- Malgré les témoignages de plusieurs mineurs, ils nient tout ce qu'on leur reproche, expliqua Walter Donovan, qui avait tenu, lui aussi, à être présent. Je crains que nous n'assistions à un déni de justice flagrant...
Devant le tribunal, la foule des mineurs grossissait d'instant en instant. Alan et Judith réussirent néanmoins à pénétrer dans la salle. Les quatre accusés étaient encadrés par une vingtaine de soldats en armes, sanglés dans leur uniforme rouge vif. Judith compris qu'ils étaient là plus pour les protéger que pour éviter toute tentative de fuite. Le juge d'Ewes eut peine à obtenir le silence, tant l'assistance était houleuse.
Judith nota que la cour se composait uniquement de personnalités hostiles aux mineurs, parmi lesquelles Robert Rede, le commissaire résident, et son assistant James Johnstone. Tout le monde savait que le juge dépensait des sommes importantes à l'hôtel Eurêka. La jeune femme redouta le pire.
Le procès se déroula très vite. A l'accusation de meurtre, les quatre prisonniers opposèrent une dénégation farouche. Leur avocat prétendit que l'accusation ne reposait sur rien de concret, sinon le témoignage de quelques mineurs ivres, lesquels avaient sans doute des ardoises à l'hôtel Eurêka et voulaient profiter de l'occasion pour s'en débarrasser.
Il y eut des hurlements et des sifflets dans la salle, bien vite réprimés par l'intervention des soldats. John d'Ewes rendit son verdict: les quatre prévenus étaient déclarés innocents du crime dont on les accusait et devaient être immédiatement remis en liberté. Un tonnerre de protestations et de huées accueillit ces paroles. Mais Robert Rede l'avait prévu. Les troupes stationnées sur la route de Melbourne avaient été mobilisées. Quelques instants plus tard, elles intervenaient pour faire évacuer la salle. Judith et Alan furent bousculés, poussés vers l'extérieur, avec les autres.
Dans la soirée, l'assistant de Robert Rede, James Johnstone, vint rendre visite au couple. - Je suis très inquiet, avoua-t-il. Je n'étais pas d'accord avec ce verdict. Il était évident que ces crapules étaient coupables. J'ai voulu m'y opposer, mais on n'a pas tenu compte de mon avis. On m'a fait comprendre avec la plus extrême fermeté que j'avais tout intérêt à collaborer si je voulais conserver mon poste. Mais je vois trop de choses ici. J'ai l'impression...
Il laissa passer un silence, regarda tour à tour Alan et Judith, et ajouta, à voix basse, comme s'il craignait d'être entendu:
- J'ai l'impression que ce verdict a été rendu dans le seul but de provoquer une réaction violente de la part des mineurs. On dirait que le gouverneur cherche à fomenter une révolte...
Judith soupira. Ainsi, son intuition était partagée par d'autres.
- Dans ce cas, dit-elle, je crains malheureusement que Son Excellence n'obtienne très vite satisfaction.
Deux jours plus tard, le 17 octobre 1854 au matin, plusieurs centaines de mineurs convergeaient vers le lieu-dit Eurêka. Inquiets, Alan et Judith se rendirent sur place. La foule, regroupée devant l'hôtel de James Bentley, grossissait d'instant en instant. Très vite, la troupe prit position. Mais les soldats n'étaient que deux cents, alors que les mineurs dépassèrent très vite les deux mille. Et il continua d'en arriver encore jusque vers le milieu de la journée. Alan resta un peu à l'écart avec Judith. Il ne voulait pas qu'elle fût prise dans la bataille si celle-ci éclatait.
Les mineurs scandaient des phrases hostiles au juge John d'Ewes, à Robert Rede et au gouverneur. Le grondement de ces milliers de poitrines emplissait la plaine d'un vacarme formidable. La police s'était postée devant l'hôtel, afin de le protéger, et surtout pour préserver Bentley et ses acolytes de la fureur de la foule. Des slogans réclamaient avec force l'abolition de la licence.
- Hotham va être content, il a son émeute, grommela Judith.
Les fusils des militaires étaient braqués sur les mineurs. Si l'un d'eux pressait la détente, un massacre s'ensuivrait. La tension était à son comble. Bientôt, on vit arriver le commissaire Robert Rede. Il se jucha sur une grosse souche d'arbre pour prendre la parole. Des sifflets et des huées l'accueillirent. Le grondement s'amplifia. Puis les mineurs comprirent qu'il voulait parler et le calme se fît, avec peine.
- Ecoutez-moi tous! clama Rede. Ce que vous faites est illégal. Je ne voudrais pas être obligé d'avoir recours à la force, mais je n'hésiterai pas à donner l'ordre à mes soldats de tirer si cette manifestation ne se disperse pas dans les minutes qui viennent. Vous n'avez rien à faire ici. Retournez immédiatement sur vos concessions!
Un grondement de colère répondit à ses menaces. Les soldats épaulèrent aussitôt en direction des émeutiers, mais les slogans exigeant la suppression de la licence reprirent de plus belle. Rede s'égosilla:
- Je vous ai donné l'ordre de vous disperser!
L'instant d'après, des insultes fusèrent, et des pierres jaillirent dans sa direction. Le commissaire, écumant de rage, dut baisser la tête. Judith crut qu'il allait donner l'ordre de faire feu. Pendant quelques secondes, le temps sembla s'arrêter. Mais aucun soldat ne tira. Par deux fois, Rede réitéra son ordre de dispersion. Les mineurs redoublèrent de quolibets et de huées. Judith vit alors, dans les rangs des soldats, se dérouler une banderole.
- Le Riot Act, dit Alan. C'est une loi qui condamne les attroupements séditieux. Elle donne tout pouvoir à Rede pour mener les choses à sa guise.
La banderole eut pour effet de calmer un peu le brouhaha. Chacun tentait de lire ce qui était écrit. La menace brandie en fit réfléchir plus d'un, car, peu à peu, des mineurs commencèrent à quitter les lieux. Au bout d'une heure, cependant, il restait encore plus d'un millier de personnes dressées face à la troupe, qui faisait barrière entre l'hôtel Eurêka et les manifestants. Moins nombreux, ceux-ci se montraient plus agressifs que jamais. De nouveau, Judith craignit une explosion de violence. Tout à coup, elle vit Robert Rede, encadré par six soldats, marcher sur un mineur particulièrement vindicatif. Le silence se fit.
- Montrez-moi votre licence! exigea le commissaire.
- Va te faire voir! répliqua l'homme, avant de se tourner vers ses compagnons.
Le vacarme reprit de plus belle.
- Arrêtez cet homme! hurla Rede en réponse. C'était plus facile à dire qu'à faire. Immédiatement, la foule s'interposa et le meneur se fondit dans ses rangs, empêchant les militaires d'exécuter l'ordre. Il s'ensuivit des mouvements confus. Soudain, derrière les soldats, de hautes flammes s'élevèrent. Des mineurs avaient réussi à s'introduire dans l'hôtel et y avaient mis le feu. En quelques instants, le bâtiment fut la proie des flammes. Des hurlements de joie s'élevèrent dans les rangs des mineurs. Hors de lui, Rede donna ordre aux soldats de se saisir des coupables. Trois personnes, qui avaient seulement eu le tort de se trouver trop près, furent immédiatement arrêtées. Elles n'étaient vraisemblablement pas responsables, mais il fallait faire un exemple.
Voir l'hôtel ravagé par le feu calma les esprits. Peu à peu, la foule se dispersa, poussée par les fusils des militaires. Pour beaucoup, James Scobie était vengé. Même si le procès n'était pas réouvert, Bentley et sa bande allaient être obligés de quitter la région. Il valait mieux qu'ils ne se retrouvent pas seuls, sans la protection des soldats.
Ce fut au moment où Judith s'apprêtait à regagner la maison qu'elle crut apercevoir l'ex-colonel Campbell parmi les soldats qui repoussaient la foule. Elle resta pétrifiée. Alan s'inquiéta aussitôt.
- Qu'y a-t-il? Tu es toute pâle.
Judith scruta de nouveau la troupe, mais sans succès.
- Ce n'est rien, dit-elle. Il m'a semblé voir Campbell. Alan passa son bras autour des épaules de sa femme.
- Allez, viens, dit-il. Tu as besoin de repos. La journée a été rude.
Elle se blottit contre lui, envahie par une angoisse incoercible.
- Es-tu sûre qu'il s'agissait de Campbell? demanda Alan lorsqu'ils furent revenus chez eux.
- Je ne sais pas. Il y avait tellement de monde. Un homme regardait dans notre direction et j'ai cru le reconnaître. C'est peut-être une impression. J'ai tellement peur que ce scélérat ne revienne...
- Il a été envoyé dans le Sud, à Geelong.
- Je sais, mais des troupes sont arrivées ces derniers jours. Il était peut-être parmi elles.
Judith se serra contre son mari.
- J'ai peur, Alan. Je suis sûre qu'il attend son heure pour se venger.
- Ne t'inquiète pas. Nous allons regagner Melbourne. Le lendemain, ils quittaient Ballarat.
Dans les jours qui suivirent, la situation se détériora encore sur les champs aurifères. Peu après leur retour, le père Patrick Smith écrivit au couple une lettre dans laquelle il racontait que son domestique, parti rendre visite à un malade, avait été frappé par la police.
Mes chers amis,
J'aimerais pouvoir vous dire que les choses se sont calmées après l'incendie de l'hôtel Eurêka. Malheureusement, il n'en est rien. Les soldats du commissaire Rede n'ont jamais été aussi acharnés.
Mardi dernier s'est produit un incident qui me touche de très près. J'avais envoyé mon assistant, Justin, visiter un malade. Il devait lui porter un peu de nourriture et lui prodiguer quelque réconfort. Justin est un brave garçon, qui vient d'Arménie et ne parle pas très bien l'anglais. Il souffre d'un handicap physique, mais cela n'altère en rien son courage et son dévouement.
Il était sous la tente de ce malade lorsqu'un cavalier est arrivé. D'après les témoins, il ressemblait à un « chien enragé ». Le soldat a donné ordre au mineur de sortir en l'injuriant. Mon assistant a expliqué que l'homme était souffrant et très affaibli, et qu'il ne pouvait pas se lever. L'autre n'a rien voulu savoir. Il a exigé de voir la licence de Justin, qui lui a répondu qu'il n'en avait pas, puisqu'il travaillait pour moi. Le cavalier, voyant qu'il avait affaire à un infirme, a levé sa cravache et s'est acharné sur lui jusqu'à ce qu'il tombe à terre. Puis il est entré sous la tente, a saisi le mineur malade par le bras et l'a traîné dehors en lui réclamant sa licence. Les témoins, révoltés, ont voulu intervenir, mais le commissaire Rede est arrivé à ce moment-là. Ils lui ont demandé de punir le soldat, mais Rede a fait tout le contraire. Il a félicité le cavalier pour sa conscience professionnelle et il a ordonné à la foule de se disperser{17}.
Plus tard, je suis allé le trouver pour porter plainte. Il a refusé de m'écouter en disant que je ne n'étais qu'un prêtre catholique irlandais et que je n'avais pas à me mêler de la justice. Que Dieu me pardonne, mais j'ai eu une grosse envie de lui flanquer mon poing sur la figure, ce qui eût été contraire à la douceur enseignée par notre Seigneur Jésus-Christ.
Cet incident et bien d'autres ont provoqué un vif mécontentement chez les mineurs, qui parlent de se réunir pour organiser un comité de défense. Certains penchent pour la négociation, d'autres parlent de se révolter. Une assemblée doit avoir lieu le 11 novembre prochain. Peut-être pourriez-vous venir? Nous aurons besoin de personnes influentes pour calmer les excités, car j'ai peur que tout ceci ne dégénère. La tension est forte aussi du côté des soldats, qui reçoivent des légumes pourris et des pierres lorsqu'ils traversent les champs.
J'espère votre présence avec l'impatience que l'on a de revoir deux amis très chers.
Que le Ciel vous protège,
Votre dévoué, père Patrick Smith.
Le 10 novembre 1854, Alan et Judith étaient de retour à Ballarat, où le prêtre leur rendit visite dès qu'il apprit leur arrivée. Judith l'invita à dîner afin qu'il leur expose les derniers développements.
- Oh, les choses ne se sont pas calmées, loin de là. Certains parlent de prendre les armes immédiatement. C'est le cas de Tom Kennedy, un Ecossais qui affirme haut et fort que le gouverneur refusera d'écouter leurs doléances. Je crains, hélas, qu'il n'ait raison. Toutefois, il est d'accord pour que l'on tente de négocier avant d'en arriver aux solutions extrêmes. Demain, dans la grande salle commune de Ballarat, se tiendra une réunion organisée par des personnes désirant former ce qu'ils appellent une ligue réformiste. L'idée en a été émise par John Basson Humffrey. C'est un Gallois qui possède un certain charisme et qui prône la modération. Il est très écouté par les mineurs.
Le lendemain, Alan et Judith se mêlèrent à la foule importante qui prenait peu à peu possession de la salle commune. Les mineurs étaient passés chez le barbier et avaient revêtu leurs plus beaux costumes, afin de donner à la réunion un aspect officiel et décent.
De nombreuses personnes saluèrent le couple, qui s'installa au premier rang. Sur l'estrade avaient pris place une douzaine d'hommes, parmi lesquels Judith reconnut plusieurs mineurs au côté desquels ils avaient vécu, deux ans auparavant: Raffaelo Carboni, un immigré d'origine italienne, George Black, Peter Lalor. Le père Smith lui désigna une sorte de géant aux cheveux rouges.
- Celui-là, c'est Tom Kennedy. Si nous l'écoutions, nous serions déjà en guerre contre Sa Majesté. Je le soupçonne d'être socialiste. Certains, autour de lui, parlent de s'emparer du Victoria pour établir une république des mineurs.
- Je n'ai pas senti chez ces gens le désir de se séparer de la Couronne, répondit Judith. Ils respectent la reine et les institutions. Ce qu'ils veulent, c'est qu'on les respecte aussi.
- Mais Son Excellence est persuadée que les champs aurifères sont noyautés par les socialistes.
- C'est pour cela qu'il cherche l'affrontement. Sans savoir réellement ce qui se passe.
- Oh si, il sait ce qui se passe, intervint Alan. Mais tout comme le gouverneur La Trobe avant lui, il n'a pas l'intention de se priver du revenu lucratif que représente la licence. Peu lui importe qu'elle risque d'amener une révolte. Dans l'esprit de ces gens-là, le peuple est là pour se plier aux exigences des puissants. S'il résiste, on fait intervenir l'armée pour que tout rentre dans l'ordre.
Judith regarda son mari. Depuis qu'elle avait été éconduite par Charles Hotham, il avait quelque peu perdu de son calme habituel. Il ne pardonnait pas au gouverneur de se montrer borné et stupide, mais, surtout, d'avoir été incorrect envers Judith.
« J'aimerais botter le cul de cet imbécile, avait-il dit lorsqu'elle lui avait raconté son entrevue. Malheureusement, il faudrait pour ça affronter une armée entière. »
Alan avait abandonné ses recherches sur la faune pour venir soutenir les mineurs de Ballarat. Judith sentait qu'il était prêt lui-même à prendre les armes. Jamais elle ne l'avait vu dans cet état de colère rentrée. Et cela lui faisait peur, car elle ressentait le même état d'esprit chez la plupart des hommes présents. Il se dégageait de la salle une tension palpable.
Lorsque John Basson Humffrey monta sur l'estrade, il fut salué par des acclamations. C'était un homme d'une trentaine d'années, qui parlait d'un ton posé, mais ferme.
- Mes amis, il est essentiel que le gouvernement reconnaisse enfin les droits les plus élémentaires des mineurs. C'est pourquoi nous proposons ce jour d'édicter une charte qui sera soumise à Son Excellence Charles Hotham. Cette charte demande que la population minière de Ballarat et de Bendigo puisse faire entendre ses griefs. Elle propose aussi que soient tenues des élections basées sur le suffrage universel, dans lesquelles chacun pourra s'exprimer, qu'il soit propriétaire ou non. Les parlementaires élus siégeront au Conseil législatif du comté du Victoria et percevront une rémunération. Nous demandons également que soient libérées les trois personnes injustement arrêtées lors des événements de l'hôtel Eurêka. Une délégation sera envoyée à Son Excellence pour lui faire part de ces revendications.
Un tonnerre d'applaudissements salua ces paroles. Puis on sélectionna les membres de la délégation. A John Humffrey se joignirent Raffaelo Carboni, George Black et Tom Kennedy. On demanda également au père Smith, qui bénéficiait d'une grande influence sur la population irlandaise, d'y participer, ainsi qu'au couple Carson. Si Alan accepta, Judith émit une réserve.
- Je vous accompagnerai, dit-elle. Mais je n'entrerai pas dans le bureau du gouverneur. Son Excellence me déteste et ma présence risquerait de faire échouer les négociations.
Le 26 novembre 1854, lord Hotham fit savoir qu'il acceptait de recevoir les délégués le lendemain. Le 27 novembre, Judith et les six hommes se présentèrent au palais, où ils furent accueillis par une importante escouade militaire. Son Excellence avait pris ses précautions. Les soldats fouillèrent chacun des délégués, de peur que l'un d'eux ne dissimulât une arme. Puis on les invita à entrer dans le bureau du gouverneur, où celui-ci les attendait, debout et les mains dans le dos, selon son habitude. Près de lui se tenaient le secrétaire colonial John Foster et l'avocat général William Stawel.
Comme elle l'avait annoncé, Judith resta à l'extérieur du palais, préférant marcher dans les allées illuminées par le soleil printanier. Mais elle ne voyait pas les bosquets de palmiers et les fleurs multicolores, elle n'entendait pas les cris aigus des cacatoès et des perruches, ni les jeux des enfants. Une boule lourde lui serrait l'estomac. La nuit précédente, elle avait refait le cauchemar au cours duquel elle voyait périr différents animaux pris au piège des champs boueux. Elle avait fini par comprendre que ces animaux symbolisaient les totems de certains mineurs, plus attachés à la terre australienne qu'ils ne le pensaient.
Judith aurait aimé que lord Stanley fût à ses côtés. Mais elle n'avait plus de nouvelles de lui depuis sa dernière visite. Elle savait par Jeremy Riverside qu'il n'avait pas encore quitté l'Australie. Cependant, il ne sortait pratiquement jamais de sa riche demeure des environs de Melbourne.
L'entrevue ne dura pas plus d'une heure. Lorsque les membres de la délégation ressortirent du palais, Judith courut vers Alan. Elle remarqua immédiatement son visage sombre. Elle comprit alors que la démarche s'était soldée par un échec.
- Il n'a rien voulu entendre, dit Alan d'une voix blanche où perçait la rage.
John Humffrey était effondré.
- Je n'ai jamais rencontré un homme aussi borné et aussi orgueilleux, grommela-t-il. Nous avons tenté de lui faire comprendre que nos revendications étaient légitimes. Nous lui avons demandé de faire preuve de mansuétude envers les prisonniers arrêtés à Eurêka. Il a tout refusé. Il a répondu que son devoir était de veiller à ce que la loi fût respectée, et que, tant que le Conseil législatif n'aurait pas décidé de la modifier, il poursuivrait les fraudeurs avec la plus extrême sévérité. Comme le Conseil est sous la coupe des landlords, il n'y a aucune chance pour que ceux-ci privent l'Etat d'un revenu aussi important, même s'il est injuste.
- Cet imbécile a dit que si nous ne nous remettions pas immédiatement au travail, explosa Tom Kennedy, l'artillerie saurait bien nous faire entendre raison!
- Il m'a dit quelque chose de semblable la dernière fois que je l'ai rencontré, confirma Judith.
- Et il va envoyer de nouveaux renforts à Ballarat, ajouta Black.
Le père Smith prit le bras de Judith.
- Ma chère amie, je crains que de tristes heures ne se préparent. Cette entrevue n'a fait, hélas, que confirmer mon impression: cet homme désire provoquer un affrontement afin d'asseoir son autorité par la force.
- Eh bien, il va trouver à qui parler! poursuivit Kennedy. Il va voir ce qu'il en coûte de s'attaquer au peuple!
Il jeta un coup d'oeil aux autres, puis s'en fut à grandes enjambées. Le prêtre soupira en le regardant partir.
- Et voilà! Son Excellence a obtenu ce qu'elle voulait. Les têtes brûlées comme Kennedy vont être beaucoup plus difficiles à raisonner, à présent. Que Dieu nous protège!
Le soir, les membres de la délégation restèrent dormir chez les Carson afin de commenter les événements. Ce fut une soirée sinistre, où chacun tenta en vain de trouver des solutions au conflit qui s'annonçait inéluctable. Tom Kennedy avait déjà quitté Melbourne. Mais les autres n'étaient pas moins en colère que lui. Seul John Humffrey tentait d'apaiser les esprits. Même le père Smith, en bon Irlandais, paraissait décidé, sinon à en découdre, du moins à soutenir fermement les mineurs.
Quant à Alan, lui d'ordinaire si calme, il ne cessait de fulminer contre le gouverneur, qu'il traitait de « gros porc d'aristocrate ».
Une douleur sourde nouait les entrailles de Judith. Elle avait le sentiment qu'une machine inexorable s'était mise en marche, qui allait les broyer tous. Un instant, la vision des animaux morts et des cadavres jonchant les champs aurifères s'imposa à elle.
- Il ne faut pas réagir sur un coup de tête, dit-elle en s'efforçant de rester sereine. Vous savez tous que Hotham nous tend un piège. Il ne faut pas y tomber tête baissée.
- Nous le savons, oui, répliqua Alan. Mais lorsque les mineurs apprendront que tout a été refusé et que les trois gars d'Eurêka restent en prison, nous ne pourrons plus les tenir. Il existe des caches d'armes. Je crois que nous ne pouvons plus rien faire pour empêcher une bataille.
- Peut-être Dieu le veut-il ainsi, dit doucement le père Smith.
- Alors, même vous, lui dit Judith, vous baissez les bras?
Il leva les yeux vers elle.
- Je suis retourné voir le gouverneur après l'entrevue de cet après-midi, dit-il doucement. Je l'ai mis en face de ses responsabilités. C'est tout juste s'il ne m'a pas fait jeter dehors en me traitant de « sale Irlandais ». Vous comprendrez qu'il est impossible de négocier avec un individu aussi borné et imbu de lui-même.
Judith secoua la tête, le coeur serré par l'angoisse. A cause de la stupidité d'un seul, des hommes allaient mourir. Elle se sentait inutile, impuissante.
- Si au moins lord Stanley était encore là, peut-être pourrait-il...
George Black leva les bras au ciel.
- Stanley n'est qu'un aristocrate, lui aussi! Il se moque éperdument des mineurs...
- C'est faux. C'est un homme sensible. S'il avait été nommé gouverneur, nous n'en serions pas là.
- De toute façon, il s'est fâché avec lord Hotham, déclara Humffrey. Je l'ai contacté. Il m'a dit que nous avions affaire, je le cite, à une « damnée tête de mule ».
Un lourd silence s'installa sur le petit groupe. Puis Alan déclara:
- Je vais à Ballarat avec vous, mes amis. Si un combat se déclenche, je veux être à vos côtés.
Judith aurait voulu crier son refus, mais elle comprenait son mari. Les larmes lui montèrent aux yeux. Elle imaginait déjà les balles sifflant autour de lui.
- Je vais avec toi, dit-elle d'une voix ferme. Il la regarda, stupéfait.
- Il n'en est pas question, répondit-il. C'est trop dangereux. Tu dois penser aux enfants.
- J'irai quand même, que tu le veuilles ou non. S'il existe un moyen d'empêcher ce qui se prépare, je dois le tenter. Sinon, je serai là pour soigner les blessés. Quant aux enfants, Mahanee veille très bien sur eux. Et elle n'est pas seule. Antoine, Thérèse et Gladys sont avec elle. Robin viendra avec nous.
- Et si tu te faisais tuer? insista Alan.
- Je ne serai pas sur le champ de bataille, s'il y en a un. Je resterai dans notre maison de Ballarat.
Le regard déterminé qu'elle lui adressa fit comprendre à Alan qu'il ne la ferait pas changer d'avis. Il ne pourrait jamais la retenir de force à Melbourne.
- Nous partons demain matin, dit-elle. Il y a de la place dans notre voiture pour ceux qui le souhaitent.
Alan ne sut pas ce dont il avait le plus envie: la rudoyer pour la contraindre à obéir, ou la prendre dans ses bras pour l'embrasser et la serrer de toutes ses forces. Mais il n'avait jamais levé la main sur une femme, et n'allait pas commencer avec la sienne. Alors, il opta pour la seconde solution, malgré l'angoisse dans laquelle le plongeait la décision de la jeune femme.
- Tu es complètement folle, dit-il.
- Nous le sommes tous, répliqua-t-elle. Mais le plus fou, c'est certainement Hotham.
Le mercredi 29 novembre 1854, la voiture des Carson arriva à Ballarat en début d'après-midi. Ils retrouvèrent un Donald Dafoë affolé, qui les attendait depuis le matin.
- Je savais que vous alliez venir, dit-il. Il s'est passé quelque chose de grave, hier.
Tandis que Robin s'occupait de décharger les bagages, ils le firent entrer.
- De nouvelles troupes sont arrivées. Un groupe de mineurs irlandais les attendait. Ils ont jeté des pierres sur les soldats. L'un d'eux a eu peur. Il a tiré. Un mineur a été gravement blessé. Les autres se sont battus avec la troupe. Il y a eu plusieurs arrestations.
Judith avait l'impression de vivre un cauchemar. Les événements s'étaient accélérés, et plus rien ne pourrait empêcher le destin de s'accomplir.
Donald Dafoë était à peine reparti que Walter Donovan se présentait à son tour, porteur d'une information.
- Tout le monde se réunit en ce moment à Bakery Hill, dit-il. Il vaudrait peut-être mieux que vous soyez là.
Bakery Hill était une colline peu élevée, au nord de Ballarat. Lorsque Judith et Alan arrivèrent, plusieurs centaines de mineurs étaient déjà sur place. Ils faisaient cercle autour d'un mât en haut duquel flottait un drapeau inconnu, qui représentait une croix blanche sur fond d'azur. Le centre et chaque extrémité de la croix étaient figurés par des étoiles.
- Voici la Croix du Sud, déclara George Black en les apercevant. Notre drapeau. Peut-être demain flottera-t-il sur toute l'Australie. C'est John Ross qui l'a imaginé. Il est beau, n'est-ce pas?
Ils acquiescèrent. Ils connaissaient John Ross pour l'avoir rencontré au tout début de la prospection, dans les champs aurifères. Il avait découvert des quantités d'or intéressantes à plusieurs reprises, mais avait à chaque fois tout dépensé.
Au pied du mât avait été dressée une estrade sur laquelle se trouvait un homme à l'allure puissante. Ils reconnurent Peter Lalor, qui avait participé à la ligue réformiste de John Humffrey. Apparemment, le temps de la négociation était passé. La foule s'agitait. Il fallut toute l'autorité et le charisme de Lalor pour que chacun pût s'exprimer à son tour. Il y avait là une grande majorité d'Irlandais, bien décidés à en découdre avec l'envahisseur anglais.
- Il ne leur a pas suffi de nous laisser mourir de faim pendant la grande famine des années quarante, clama un mineur à l'accent prononcé. Ils veulent nous faire crever ici aussi. Mais nous sommes plus nombreux qu'eux. Leur armée ne tiendra pas devant nous si nous prenons les armes. Les Américains ont bien réussi à obtenir leur indépendance. Pourquoi pas nous?
Un tonnerre d'applaudissements salua la proclamation du mineur. Peter Lalor reprit la parole. C'était un homme à la stature puissante, au menton orné d'une courte barbe. Son éloquence et son aisance naturelles trahissaient une excellente éducation.
- Je comprends la réaction de certains d'entre vous qui songent à l'indépendance. Mais nous n'en sommes pas là. Nous faisons partie de l'Empire britannique et nous en sommes fiers. Ce n'est pas contre la reine que nous nous révoltons aujourd'hui. C'est contre la dictature imposée par les landlords du Victoria et représentée par Charles Hotham. Des hommes qui spolient les plus modestes d'entre nous de leurs droits légitimes par cupidité. Mais ce temps-là est révolu, compagnons. Nos revendications sont simples. La licence doit être supprimée. Des hommes élus au suffrage universel doivent nous représenter au Conseil législatif et chacun doit pouvoir acquérir une parcelle de terre. Si Charles Hotham ne veut pas nous accorder ces droits légitimes par la négociation, il sera contraint de nous les accorder par la force!
Une ovation lui répondit. Il poursuivit:
- Mon père est irlandais, mais il est aussi élu de la Chambre des communes. Je ne suis pas un révolutionnaire. Je suis seulement un homme sûr de son bon droit et désireux de me battre pour le faire valoir. Nous ne nous laisserons pas plus longtemps dominer par des tyrans!
Ce fut un triomphe. John Ross grimpa à son tour sur l'estrade et leva les bras pour obtenir le silence.
- Compagnons! Je propose que nous élisions un chef. Peter me semble le plus qualifié pour tenir ce rôle. Qui est d'accord avec cette proposition?
Avec un bel ensemble, toutes les mains se levèrent. Puis un concert d'applaudissements et de cris de joie retentit. Les chapeaux volèrent. Cette fois, il fallut attendre un bon moment avant que le calme revînt.
- Il faut nous organiser, déclara Peter Lalor lorsqu'il put reprendre la parole. Que chaque groupe se forme en compagnie et élise des commandants. Et puisque personne ne veut plus de cette maudite licence, qu'elle disparaisse! Brûlons-la!
Un grondement enthousiaste lui répondit. L'instant d'après, la fièvre s'empara du camp. Chacun sortit de sa poche le document haï. Un feu fut allumé au pied du mât. L'un après l'autre, les mineurs y jetèrent la licence avec détermination.
- Et voilà! La guerre est déclarée, dit Alan d'un air sombre.
Judith s'appuya sur son bras. Dans le crépuscule, le feu s'élevait, haut et clair, illuminant le drapeau bleu. Elle se demanda pendant combien de temps il resterait vierge de taches de sang. Elle serra la main de son mari et souffla:
- Je voudrais rentrer, à présent. La nuit suivante, elle dormit à peine.
Le lendemain, jeudi 30 novembre, Walter Donovan se présenta à la maison dans la matinée, l'air inquiet.
- La réaction du gouverneur ne s'est pas fait attendre, dit-il. Lorsqu'il a appris la destruction des licences, Rede a ordonné leur vérification systématique. A présent, dans les champs aurifères, c'est l'émeute. Les prospecteurs refusent de présenter leurs papiers et jettent des pierres sur les soldats et les percepteurs. Certains ont été roués de coups et balancés dans des trous d'eau. Il y a eu quelques arrestations, mais en plusieurs endroits l'armée n'a pas eu le dessus et les soldats ont été obligés de fuir après avoir tiré sur les émeutiers. On compte plusieurs blessés et au moins deux morts.
Judith sentit sa gorge se nouer.
- Que va-t-il se passer, maintenant? demanda-t-elle.
- Peter Lalor a ordonné la construction d'une barricade sur la route de Melbourne, à la hauteur d'Eurêka. Il dit que cette barricade n'est pas une fortification, mais le symbole de la résistance des mineurs contre la tyrannie de Hotham.
Il a appelé les mineurs à prendre les armes. Ballarat est maintenant isolé du Victoria.
- C'est bien, dit Alan. J'ai dit que je me battrais au côté des mineurs, je tiendrai ma promesse.
- Alan!
Il se tourna vers sa femme.
- C'est une question d'honneur, ma douce Judith. Plus les hommes armés seront nombreux, plus nous aurons de chances de faire plier le gouvernement. Nous ne cherchons pas l'affrontement, nous ne faisons que nous défendre.
La mort dans l'âme, elle le regarda prendre son fusil puis ses pistolets, qu'il passa dans sa ceinture.
- Je vais t'accompagner, dit-elle. Si ça tourne mal, je rentrerai.
Il voulut refuser, mais comprit qu'il ne pourrait pas l'empêcher de le suivre.
- D'accord, dit-il simplement.
La barricade était déjà presque achevée. Ce n'était pas une merveille militaire, plutôt un entassement chaotique de tous ce que les mineurs avaient pu trouver: gravats, planches, meubles, chariots, matelas, ainsi que les restes de l'hôtel Eurêka. Au centre avait été dressé le mât de la Croix du Sud. Plusieurs centaines d'hommes avaient déjà pris place à l'intérieur de la structure de fortune. Des guetteurs surveillaient la route de Melbourne, sur laquelle se situait la caserne, à moins de trois kilomètres. Une odeur de bois brûlé flottait encore dans l'air, provenant des ruines noircies de l'hôtel.
- Rede, sa police et ses soldats ont tous été rejetés au-delà de cette frontière, expliqua le père Smith, que Judith retrouva sur place. Nous sommes maîtres de Ballarat.
Lorsque Peter Lalor apparut, les mineurs lui présentèrent les armes. L'Irlandais monta sur une souche qui constituait une estrade improvisée et déclara d'une voix solennelle, en regardant le drapeau bleu:
- Jurons sur la Croix du Sud de nous montrer solidaires les uns envers les autres et de combattre pour la défense de nos droits et de nos libertés!
Un gigantesque cri lui répondit tandis que cinq cents mains droites se levaient vers le drapeau.
Malgré les exhortations d'Alan, Judith refusa de quitter les lieux de toute la journée. Elle s'attendait à tout moment à voir l'armée arriver pour donner l'assaut à la barricade. Rien de tel ne se produisit. A aucun moment on n'aperçut d'uniforme rouge. Comme si la troupe royale s'était enfuie. Les éclaireurs informèrent Lalor que les soldats se trouvaient toujours dans leur caserne, attendant les ordres de Robert Rede et du colonel Amoth, qui dirigeait les troupes de Ballarat.
Alan la rassura:
- Ils hésitent. Nous sommes deux fois plus nombreux qu'eux. S'ils attaquent maintenant, nous sommes prêts à les recevoir.
Au crépuscule, Alan finit par la convaincre de rentrer à Ballarat. Le père Smith proposa de la raccompagner. Alan et elle restèrent un long moment enlacés. Lorsqu'elle s'arracha à lui, elle eut l'impression qu'elle n'allait jamais le revoir.
Elle le retrouva pourtant, le lendemain matin à l'aube, lorsqu'elle se rendit à Eurêka. Il avait les traits tirés d'avoir mal dormi. Sur la barricade, l'ambiance déterminée de la veille s'était relâchée. Les sentinelles s'étaient relayées toute la nuit pour prévenir une attaque de la garnison. Il ne s'était rien passé. Judith remarqua très vite qu'une tension palpable régnait sur les lieux. Alan surveillait la route, juché sur un chariot renversé. Dès qu'il l'aperçut, il descendit de son perchoir. Elle se jeta dans ses bras, sous les regards envieux des autres hommes présents. Judith entraîna Alan à l'écart. Il l'embrassa longuement, mais elle le sentit nerveux.
- Ça n'a pas l'air d'aller, dit-elle.
- Oh, il y a eu plusieurs discussions, cette nuit. Et des disputes.
- Pourquoi?
- Cette barricade est une folie. Elle a été érigée dans le feu de l'action, sans réfléchir. Nous n'avions rien préparé. Nos effectifs sont peut-être deux fois plus importants que ceux de l'armée, mais nous n'avons pas assez de munitions. Les vivres aussi commencent à manquer. Comment veux-tu te battre le ventre vide?
Il secoua la tête d'un air résigné.
- Il ne faudrait pas que ceux d'en face s'en aperçoivent, ajouta-t-il.
- Je vais chercher de la nourriture, dit-elle.
Elle revint un peu plus tard dans la matinée en compagnie d'autres femmes venues aux nouvelles. Un soleil radieux éclaboussait le paysage, indifférent aux querelles humaines. Judith n'avait trouvé que quelques fruits et de la viande de mouton, qu'Alan partagea avec ses compagnons. Peter Lalor grommela:
- Nous ne pouvons pas continuer comme ça. Il faut nous organiser. Certains doivent s'occuper de trouver de la nourriture. D'autres se procureront des munitions.
- Mais où? objecta Alan.
Lalor se gratta la barbe. Il avait conscience à présent que leur action d'éclat était le résultat d'un coup de tête, consécutif à l'enthousiasme du moment. S'ils voulaient tenir, il était essentiel de trouver très vite des solutions.
- Ecoutez, dit Tom Kennedy. Nous sommes cinq cents ici. En face, il n'y a que deux cent cinquante soldats. Si nous attaquons la garnison maintenant, nous aurons le dessus et nous pourrons nous emparer de leurs stocks d'armes et de munitions. Avec ça, nous pourrons mieux nous défendre et marcher sur Melbourne pour faire plier Hotham.
Certains applaudirent, mais la plupart restèrent silencieux. Les choses ne pouvaient pas être aussi simples. On savait avec quelle cruauté les officiers royaux anglais traitaient les rebelles.
- La supériorité numérique n'est pas un atout suffisant, rétorqua Peter Lalor. Ces soldats sont entraînés au combat. Ce n'est pas notre cas. Si nous attaquons de front, comme tu le préconises, nous allons nous faire massacrer. Combien d'entre nous vont mourir, d'après toi?
- Quand on se bat, on connaît les risques...
- Cette barricade n'a pas une vocation militaire. Nous ne sommes pas des guerriers, mais des civils qui tentent de faire valoir leurs droits. Ne l'oublie pas. De toute façon, le plus important pour l'instant est de trouver des vivres et des munitions. Voyez ce que vous pouvez obtenir auprès de la population. On devrait aussi trouver de quoi fabriquer de la poudre noire. Il faut du salpêtre, du soufre et du charbon de bois.
- Je m'en occupe, dit un homme du nom de James Mc Gill. Je sais que certains mineurs en possèdent des galettes.
- Nous en avons à la mine, intervint Judith. Allez en demander à Walter Donovan. Je vais vous faire une lettre pour lui.
Dans la journée de vendredi, une partie des insurgés quitta la barricade. Judith resta en compagnie d'Alan, qui lui avait fait promettre de partir au moindre signe d'hostilité. Elle avait accepté, à cause des enfants.
- S'ils n'étaient pas là, dit-elle, je resterais à tes côtés pour me battre avec toi. Et tu ne pourrais pas m'en empêcher.
- Je sais. Tu es plus têtue qu'un régiment de mules. Ce n'était certes pas la première fois qu'il employait cette phrase avec elle. D'ordinaire, cela les amusait, et ils en riaient tous deux. Cette fois, il n'y eut pas même un sourire.
Dans le milieu de l'après-midi, une vingtaine de soldats apparurent, menés par le colonel Amoth.
- Ils sont fous! dit Tom Kennedy. Ils ne comptent tout de même pas nous attaquer avec des effectifs aussi réduits...
- Ils ne viennent pas donner l'assaut, rectifia Peter Lalor. Ils veulent parlementer. Regardez!
Il désigna, au milieu des soldats, le commissaire résident Robert Rede. Celui-ci ordonna à la troupe de s'arrêter à bonne distance. Puis il prit la parole de sa voix aigre:
- Ecoutez-moi tous! J'ai reçu de Son Excellence la consigne de faire respecter la loi par tous les moyens à ma convenance et je les emploierai. Je vous ordonne donc de démonter cette barricade le plus vite possible, puis de rentrer chez vous et de vous remettre au travail. Tout homme qui sera surpris les armes à la main sera abattu sans sommation par les soldats...
- Va au diable! tonna Tom Kennedy.
Un concert de rires et de sifflets salua sa remarque. Devant Rede, les soldats constituèrent aussitôt un rempart humain. Peter Lalor leva la main.
- Ne tirez pas! ordonna-t-il aux mineurs, qui commençaient déjà à pointer leurs fusils.
Puis il s'adressa au commissaire:
- Nous ne céderons pas à vos menaces. Nous sommes ici pour défendre nos droits et nous les défendrons jusqu'au bout. Allez plutôt dire à Son Excellence que nous restons prêts à négocier si elle accepte de supprimer la licence.
Rede ne répondit pas. Sur un ordre du colonel Amoth, les soldats firent demi-tour et reprirent le chemin de la caserne sous les huées. Certains considérèrent qu'il s'agissait là d'une première victoire. Mais Peter Lalor et ses compagnons modérèrent aussitôt leur enthousiasme.
- Nous devons rester vigilants, dit-il. Rede ne cédera pas. Je crains qu'il ne veuille attaquer.
Ils se préparèrent donc à subir un assaut dans les heures à venir. Pourtant, tout resta étrangement calme.
Au cours de la journée, Judith constata que l'état d'esprit des rebelles se détériorait. L'avertissement de Rede avait fait remonter la tension à son zénith. Beaucoup commençaient à trouver que cette barricade n'était pas forcément une bonne idée. Mais chacun avait conscience qu'il était trop tard pour reculer. Abandonner à présent reviendrait à accorder une victoire trop facile à Hotham. Se basant sur l'infériorité des effectifs de la garnison, Peter Lalor ne croyait pas vraiment à une attaque imminente des militaires. Dans son esprit, il suffisait de tenir quelques jours, afin de prouver la détermination des mineurs.
En réalité, il espérait que les choses se passeraient ainsi. Il savait qu'il n'avait rien d'un stratège et que seul le courage de ses compagnons leur permettrait de faire face à une éventuelle attaque.
Le vendredi soir, Judith regagna la maison, la mort dans ame.
Quelques-uns de ceux qui étaient partis la veille revinrent le samedi matin, apportant des paniers emplis de victuailles, des caisses contenant des balles, de la poudre, des armes de toutes sortes, tout ce qu'ils avaient pu trouver. Avec le jour revenu, on se prépara de nouveau à un assaut. Mais la route de Melbourne restait vide. Pas un chariot, pas un voyageur n'était arrivé depuis le jeudi. Sans doute les soldats avaient-ils arrêté le trafic.
Plus les heures passaient, moins les insurgés croyaient que l'armée allait attaquer. Plusieurs d'entre eux, estimant qu'ils perdaient leur temps, quittèrent les lieux sans intention d'y revenir. D'autres au contraire, comme Tom Kennedy, attendaient le moment de l'affrontement avec impatience. Mais on ne voyait toujours pas le moindre soldat.
- Ils ont peur! triomphait l'Ecossais.
- Ils se préparent, rétorquait Alan, qui ne se faisait aucune illusion.
Assise près de lui, Judith avait l'impression de se trouver en plein coeur d'un cauchemar, dans un lieu hors du temps, où les choses ne se déroulaient pas normalement. L'odeur de brûlé flottant dans l'air l'écoeurait. Alan avait raison: cette barricade était une folie. On y entrait ou en sortait comme on voulait. Un homme avait attiré son attention. Un type au regard fuyant, qui s'était présenté sous le nom d'Henry Goodenough. Il avait dit arriver de Bendigo pour se battre au côté des insurgés. Sans savoir pourquoi, Judith était persuadée qu'il mentait.
- Tu ne crois pas qu'il puisse y avoir des espions dans le camp? demanda-t-elle à Alan.
Il haussa les épaules.
- Probablement. Nous ne pouvons pas contrôler tout le monde. Il y en a beaucoup que nous ne connaissons pas.
Elle lui désigna Goodenough. Il promit de le surveiller. Le samedi passa ainsi, dans une attente trompeuse.
Le soir venu, Judith quitta de nouveau la barricade en compagnie du père Smith. Pas un soldat ne s'était montré de la journée. En partant, elle avait constaté que Goodenough avait disparu, mais la plus grande partie des insurgés en avaient fait autant. Ils n'étaient même plus deux cents dans le camp.
- J'ai peur, dit-elle. Si Rede a envoyé des espions aujourd'hui, il doit savoir à présent que les insurgés ne sont plus très nombreux. Il pourrait attaquer cette nuit.
- Cela m'inquiète aussi. Je sais bien que vous n'êtes pas croyante, mais je vous propose d'adresser tout de même une prière au Seigneur pour lui demander qu'il n'y ait pas de violence.
Judith eut un pâle sourire. Elle aimait bien le père Smith et ne voulait surtout pas lui faire de peine.
- Pensez-vous qu'il écoutera une mécréante comme moi?
- J'en suis certain. Vous n'êtes pas obligée de vous adresser à Lui. Vous pensez très fort, au plus profond de votre coeur, que vous ne voulez pas qu'il y ait de bataille. A mon avis, ça suffira.
- Je vais le faire, promit-elle.
Elle se tut quelques instants, puis ajouta:
- Le problème, c'est que je ne pourrai pas être sincère. Je ne saurais expliquer pourquoi, mais je pense... je pense que les soldats vont attaquer cette nuit. J'en ai parlé à Peter Lalor. Il m'a fait comprendre avec ménagement qu'il ne partageait pas du tout mon avis. Le pire, ajouta-t-elle, c'est qu'Alan est d'accord avec moi. Mais il refuse d'abandonner ses compagnons, à l'inverse de ceux qui sont partis danser ou de ceux qui profitent de l'occasion pour boire comme des trous.
- C'est leur manière à eux de défier l'autorité. Le gouvernement a interdit la vente d'alcool sur les champs aurifères.
- Il y a d'autres moyens de défier Hotham. Et celui-là est stupide.
Patrick Smith ne répondit pas. Judith avait raison. Beaucoup de mineurs avaient amené, outre de la nourriture et des munitions, des bouteilles de rhum destinées à soutenir le moral des troupes. Certains avaient largement fait ce qu'il fallait pour requinquer le leur. Sur les deux cents insurgés encore en poste, une bonne trentaine ne tenaient plus debout. Peter Lalor n'avait pas eu le courage de leur dire d'aller cuver ailleurs.
Lorsque Judith et le père Smith arrivèrent à Ballarat, l'atmosphère n'était guère différente des autres jours. A croire qu'il ne se passait rien de particulier. Les bals du samedi soir avaient ouvert leurs portes, et de nombreux mineurs, estimant qu'il n'y avait aucune raison qu'Amoth donnât l'ordre d'attaquer pendant la nuit, étaient retournés à leurs tentes pour passer leurs costumes de fête.
- Nous nageons en pleine démence, murmura Judith en entrant chez elle, où l'attendait Robin, le cocher.
C'était un homme d'une cinquantaine d'années, arrivé d'Angleterre deux ans plus tôt dans l'espoir de faire fortune sur les champs aurifères. Mais il avait très vite renoncé devant la pénibilité du travail et l'impossibilité de payer la licence. Judith lui avait alors proposé d'entrer à son service. Cocher à Londres, il avait retrouvé son ancien métier à Melbourne et ne s'en plaignait pas. Il aimait s'occuper des chevaux, et la voiture que Judith avait fait fabriquer lui convenait d'autant mieux qu'elle possédait tous les accessoires modernes: suspension à lames d'acier, lampes à acétylène, et un siège confortable.
C'était aussi un homme serviable, qui vouait une grande admiration à la jeune femme. Sachant qu'elle avait tout emporté sur la barricade, il s'était arrangé, dans la journée, pour lui trouver de la nourriture. Aussi un repas attendait-il Judith.
- Vous devez avoir faim, madame, dit-il. Il faut prendre des forces.
Elle le remercia et le convia à dîner avec elle et le père Smith, qui répugnait à la laisser seule. Le repas fut silencieux. Judith comme le père Smith étaient habités par l'inquiétude. Lorsque le prêtre prit congé, il tenta de la rassurer:
- J'espère que nos prières inciteront le Seigneur à se montrer vigilant. Je pense que l'attaque, si elle a lieu, ne se fera que demain au plus tôt. D'ici là, nombre des nôtres seront revenus et nous pourrons plus facilement nous défendre.
Elle le remercia d'un sourire triste, mais elle sentait bien que, tout au fond de lui, il ne croyait pas à ce qu'il disait. Si le colonel Amoth avait tenu le même raisonnement, il allait lancer l'assaut au moment où la barricade serait le moins bien défendue.
Dimanche 3 décembre 1854
C'était la troisième nuit que Judith passait seule, dans l'obscurité de la maison soudain devenue très grande. Elle devait se faire violence pour ne pas retourner là-bas, près d'Alan. Mais elle ne devait pas céder. S'ils se faisaient tuer tous les deux, que deviendraient Alfred et Marie?
Après le départ du père Smith, elle avait essayé de s'occuper l'esprit en lisant un peu, mais les lignes se succédaient devant ses yeux, sans aucune signification. Elle avait fini par se mettre au lit après avoir avalé une tisane censée la faire dormir. Le sommeil n'était pas venu avant deux ou trois heures du matin.
Elle avait l'impression de dormir depuis seulement quelques minutes lorsqu'elle se réveilla en sursaut. Un vacarme montait du rez-de-chaussée. Affolée, elle se demanda un instant où elle se trouvait. Puis elle enfila une robe de chambre et descendit. On frappait à la porte. A l'extérieur résonnaient les échos de tirs lointains. Une sueur froide coula le long de son dos. Elle comprit que la bataille avait commencé. Les coups redoublèrent à la porte d'entrée. Robin apparut, les yeux bouffis de sommeil.
- Qui est là? demanda-t-elle, bouleversée.
- C'est moi, Alan. Ouvre vite!
- Alan!
Elle faillit sauter de joie. Il était vivant! Elle déverrouilla la porte. Aussitôt, elle crut que son coeur allait s'arrêter de battre. Il était couvert de sang. Il soutenait Lalor, plus mort que vif, le visage déformé par la douleur. Elle constata que le bras gauche de Peter avait été vilainement touché. C'était son sang qui maculait les vêtements d'Alan. Celui-ci, avec l'aide de Robin, porta son compagnon dans la maison et l'allongea sur le canapé. Judith, un instant décontenancée, se rendit dans la cuisine d'où elle ramena de l'eau, de la charpie et du rhum.
- Ces salauds ont attaqué en pleine nuit, alors que nous étions en train de dormir! raconta Alan. Tu avais raison: il y avait probablement des espions parmi nous. Peut-être ce Henry Goodenough. Ils savaient que nous n'étions plus très nombreux.
Il serra un poing rageur.
- Ils n'ont même pas eu le courage de nous attaquer de front, en plein jour. Cela a commencé vers cinq heures du matin. Ils se sont approchés au plus près sans faire de bruit. Les sentinelles ne les ont vus qu'au dernier moment. Elles ont tiré pour nous avertir. Nous nous sommes réveillés et nous avons saisi nos armes, mais nous étions épuisés par les deux précédentes nuits de veille. Peter a voulu essayer d'organiser la défense. Il est monté sur une souche et il s'est mis à hurler aux autres de prendre leurs armes. L'aube se levait à peine. La route de Melbourne était couverte de soldats à pied, de cavaliers et de policiers. Ils avaient regroupé toutes leurs forces.
« Peter a tenté de négocier. Il a dit de ne tirer que si les soldats faisaient feu les premiers. Mais l'assaut a été donné. Je ne sais pas combien de temps nous avons pu tenir, mais ils ont eu vite fait de s'introduire dans l'enceinte de la barricade. La bataille n'a pas duré plus de vingt minutes. Beaucoup de gars sont tombés. Le Canadien John Ross, celui qui a dessiné la Croix du Sud, s'est écroulé sous les coups d'une demi-douzaine de soldats qui l'ont fusillé à bout portant. J'ai tiré et je crois bien que j'en ai touché un. Mais il n'y avait rien à faire. Ils étaient partout. Après avoir tué Ross, ils ont délogé le drapeau et l'ont déchiré. J'ai compris que nous n'avions aucune chance de les repousser. Moi-même j'étais indemne par je ne sais quel miracle. J'ai vu que Peter était gravement blessé. J'ai profité de la confusion pour le secourir. Je l'ai chargé sur mes épaules et je suis sorti du camp aussi vite que j'ai pu. Je suis venu directement ici.
- Mais on dirait que les autres résistent encore, remarqua Judith. On entend encore des coups de feu...
Alan secoua lentement la tête.
- Ce que tu entends là, ce sont les soldats qui achèvent les blessés, ou qui tirent sur les fuyards. Rede a ordonné que tous les hommes trouvés en possession d'une arme soient aussitôt abattus, tu te souviens?
Judith poussa un cri de rage.
- C'est un lâche et un scélérat! cracha-t-elle, hors d'elle.
- Tout est ma faute, gémit Peter. Jamais nous n'aurions dû construire cette barricade. Il fallait nous organiser avant, établir une stratégie...
- Vous n'êtes pas responsable de ce massacre, dit Judith. C'est Hotham qui refuse de négocier. Il a tout fait pour provoquer cette bataille en vous poussant à bout. Essayez de ne pas bouger.
Elle lava sa plaie comme elle put. La balle avait pénétré les chairs en profondeur. Il aurait fallu l'extraire rapidement. Mais seul un médecin pouvait le faire.
- Je vais aller chercher un docteur, dit-elle.
- Il y a le docteur Wagner, intervint Robin. Lalor prit le poignet de Judith.
- Non, madame Carson. Nous ne pouvons pas rester ici. Bientôt, les soldats vont arriver. Il ne faut pas qu'ils nous trouvent ici. Vous-même seriez inquiétée.
- Mais...
- Nous sommes recherchés, confirma Alan. Ils savent qui était sur la barricade. Si les hommes de Rede nous découvrent, ils nous tireront dessus sans sommation. Je les ai vus faire avant de m'enfuir. Ils s'acharnaient sur les blessés, les frappaient à coups de crosse, à coups de pied.
C'était un vrai carnage. Ces types n'avaient plus rien d'humain.
- Que comptes-tu faire?
- Je ne sais pas.
Elle se rendit à la fenêtre. Dans la rue, des gens couraient en tous sens. Certains se dirigeaient vers la barricade, pour comprendre ce qui se passait. D'autres en revenaient. Il y avait des blessés parmi eux. Mais pas d'uniformes rouges.
- Les soldats ne sont pas encore là, dit-elle. Il faut partir tout de suite. Vous allez vous cacher dans la mine. Il y a plusieurs galeries. Vous pourrez vous dissimuler sous des bâches, derrière les machines. Je vous rejoindrai dès que je le pourrai. Emportez de quoi soigner Peter. Prenez aussi des couvertures.
Quelques instants plus tard, ils étaient partis. Aidée par le cocher, Judith nettoya du mieux qu'elle put le sang perdu par Peter. Puis elle retourna à la fenêtre. Les premiers soldats avaient commencé à investir Ballarat. Les gens s'étaient barricadés chez eux. Ceux qui se trouvaient dehors étaient pourchassés et molestés. Judith, au comble de la fureur, faillit sortir de chez elle. Mais ces monstres n'hésiteraient sans doute pas à s'en prendre à une femme. Elle reconnut le constable John King, qui hurlait des ordres. Certains soldats pénétraient dans les maisons, à la recherche de fuyards. Un mélange de colère et d'angoisse s'empara d'elle lorsqu'elle vit King se diriger vers sa demeure.
Elle ouvrit avant que les soldats ne se croient autorisés à enfoncer la porte. King s'adressa à elle d'un ton menaçant:
- Où est votre mari, madame Carson?
- Je l'ignore.
- Vous mentez!
La fureur prit très vite le pas sur la peur.
- Et comment voulez-vous que je le sache! s'exclama-t-elle. Je ne l'ai pas revu depuis hier. Si vous voulez inspecter la maison...
- C'est bien ce que nous allons faire! cracha-t-il. Allez, vous autres!
Trois soldats aux visages de brutes s'engouffrèrent à l'intérieur, bousculèrent le cocher qui voulait s'interposer, puis se mirent à fouiller dans toutes les pièces, renversant les meubles, projetant des vases sur le sol, arrachant des rideaux.
- Mais où vous croyez-vous? hurla Judith en attrapant l'un d'eux par le bras.
Il se retourna et la frappa violemment d'un coup de crosse à l'épaule. La jeune femme cria de douleur et s'écroula sur le sol. Robin, hors de lui, se jeta sur le soldat qu'il tenta de désarmer. L'autre le repoussa, arma son fusil et tira à bout portant. Judith hurla. Robin fut projeté contre le mur où il tenta de s'appuyer, une main serrée sur le ventre.
- Espèce de lâche! cria-t-elle, des larmes plein les yeux.
- Silence! hurla King. Mon soldat a agi en état de légitime défense. Et vous n'avez rien à dire, madame Carson. Votre mari était sur cette maudite barricade. Croyez-moi, sa tête va être mise à prix. Comme celle de tous ses complices, les Lalor, Carboni, Vern et consorts!
Judith rampa en direction du pauvre cocher qui glissait lentement le long du mur, les yeux révulsés par la douleur. Une large tache rouge maculait sa veste. Il finit par s'écrouler sur le sol, les dents serrées sur un gémissement qui ne voulait pas sortir. Il adressa un regard effrayé à Judith. Il savait qu'il allait mourir, mais il ne voulait pas. Il s'accrochait de toutes ses forces à la vie. Judith sentit les larmes lui brûler les yeux. Elle s'était attachée à cet homme discret, qui aimait ses chevaux et la servait depuis deux ans avec dévouement et efficacité. C'était pour la défendre qu'il était intervenu. Elle lui prit la main.
- Tenez bon, Robin. Je vais chercher le docteur Wagner.
Il acquiesça d'un signe de tête. Elle se tourna vers King et lui adressa un regard chargé de haine. Elle étouffa les sanglots qui lui serraient la gorge. Elle ne voulait pas donner à ce rustre le plaisir de la voir pleurer. Elle aurait dû avoir peur. Mais c'était la rage qui dominait. Ils étaient montés à l'étage. Elle entendit le lit basculer. Ils avaient dû le retourner. Puis ce fut le tour de la chambre des enfants.
King se tenait devant elle, les jambes écartées, le regard moqueur. Elle se jura de tout faire pour que ces chiens paient un jour leurs crimes. Le constable semblait se réjouir de voir ses hommes réduire les meubles en miettes. Jamais elle n'avait éprouvé une telle haine pour quelqu'un.
Soudain, la main de Robin se crispa sur la sienne. Elle se tourna vers lui. Son regard s'était voilé. Il se tendit brusquement, puis retomba, inerte. Il était mort.
- Oh non! gémit-elle. Robin! Robin! Elle se redressa et fixa King dans les yeux.
- Assassin! Vous avez tué ce pauvre homme!
- Taisez-vous, madame Carson. Et attendez-vous à avoir de gros ennuis!
Elle marcha lentement sur lui. Mal à l'aise, il recula. Les soldats revenaient de l'étage. Bien entendu, ils n'avaient rien trouvé. Par chance, ils n'avaient pas remarqué les traces de sang qu'elle n'avait pas réussi à effacer complètement. Le coeur battant la chamade, elle s'arrêta devant John King.
- Vous avez tué mon cocher, monsieur King. Vous avez saccagé ma maison. Vous êtes fier de vous?
Il leva la main, mais elle ne s'écarta pas.
- Allez-y! cracha-t-elle. Prouvez-moi qu'en plus vous êtes assez lâche pour frapper une femme désarmée!
Pendant un court instant, le poing du constable resta suspendu en l'air. Mais le regard bleu pâle de la jeune femme, qui ne faiblissait pas devant le sien, le désarçonna. Elle se tenait l'épaule, ce qui prouvait qu'elle souffrait. Mais elle gardait la tête haute. Il vit sur la robe de la jeune femme le sang de son cocher. Il se sentit soudain mal à l'aise. Son poing retomba. Il eut une moue embarrassée, puis déclara d'un ton sec:
- J'ai des ordres, madame Carson. Prenez garde! Son Excellence ne fera preuve d'aucune mansuétude envers quiconque aidera les insurgés...
- Je ne m'attends à rien de bon de la part de cet homme, riposta-t-elle. A présent, veuillez sortir de chez moi.
Il lui jeta un regard furieux, puis ordonna sèchement à ses soldats de quitter les lieux.
Dès qu'ils furent partis, Judith s'appuya sur la porte et éclata en sanglots. Son épaule la faisait horriblement souffrir. Pourtant, elle n'avait rien de cassé. Seuls les muscles avaient été touchés. Elle en serait quitte pour un énorme bleu. Robin, lui, n'aurait plus ce genre de problème.
Dans l'après-midi, les soldats se firent moins nombreux. Les gens recommencèrent à sortir. Judith fut soulagée de voir arriver Donald Dafoë, à qui elle expliqua ce qui s'était passé. Il l'aida à transporter le corps de Robin sur le canapé.
- C'est horrible, madame Carson, dit-il. On dit qu'il y a eu plus de trente morts parmi les insurgés. Quant aux blessés, on ne les compte plus. Les soldats se sont acharnés sur eux à Eurêka. Je suis venu dès que j'ai pu, mais j'ai dû faire attention. Ils sont encore à Ballarat. Ils tirent sur tous ceux qu'ils soupçonnent d'avoir participé à la barricade. Le commissaire Rede a fait placarder des affiches. Il dit que quiconque sera trouvé en possession d'une arme en pleine ville sera abattu sur-le-champ.
- Ils tirent même sur les gens désarmés, soupira-t-elle en regardant le corps de Robin. Ces gens sont des monstres.
- Ils ont arrêté une centaine de personnes, poursuivit Dafoë. Parmi elles, il y a des gens qui n'étaient pas sur la barricade et qui ont juste eu le tort d'être venus aux nouvelles. Je les ai vus traîner par les pieds des blessés qui perdaient leur sang en abondance.
Il hésita, puis demanda:
- Monsieur Alan n'est pas là?
- Non. Je... je ne sais pas où il est.
Il valait mieux qu'il l'ignore, au cas où il serait interrogé par la police. Malgré l'envie qu'elle avait de rejoindre Alan à la mine, Judith n'osait pas quitter la maison. Elle se doutait que des soldats devaient la surveiller. Puis elle eut l'idée de donner le change. Si elle faisait semblant de le croire mort ou blessé, peut-être la laisseraient-ils tranquille ensuite.
Après le départ de Donald, elle se dirigea lentement vers Eurêka, en compagnie d'autres femmes qui apportaient de quoi soigner les blessés.
La barricade n'était plus qu'un champ de ruines couverts de cadavres et de blessés qui gémissaient. Les soldats avaient cessé de les frapper, mais ils poussaient sans ménagement vers les voitures destinées à les emmener en prison ceux qui pouvaient encore marcher.
Judith reconnut le colonel Wise, venu en renfort de Geelong. C'était lui qui, trois ans plus tôt, avait le premier assuré la sécurité sur les champs aurifères. Les mineurs appréciaient cet homme intègre, avec qui ils entretenaient autrefois de bonnes relations.
Sans doute n'avait-il pas participé à cette boucherie de gaieté de coeur. Judith le vit rabrouer des soldats qui se montraient trop durs avec les blessés. Apercevant la jeune femme, il vint la saluer.
- Mes hommages, madame Carson.
Avisant la tache de sang sur sa robe, il s'inquiéta:
- Etes-vous blessée?
- Moi, non. Mais le constable John King et trois soldats sont venus chez moi pour chercher mon mari. Ils m'ont frappée. Mon cocher s'est interposé. Il n'était pas armé, mais l'un d'eux a tiré sur lui à bout portant. Il est mort.
Wise soupira.
- J'en suis navré, croyez-moi. Tout aurait dû se dérouler autrement.
- Vous n'aimez pas ce que vous faites, colonel. Il jeta un regard rapide autour de lui.
- Non, madame Carson. Malheureusement, je dois obéir aux ordres. Jamais une victoire n'aura été remportée aussi rapidement. Elle me laisse un goût amer. Ces gens n'avaient même pas de quoi se défendre. Le colonel Amoth, qui dirige les opérations, a décidé d'attaquer de nuit, afin de perdre le moins d'hommes possible, a-t-il dit. Mais je sais qu'il a ordonné d'abattre un maximum d'insurgés.
- C'est monstrueux! Ces gens sont des citoyens britanniques, pas des ennemis.
- Lord Hotham a voulu faire un exemple. Frapper les imaginations et imposer sa domination par la terreur.
- Mais vous ne partagez pas ce point de vue.
- J'ai vu dans quelles conditions difficiles vivent les mineurs. Et je sais combien la police des champs d'or est corrompue.
Il détourna le regard, puis ajouta:
- Excusez-moi. Je ne devrais pas vous dire ça.
- Cela restera entre nous, colonel. Mais je vous sais gré de votre compassion.
- Je vais envoyer deux hommes chez vous pour s'occuper du corps de votre cocher.
- Je vous en remercie.
Tout à coup, Judith se figea. Campbell se tenait devant elle, à quelques pas. Son uniforme et ses mains étaient souillés de sang. Lorsqu'il l'aperçut, son regard se mit à luire comme celui d'un carnassier. Il marcha sur elle et s'adressa à Wise:
- Mon colonel, il faut arrêter cette femme. C'est une voleuse et une criminelle. C'est elle qui a failli me tuer à Sydney.
Wise se tourna vers lui et lui répliqua vertement:
- Je connais cette histoire, capitaine. Vous vous êtes assez couvert de ridicule avec ça. Allez plutôt traquer les fuyards. Et ne vous approchez plus de madame Carson. Sinon, je vous mets aux arrêts pour manquement grave à la discipline. Est-ce clair?
Campbell voulut répliquer, mais le regard noir de Wise l'en dissuada. Il pouvait encore être rétrogradé. Il s'en fut après un salut rageur. Le colonel se tourna vers Judith.
- Je ne sais pas ce que vous lui avez fait, mais on dirait qu'il ne vous aime pas.
Judith était blême. Elle ne s'était pas trompée. C'était bien lui qu'elle avait aperçu, quelques jours plus tôt, lors de l'incendie de l'hôtel Eurêka. Affaiblie par l'angoisse et les événements qu'elle venait de vivre, elle se mit à trembler.
- Cet individu m'effraie, finit-elle par dire d'une voix mal assurée.
Le colonel Wise lui prit le bras pour la soutenir.
- Ça ne va pas?
- Il ne devrait pas être là. Le tribunal l'avait envoyé à Geelong avec interdiction de m'approcher.
- Il fait partie de mon régiment et on m'a ordonné de venir ici. Je ne pensais pas vous y trouver.
- J'ai peur, colonel. Je le crois capable de tout.
- Pourquoi s'en prend-il à vous?
Judith avait horreur du mensonge. Mais il fallait jouer le jeu jusqu'au bout. Et Campbell ne méritait pas mieux.
- Il me prend pour une autre, répondit Judith. Une certaine Lucy Chapman. Une ressemblance, apparemment.
- Je veillerai à ce qu'il ne vous importune plus, madame Carson. Mais, pardonnez-moi de vous poser cette question, avez-vous reconnu votre mari parmi les morts?
- Non. Il n'est pas là.
- Il est donc en fuite. Si mes hommes le rattrapent, je vais être obligé de l'arrêter.
- Je le sais.
Wise hésita, puis poursuivit:
- Je vais ordonner que l'on vous laisse tranquille. Mes hommes ne feront pas trop de zèle. Mais méfiez-vous de ceux du colonel Amoth. Il les a recrutés parmi d'anciens convicts venus de la Terre de Van Diemen. Ce sont de sombres brutes. Là-bas, ils ont massacré les Aborigènes. C'est à eux que nous devons cette... boucherie, ajouta-t-il en montrant les cadavres.
D'Eurêka, Judith se rendit directement à la mine. Sa présence sur place n'avait rien d'étonnant, puisqu'elle en était la propriétaire. Cependant, elle devrait attendre la nuit avant de pénétrer dans les galeries. Nombre de soldats patrouillaient aux alentours. Un mineur se chargea de porter aux fuyards la nourriture qu'elle avait apportée.
- J'ai aidé votre mari et monsieur Lalor à se cacher, expliqua Walter Donovan. Ils sont dans un petit boyau difficilement accessible, au niveau le plus profond. Le colonel Amoth est passé. Il a envoyé des hommes dans les conduits, mais ils n'ont rien trouvé. Et pour cause. Il faut vraiment savoir où se trouve ce boyau. On peut passer dix fois devant sans le voir.
- Merci, Walter.
- Malheureusement, monsieur Lalor est vraiment mal en point. Il ne pourra pas rester longtemps là. Il est gravement blessé. Nous avons réussi à arrêter l'hémorragie, mais pour combien de temps? Que pouvons-nous faire?
- Il est impossible de le ramener chez moi. Les soldats ont déjà tout fouillé, mais ils risquent de revenir. Ils ont tué Robin.
- Votre cocher? Quel malheur! s'exclama-t-il. Judith serra les poings.
- Je vous jure que Hotham paiera pour tout cela. Je ne sais pas encore comment, mais il paiera.
- Ne vous inquiétez pas, madame Carson. J'ai demandé au docteur Wagner de passer voir Peter Lalor. Il devrait venir cette nuit. C'est un homme brave et courageux. Il nous aidera.
Judith passa le reste de la soirée dans le bureau de Donovan. Officiellement, ils étudiaient les comptes. Le docteur Wagner se présenta vers minuit. Après s'être assurés qu'aucun soldat ne rôdait dans les parages, tous trois descendirent au niveau le plus profond de la mine. Le boyau dans lequel étaient installés Alan et Peter s'ouvrait à hauteur d'homme dans un conduit peu large, derrière un surplomb. Il fallait vraiment connaître son existence pour le déceler.
Alan avait le teint pâle et les traits tirés. Il fut soulagé de voir Judith, mais lorsqu'il la prit contre lui, elle poussa un gémissement de douleur.
- Tu es blessée?
- Ce n'est rien.
Elle lui raconta l'incursion des soldats menée par John King, et la mort de Robin.
- Les salauds! gronda Alan.
Peter Lalor était vraiment mal en point. Son visage, déformé par la douleur, était d'une pâleur de cire. Malgré son endurance, il ne cessait de gémir. Le docteur Wagner l'examina et fit une moue.
- Je crains que vous ne perdiez l'usage de votre bras, monsieur Lalor, dit-il. Peut-être même faudra-t-il l'amputer.
Peter soupira.
- Beaucoup d'hommes ont été tués aujourd'hui, docteur. J'ai au moins la chance d'être encore en vie.
- Mais pour combien de temps? s'inquiéta Judith. Les soldats vous recherchent.
- Nous allons faire le nécessaire, répondit Wagner. Frederick Vem a pris contact avec moi dans la soirée. Il est en train d'organiser des filières d'évasion pour les insurgés en fuite. Comme vous le savez, les mineurs sont plusieurs dizaines de milliers à Ballarat. Il faudra du temps aux soldats pour contrôler tout le monde. Laissez-nous faire. Dès demain, votre mari et monsieur Lalor seront en sécurité.
Elle le regarda. Elle ne connaissait pas encore ce jeune médecin qui avait remplacé Jonathan Willcombe après l'épidémie de typhoïde. Il semblait énergique et son visage inspirait la confiance. Sa présence dans la mine en pleine nuit prouvait qu'il était du côté des mineurs.
- Soyez remercié, docteur!
- Nous vous ferons parvenir des nouvelles de votre mari dès que possible. A présent, il vaudrait mieux que vous rentriez chez vous. Votre absence demain matin risquerait d'éveiller les soupçons.
Un peu plus tard, Judith retourna chez elle. La nuit était tiède, des parfums de fleurs emplissaient les narines de la jeune femme. Une brise légère faisait ployer les cimes des grands eucalyptus qui avaient survécu. Jamais on n'aurait pu imaginer qu'un drame terrible s'était déroulé là, quelques heures plus tôt. Judith prit soin d'éviter la rue principale, où des soldats rôdaient encore. Il valait mieux qu'on ne la trouve pas dehors en pleine nuit. Elle avait pour elle une parfaite connaissance de la petite ville.
Elle entra chez elle par la porte de derrière, se rendit dans le salon où était tombé le pauvre Robin. Le colonel Wise avait tenu parole, il avait fait enlever le corps. Tout à coup, un ricanement sinistre éclata derrière son dos.
- Cette fois, il va bien falloir que tu t'expliques!
Elle se tourna d'un bloc. La silhouette noire du capitaine Campbell se tenait devant elle.
- Qui vous a permis d'entrer chez moi? dit-elle d'une voix mal assurée. Vous avez interdiction de m'approcher.
Campbell alluma une lampe à huile.
- Je me passe de toute permission lorsqu'il s'agit d'arrêter une criminelle.
- Vous êtes complètement fou. Et vous avez bu!
- Ne me dis pas que j'ai bu! scanda-t-il d'une voix de dément.
Il marcha sur elle et la gifla à toute volée. Judith riposta de même. Il la saisit alors par la chemise, qu'il déchira d'un coup violent, dévoilant la poitrine de la jeune femme. Campbell aperçut la tache en forme de papillon sous le sein gauche. Il explosa:
- C'est ça! Bien sûr! C'est cette maudite marque dont je n'arrivais pas à me souvenir! Sois damnée! Si j'avais pu me la rappeler plus tôt, j'aurais pu te confondre. Mais tu vas me payer ça!
Il la frappa à nouveau. Judith s'écroula sur le sol, la lèvre éclatée. Des larmes plein les yeux, le souffle court, elle rampa jusqu'au mur le plus proche. Un mélange de peur et de haine s'était emparé d'elle. Elle sentait que Campbell n'hésiterait pas à la tuer.
- On m'a dégradé deux fois! Ces crétins t'ont crue. Je suis le seul à savoir la vérité. Et ils ne m'ont pas écouté. Mais c'est terminé. Tu vas me suivre et leur avouer où tu étais cette nuit. Sans doute auprès de ton mari, hein?
Celui-là, c'est la corde qui l'attend pour insurrection et rébellion contre la loi royale. Et toi aussi, quand on saura qui tu es réellement. Quant à moi, je retrouverai mon grade de colonel. Allez, lève-toi, sale garce! Tu vas m'accompagner au poste de police. Là-bas, j'ai de bons amis qui sauront bien te faire parler. Mais avant, nous avons un petit compte à régler dans ta chambre. Allez, viens!
Il la saisit brutalement par le bras. Elle hurla de douleur. C'était le bras meurtri le matin même par un soldat. Partagée entre la peur et la fureur, elle se leva, fît semblant d'obéir. Tout à coup, de son bras valide, elle décocha un violent coup de poing dans l'estomac de Campbell. Pris par surprise, la respiration coupée, il se plia en deux. Folle de rage, Judith le saisit par les cheveux et le tira à elle de toutes ses forces. Il voulut résister, mais l'alcool avait amoindri sa résistance. La lourde table de bois massif était là, juste derrière. En une fraction de seconde, des flots de souvenirs revinrent à Judith, les nuits d'angoisse endurées à Sydney, sa fuite dans les montagnes Bleues, le massacre d'Orange, le désert... Indirectement, Campbell était responsable de tout cela. La haine qui couvait en elle explosa, décuplant sa puissance. Utilisant la force de son ennemi, elle le projeta contre le coin de la table. La tempe du misérable heurta le bois avec une violence terrifiante. Ivre de colère, de peur, de douleur, Judith frappa plusieurs fois la tête de Campbell contre le rebord aigu. Un craquement sinistre retentit. Un sang chaud coula sur ses doigts, qu'elle sentit à peine. Trop d'hommes étaient morts aujourd'hui par la faute d'individus tels que lui; il allait payer pour ceux-là. Elle ne s'arrêta que lorsqu'elle sentit le corps du scélérat lui échapper. Le souffle court, le coeur battant la chamade, elle se redressa, s'appuya à la table.
Elle avait l'impression de revivre le cauchemar de Sydney. Campbell gisait sur le parquet, une large plaie à la tempe. Une flaque écarlate s'élargissait sous sa tête. Il remua, trouva la force de se retourner, tendit la main vers elle, comme pour la saisir. Son regard déjà vitreux indiquait qu'il était mourant. Un gargouillis sortit de sa gorge. Il vomit du sang, puis gronda, d'une voix rauque:
- Sois... maudite!
Enfin, il s'écroula, les yeux fixes. Sa respiration avait cessé. Tremblant des pieds à la tête, Judith resta un long moment pétrifiée, contemplant le cadavre. Cette fois, il était bien mort. Elle eut un brusque sanglot. En elle, la fureur s'était évanouie. Elle se rendit compte de ce qu'elle avait fait sous le coup de la colère.
- J'ai tué un homme, gémit-elle, au bord de l'hystérie. J'ai tué un homme...
Elle se força à reprendre son souffle. Elle ne devait pas céder à la panique. Ce Campbell était un scélérat. Un monstre! Il n'avait eu que ce qu'il méritait.
Elle ferma les yeux. Tout cela ne devait être qu'un horrible cauchemar. C'était la deuxième fois qu'un homme mourait dans cette maison aujourd'hui. Qu'allait-il se passer, à présent? Allait-on l'arrêter, la traduire en justice, la condamner? Que deviendraient ses enfants?
Peu à peu, les battements de son coeur se calmèrent. Elle réfléchit très vite. Campbell était son ennemi juré. Il avait reçu l'ordre de ne jamais plus s'approcher d'elle. Mais il avait désobéi! Il était entré chez elle par effraction. Et il avait tenté une nouvelle fois de la violer. La solution parut alors évidente à Judith. Elle sortit de la maison en appelant au secours. Des soldats en patrouille arrivèrent aussitôt.
- Je veux voir le colonel Wise! dit-elle. L'un de ses hommes a essayé d'abuser de moi. Je me suis défendue. Je... je crois qu'il est mort.
Quelques minutes plus tard, Wise contemplait le corps de Campbell.
- Il est bien mort! constata-t-il. Que s'est-il passé, madame Carson?
Sa voix était froide, presque menaçante. Mais l'état des vêtements de Judith parlait de lui-même.
- Je suis rentrée tard cette nuit. Je me suis rendue à la mine. Je voulais savoir si Walter Donovan avait vu mon mari. Mais il m'a dit qu'il n'était pas là, que les soldats avaient fouillé les galeries sans résultat. Je suis néanmoins restée sur place. J'espérais qu'Alan viendrait, je ne sais pas. Lorsque je suis revenue, Campbell s'était introduit dans la maison pendant mon absence. Elle montra son chemisier déchiré.
- Il m'a agressée. Il a dit... qu'il voulait régler ses comptes avec moi. Il avait des yeux de dément. Il m'a saisie par le bras, mais il était saoul, j'ai réussi à me dégager. Et puis... je ne sais pas ce qui s'est passé. Je lui ai donné un coup dans l'estomac. Il s'est plié en deux. J'ai attrapé sa tête et je l'ai frappée contre le bord de la table. De toutes mes forces. J'étais hors de moi. J'avais tellement peur...
Elle éclata en sanglots.
- Il est vrai que ce misérable empeste le rhum à plein nez, confirma Wise après avoir examiné le cadavre.
Il se redressa.
- Je lui avais pourtant interdit de s'approcher de vous.
- Que va-t-il se passer? demanda Judith, anxieuse. Vous allez m'arrêter?
Wise secoua la tête.
- Ne vous inquiétez pas, madame Carson. Vous avez agi en état de légitime défense. J'ai personnellement entendu cet individu proférer des menaces à votre égard. Passez demain à mon bureau, pour que je puisse établir un procès-verbal des faits. Je ferai en sorte que cela n'aille pas plus loin.
Tandis que les soldats emportaient le corps de Campbell, il resta seul un instant avec Judith et ajouta:
- Cependant, à votre place, je repartirais pour Melbourne le plus tôt possible. Si votre mari est encore ici et qu'on le trouve alors que vous êtes présente, je ne pourrai rien faire pour vous. Rede vous fera arrêter.
- Je suivrai votre conseil.
- Et... ne vous faites pas trop de soucis pour votre mari et ses compagnons. Le colonel Amoth a déjà beaucoup trop de prisonniers. C'est ma compagnie qui est chargée de donner la chasse aux fuyards. Il eut un sourire amusé.
- Je sais que des réseaux s'organisent déjà pour protéger les émeutiers...
Judith pâlit.
- Mais je fais en sorte, ajouta-t-il aussitôt, que mes soldats ne se montrent pas trop empressés à agir. Ces pauvres gens ont déjà bien assez souffert.
Un profond sentiment de reconnaissance envahit Judith.
- Vous êtes quelqu'un de bien, colonel.
- Je déteste l'injustice, madame Carson. Et je ne suis pas fier de ce qui s'est passé hier.
Trois jours plus tard, après avoir donné une sépulture à Robin, enterré avec les autres insurgés d'Eurêka, Judith rentra à Melbourne. Elle conduisait elle-même la voiture. Mais il ne lui fut pas facile de quitter Ballarat. La loi martiale avait été déclarée et les soldats avaient édifié un barrage sur la route de Melbourne. Il fallut que le colonel Wise intervînt une nouvelle fois pour qu'on la laissât passer.
Sur la route, Judith éprouvait un mélange d'angoisse et de remords. Malgré ce qu'avait promis Wise, elle redoutait qu'Alan ne soit capturé. Elle savait qu'il tenterait alors de se défendre, qu'il risquait d'être tué. Elle avait l'impression de l'abandonner. Mais elle ne pouvait rien faire de plus pour lui à Ballarat, et les enfants étaient seuls depuis bien trop longtemps.
Lorsqu'elle les retrouva, elle les serra longuement contre elle, les yeux brouillés par les larmes.
Le jour même, elle apprit par Ruppert que, sous la pression de l'opinion publique, une commission avait été nommée le 7 décembre pour enquêter sur la situation réelle dans les champs aurifères. Les journaux avaient relaté par le détail le massacre de la barricade d'Eurêka et les gens s'en étaient vivement émus.
- En réalité, cette commission existe depuis le mois de septembre, mais ses membres ne faisaient rien, de peur de mécontenter Hotham. D'autres ont été nommés et, cette fois, ils vont être obligés de bouger.
Entre le 8 et le 11 décembre, la justice de Melbourne entendit la centaine de prisonniers.
- Hotham a bien compris que ce massacre l'a rendu hautement impopulaire, expliqua Ruppert lorsqu'il revint voir Judith. Il aurait pu faire preuve de mansuétude et libérer tous les émeutiers. Mais treize d'entre eux seront poursuivis, tout comme les trois personnes arrêtées lors de l'incendie d'Eurêka.
Un peu avant Noël, Judith reçut un courrier du père Smith.
Ma très chère amie,
Je sais combien l'absence de votre mari doit vous peser. Chaque jour je me rends aux nouvelles afin de savoir ce qu'il advient des insurgés en fuite. Il semble que les autorités aient quelques difficultés à s'emparer de ces fuyards qui, de toute évidence, bénéficient de l'aide de la population minière, et ceci malgré les affiches qui ont été placardées un peu partout et qui offrent des récompenses pour leur capture. Quatre cents livres pour votre mari et monsieur Lalor, cinq cents pour Frederick Vern et George Black. Cette absence de résultats contrarie beaucoup le commissaire Rede, qui ne cesse de fulminer.
Hélas, les vexations ont repris contre les mineurs, peut-être encore plus terribles qu'avant. Nous attendons avec impatience le rapport de la commission d'enquête, dont certains membres me paraissent impartiaux.
Que Dieu vous ait en Sa sainte garde.
Votre ami très dévoué,
Patrick Smith.
Une onde glaciale coula dans le dos de Judith. Elle faisait confiance à la plupart des mineurs. Mais elle savait que certains, peu nombreux il est vrai, étaient prêts à vendre père et mère pour un peu d'argent. Ces récompenses risquaient d'attiser les convoitises.
Le Noël qui suivit fut bien triste. Cela faisait trois semaines que Judith n'avait plus aucune nouvelle d'Alan. Elle ignorait même s'il était toujours vivant. Les petits ne cessaient de réclamer leur père. Pour lui éviter de rester seule avec ses enfants Diana et Jeremy invitèrent Judith, mais elle déclina l'invitation. Elle n'avait pas envie de leur faire supporter son angoisse.
Ce soir-là après que Mahanee eut mis les enfants au lit, elle se retrouva seule dans le grand salon. Thérèse avait préparé un repas léger auquel elle ne toucha pas.
- Il faut manger, Madame, insista la brave femme. Lorsque Monsieur reviendra, il ne voudra pas vous voir ainsi amaigrie.
Judith se força à avaler quelques bouchées, mais le coeur n'y était pas. Le Noël précédent avait donné lieu à une fête pleine de chaleur dans le parc de la maison. Il avait fait jour très tard, puisque l'on était en plein solstice d'été. Les enfants s'étaient émerveillés devant les cadeaux qu'ils avaient reçus. Alan avait fait plusieurs croquis d'eux et d'elle-même.
Judith se demanda si de telles journées reviendraient. Un sentiment de désespoir s'était emparé d'elle. Elle ne pouvait pas croire que le sinistre Charles Hotham allait triompher.
En errant dans les rues de Melbourne en compagnie des jumeaux au cours des jours précédents, elle s'était rendu compte que la bataille d'Eurêka était sur toutes les lèvres. Et malgré le communiqué triomphal passé par Charles Hotham dans le Victorien Times, les gens commençaient à murmurer. On disait que cette opération militaire avait été délibérément provoquée, et que l'armée avait massacré une trentaine de citoyens pour affirmer l'autorité du gouverneur.
Les habitants de Melbourne n'aimaient pas du tout Hotham. Il n'y avait pas que sur les champs aurifères qu'il était impopulaire. Il avait imposé à l'Etat une sorte de dictature, il avait réduit les finances publiques sans pour autant réduire son propre train de vie ni celui de ses amis landlords. Dans l'armée elle-même, des officiers de haut rang n'approuvaient pas la rigueur avec laquelle on traitait les citoyens. La réaction du colonel Wise était significative.
Judith commença à se dire que, malgré son autoritarisme, Hotham ne pourrait résister à la pression de l'opinion publique si celle-ci se liguait contre lui. Or, il existait un moyen. Il fallait révéler la vérité, contrer les récits trompeurs colportés par les journaux favorables au gouverneur, qui racontaient qu'une poignée de socialistes et d'anarchistes s'était insurgés contre les troupes royales à Ballarat, organisant une révolte sanglante qui avait fait plusieurs dizaines de morts et au cours de laquelle de vaillants soldats avaient péri pour que triomphent l'ordre et la justice.
Au moment de s'endormir, cette nuit de Noël, Judith sut ce qu'elle allait faire.
Le 26 décembre, Judith rendit visite à Ruppert Granger.
- Nous devons faire éclater la vérité, dit-elle, révéler aux citoyens de Melbourne ce qui se passe réellement sur les champs aurifères, la manière dont sont traités les mineurs, l'ignominie de la licence, la corruption de la police, le cynisme du gouverneur Hotham.
Ruppert se gratta la tête.
- Le journal risque d'être interdit...
- Vous ne ferez que dire la vérité. Je suis sûre que nous trouverons beaucoup de gens prêts à témoigner. Nous ne pouvons pas laisser l’Incorruptible et le Victorian Times faire le jeu du gouvernement en racontant leurs odieux mensonges. Les mineurs révoltés d'Eurêka n'étaient ni des socialistes ni des anarchistes, mais des citoyens qui ne désiraient qu'une chose, qu'on leur rende justice et qu'on respecte leurs droits.
- Il faut que j'en parle à mon directeur, John Heartley. Celui-ci, qui détestait cordialement le gouverneur, fut enthousiasmé par le projet.
- Nous allons faire ce que vous dites, madame Carson. Nous aurons probablement de graves ennuis, mais il est grand temps que nos concitoyens apprennent la vérité.
Le surlendemain, Judith et Ruppert quittaient Melbourne pour Ballarat. Judith avait engagé un nouveau cocher, Herbert Finch, un ancien mineur découragé.
Dix jours plus tard, les premiers articles paraissaient. Avec stupeur, les habitants de Melbourne découvrirent les récits de plusieurs personnes vivant sur les champs aurifères. Le commissaire Rede, son adjoint James Johnson, le constable King étaient nommément cités. Le père Smith lui-même mentionnait les plaintes qu'il recevait régulièrement de la part de ses fidèles, tourmentés simplement parce qu'ils étaient irlandais. « Ici, disait-il, dans ce pays nouveau, nous ne sommes plus des Irlandais, des Ecossais ou des Anglais, mais des Australiens, tous citoyens d'une même nation. »
II confirmait également que les mineurs étaient tous de fidèles sujets de Sa Très Gracieuse Majesté et que leur but était seulement d'obtenir justice.
Les récits de ces humiliations, confirmés de vive voix dans les pubs de la capitale par d'anciens mineurs enrichis, troublèrent vivement les consciences.
Mais Judith ne s'en tint pas là. Dans un article qu'elle signa elle-même, elle accusa le gouverneur Charles Hotham d'avoir tout fait pour provoquer l'émeute d'Eurêka.
Lorsque des hommes sont poussés à bout, écrivit-elle, lorsque leurs droits sont bafoués, leur honneur piétiné par des policiers corrompus et des soldats impitoyables, il est normal qu'ils se révoltent, car c'est le seul moyen pour eux de conserver leur dignité. J'accuse le gouverneur Charles Hotham d'avoir délibérément provoqué le massacre d'Eurêka.
Elle racontait ensuite la manière dont les événements s'étaient déroulés, insistant sur la manière peu glorieuse dont les soldats avaient attaqué au milieu de la nuit, tirant sur des hommes endormis et désarmés, la cruauté avec laquelle avaient été traités les survivants, battus, frappés à coups de crosse de fusil, voire transpercés par les baïonnettes.
J'ai vu, de mes yeux vu, les soldats du colonel Amoth, leurs uniformes couverts du sang de leurs victimes, insulter et frapper des hommes blessés, à terre, alors même que la bataille était déjà gagnée. J'ai vu les mêmes soldats poursuivre des gens terrorisés dans les rues de Ballarat, arrêter de simples spectateurs pour grossir les rangs des prisonniers.
Trente citoyens du Victoria, vingt-quatre mineurs et six soldats, ont péri en ce matin sinistre du 3 décembre 1854. Cette boucherie épouvantable et inutile aurait pu être évitée si le gouverneur Hotham avait accepté de considérer les conditions dans lesquelles vivent les gens de Ballarat et de Bendigo. Une délégation lui avait été envoyée le 27 novembre dernier. Mais il a rejeté toutes les revendications des mineurs. Il savait à ce moment-là quelle serait la réaction de ces hommes excédés. Il savait qu'ils se révolteraient et qu'il pourrait alors frapper un grand coup en écrasant les insurgés par la force et ainsi asseoir son autorité par la terreur. Lord Hotham porte la responsabilité des trente morts de la barricade.
John Heartley hésita à publier l'article rédigé par Judith, qui accusait publiquement le gouverneur, noble de haut rang envoyé par Sa Majesté la reine Victoria.
- Il va faire interdire mon journal, dit-il, embarrassé.
- S'il agit ainsi, il confirmera par là même que nous avons dit la vérité, argua Judith.
- C'est vrai. Mais vous, madame Carson, vous risquez de gros ennuis. Peut-être même de vous retrouver en prison pour atteinte à la sécurité de l'Etat.
Judith pâlit, mais ne céda pas.
- Je suis prête à courir ce risque.
John Heartley hocha la tête, puis conclut d'une voix déterminée:
- Eh bien, nous aussi! La vérité est le seul moyen de le faire reculer. Et puis, il ne peut tout de même pas faire arrêter tous les habitants de Melbourne!
La réaction des lecteurs aux premiers articles avait été très vive. Les révoltés de la barricade d'Eurêka faisaient déjà figures de martyrs. Au Conseil législatif même, des voix s'étaient élevées pour condamner l'intervention militaire du 3 décembre.
L'article de Judith parut début février. Comme elle s'y attendait, il fit l'effet d'une bombe. Cette fois, le gouverneur était accusé d'avoir sciemment organisé le massacre d'Eurêka. L'impopularité de Charles Hotham atteignit aussitôt des sommets.
Cependant, Judith se doutait que le gouverneur ne resterait pas sans réagir.
- Il est possible que je sois arrêtée, dit-elle à Mahanee. Je voudrais que tu prennes soin des petits pendant mon absence.
La jeune Aborigène acquiesça. Elle était très inquiète.
- Je suis comme ta soeur, Thanee. S'il t'arrive malheur, ils seront mes enfants.
- Il ne m'arrivera pas malheur. Cette fois, le gouverneur va être obligé de céder devant la pression populaire. Il est allé trop loin.
- Je ne comprends pas grand-chose au monde des Blancs, Thanee. Mais je crois que tu as pris beaucoup de risques. Ce monsieur Hotham est comme le serpent Arc-en-Ciel. Il a des pouvoirs très puissants. Et tu l'as attaqué de front. C'est très courageux, mais tu ne possèdes pas les mêmes pouvoirs que lui.
- J'en possède un autre, Mahanee. J'ai confiance dans la réaction des habitants de ce pays. Hotham ne pourra pas faire longtemps ce qui lui plaît.
Judith ne croyait pas vraiment que le gouverneur oserait la faire arrêter. Mais, dès le lendemain de la parution, une escouade de policiers se présenta chez elle. A sa tête, le commissaire Forester, visiblement satisfait de la tâche qu'on lui avait confiée.
- Madame Carson, vous êtes en état d'arrestation pour atteinte à la sécurité de l'Etat!
Judith fut amenée à la prison royale, où elle retrouva Ruppert Granger et John Heartley. Tous deux étaient enfermés dans une sorte de salle d'attente, sous la surveillance de deux gardes aux visages patibulaires.
- Je suis désolée, dit-elle. Je vous ai entraînés dans cette mésaventure.
- Ne le soyez pas, la rassura le directeur du journal. Je connaissais les risques que je prenais en publiant cet article. Mais il y a des moments où le devoir impose de s'opposer à la tyrannie. De toute façon, même sans cela, j'aurais été arrêté pour avoir publié les témoignages des mineurs. Hotham a fait interdire la Gazette de Melbourne. C'est parfait. Cette interdiction va encore renforcer son impopularité. En nous arrêtant, Hotham ne se rend pas compte qu'il fait aussi de nous des martyrs et qu'il confirme aux habitants de cette ville que nous avons dit la vérité.
Ruppert semblait s'amuser de la situation.
- Nous avons reçu beaucoup de courrier depuis la publication des premiers témoignages. Les gens sont de notre côté. S'il continue dans cette voie, Hotham va provoquer une révolte ici même, à Melbourne. Il ne peut pas prendre ce risque, d'autant plus qu'une partie de l'armée ne le suit pas.
- Que va-t-il se passer, à présent? demanda-t-elle.
- Il faut attendre, répondit John Heartley. Le procès des treize insurgés d'Eurêka va bientôt avoir lieu. Hotham va tenter de faire un exemple en les condamnant lourdement. Mais la condamnation doit être prononcée par un jury populaire. Là est notre chance. S'ils sont acquittés, cela signifiera que le peuple désavoue publiquement Hotham. Alors, il sera contraint de nous libérer.
- Mais nous avons tout de même le droit d'être défendus par un avocat! s'insurgea Judith. Je veux que l'on prévienne le mien...
Le directeur de la prison entra au même instant. - Ici, tu n'as plus aucun droit! s'écria-t-il. Gardes! Menez ces trois personnes en cellule!
Peu après, les affaires personnelles de Judith lui furent confisquées. Elle dut ôter tous ses vêtements pour passer une robe de toile grise malodorante. Des gardes-chiourme maussades et brutaux l'emmenèrent ensuite dans les profondeurs de la prison. Elle parcourut des couloirs éclairés par des torches, longea des cachots occupés par des condamnés de droit commun qui ignoraient ce qui se passait à l'extérieur et qui la sifflèrent au passage. D'infects remugles d'urine, d'excréments, de moisissure, stagnaient dans la prison.
Judith fut enfermée dans une petite cellule dont elle était la seule occupante. Elle ne comportait aucune ouverture sur l'extérieur, les murs étaient humides, et l'équipement se composait d'un seau et d'un bat-flanc. Avant qu'ils repartent, Judith dut subir les sarcasmes et les insultes des gardiens. Sans doute avaient-ils reçu des ordres la concernant. On voulait l'humilier, la rabaisser. Mais elle ne se laisserait pas faire. Elle ne répondit pas à ces misérables.
Hotham ne lui avait même pas laissé la possibilité de consulter un avocat, au mépris du droit le plus élémentaire. Visiblement, il désirait la détruire. Le brouet infect qu'on lui servit le soir avait une odeur épouvantable, et elle refusa d'y toucher.
Un long calvaire commença pour la jeune femme. Elle était plongée dans une obscurité quasi permanente. La seule lumière provenait du judas donnant sur le couloir éclairé par les torches. Parfois, des bruits étranges se faisaient entendre. Elle comprit qu'elle partageait sa cellule avec des rats. Elle n'avait peur d'aucun animal, mais la présence de ces bestioles invisibles l'angoissait. La première nuit, elle put à peine fermer l'oeil.
Le lendemain, la soif étant trop forte, elle fut contrainte de boire l'eau croupie qu'on lui donna. Mais elle repoussa encore la bouillie écoeurante.
Pour ne pas céder au désespoir, Judith s'accrochait à l'image de ses enfants. Elle se les représentait dans les bras de Mahanee, jouant dans le parc. Tout cela allait finir bientôt. Le peuple allait réagir, prendre les armes, se révolter contre le sinistre Charles Hotham. Alan allait revenir et tout redeviendrait comme avant.
Mais les paroles de la jeune Aborigène la hantaient. Hotham était comme le serpent Arc-en-Ciel, avait-elle dit. Il était trop puissant pour elle. Elle avait osé le défier en révélant la vérité. Etait-elle si sûre que le peuple allait prendre sa défense? Les foules sont versatiles. Elle avait pu le constater lors de la campagne de diffamation dont elle avait été victime.
N'allait-on pas oublier l'épisode sanglant d'Eurêka? Elle resterait alors à croupir dans son cul de basse-fosse. Mais non, c'était impossible! Il faudrait bien qu'il y ait un procès. On ne pouvait la faire disparaître ainsi. Elle serait défendue par un avocat. Cependant, personne n'était venu la voir. Ni ami, ni défenseur. Hotham l'avait mise au secret. Peut-être avait-il invoqué la raison d'Etat. Dans ce cas, elle pouvait être accusée de haute trahison et gardée enfermée pendant des années.
Une angoisse incoercible s'emparait parfois de la jeune femme. L'absence de lumière était difficilement supportable. Le quatrième jour enfin, elle s'était décidée à avaler le brouet écoeurant qu'on lui servait le soir. L'odeur était infecte. Ce chien de Hotham voulait qu'elle devienne folle! C'était ça!
Mais elle ne lui donnerait pas ce plaisir. Afin de ne pas céder à la panique, elle utilisa le moyen qui lui avait déjà permis de triompher de l'adversité à maintes reprises. Elle s'obligea à réciter à voix basse tous les vers qu'elle connaissait. Fermant les yeux, elle s'imaginait les rues de Paris, les maisons bourgeoises où elle rencontrait les poètes amis de sa mère. Elle revit Gérard de Nerval, Alphonse de Lamartine, et surtout Alfred de Vigny. Elle revécut les promenades agréables le long de la Seine, le voyage que Marie et elle avaient fait en compagnie de Richard jusqu'en Provence, l'année précédant sa mort. Elle évoqua les paysages inondés de lumière, le chant des cigales, le goût des fougasses et des olives.
Elle résistait, de toutes ses forces. Elle ne devait pas céder au désespoir. Tout cela allait bientôt prendre fin. Elle ne savait plus depuis combien de temps elle était recluse dans ce trou à rats. Huit jours, peut-être dix.
A la vérité, il ne s'était écoulé que six jours. Au matin du septième, le directeur de la prison vint la chercher, l'air embarrassé.
- Madame Carson, suivez-moi, s'il vous plaît.
La veille encore, on la traitait comme une fille des rues... La jeune femme se demanda si une révolution n'avait pas éclaté entre-temps. Elle comprit la raison de ce revirement lorsqu'elle découvrit, dans le hall de la prison, la haute silhouette d'un homme qu'elle ne s'attendait pas à voir là.
- Sir George! s'exclama-t-elle.
- Comment allez-vous madame Carson? dit-il avec son habituel sourire espiègle.
A son ton mondain, on aurait dit qu'ils se trouvaient tous deux dans un salon. Judith portait l'horrible robe de toile grise, uniforme des prisonnières.
- Je vois que vous avez sacrifié à la mode locale, dit-il avec humour.
- Ils ont beaucoup insisté, répondit-elle sur un ton qu'elle aurait voulu léger.
Elle était obligée de cligner des yeux à cause de la lumière retrouvée. Un court instant, ses nerfs lâchèrent. Des larmes lourdes et brûlantes glissèrent sur ses joues. Afin que les autres ne voient pas ce moment de faiblesse, le vieil homme lui tendit son mouchoir et lui souffla:
- Pas devant ces gens, ma chère! Ne leur donnez pas ce plaisir!
Aussitôt, elle ravala ses sanglots et se mit à tousser pour donner le change.
- Ces cachots sont proprement infréquentables, dit-elle d'une voix rauque.
Elle le contempla. La joie qu'elle éprouvait à le revoir était indicible. A présent qu'il était là, elle était sûre que tout allait s'arranger.
- Je suis venu vous rendre votre liberté, dit-il. Lorsque j'ai appris que vous aviez été arrêtée, j'ai quitté ma retraite et j'ai rendu visite à lord Hotham. Il n'est pas dans ma nature de me fâcher, mais je crois, Dieu me pardonne, que c'est ce que j'ai fait. Il m'a demandé de sortir de son bureau, mais j'ai refusé d'obéir. Je lui ai fait valoir que ma noblesse était plus ancienne que la sienne, puisque je suis le dix-huitième prétendant au trône. Je lui ai dit aussi que j'avais écrit à Sa Majesté pour lui expliquer les graves événements qui ont eu lieu dans sa province du Victoria, et lui faire connaître la responsabilité du gouverneur dans cette affaire. Il n'a pas apprécié cette initiative. Je crois qu'il aurait aimé me faire arrêter à mon tour, mais il savait que cela aurait déclenché la colère des landlords dont je fais, malgré tout, partie.
« J'ai exigé que vous fussiez libérée sur-le-champ. Il y avait manifestement abus de pouvoir de sa part. Nous ne sommes pas en guerre et vous n'avez fait qu'écrire la vérité. Il est entré dans une fureur noire au simple énoncé de votre nom. Je n'ai pas cédé. Il a tergiversé, tenté de m'expliquer que vous étiez une dangereuse socialiste, ou une anarchiste, je ne sais plus. Je lui ai démontré que c'était totalement faux et que cette arrestation arbitraire faisait de vous une martyre et risquait de déclencher une insurrection.
« "On ne peut mentir délibérément au peuple, lui ai-je dit. Je ne crois pas que Sa Majesté apprécierait que vous fussiez à l'origine d'un mouvement qui pourrait déboucher sur une guerre d'indépendance." Ces arguments l'ont perturbé. Finalement, il a fini par accepter de vous libérer. Bien à contrecoeur, je crois.
Il la regarda d'un air interrogateur, l'oeil toujours pétillant de malice.
- Otez-moi d'un doute: vous n'êtes pas anarchiste, n'est-ce pas?
Pour toute réponse, elle éclata de rire, puis, un peu hésitante, elle s'approcha du vieil homme et se blottit dans ses bras.
- Comment pourrais-je vous remercier, mon très cher ami?
Il l'écarta doucement de lui en la tenant par les épaules et ajouta, amusé:
- En ôtant ces hardes au fumet désagréable et en repassant l'une de ces robes élégantes que vous portez habituellement.
Puis il se tourna vers le directeur de la prison.
- Mon ami, voudriez-vous être assez aimable pour faire apporter ses effets à madame Carson?
Le directeur se plia en deux.
- Tout de suite, sir.
Quelques instants plus tard, Judith récupérait sa robe, un peu défraîchie, mais tout de même plus seyante que ses vêtements de prisonnière.
La calèche de sir George les attendait hors de la prison. Un cocher au costume impeccable était perché sur le siège avant.
- Que vont devenir mes amis journalistes? demanda-t-elle lorsqu'elle eut pris place dans la voiture.
- Ils vont être libérés d'une minute à l'autre. Plusieurs centaines de personnes ont déjà manifesté devant les locaux de la Gazette de Melbourne lorsqu'on a appris que son directeur et son chroniqueur vedette avaient été arrêtés. J'ai fait comprendre à lord Hotham qu'il serait très maladroit d'en faire des victimes, et que la meilleure manière de désamorcer la révolte qui couvait était de leur rendre la liberté. Encore une fois, il a commencé par refuser, mais je lui ai dit qu'il ne pouvait pas mettre la moitié de la population de Melbourne en prison. Aujourd'hui, seuls certains landlords le soutiennent encore. Même les riches marchands ne lui accordent plus leur confiance, car les troubles qu'il a provoqués sont néfastes au commerce. Je crois qu'il va bientôt y avoir des changements dans ce pays...
Judith le regardait avec affection. Si son père avait été vivant, elle aurait voulu qu'il ressemblât à lord Stanley.
- Pardonnez ma question, sir George, dit-elle soudain, mais je croyais que vous ne vouliez plus vous mêler de politique. Pourquoi avez-vous pris le risque de vous opposer au gouverneur pour moi?
Les mains sur sa canne, il réfléchit un moment avant de répondre.
- Parce que l'on ne s'ennuie pas en votre compagnie, madame Carson, dit-il enfin avec un sourire. Je trouvais dommage que l'on ait mis en cage une personne aussi débordante de vie et aussi pleine d'imagination que vous. Ce pauvre lord Hotham en a si peu... sauf lorsqu'il s'agit d'imposer son autoritéj bien sûr.
Il se tourna vers elle.
- Ce pays appartiendra à des gens comme vous, madame Carson. Une nation d'hommes et de femmes libres et entreprenants. Je suis heureux d'avoir pu vous apporter mon soutien.
- Allez-vous repartir pour l'Angleterre? demanda-t-elle doucement.
Il laissa encore passer un silence.
- Probablement. Mais je crois que je vais attendre un peu. Au cas où vous auriez encore besoin de mon aide.
Une bouffée de joie inonda Judith. Elle aurait voulu se serrer encore contre lui, comme une fille l'aurait fait avec son père. Mais ce n'était pas possible. Il n'était pas son père, et ce geste de tendresse aurait pu être mal interprété, ou, tout au moins, prêter à confusion. Elle en ressentit une profonde frustration. Pour quelles obscures raisons de bienséance ne pouvait-on déclarer ses sentiments? Surtout lorsque ceux-ci n'avaient rien de déshonorant, bien au contraire.
La calèche la ramena devant le porche de sa maison. Le cocher voulut aider Judith à descendre, mais sir George lui fit signe de rester en place. Ce fut lui qui offrit son bras à la jeune femme pour quitter la voiture.
- Je voulais ajouter autre chose, dit sir George. Je sais que vous aurez envie de retourner à Ballarat, afin de vous rapprocher de votre mari. Je voudrais que vous renonciez à ce projet.
- Pourquoi?
- Je crains pour votre vie. Ici, à Melbourne, vous êtes en sécurité. Mais vous êtes une personne gênante. S'il apprend votre présence à Ballarat, votre mari pourrait avoir envie de vous rendre visite. Or, votre maison sera surveillée. Vous pouvez tomber dans un piège et vous faire tuer tous les deux. Il y a aussi le risque que vous soyez attaquée sur la route. Une agression que l'on pourrait imputer aux bushrangers...
Judith blêmit.
- Vous croyez que lord Hotham s'abaisserait à une telle ignominie?
Sir George eut une moue sceptique. Puis son visage devint tout à coup très dur.
- Le pouvoir ne recule devant rien pour éliminer ceux qui le dérangent, croyez-moi. Aussi, soyez très prudente. Ne bougez plus de chez vous tant que cette histoire ne sera pas terminée.
- Mais il faut bien que je m'occupe de mes affaires, objecta-t-elle.
- Oh, elles fonctionnent toutes seules, je crois. Vous avez su choisir d'excellents collaborateurs. Cela pourra attendre la fin du procès.
Elle comprit qu'elle devait prendre son avertissement au sérieux.
- Eh bien, c'est d'accord, répondit-elle. Je resterai à Melbourne.
Tous deux restèrent un long moment immobiles, peu désireux de se séparer. L'éducation de sir George lui ordonnait de masquer ses sentiments. Judith, en revanche, ne pouvait accepter de le laisser partir sans lui avouer ce qu'elle avait sur le coeur.
- J'espère que nous nous reverrons bientôt, madame Carson, dit-il. Et dans des circonstances plus... convenables.
Elle sourit. Elle savait, elle sentait que cet humour flegmatique n'était destiné qu'à dissimuler son émotion. Mais elle devait parler.
- Sir George, dit-elle enfin. Je voudrais que vous sachiez... Voilà, mon père est mort quand j'étais toute petite. Je ne garde aucun souvenir de lui. Mais, s'il avait vécu, j'aurais aimé qu'il vous ressemblât.
L'espace d'un instant, elle vit ses yeux briller, puis il hocha la tête et répondit d'une voix un peu voilée:
- C'eût été une très grande joie d'être votre père, madame Carson. Une très grande joie.
Un instant, elle crut qu'il allait ajouter autre chose, mais il lui adressa son sourire malicieux, où elle décela le reflet de la complicité qui les unissait. Puis il remonta dans la calèche et ordonna au cocher de partir. Bouleversée, Judith regarda la voiture s'éloigner dans le martèlement régulier des sabots des chevaux.
Le lendemain, Judith reçut la visite de Ruppert et de John Heartley.
- Nous ignorons ce qui s'est passé, dit ce dernier, mais on nous a flanqués hors de la prison sans explication. Avez-vous une idée?
Elle leur expliqua l'origine de leur libération.
- Lord Stanley! dit Ruppert. Il aurait fait un gouverneur tellement plus compétent que Hotham!
- Avez-vous des nouvelles de Ballarat? demanda Judith.
- Eh bien, les choses paraissent se calmer. Il semblerait que les policiers aient reçu l'ordre de ne plus faire autant de zèle. On dirait que le gouverneur n'est plus aussi sûr de lui. Malgré les récompenses promises, aucun des fuyards n'a été rattrapé. Personne ne les a trahis. Je crois que même les gens les plus vénaux savent qu'ils ne pourraient jamais dépenser l'argent de la prime s'ils la touchaient. Ils seraient morts avant. Alors, tout le monde porte assistance aux fugitifs. Par le docteur Wagner, nous avons des nouvelles de certains d'entre eux.
- Mon mari?
- Il va bien. Il est toujours en compagnie de Peter Lalor. Mais ce dernier a dû être amputé du bras gauche.
Judith soupira.
- Quel gâchis. Enfin, au moins, il est vivant. Est-il possible de leur faire parvenir une lettre?
- Nous pouvons essayer, mais c'est risqué. Les soldats ont ordre de surveiller le courrier. Une lettre de votre part sera très vite repérée et utilisée pour tendre un piège à Alan. Je crois qu'il vaudrait mieux y renoncer. En revanche, nous pouvons lui transmettre de vos nouvelles oralement.
- Alors, dites-lui que tout va bien ici, que les enfants le réclament et qu'ils pensent tous les jours à lui. Ne lui dites pas que j'ai passé une semaine en prison. Il pourrait avoir envie de venir casser la figure de lord Hotham, ajouta-t-elle avec un sourire triste. Dites-lui aussi... que je l'aime et qu'il fasse très attention à lui.
- Ce sera fait.
La vie de Judith était désormais suspendue au résultat du procès. Elle avait fait tout ce qu'elle pouvait pour faire connaître la vérité à l'opinion publique. Le peuple seul, pensait-elle, pouvait contraindre Hotham à revenir sur ses positions. Dans les rues de Melbourne, les gens ne parlaient que de ça. Beaucoup exigeaient l'acquittement pur et simple. Mais le gouverneur conservait encore des partisans. Le Victorian Times et l’Incorruptible avaient pris fait et cause pour lui, et multipliaient les articles soutenant la même version: les insurgés n'étaient que des agitateurs socialistes chargés de déstabiliser la Couronne. Judith redoutait que cette rengaine finisse par retourner l'opinion publique. Si les émeutiers étaient condamnés, Hotham triompherait. Il ne manquerait pas alors de redoubler d'efforts pour retrouver Alan et ses compagnons. Ils seraient emprisonnés, probablement condamnés à mort. Et elle-même ne serait pas à l'abri de sa vengeance, car il n'avait certainement pas oublié son article accusateur.
Le procès des insurgés de la barricade d'Eurêka s'ouvrit le 19 février 1855.
Les audiences durèrent trois semaines, pendant lesquelles chacun des accusés fut longuement interrogé par le juge Edward Riley et ses assistants. Chaque jour, Judith accompagnait Ruppert Granger, qui couvrait l'événement pour la Gazette de Melbourne. Une foule nombreuse s'entassait dans la salle du tribunal dont la garde avait été renforcée sur ordre du gouverneur. Il était visible que celui-ci redoutait une nouvelle émeute dans la capitale même.
Les mêmes questions revenaient régulièrement pour chaque accusé.
- Etes-vous un fidèle sujet de Sa Majesté?
- Oui.
- Vous avez pourtant pris les armes contre ses soldats et vous vous êtes opposé aux lois édictées par la Couronne. Pourquoi?
- Parce qu'elles sont injustes.
- Donc, vous reconnaissez que vous vous êtes rebellé contre Sa Majesté.
- Pas contre Sa Majesté, contre le gouverneur Charles Hotham.
- Il est son représentant dans le comté du Victoria. En vous rebellant contre lui, c'est contre Elle que vous vous êtes rebellé.
La partialité de ces interrogatoires, qui tendaient à faire avouer aux accusés qu'ils étaient des socialistes décidés à s'emparer du pouvoir en Australie, révoltait l'assistance, qui se mettait alors à siffler les juges. A plusieurs reprises la salle fut évacuée afin que le calme revînt.
Les journaux se déchaînaient dans une guerre d'articles qui donnaient des faits des visions radicalement opposées. Face à la servilité de l'Incorruptible de Léon Decamp et du Victorian Times, Ruppert prenait la défense des insurgés avec sa verve habituelle. Il n'était pas le seul. Le journal l'Age, en date du 10 mars 1855, écrivit:
La population de Melbourne a unanimement réclamé l'amnistie pour les prisonniers de Ballarat. Elle a été abusée par la réputation de diplomate et d'homme de guerre de sir Charles Hotham. En réalité, en dépit de la brièveté de son règne, il a amplement prouvé au peuple son goût pour le despotisme et démontré que sa qualité principale consistait à flanquer la pagaïe{18}.
Malgré ces attaques de plus en plus virulentes, le pouvoir ne cédait pas. Dans son réquisitoire, l'avocat général William Stawel, soutenu par le juge, accusa les insurgés de « haute trahison » et demanda pour chacun d'eux des peines exemplaires, allant de dix à quinze ans de prison. Le soir du 12 mars, Judith sortit de la salle effondrée.
- C'est fini, dit-elle. La cour veut faire un exemple.
- C'est normal, répondit Ruppert. Elle est aux ordres de Hotham. Mais tout n'est pas encore perdu. C'est le jury qui prononcera la véritable sentence.
- On n'a jamais vu un jury s'opposer complètement aux décisions de la justice, objecta tristement Judith. Même s'il divise les peines par deux, le gouverneur aura gagné. Il pourra se prévaloir de la condamnation.
- Je sais. C'est pour cela que Stawel a demandé des peines maximales.
Le journaliste soupira et ajouta:
- Et si les insurgés sont condamnés, nous pouvons tous nous préparer à avoir des ennuis.
Pour la première fois, Judith le sentait véritablement inquiet. Comme elle, il n'avait aucune envie de retrouver la paille humide des cachots. Et l'on pouvait compter sur l'avocat Stawel, petit homme à l'éloquence hargneuse, pour demander contre eux, lorsque leur tour viendrait, une condamnation pour haute trahison.
Le lendemain, jour du verdict, la foule qui se pressait devant le tribunal était si nombreuse qu'il fut impossible de faire entrer tout le monde. Lorsque Judith arriva avec Ruppert, elle reprit un peu espoir. Des slogans jaillissaient des poitrines, exigeant l'acquittement des révoltés et la suppression de la licence. Mais, tandis qu'elle pénétrait dans la salle par la porte réservée aux journalistes, cet espoir s'amenuisa. Elle savait par expérience que Hotham n'était pas homme à céder à la menace, bien au contraire. Il l'avait prouvé à Ballarat.
La matinée fut consacrée à l'audition des avocats de chaque accusé, qui tous, bien entendu, réclamèrent l'acquittement. Judith gardait les yeux fixés sur le visage imperturbable de Stawel, qui arborait une petite barbiche en pointe. Elle trouva qu'il ressemblait un peu à un diable. Comment de tels individus pouvaient-ils se permettre de juger des hommes dont le seul crime avait été de défendre leurs droits et de combattre l'injustice flagrante dont ils étaient victimes? Car c'était bien des victimes que l'on voulait condamner aujourd'hui.
L'audience des avocats fut achevée dans le milieu de l'après-midi. Le jury se retira alors pour délibérer. Jamais le temps n'avait paru aussi long à Judith. Chaque seconde lui semblait une minute, chaque minute une heure. Il était probable que les peines demandées seraient réduites, mais il était impossible qu'il y ait acquittement. Cela ne s'était jamais vu.
Et pourtant...
Il fallut moins d'une demi-heure au jury pour donner sa réponse. Lorsque son porte-parole se leva pour lire le verdict, un silence de mort s'étendit sur la grande salle pleine à craquer.
- A l'unanimité, le jury a déclaré les accusés non coupables, et demande leur acquittement et leur libération immédiate.
Il y eut un instant de flottement. Judith crut qu'elle avait mal entendu. Puis le silence explosa en un grondement de tonnerre et d'applaudissements qui fît trembler les vitres. Judith se jeta dans les bras de Ruppert, en larmes. Le jury avait publiquement désavoué l'action du gouverneur. C'était une première dans un tribunal, et une sorte de révolution contre le despotisme de Hotham.
A l'extérieur régnait une exubérance insensée. Les insurgés, aussitôt remis en liberté, furent portés en triomphe, acclamés, des chapeaux volaient dans les airs. Dans l'esprit des habitants de Melbourne, Eurêka revêtait déjà la valeur d'un symbole, celui de la résistance contre l'oppression.
Pour Judith, cela voulait aussi dire qu'elle pouvait désormais espérer une amnistie générale qui permettrait à Alan et ses compagnons de quitter leur refuge.
Judith n'avait vécu aucune des deux dernières révolutions françaises. Née en 1829, elle ne pouvait se souvenir des trois glorieuses de juillet 1830, et en 1848 elle n'était plus en Europe. Mais l'atmosphère de liesse qui régnait à Melbourne depuis l'annonce de l'acquittement des treize insurgés de Ballarat devait ressembler à celle qui s'était répandue dans les rues de Paris à l'époque. Car ils n'avaient pas été libérés par mansuétude du gouverneur, mais bien par la volonté des habitants eux-mêmes, représentés par un jury populaire, un jury qui avait osé se dresser contre le représentant de Sa Gracieuse Majesté.
Charles Hotham, furieux et dépité, ne put que constater son échec. Sa seule consolation fut la condamnation à six mois de prison d'Henry Seekamp, le directeur du Ballarat Times, convaincu d'avoir rédigé des articles incitant à la révolte. L'humeur du gouverneur, qui n'avait jamais été très bonne se détériora tout à fait.
En revanche, lord Stanley, dont on avait appris l'intervention dans l'affaire de l'emprisonnement de madame Carson et des patrons de la Gazette de Melbourne, connut un regain de popularité.
Le Conseil législatif, jusque-là aux ordres et particulièrement dévoué, commença à regimber. Non que les opinions des landlords se fussent modifiées quant à leur désir de conserver la haute autorité sur les terres de la Couronne. Mais ils commençaient à craindre que sir Charles ne soit pas à la hauteur pour défendre leurs intérêts. Plusieurs lettres quittèrent le Victoria à destination de Londres pour rendre compte des événements, dans lesquelles le gouverneur ne tenait pas un rôle bien reluisant.
- La bataille d'Eurêka a peut-être été une défaite sur le plan militaire, dit Ruppert à Judith, mais c'est une victoire incontestable sur le plan politique. Hotham a voulu imposer sa volonté par la force en faisant un coup d'éclat, il a obtenu exactement l'effet inverse. Je viens de lire le rapport de la commission envoyée à Ballarat. Ces messieurs se sont enfin décidés à faire correctement leur travail. Compte tenu des difficiles conditions de prospection, ils suggèrent le remplacement de la licence par une taxe annuelle d'une livre représentant le « droit du mineur », qui constituera le titre de propriété de sa concession. Ils proposent aussi que les terres de la Couronne soient ouvertes aux petits propriétaires, afin qu'ils puissent faire fructifier les richesses acquises sur les champs aurifères. Ils préconisent également que le droit de vote leur soit accordé et qu'ils puissent élire des représentants légaux au Conseil législatif.
Une bouffée de joie envahit Judith.
- En fait, ils proposent tout ce que réclament les mineurs. Tous ces morts pour en arriver là! Mais est-ce que Hotham va les suivre?
- Il n'a plus guère le choix. Après l'échec qu'il vient de subir, il s'attend à une réaction défavorable de la part de Londres. Beaucoup de membres du Conseil ont fait connaître leur mécontentement au Parlement. Mais il faut le temps que la réponse arrive. Cela va demander quelques mois. D'ici là, Hotham sait qu'il devra se tenir tranquille.
Ruppert avait vu juste. Dès le courant avril, le gouvernement accepta les recommandations du rapport de la commission de Ballarat. Robert Rede et ses adjoints étaient rappelés à Melbourne « pour raisons administratives ». De simples gardiens les remplaçaient. La possession d'un droit d'exploitation suffisait pour se voir accorder le droit de vote à l'Assemblée législative du Victoria.
Début mai 1855, l'amnistie générale était déclarée. Dès l'annonce de la nouvelle, Judith se rendit à Ballarat en compagnie des deux enfants, bientôt âgés de trois ans, de Mahanee et de son mari, John Finney, qui n'avait pas voulu abandonner son épouse aux dangers toujours possibles de la route.
Lorsque la voiture arriva en vue d'Eurêka, Judith reconnut l'endroit où s'était dressée la barricade. Mais cinq mois s'étaient écoulés, et tout avait été nettoyé. Seules subsistaient encore, noyées dans la brume automnale, les ruines noircies de l'hôtel, dans lesquelles la végétation avait commencé à reprendre ses droits. Des herbes folles couraient entre les murs éboulés, au-dessus desquels volaient des perroquets multicolores.
La petite ville avait retrouvé son aspect affairé habituel. Mais une atmosphère différente s'était installée, comme si l'on avait ouvert une fenêtre sur l'air pur. Les gens paraissaient plus joyeux, plus détendus. Policiers et soldats avaient pratiquement disparu. Ceux qui restaient ne faisaient preuve d'aucune agressivité, comme c'était le cas auparavant.
La première personne que Judith rencontra fut le colonel Wise. Dès qu'il aperçut la voiture, il vint à elle.
- Je suis très heureux de vous revoir, madame Carson. J'ai lu la presse de Melbourne et j'ai cru comprendre que vous avez activement participé à... assainir la situation.
- Oh, cela m'a même valu une semaine d'emprisonnement. Pour avoir dit la vérité.
- J'en suis désolé. Vous êtes une femme courageuse.
- Ce n'est rien par rapport à tout ce qu'ont enduré les mineurs. Avez-vous des nouvelles de mon mari?
- Nous avons reçu hier le décret d'amnistie générale. Je l'ai immédiatement fait placarder sur tous les murs de la ville. Je pense qu'il ne devrait pas tarder à sortir de sa cachette.
- Vraiment, vous n'avez jamais su où il était? Wise eut un petit sourire entendu.
- Quand on ferme les yeux, on ne voit pas grand-chose. Judith éprouva une soudaine envie de lui sauter au cou, mais elle s'abstint.
- Je crois que le plus simple serait de l'attendre chez vous, dit le colonel.
Une heure plus tard, Judith avait retrouvé sa maison de Ballarat. Elle se rendit compte que quelqu'un avait fait le ménage pendant son absence. Les meubles avaient été redressés et réparés, les objets brisés remplacés. On avait aussi disposé des fleurs dans un vase.
- Qui a fait ça? s'étonna-t-elle.
La réponse ne se fit pas attendre. Quelques instants plus tard, Katherine Dafoë était là.
- Je suis venue ici après votre départ, madame. J'ai pensé que ce serait mieux de tout ranger avant votre retour.
- Je vous remercie beaucoup, Katherine. J'avoue que j'avais peur de me retrouver ici après ce qui s'était passé...
Elle jeta un coup d'oeil rapide à l'endroit où le pauvre Robin avait été tué. Jamais elle ne pourrait oublier cette scène terrible. De même, les traces du sang de Campbell avaient été effacées. Elle frissonna.
- Comment vont les choses à Ballarat? demanda-t-elle.
- Beaucoup mieux, grâce à vous, madame.
- Mais je n'ai rien fait.
- Oh que si, dit une voix derrière elle.
Judith se retourna. Alan était là, devant elle, dans le vestibule. Elle crut que ses jambes allaient se dérober sous elle. Puis elle se jeta dans ses bras, riant et pleurant à la fois. Peu lui importait qu'il y eût du monde. Elle s'en moquait. Il était là, bien vivant, elle respirait son odeur, elle pouvait plonger son regard dans le sien. Il avait maigri, mais elle se promit de lui faire de la cuisine française afin qu'il retrouve au plus vite son poids normal.
Lorsque enfin elle se sépara de lui, elle se rendit compte qu'il n'était pas seul. Elle reconnut Peter Lalor, le visage pâle et les traits tirés, mais souriant. Sa manche gauche pendait, vide, le long de son manteau. Il y avait aussi Walter Donovan, le docteur Wagner, George Black, Frederick Vern, John Humffrey, « cap'taine » Edward Brown, le père Smith et quelques autres.
Judith se sentit soudain intimidée. Tous ces hommes la regardaient avec une lueur admirative dans les yeux. Peter Lalor s'inclina devant elle et déclara:
- Dès que nous avons appris votre retour, nous avons tenu à venir vous dire notre joie et notre gratitude. Nous savons tout ce que vous avez fait pour notre cause à Melbourne. Bien sûr, beaucoup d'hommes ont donné leur vie à Eurêka. Mais ils seraient morts pour rien sans la réaction des habitants de Melbourne, qui ont su contraindre le gouverneur à revenir sur sa décision. Nous avons lu la presse. Nous savons quels risques vous avez pris, vous aussi, avec vos amis journalistes. Nous savons aussi que vous avez enduré la prison. Mais votre action a permis de transformer notre défaite en victoire. Au nom de tous les mineurs, et du fond du coeur, merci.
Judith était trop émue pour parler. A aucun moment elle n'avait eu l'impression d'agir en héroïne. Elle avait seulement fait ce qu'elle pensait être juste. Et les six jours passés en prison n'étaient rien en comparaison des souffrances endurées par tous les gens de Ballarat.
Soudain, un vacarme prit naissance dans la rue, qui s'amplifiait d'instant en instant. Une vague angoisse s'empara de la jeune femme. Le souvenir du terrible tumulte du 3 décembre dernier lui revint. Mais Alan lui prit la main et l'entraîna à l'extérieur. Là, devant le porche d'entrée, plusieurs centaines de personnes étaient en train de se rassembler, qui scandaient son prénom. Lorsqu'elle apparut, une ovation triomphale la salua.
- Pourquoi m'acclament-ils? s'étonna Judith, tremblante d'émotion.
- Pour la même raison, dit la voix profonde et aimée de son mari. Parce qu'ils te doivent une partie de la victoire. Ils savent que tu as osé défier le gouverneur en écrivant un article dans lequel tu dénonçais ses lâches manoeuvres.
Les paroles de Bangaree revinrent tout à coup à la mémoire de la jeune femme: « Tu appartiens à ce pays. Je pense que tu as une tâche à accomplir ici. »
Etait-ce cela qu'elle devait faire? Agir pour ramener la paix? Mais elle ne l'avait pas fait seule.
Alan la serra contre lui et lui glissa à l'oreille:
- Allez, ne boude pas ta victoire, ma belle épouse. Avec notre ami Ruppert, tu as prouvé une fois de plus que la plume est plus puissante que le fusil.
La fête qui suivit dura trois jours. La petite Marie et son frère Alfred en profitèrent pleinement et se joignirent aux autres enfants pour de folles sarabandes dans les rues de Ballarat... ils auraient bien continué leur bacchanale jusque tard dans la nuit si Mahanee ne les avait rattrapés pour les mettre au lit, malgré leurs hurlements de protestation.
Judith, elle non plus, ne dansa pas très longtemps. Alan et elle s'éclipsèrent dès qu'ils le purent pour se retrouver seuls. Ils avaient des mois d'amour à rattraper, des mois d'inquiétude et d'angoisse, de solitude, de désespoir, qui s'effacèrent dans la chaleur d'une nuit d'étreintes passionnées.
Quelques jours plus tard, Judith et Alan repartaient pour Melbourne. Dès leur arrivée, Ruppert vint leur rendre visite, porteur d'une grande nouvelle.
- La réponse de Londres est arrivée hier, exulta-t-il. Lord Hotham est « rappelé dans la capitale pour raisons administratives »...
- Et qui le remplace? demanda Judith, anxieuse. Le sourire de Ruppert s'élargit.
- Mais... votre ami, lord Stanley.