Epilogue.
Cinq ans plus tard
En ce mois d'octobre 1861, une foule était rassemblée sur le quai de gare flambant neuf de Melbourne. Depuis quatre années déjà, les trains reliaient la capitale à Geelong, à l'ouest de la baie de Port Philip. Le trajet prenait moins de deux heures.
Aujourd'hui, la ligne allait être prolongée en direction de Ballarat et de Bendigo. Dans la tribune officielle, lord Winthrop, le nouveau gouverneur, s'apprêtait à couper le ruban donnant accès au quai nouvellement construit. Près de lui se tenaient de nombreuses personnalités, parmi lesquelles lord George Stanley et sa fille Judith, dont chacun connaissait désormais l'histoire - tout au moins en partie. - Cinq années auparavant, Ruppert Granger avait reçu le droit exclusif de raconter son odyssée, omettant toutefois de parler de l'enlèvement de Kingston et de ses conséquences Pour tout le monde, Judith Lavallière était la fille naturelle de lord Stanley, qui n'avait pas d'autre héritier. Elle avait quitté l'Angleterre pour participer à une expédition d'exploration et, après une attaque de bushrangers, avait vécu deux ans avec les Aborigènes. Lord Stanley, nommé gouverneur du Victoria, avait retrouvé sa fille après que celle-ci eut été victime d'un complot de la part de sir Adam, son frère, pour une sordide question d'héritage. Les retrouvailles du père et de la fille avaient fait la une de tous journaux à l'époque. Judith Carson, décriée par la presse conservatrice à la solde des riches squatters, devenait l'unique héritière du nom prestigieux des Stanley.
A la suite de cette affaire, la police avait procédé à une enquête qui avait débouché sur une vague d'arrestations. Les complices de William Hill avaient été dénoncés par ce dernier, de même que tous les membres du trafic clandestin de prostituées entre l'Angleterre et ses colonies. Plusieurs dizaines de personnes avaient été arrêtées et condamnées, parmi lesquelles quatre juges, sept capitaines et un armateur. Quant à sir Adam et William Hill, ils avaient été renvoyés en Angleterre dans le courant de l'hiver 1856.
Judith avait eu envie de rétablir toute la vérité en ce qui concernait l'affaire Campbell, mais sir George l'en avait dissuadée. Il était inutile d'offrir du grain à moudre à ses détracteurs à cause d'un scélérat mort depuis longtemps.
« Mais sir Adam et William Hill connaissent aussi toute; l'histoire, avait rétorqué Judith.
- C'est bien pour cette raison que je les ai fait mettre au secret. »
Quelques mois plus tard, lord Stanley avait reçu une lettre lui annonçant que son frère s'était donné la mort dans sa cellule. Quant à William Hill, qui avait monnayé sa liberté contre les noms de ses complices, on avait retrouvé son corps dans la Tamise. L'enquête avait rapidement conclu à un règlement de comptes entre truands.
« Est-ce bien la vérité? avait demandé Judith à son père.
- Probablement non.
- Pensez-vous qu'on les a éliminés à cause de moi?
- Je ne crois pas. Adam était au courant de beaucoup trop de secrets que les hauts personnages de l'Etat n'avaient certainement pas envie de voir s'ébruiter. »
Immédiatement après cette nouvelle, sir George avait adressé une lettre à Sa Majesté pour lui dire qu'il ne souhaitait pas rester gouverneur du Victoria. Il désirait passer le temps qui lui restait à vivre à regarder grandir ses petits-enfants. Lesquels étaient désormais au nombre de quatre.
Une petite Emilie était née en 1858 et un petit George avait suivi en 1859.
Les deux aînés, Alfred et Marie, assumaient avec fierté leur rôle de protecteurs. Alan, quant à lui, avait renoncé à organiser une nouvelle expédition. Les six mois passés dans l’outback lui suffisaient. Les informations qu'il en avait rapportées lui avaient permis d'écrire plusieurs livres illustrés de ses propres dessins.
Les affaires de Judith avaient continué de prospérer et trouvaient leur consécration avec l'inauguration de cette nouvelle ligne.
Pour l'heure, elle avait fort à faire pour retenir son risque-tout d'Alfred, fasciné par la grosse locomotive noir et vert que les deux mécaniciens faisaient chauffer avant le départ. Un panache de vapeur s'échappait de l'énorme cheminée surmontant sa chaudière, et il s'imaginait bien en train de grimper près d'eux pour les aider dans leur tâche.
Et surtout pour tirer sur la chaîne commandant le sifflet...