trouva tout à fait l’air d’un refusé du Ku Klux Klan ; cagoule, robe, cape. Norton mit un genou à terre, visa des deux mains et tira. Le résultat fut surprenant. La silhouette sembla se gonfler, le corps perdit sa forme, devint un grand morceau de toile blanche battant au vent, avec un visage imprimé dessus. Il y eut comme un claquement de lessive qui sèche sur les fils le lundi, un bruit complètement déplacé dans la sordide ruelle obscure ! La confusion de Norton le laissa un instant sans réaction, et l’homme-drap sembla s’élever dans les airs, illusoire.

À ses pieds, Maguire revenait à lui en grognant. Il essayait de parler mais avait du mal à se faire comprendre, vu l’état de son larynx et de sa gorge. Norton se pencha plus près de lui. Il sentait le vomi et la peur.

— Glass, semblait-il dire.

Ce fut suffisant. Norton hocha la tête, dit : Chut ! C’était son visage sur le drap, bien sûr. Glass, le comptable imprudent. Il lui avait regardé griller les pieds, à ce type, il avait suivi tout le méchant rituel ; pas du tout à son goût.

Très bien ; apparemment Ronnie Glass avait des amis, et qui ne crachaient pas sur une revanche.

Norton regarda en l’air, mais le vent avait emporté le fantôme, au loin par-dessus les toits.

En voilà un bien mauvais moment ! Un premier goût d’échec. Ronnie se souvenait encore de sa désolation cette nuit-là. Il s’était couché, en tas, dans un coin d’usine désaffectée infesté de rats, au sud de la rivière, et il avait calmé la panique de ses fibres. À quoi bon avoir maîtrisé ce tour de passe-passe s’il devait en perdre le contrôle dès qu’on le menaçait ? Il fallait tirer des plans plus rigoureux, remonter les ressorts de sa volonté afin de ne reculer devant aucune résistance. Déjà il sentait refluer son énergie ; il eut un soupçon de difficulté à reconstruire une deuxième fois son corps. Il n’avait pas de temps à perdre en ratages. Il fallait coincer le bonhomme sans lui laisser d’issue possible.

L’enquête de police avait tourné en rond pendant une demi-journée à la morgue, et se poursuivait à présent, de nuit. L’inspecteur Wall, de Scotland Yard, avait utilisé toutes les techniques à sa connaissance. Les mots doux, les mots durs, les promesses, la menace, la séduction, la surprise, et même les coups. Pourtant Lenny racontait toujours la même histoire ; cette histoire ridicule qui, assurait-il, serait corroborée par son collègue dès qu’il émergerait de l’état cataleptique où il s’était réfugié. Mais rien à faire pour que l’inspecteur prenne son histoire au sérieux. Un linceul ambulant ? Comment pouvait-il mettre ça dans son rapport ? Non, il voulait quelque chose de concret, même s’il s’agissait d’un mensonge.

— Je peux fumer ? demanda Lenny pour la énième fois.

Wall secoua la tête.

— Eh, Fresco…

Wall s’adressait à son bras droit, Al Kincaid.

— Je crois qu’il est temps de recommencer à interroger ce garçon.

Lenny savait ce qu’impliquait une nouvelle interrogation ; c’était un euphémisme pour rossée. Debout contre le mur, jambes écartées, mains sur la tête : et vlan ! et vlan ! Son estomac se contracta rien que d’y penser.

— Écoutez…, supplia-t-il.

— Quoi, Lenny ?

— Ce n’est pas moi.

— Bien sûr que si, dit Wall en se curant le nez. Tout ce que nous voulons savoir, c’est : pourquoi ? Tu ne l’aimais pas, ce pauvre couillon ? Il faisait des remarques cochonnes sur tes amies, c’est ça ? Il avait sa petite réputation pour ça, à ce qu’on m’a dit.

Al Fresco minauda.

— C’est pour ça que tu l’as chopé ?

— Pour l’amour de Dieu, dit Lenny, vous croyez que j’irais vous raconter une connerie pareille si je ne l’avais pas vu de mes propres yeux, putain ?

— Quel langage ! reprit Fresco.

— Les draps ne volent pas, dit Wall, avec une conviction bien compréhensible.

— Alors, où est-il, ce drap, hein ? raisonna Lenny.

— Tu l’as brûlé, tu l’as bouffé, comment veux-tu que je le sache, putain ?

— Quel langage, dit calmement Lenny.

Le téléphone sonna avant que Fresco ait pu le cogner. Il décrocha, parla, et tendit le combiné à Wall. Ensuite, il frappa Lenny, d’une gifle amicale qui le fit légèrement saigner.

— Écoute, dit Fresco, dans un souffle meurtrier si proche de Lenny qu’on aurait cru qu’il voulait lui aspirer l’air de la bouche. Allons, nous savons que c’est toi ! Tu étais le seul vivant dans cette morgue pour faire ça, tu comprends ? Nous voulons seulement savoir pourquoi. C’est tout. Pourquoi ?

— Fresco !

Wall avait recouvert le combiné pour s’adresser à Monsieur Muscles.

— Oui, patron.

— C’est M. Maguire.

— M. Maguire ?

— Micky Maguire.

Fresco hocha la tête.

— Il est très troublé.

— Ah oui ? Et pourquoi ça ?

— Il pense qu’il a été attaqué, par le type de la morgue. Le pornographe.

— Glass, dit Lenny. Ronnie Glass.

— Ronald Glass, comme il dit, reprit Wall, avec un sourire à Lenny.

— C’est ridicule, dit Fresco.

— Mais je crois que nous devrions faire notre devoir envers un membre irréprochable de notre société, non ? Foncez à la morgue, et assurez-vous que…

— M’assurer que quoi ?

— Que le salaud y est toujours couché…

— Ah bon !

Fresco sortit, perplexe mais docile.

Lenny n y comprenait rien du tout ; mais il avait cessé de s’en faire. Qu’est-ce qu’il en avait à branler de toute façon ? Il se mit à jouer avec ses boules par un trou de sa poche gauche. Wall le regarda avec mépris.

— Arrête ! dit-il. Tu auras tout le temps de jouer à ça quand on t’aura casé bien au chaud dans une cellule.

Lenny secoua lentement la tête et retira sa main de sa poche. Ce n’était vraiment pas son jour !

Fresco était déjà revenu du bout du couloir, un peu essoufflé.

— Il y est toujours, dit-il, visiblement rasséréné par la simplicité de la tâche.

— Bien sûr qu’il y est, dit Wall.

— Mort et enterré, dit Fresco.

— Et enterré ? demanda Lenny.

Fresco eut l’air ahuri.

— Façon de parler ! dit-il avec humeur.

Wall, de Scotland Yard, avait repris sa communication et parlait à Maguire. À l’autre bout du fil, son correspondant avait l’air bien ébranlé et ses paroles ne semblèrent guère le rassurer.

— Il est ici, bien comme il faut, Micky. Vous avez dû vous tromper.

La peur de Maguire remontait dans le téléphone comme une faible décharge électrique.

— Je l’ai vu, nom de Dieu.

— Allons, il est couché ici, avec un trou au milieu du front, Micky. Alors, dites-moi un peu comment vous avez pu le voir ?

— Je n’en sais rien, répondit Maguire.

— Bon, alors !

— Écoutez… si vous en avez l’occasion, passez donc, d’accord ? Mêmes dispositions que d’habitude. Je pourrais vous faire avancer un peu.

Wall n’aimait pas parler affaires au téléphone, il était gêné.

— Plus tard, Micky.

— O.K. Vous viendrez ?

— Oui.

— Promis ?

— Oui.

Wall raccrocha et dévisagea le suspect. Lenny jouait de nouveau au billard de poche. Sale petit vicelard ; voilà qui réclamait clairement une nouvelle interrogation.

— Fresco, dit Wall d’une voix de tourtereau, pour-riez-vous s’il vous plaît apprendre à Lenny à ne pas se tripoter devant des officiers de police ?

Dans sa forteresse de Richmond, Maguire pleurait comme un bébé.

Il avait vu Glass, aucun doute là-dessus. Wall pouvait bien croire que le corps était à la morgue, lui il savait que ce n’était pas vrai. Le salaud de Glass se baladait dehors, dans la rue, libre comme l’air, malgré le trou qu’il lui avait fait dans la tête.

Maguire craignait Dieu, et il croyait à la vie après la mort, même si jusqu’à présent il ne s’était jamais demandé à quoi cela ressemblait. Voilà la réponse : le visage blême de cet enfant de putain, puant l’éther, montrait ce qu’est la vie après la mort. Il sanglota : il avait peur de vivre et peur de mourir.

L’aube était levée depuis longtemps en ce dimanche matin paisible. Rien ne lui arriverait dans le havre de sa villa « Ponderosa », surtout en plein jour. C’était son château fort, construit grâce au fruit, durement gagné, de ses vols. Norton était là, armé jusqu’aux dents. Il y avait des chiens à chaque entrée. Personne, vif ou mort, n’oserait s’attaquer à sa supériorité sur son propre territoire. Ici, entouré par les portraits de ses héros : Louis B. Mayer, Dillinger, Churchill ; au milieu de sa famille ; dans une atmosphère riche et de bon goût, parmi ses objets d’art, il était maître de soi. Si le comptable fou venait le chercher ici, il serait anéanti séance tenante, fantôme ou pas. The end !

Après tout, n’était-il pas le bâtisseur d’empires, Michael Roscoe Maguire ? Né sans le sou, il devait sa réussite à son esprit d’entreprise et à son âme indépendante. Une fois de temps en temps, peut-être, et uniquement dans des conditions particulièrement contrôlées, il lui arrivait de montrer ses appétits plus sombres ; comme à l’exécution de Glass. Il avait pris un réel plaisir à ce petit scénario : à lui le coup de grâce, à lui l’infinie compassion de la délivrance. Mais sa vie de violence était tout à fait derrière lui. À présent il était redevenu un bourgeois à l’abri dans sa forteresse.

Raquel se réveilla à huit heures, et s’affaira à préparer le petit déjeuner.

— Tu veux manger quelque chose ? demanda-t-elle à Maguire.

Il secoua la tête. Sa gorge lui faisait trop mal.

— Du café ?

— Oui.

— Tu le prendras ici ?

Il fit oui de la tête. Il aimait s’asseoir devant la fenêtre qui donnait sur la pelouse et sur la serre. La journée promettait d’être belle ; de petits nuages ronds, moutonnés, caracolaient dans le vent, et leur ombre passait sur le vert parfait du gazon. Peut-être aurait-il dû peindre, songea-t-il, comme Winston. Confier ses scènes favorites à la toile ; une vue du jardin peut-être, ou même un nu de Raquel, immortalisée ainsi par l’huile avant l’affaissement irrémédiable de ses nichons.

Elle était revenue et ronronnait à ses côtés, avec le café.

— Ça va bien ? demanda-t-elle.

Quelle connasse ! Bien sûr qu’il allait bien !

— Bien sûr, dit-il.

— Tu as une visite.

— Quoi ?

Il se redressa dans son fauteuil de cuir.

— Qui ?

Elle lui souriait.

— Tracy, dit-elle. Elle veut un câlin.

Il laissa échapper un sifflement de soulagement par les côtés de la bouche. Espèce de connasse à la noix !

— Tu veux voir Tracy ?

— Bien sûr.

Le « petit accident », comme il aimait l’appeler, était à la porte, encore en robe de chambre.

— ’jour, papa !

— Bonjour, mon trésor.

Elle s’avança vers lui dans un frou-frou d’étoffe, la démarche de sa mère en modèle réduit.

— Maman dit que tu es malade.

— Je vais beaucoup mieux.

— Tant mieux.

— Moi aussi, ça me fait plaisir.

— On sortira aujourd’hui ?

— Peut-être.

— On ira à la fête ?

— Peut-être.

Elle fit la moue, parfaitement maîtresse de son effet. Encore une fois, les mimiques de Raquel. Il souhaitait simplement qu elle n’aille pas devenir aussi stupide que sa mère en grandissant.

— Nous verrons, dit-il, en espérant lui laisser entendre une réponse positive, même s’il était sûr du contraire.

Elle se hissa sur ses genoux et il écouta patiemment le récit des mésaventures de sa petite fille de cinq ans, puis il l’envoya promener. Sa gorge lui faisait mal quand il parlait, et il ne se sentait pas vraiment l’âme d’un papa affectueux ce dimanche-là.

De nouveau seul, il regarda la valse des ombres sur la pelouse.

Les chiens se mirent à aboyer juste après onze heures. Puis, après un bref instant, ils se turent. Il se leva pour aller trouver Norton qui faisait un puzzle avec Tracy, dans la cuisine. La Charrette de foin, de Constable, en deux mille pièces. Un des tableaux favoris de Raquel.

— Vous avez vérifié les chiens, Norton ?

— Non, patron.

— Merde alors, allez-y !

Il ne jurait pas souvent devant l’enfant ; mais il se sentait près d’exploser. Norton s’exécuta sur-le-champ. Lorsqu’il ouvrit la porte du jardin, Maguire respira une bouffée d’air pur. Il fut tenté de sortir. Mais l’aboiement des chiens lui faisait battre les tempes et lui donnait les mains moites. Tracy, la tête baissée sur son puzzle, était toute tendue en prévision de la colère paternelle. Il ne dit rien, mais retourna directement dans le salon.

De son fauteuil, il vit Norton traverser la pelouse. Les chiens ne faisaient plus aucun bruit. Norton disparut derrière la serre. Longue attente. Maguire commençait déjà à s’agiter lorsque Norton reparut et regarda vers la maison en haussant les épaules tout en lui disant quelque chose. Maguire ouvrit la baie vitrée et sortit dans le patio, assailli par la douceur délicieuse de la matinée.

— Que dites-vous ?

— Les chiens sont O.K., répondit Norton.

Maguire sentit son corps se détendre. Bien sûr qu’ils allaient bien, les chiens ; pourquoi ne pourraient-ils pas aboyer un peu, sinon à quoi bon les avoir ? Il avait été à deux doigts de se rendre ridicule en pissant dans son froc parce que les chiens aboyaient. Il fit un signe de tête à Norton et passa du patio sur le gazon. Quelle belle journée, pensa-t-il. Accélérant le pas, il traversa la pelouse en direction de la serre, où il prodiguait des soins très attentifs à ses magnifiques bonzaïs. Norton attendait sagement à la porte de la serre, fouillant ses poches pour trouver des bonbons à la menthe.

— Vous avez besoin de moi, patron ?

— Non.

— Sûr ?

— Oui, dit-il d’un ton de grand seigneur, retournez jouer avec la gamine.

Norton hocha la tête.

— Les chiens vont bien, dit-il de nouveau.

— Ouais.

— Sans doute le vent qui les a dérangés…

Il y avait un bon petit vent. Chaud, mais fort. Il agitait la rangée de hêtres rouges bordant le jardin. Les feuillages chatoyants offraient au ciel le dessous plus pâle de leurs feuilles, dans un balancement rassurant, aisé et doux.

Maguire ouvrit la porte de la serre et entra dans son refuge. Là, dans cet éden artificiel, se trouvaient ses amours véritables, qu’il entretenait de mots doux et d’os de sèche. Son genévrier du Japon, qui avait survécu aux rigueurs climatiques du mont Ishizuchi ; son cognassier à fleurs, son arbre de Judée (Picea Jesoensis), son arbre nain favori, qu’il avait réussi, après nombre de vains efforts, à faire s’agripper à la roche. Tous les petits miracles de beauté, ces troncs noueux et ces cascades d’aiguilles, qui méritaient ses soins les plus affectionnés.

Content, oublieux un instant du monde extérieur, il s’occupa de sa flore.

Les chiens s’étaient battus pour attraper Ronnie comme si c’était un jouet. Ils l’avaient surpris en train d’escalader le mur, lui avaient sauté dessus avant qu’il puisse s’échapper et, tous crocs dehors, ils l’avaient déchiré et recraché. Il ne s’en était tiré que grâce à l’arrivée de Norton qui les avait distraits de leur fureur du moment.

Son corps était déchiré à plusieurs endroits après leur attaque. Troublé, entièrement concentré sur le maintien d’une forme cohérente, il avait de justesse échappé à la vue de Norton.

À présent, il sortait subrepticement de sa cachette. La bagarre l’avait vidé de son énergie, et le linceul godaillait de partout, si bien que l’effet était gâché. Il avait le ventre ouvert ; la jambe gauche complètement fendue. Les taches s’étaient multipliées, par l’addition de morve et de crottes de chien.

Mais sa volonté, sa volonté était intacte. Il l’avait échappé belle ; ce n’était pas le moment de lâcher prise pour laisser la nature suivre son cours. Il s’était mutiné contre la nature, voilà pourquoi il existait ; et pour la première fois de sa vie (et de sa mort) il ressentit une joie profonde. Ne pas être naturel, être en contradiction avec l’équilibre physique et mental, était-ce si désagréable ? Il était merdique, dégueulasse, mort et ressuscité dans un morceau de tissu plein de taches ; absurde ! Pourtant, il existait. Personne ne dirait le contraire tant qu’il gardait sa volonté. Quelle exquise pensée ! Comme la découverte d’un sens nouveau applicable au monde aveugle et sourd.

Il vit Maguire dans la serre et le regarda un moment. L’ennemi était totalement absorbé par sa passion ; il sifflait même l’hymne national en soignant ses protégés en fleurs. Ronnie s’approcha de la paroi transparente, se rapprocha encore, avec un gémissement tout doux de son étoffe affaiblie.

Maguire n’entendit pas le soupir de la toile à la fenêtre, jusqu’à ce que Ronnie se colle le nez à la vitre, au point de se déformer les traits. Il fit tomber l’arbre de Judée qui se fracassa par terre, les branches brisées.

Maguire voulut hurler, mais il ne put tirer de ses cordes vocales qu’un jappement étranglé. Il se précipita vers la porte, au moment où la tête, grossie peu-son désir de vengeance, cassa le carreau. Maguire ne comprit pas vraiment la suite : la façon dont la tête et le corps se coulèrent par le panneau cassé, au défi de toute loi physique, pour se reformer dans son refuge, sous l’aspect d’un être humain.

Non, pas tout à fait humain. Cet être avait une allure d’hémiplégique, un masque blanc et un corps blanc affaissés du côté droit, et il traînait sa jambe déchirée derrière lui en s’attaquant à sa victime.

Maguire ouvrit la porte pour se réfugier dans le jardin. L’apparition le suivit, bras tendus, et elle disait :

— Maguire…

Elle prononça son nom d’une voix si faible qu’il lui sembla l’avoir imaginée. Mais non, elle parla de nouveau :

— Tu me reconnais, Maguire ?

Évidemment ! Même sous ces traits ballonnés, asymétriques, il reconnaissait nettement Ronnie Glass.

— Glass, dit-il.

— Oui, dit le fantôme.

— Je ne veux pas… commença Maguire, puis la voix lui manqua.

Qu est-ce qu’il ne voulait pas ? Parler à cette horreur, très certainement. Non plus qu’en connaître l’existence. Mais surtout, il ne voulait pas mourir.

— Je ne veux pas mourir.

— Tu vas crever, dit le fantôme.

Maguire sentit un courant d’air quand le drap lui vola dans le portrait, mais c’était peut-être le vent qui soufflait sur ce monstre immatériel pour l’en envelopper.

De toute façon, cette accolade puait l’éther, et le désinfectant, et la mort. Des bras de coton se resserrèrent autour de lui, la face abrutie se colla à sa figure, comme pour l’embrasser.

Instinctivement, Maguire passa la main dans le dos de son adversaire, et ses doigts trouvèrent l’accroc fait par les chiens. Il agrippa le bord de la déchirure dans le linceul, et il tira. Il fut satisfait d’entendre le coton se déchirer dans le droit-fil ; et alors, l’étreinte se relâcha. Le drap se cabra entre ses mains, bouche liquéfiée et grande ouverte par un cri muet.

Ronnie éprouva une douleur insupportable qu’il pensait avoir laissée derrière lui avec sa chair et ses os. Mais voilà qu’elle revenait, cette douleur, horrible, atroce.

Il s’envola des mains de son bourreau, en laissant échapper ce qu’il pouvait comme cri, tandis que Maguire, les yeux grands comme des soucoupes, s’éloignait en titubant sur la pelouse. L’homme était au bord de la folie, sûr que son cerveau n’avait pas résisté. Mais ce n’était pas suffisant. Il lui fallait le tuer, ce salaud ; il se l’était promis, et entendait s’y tenir.

La douleur resta, mais il essaya d’en faire abstraction, en employant toute son énergie à poursuivre Maguire qui fuyait vers la maison. Mais il était tellement affaibli ! Le vent avait presque raison de lui ; il lui soufflait dedans et s’accrochait dans ses entrailles effilochées. Il avait l’air d’un drapeau usé par la guerre, tellement souillé qu’on avait peine à le reconnaître, et paraissait à deux doigts de tout laisser tomber.

Sauf que, sauf que… Maguire.

Maguire atteignit la maison et claqua la porte derrière lui. Le drap se plaqua à la fenêtre, il battait de façon ridicule, ses mains de coton griffaient le carreau, son visage presque effacé exigeait vengeance.

— Ouvrez ! dit-il, je veux entrer, et j’entrerai.

Maguire, titubant, traversa la pièce à reculons pour se retrouver dans l’entrée.

— Raquel…

Où était donc cette bonne femme ?

— Raquel ?… Raquel…

Elle n’était pas dans la cuisine. Dans le petit salon, Tracy chantait. Il jeta un coup d’œil à l’intérieur. La fillette était seule. Assise par terre au milieu de la pièce, un casque sur les oreilles, elle chantait en suivant la musique de son disque préféré.

— Maman ? Mima-t-il.

— En haut, répondit-elle sans enlever son casque.

En haut ! En grimpant l’escalier il entendit les chiens aboyer dans le jardin. Qu’est-ce qu’il faisait, ce fantôme, cet enculé ?

— Raquel… ? appela-t-il d’une voix si basse qu’il l’entendit à peine lui-même.

Comme s’il était prématurément devenu fantôme dans sa propre maison !

Il n’y avait aucun bruit sur le palier.

Chancelant, il entra dans la salle de bains aux carreaux marron et alluma la lumière d’un geste brusque. Il avait toujours aimé se regarder sous cet éclairage flatteur. Sa douceur atténuait les marques de l’âge. Mais à présent il refusait de mentir. Son visage était celui d’un vieil homme hanté.

Il ouvrit le placard à linge à toute volée et farfouilla parmi les serviettes douces et tièdes. Là ! Son pistolet, niché dans un confort parfumé, caché là uniquement en cas d’urgence. Son contact le fit saliver. Il s’empara de l’arme et la vérifia. Tout marchait à la perfection. Cet engin avait descendu Glass une première fois, il le pouvait encore. Et encore. Et encore.

Il ouvrit la porte de la chambre.

— Raquel…

Elle était assise sur le bord du lit, Norton fourré entre ses jambes. Tous deux toujours habillés, l’un des magnifiques seins de Raquel délogé du soutien-gorge et pressé dans la bouche conciliante de Norton. Elle le regarda, l’air toujours aussi stupide, sans savoir ce qu’elle avait fait de mal.

Sans réfléchir, il tira.

La balle rencontra sa bouche ouverte, aussi mollasse que de coutume, et lui arracha un bon morceau de cou. Norton se délogea, n’étant guère nécrophile, et se précipita vers la fenêtre. Sans vraiment savoir dans quel but. Impossible de s’envoler !

La balle suivante le toucha en plein milieu du dos, et lui traversa le corps pour trouer la fenêtre.

C’est seulement alors, après la mort de son amant, que Raquel bascula sur le lit, sein offert, jambes largement écartées. Maguire la regarda tomber. Au foyer, les obscénités ne le dégoûtaient pas ; c’était très tolérable. Nichon, sang, bouche, amour perdu et tout ; c’était vraiment tout à fait tolérable. Peut-être devenait-il insensible… ?

Il lâcha le pistolet.

Les chiens avaient cessé d’aboyer.

Il se glissa hors de la pièce et ferma la porte sans bruit, pour ne pas déranger l’enfant.

Ne pas déranger la petite. En traversant le palier pour descendre l’escalier, il vit le joli minois de sa fille qui le regardait d’en bas.

— Papa.

Il la fixa un instant, perplexe.

— Il y a quelqu’un à la porte. J’ai vu passer des ombres devant la fenêtre.

Vacillant, il se mit à descendre les marches, une à la fois. Y aller doucement, se dit-il.

— J’ai ouvert la porte, mais il n’y avait personne.

Wall. C’était sûrement Wall. Il saurait le conseiller au mieux.

— Il était grand ?

— Je n’ai pas bien vu, papa. Seulement son visage. Il était encore plus blanc que toi.

La porte ! Oh, Jésus, la porte ! Si elle l’avait laissée ouverte… Trop tard.

L’étranger s’introduisit dans l’entrée et son visage se plissa en une sorte de sourire, que Maguire considéra comme ce qu’il avait vu de pire.

Ce n’était pas Wall.

Wall était fait de chair et d’os ; ce visiteur était une poupée de chiffon. Wall était lugubre ; celui-ci jovial. Wall incarnait la vie, l’ordre, la justice. Pas celui-ci.

C’était Glass, bien sûr.

Maguire secoua la tête. L’enfant, qui ne voyait pas le spectre flottant dans l’air derrière elle, se méprit.

— Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? demanda-t-elle.

Ronnie la laissa et grimpa les marches quatre à quatre, pareil à une ombre plutôt qu’à un être un tant soit peu humain, entraînant des lambeaux de tissu dans son sillage. Maguire n’eut pas le temps de résister, ni la volonté de le faire. Il ouvrit la bouche pour demander la vie sauve, et Ronnie fourra le bras qui lui restait, torsadé en corde textile, dans la gorge de Maguire qui s’étrangla. Mais Ronnie continua d’avancer comme un serpent, dépassa la glotte contestataire, se tailla dans l’œsophage un chemin plein de bosses en direction de l’estomac. Maguire le sentit comme un ballonnement dû à une indigestion, sauf que ça gigotait au milieu de son corps, ça lui labourait les parois de l’estomac et ça lui agrippait l’intérieur. Ce fut si rapide que Maguire n’eut même pas le temps de mourir étouffé. S’il en avait eu la possibilité, il aurait pu souhaiter partir de cette façon, horrible au demeurant. À la place, il sentit la main de Ronnie se tordre dans son ventre, creuser de plus en plus pour avoir une bonne prise sur son côlon, sur son duodénum. Et lorsque sa main eut saisi tout ce qu’elle pouvait contenir, cet enfoiré retira le bras.

La sortie fut rapide, mais pour Maguire l’instant sembla interminable. Il se plia en deux au commencement de l’éviscération, lorsqu’il sentit ses tripes et ses boyaux lui remonter dans la gorge pour le retourner sur l’envers. Il rendit son dernier souffle par la gorge, dans un affreux mélange de liquides : café, sang, acide.

Ronnie tirait sur les boyaux, il traîna en haut de l’escalier un Maguire au torse vide replié sur lui-même. Précédé par une longueur de ses propres intestins, Maguire atteignit la dernière marche et se ratatina. Ronnie relâcha sa prise et Maguire, la tête enveloppée dans ses tripes, tomba en bas de l’escalier, où se tenait toujours sa petite fille.

Elle ne semblait pas le moins du monde émue, du moins d’après son expression ; mais Ronnie connaissait la faculté des enfants à tromper leur monde.

Sa tâche accomplie, il redescendit l’escalier d’un pas branlant, en détordant son bras, et en secouant la tête tandis qu’il tentait de retrouver un semblant d’apparence humaine. Ses efforts ne furent pas vains. Lorsqu’il arriva près de l’enfant au bas de l’escalier, il put lui donner une caresse fort semblable à celle d’un être humain. Elle ne réagit pas, alors, il ne lui resta plus qu’à partir, en espérant qu’avec le temps elle finirait par oublier.

Après son départ, Tracy monta chercher sa mère. Raquel était indifférente à ses questions, tout comme l’homme par terre sur la moquette près de la fenêtre. Mais il avait quelque chose de fascinant. Une grosse limace rouge lui sortait du pantalon. Elle rit, c’était une petite chose tellement ridicule !

La fillette riait toujours lorsque Wall, de Scotland Yard, fit son apparition, en retard, comme d’habitude. Pourtant, vu les danses macabres auxquelles s’était livrée la maisonnée, il était plutôt content d’avoir manqué le début de cette singulière soirée.

Au confessionnal de l’église Sainte-Marie-Madeleine, vu ses altérations, le linceul de Ronnie Glass était impossible à reconnaître. Il ne contenait plus que très peu de sentiments, seulement le désir, si puissant que Ronnie savait ne pouvoir y résister longtemps, de laisser filer son corps blessé. Cette enveloppe l’avait bien servi ; il n’avait pas à s’en plaindre. Mais à présent il était hors d’haleine, incapable d’animer plus longtemps l’inanimé.

Il voulait pourtant se confesser, il le désirait vraiment très fort. Pour raconter au Père, au Fils et au Saint-Esprit ses péchés commis en réalité, en rêve ou par anticipation. Il ne lui restait plus qu’une chose à faire : si le Père Rooney ne venait pas à lui, il irait au Père Rooney.

Il ouvrit la porte du confessionnal. L’église était presque vide. Il supposa que c’était le soir… Qui avait le temps de venir allumer un cierge quand il y avait le repas à préparer, l’amour à acheter, la vie à vivre ? Seul un fleuriste grec, qui priait dans une aile pour l’acquittement de ses fils, vit tituber le linceul du confessionnal vers la sacristie. On aurait dit un de ces imbéciles d’adolescents avec un drap dégueulasse sur la tête. Le fleuriste détestait ces manières impies – il n’y avait qu’à voir le résultat avec ses enfants ! –, il voulut lui donner une petite correction, à ce sale gamin, pour lui apprendre à jouer les imbéciles de mendiants dans la maison du Seigneur.

— Hé, vous, là-bas ! dit-il, trop tort.

Le linceul se retourna pour regarder le fleuriste, les yeux semblables à deux trous dans de la pâte à pain chaude. Le visage du fantôme était si malheureux que les paroles du fleuriste se figèrent sur ses lèvres.

Ronnie essaya la poignée métallique de la porte de la sacristie. Ce qui ne donna rien. C’était fermé à clé.

— Qu’est-ce que c’est ? fit une voix haletante à l’intérieur.

C’était le Père Rooney.

Ronnie voulut répondre, mais aucun mot ne sortit. Il ne put que produire un bruit de chaînes, comme tout fantôme qui se respecte.

— Qu’est-ce que c’est ? redemanda le bon Père, d’un ton légèrement impatient.

Confessez-moi, voulut répondre Ronnie, confessez-moi, car j’ai péché.

La porte resta close. À l’intérieur, le Père Rooney était occupé. Il prenait des photos pour sa collection privée ; son thème : une de ses dames préférées répondant au nom de Nathalie. Une enfant du vice lui avait-on dit, mais il n’y croyait pas. Elle était trop serviable, trop angélique, et elle portait un chapelet sur ses petits seins mutins, comme une écolière à peine sortie de chez les sœurs.

On avait cessé de secouer la poignée de la porte. Bien, pensa le Père Rooney. Ils reviendront. Il n’y a pas le feu. Le Père Rooney sourit à la jeune femme.

Les lèvres de Nathalie lui répondirent par une moue coquine.

Dans la nef, Ronnie se traîna jusqu’à l’autel, et fit une génuflexion.

Trois rangs derrière, le fleuriste interrompit ses prières, courroucé par cette profanation. Évidemment, à voir comme il titubait, ce gars-là avait bu ! Son masque mortuaire à deux sous n’allait pas l’effrayer. En couvrant le profanateur d’injures grecques bien salées, il saisit le fantôme au moment où il s’agenouillait devant l’autel.

Il n’y avait rien sous le drap ; rien du tout !

Le fleuriste sentit le tissu vivant se tordre entre ses doigts, et il le relâcha avec un petit cri. Ensuite il recula dans la travée, se signant à l’endroit et à l’envers et vice versa, comme une pauvre veuve folle. À quelques mètres de la sortie, il tourna les talons et détala à toutes jambes.

Le linceul resta à l’endroit où l’avait lâché le fleuriste. Ronnie, s’attardant dans les plis du tas chiffonné, regardait la splendeur de l’autel. Il était lumineux, même dans la pénombre du chœur éclairé uniquement par les cierges, et, ému de tant de beauté, il fut heureux d’abandonner l’illusion. Sans confession, mais sans crainte du jugement, son esprit s’esquiva.

Au bout d’environ une heure, le Père Rooney déverrouilla la porte de la sacristie, escorta la chaste Nathalie jusqu’à la sortie de l’église et ferma la porte. En revenant, il jeta un coup d’œil dans le confessionnal pour vérifier qu’il ne s’y cachait pas des gamins. Vide, toute l’église était vide. Sainte-Marie-Madeleine était une femme délaissée.

Comme il retournait tranquillement vers la sacristie en sifflotant, il aperçut le linceul de Ronnie Glass, devant les marches de l’autel, en un malheureux tas de toile crasseuse. Idéal, pensa-t-il en le ramassant. Il y avait quelques taches indiscrètes par terre dans la sacristie. Voilà de quoi nettoyer.

Il flaira le chiffon, il adorait flairer. Ça sentait mille choses. L’éther, la sueur, les chiens, les tripes, le sang, le désinfectant, les pièces vides, les cœurs brisés, les fleurs, la déchéance. Fascinant ! C’était l’avantage de cette paroisse de Soho, pensa-t-il. Du nouveau tous les jours ! Du mystère sur le pas de la porte, sur le pas de l’autel. Des délits innombrables qui nécessiteraient un océan d’eau bénite pour les absoudre. De la petite vertu en vente à tous les coins de rue, quand on savait où chercher.

Il fourra le linceul sous son bras.

— Tu dois en avoir des choses à raconter ! dit-il, mouchant les cierges entre ses doigts trop brûlants pour sentir la flamme.